1Nous vivons dans le monde des chiffres. Si l’Occident était religieux au Moyen-Age, il est aujourd’hui chiffré. Dans les deux cas, ce qui est dit Importe moins que la manière de le dire : religion et chiffrage sont des visions du monde. On est fondé à parler de monde religieux ou de monde chiffré parce que religion là, quantification ici, constituent le mode dominant de représentation, le moyen spontané de l’appréhension des choses.

2"Il (l’individu) peut ne pas savoir lire et écrire. Mais ne pas savoir compter serait se condamner à ne pas survivre. La vie quotidienne est à l’école obligatoire du chiffre". (Braudel1). Tout est compté, tout le monde compte : le boulanger qui rend la monnaie, l’enfant qui a gagné des billes ou qui joue à l’accumulation primitive avec sa tirelire... On compte ses revenus, sa consommation d’essence, ses moyennes, ses amant(e) s, les jours qui passent... Le langage Illustre cette omniprésence lourde de sens : prendre en compte – tenir compte – se compter... Le mystère connote le chiffre : marquer à son chiffre – chiffrer – déchiffrer...

3Comme le sacré pour l’homme du Moyen-âge, le quantitatif pour nous fait partie de l’air ambiant, tellement naturel qu’il en devient imperceptible. L’analyse est faussée par ce qui se donne à voir : la théologie qui dissimule les pratiques du sacré ; la mesure qui efface la généralité commune des comptages. Il ne faut pas confondre théologie et religion (religiosité). De même, on s’abuserait en parlant d’"ère statistique" : la statistique ne peut être réduite à ses méthodes, moyens et interrogations scientifiques. Pas plus que la scolastique, la statistique n’est compréhensible de l’intérieur. Rejetant l’illusion qu’elles se font sur elles-mêmes, on doit les référer à la vision du monde qu’elles partagent et dont elles sont une partie. L’universalité des comptages, qui rend évidente et banale l’opération de mesure statistique, empêche de la poser en tant que problème : une vision du monde ne peut se voir.

4Dans cet article, nous cherchons à sortir de l’évidence en posant le comptage comme une pratique globale qu’il ne suffit pas d’expliquer en décrivant le fonctionnement des institutions ou des moyens techniques2 : expliciter la singularité de cette relation au monde, tel est le but des développements qui suivent.

5Le comptage repose sur la commensurabilité des choses qui présuppose un certain type de rapport entre des sujets qui comptent et des objets comptés. C’est au regard d’un compteur que les objets perdent leur être propre, s’indifférencient et deviennent, de ce fait, matière quantitative (1ère Partie).

6Les nombres, dissimulés derrière les valeurs quantitatives qu’ils affirment, énoncent une vision du monde. Déchiffrer ce message, sera l’ambition de la IIème partie.

I – L’HYPOTHESE DE L’ETRE VOLE

"Mort qui compte sans cesse, toi qui comptes sans cesse,
ne me compte pas
Feu qui compte sans cesse, toi qui comptes sans cesse,
ne me compte pas,
Vide qui compte sans cesse, toi qui comptes sans cesse,
ne me compte pas
Richesse qui compte sans cesse, toi qui comptes sans cesse,
ne me compte pas
Jour qui compte sans cesse, toi qui comptes sans cesse,
ne me compte pas.
Prière Yoruba

7Il serait difficile de mieux évoquer le caractère inexorable et mortel des comptages. Leur banalité contemporaine tend à le masquer. Nous voudrions ici montrer la singulière condition que présupposent les comptages : compter des choses ou des personnes, c’est postuler, d’un coup de force implicite, leur commensurabilité, et l’insignifiance de leurs qualités particulières au regard du compteur. C’est à cette prétention réductrice que renvoie l’indignation parfois suscitée par la question du "combien ?" : "vous les Blancs, vous comptez tout, les enfants, comme l’argent". Répondre par une énumération nominative à la question – triviale en d’autres lieux – "combien avez-vous d’enfants ?", ne témoigne pas d’une incapacité à compter, mais du non-sens de l’opération de quantification appliquée à des enfants singuliers et chacun différent3. De même l’usage si fréquent de la numérotation ordinale pour désigner des enfants, ne les incrit qu’en apparence dans le quantitatif, puisque c’est précisément l’ordre de leur succession qui leur confère une spécificité. Nous pourrions évoquer d’autres exemples : le berger nomade ne compte pas ses bêtes, il les connaît personnellement, par leur aspect, leur caractère, leur filiation. A la différence du ranchman du middle-west qui marque pour compter, il les nomme mais ne les nombre pas. Il est des choses ou des gens qu’une société n’uniformise pas : à Rome, au temps des rois, si les trompettes appelaient collectivement le peuple aux assemblées, les nobles étaient convoqués par appel nominal individuel. Le peuple valait comme masse, les nobles comme unités différenciées4. La transformation des personnes ou des choses en objets de comptage, homogènes au regard du compteur, et ainsi dépouillés de leurs spécificités individuelles, n’est pas une opération gratuite : elle les rend aptes à toute manipulation, tentative d’appropriation et de contrôle. Ne pourrait-on généraliser, au niveau symbolique, le sentiment exprimé par des mères africaines, que compter les enfants, c’est les mettre en péril, voire les tuer ? ("Je ne peux dire leur nombre, car Je risque d’en perdre"5). Le comptage, quelque part, est mortel. La vraie question n’est pas "comment compter", mais "qui compte qui". Pour tenter d’y répondre, on doit déterminer les conditions du comptage et ses effets, les unes et les autres ayant des implications sur la nature même des choses et des personnes.

8C’est ce que nous explorerons au travers des différents champs d’opération : comptage des personnes / comptage des choses.

a) La réduction des personnes à l’état d’objet

"Yahvé parla à Moïse au désert du Sinaï, dans la tente de réunion, le premier jour du deuxième mois, la deuxième année après la sortie du pays d’Egypte. Il dit : faites le recensement de tous les enfants de la communauté d’Israël, par clans et par familles, en comptant les noms de tous les mâles, tête par tête. Tous ceux d’Israël qui ont vingt ans et au-dessus, aptes à faire campagne, vous les enregistrerez selon leur formation au combat, toi et Aaron" (Pentateuque, Livre des Nombres).

91 – Yahvé recense son peuple, le constituant ainsi en tant que tel. Unifié dans la crainte du Dieu terrible et dans la fierté d’avoir été élu, enfermé par le vide complice du désert aussi sûrement que par les remparts d’une frontière, ce peuple fait masse à ses yeux. Le Pentateuque offre le paradigme des actes d’exercice du pouvoir : délimiter la population sur laquelle il règne, assurer une base au recrutement et à l’organisation militaire, répartir les corvées, l’espace et les impôts. Tous les mâles de vingt ans et au-dessus, aptes à faire campagne, sont réduits à ce plus petit commun diviseur. Le complément est également intéressant : on ne compte ni les femmes, ni les hommes inaptes. Des enfants, on ne retient que les mâles, âgés de plus d’un mois, dans le cadre d’opérations de troc avec les nourrissons Lévites, permettant au peuple d’Israël d’économiser sur leur rachat. Tous ceux et celles qui échappent au comptage, pour n’en être pas moins soumis à la loi de Dieu, sont inexistants par rapport aux critères militaires et sacrificiels ici prépondérants. Ainsi le recensement est-il à la fois une liaison verticale entre Yahvé, Moïse et leur peuple, et une classification horizontale de celui-ci, en soldats et non-soldats, consacrés et non-consacrés. Cette double restructuration se superpose à l’ancienne organisation en familles et en clans.

10Il s’agit là bien sûr d’un type Idéal, combinant une totale soumission à un despote absolu, des effectifs relativement faibles, et le vide propice du désert. Dans la pratique, les recensements auxquels procéderont les pouvoirs agraires, sont à la mesure de l’efficience déjà acquise en matière d’homogénéisation de leurs sujets, en même temps qu’ils en sont un moyen. Donnons-en quelques exemples.

112 – A Rome, "d’après la tradition"6, le roi Servius Tullius avait institué le cens à des fins militaires : il s’agissait de savoir de quelles forces disposait Rome, et d’organiser leur levée. La réforme servienne est capitale : les tribus cessent d’avoir pour base la filiation, et sont territorialisées. Tous les habitants domiciliés dans une région de la ville sont inscrits et classés d’après leur fortune, critère d’appréciation de leurs facultés contributives. On volt ainsi s’indifférencier les personnes que l’on va compter, et se substituer des liens directs avec le roi aux liens tribaux et proprement personnels. Chacun est ainsi défini, non plus au travers des relations claniques et familiales, mais par rapport à deux coordonnées : l’une, spatiale, en référence au cadre territorial que constitue l’espace du pouvoir : l’autre, fiscale, en référence à l’échelle tarifée de la richesse. Les habitants sont répartis en 5 classes, selon le critère de leur fortune Immobilière tout d’abord, puis, à partir de 312 BC "semble-t-il", en tenant compte des biens immobiliers estimés en monnaie. Ces cinq classes auxquelles s’ajoutent les prolétaires "capite censi", devaient un service militaire proportionné à leur richesse. L’expansionnisme militaire conduira, comme on le sait, à recourir à un nombre croissant de mercenaires, et au remplacement de la prestation militaire en nature, par une prestation monétaire, permettant de payer des troupes salariées.

123 – En Chine, les recensements ont d’emblée pour cadre l’empire. Il relèvent de la même problématique de pouvoir. L’empereur, propriétaire théorique du sol, tente de se rendre autonome par rapport aux grandes familles, et de se créer une base "sociale" de petits paysans libres. La réforme agraire répartit les terres entre ces paysans, lesquels, en échange de leur dotation, devront à l’empereur, impôt, corvée et milice. Le recensement des terres (cadastre), et des personnes est un élément indispensable du système impérial. Ils fonctionnent tous deux de la même manière confuse et chaotique, au gré des fluctuations de la centralisation. Le pouvoir flue et reflue, se décompose et se recompose, les paysans tantôt sont intégrés, tantôt lui échappent, en se livrant aux grands propriétaires, en se révoltant ou en prenant la fuite.

13Le premier recensement (2 AD) a lieu lors d’une phase de renforcement du contrôle impérial. Il donne le nombre, d’une amusante précision, de 57 671 400 personnes. Bien entendu, il ne s’agit pas là de l’effectif de la population vivant dans les limites de l’empire, mais de celui de la population sous contrôle direct de l’empereur7 : domaines privés, colonies militaires ou agraires, domaines monastiques échappent au recensement, et servent parfois de refuges aux paysans qui tentent de se soustraire à leurs obligations. "Le principe de sa puissance (de l’empereur) est dans le contrôle direct des populations et des individus par l’Etat, ce qui implique le recours à des recensements précis" rappelle Gernet8, parlant de l’époque Han. Dans le "système" des légistes, le recensement va de pair avec le classement de la population dans "la hiérarchie continue des 24 degrés de dignité" (Ibid) : ces activités classificatoires, dans l’ordre symbolique et réel, manifestent le pouvoir organisateur de l’empereur. Les fuites sont naturellement d’autant plus nombreuses que le pouvoir impérial est faible, et, malgré la réforme tang (VIIe-VIIIe siècle), on ne parviendra pas à "réinscrire les familles et les terres qui ont disparu du recensement"9. D’où la nouvelle fiscalité (780), qui asseoit les Impôts non plus sur les cultivateurs, mais sur les terres.

14Cet exemple, choisi pour son apparente ressemblance avec une pratique contemporaine, montre que le dénombrement de la population est lié à l’action homogénéisatrice du pouvoir. C’est à son regard que les paysans sont Indifférenciés, comme matière fiscale et bête à corvée, civile ou militaire. Derrière l’agent recenseur et les soldats qui l’accompagnent (il faut Imposer le recensement), se profilent les silhouettes du percepteur et du recruteur. Il s’agit moins de compter la population que de l’inscrire sur les registres. Cette structuration, constituante de l’espace du pouvoir, se superpose à l’ancienne organisation collective qu’elle tente de dominer. Les groupes de base n’ont pas besoin de se recenser, Ils ne connaissent pas cette extériorité qui en produit la nécessité : ce sont leurs structures internes qui fournissent à la fois l’identité et les principes de la régulation sociale, chaque groupe se percevant comme différent des autres. Pour le centre au contraire, ces groupes sont identiquement composés de "sujets", identiquement différents selon le système de classification imposé à tous. Il n’est pas étonnant dans cette perspective que les grands domaines soient exemptés du recensement : Ils se situent au sein du pouvoir, dont ils sont aussi des sujets, et leurs conflits avec l’empereur sont à la fois verticaux (subordination) et horizontaux (concurrence).

154 – Cherchons une autre illustration dans un contexte très différent et envisageons les laborieux efforts de la monarchie française pour dénombrer la population. Depuis la tentative d, "état des feux" de 1328, dans le cadre des tentatives de mettre sur pied un Impôt royal10, Jusqu’aux demandes permanentes et pressantes adressées aux Intendants pour qu’ils procèdent à un comptage, ou du moins à une évaluation de la population de leur province, la question est fondamentalement la même : le pouvoir existe à côté de la "société civile" dont il ne peut, de ce fait, avoir une connaissance ou une maîtrise directes. Le seigneur banal connaissait ses paysans, dominait personnellement son espace ; les banalités lui permettaient de contrôler directement la production et de prélever sa part. L’administration royale naît de la destruction du tissu des relations personnelles11. Pour s’imposer réellement, elle doit jeter, à travers le vide social qui la constitue, son propre réseau de médiations, un système de relations verticales directes qui lui permettra enfin de saisir ses objets.

16Dans une structure sociale encore très hétérogène, le brouillard informationnel est Intense, que ne parvient pas à dissiper le soleil louiquatorzien12. Ce brouillard est l’indice des flous du pouvoir, de la mollesse de son emprise réelle. Les incertitudes démographiques de l’ancien régime montrent la faiblesse du quadrillage de la population ; la confuse polémique du XVIIIe siècle sur la question de savoir si le royaume se dépeuple ou non est caractéristique13.

17Les difficultés de la fiscalité sont normales14. Ainsi par exemple, l’intéressant échec de la tentative de capitation à la fin du règne de Louis XIV : il s’agissait d’un impôt direct et personnel sur tous les revenus, ce qui suppose une relation verticale entre le roi d’une part et les contribuables d’autre part, paysans bien sûr, bourgeois, mais aussi clergé et noblesse, et les grands eux-mêmes y compris le dauphin, rejetés tous ensemble à l’extérieur de la sphère du pouvoir et de ses privilèges. Le roi d’un côté, les "sujets" de l’autre, ainsi appelés comme pour cacher leur objectivation dans cette relation de pouvoir. Le projet de capitation prétendait les structurer, Indépendamment de leur appartenance d’Ordre, de caste ou de groupe, suivant une classification transversale en 22 groupes de revenus. Un tel modèle se heurte à l’hétérogénéité d’un espace social qui n’est pas encore constitué en société. La prétention absolutiste indique a contrario que "l’appareil" central n’est pas encore autonome et qu’il lui faut, en particulier pour appréhender et Intégrer la base paysanne utiliser des intermédiaires (officiers, nobles, curés, notables) qui consomment à leur profit le pouvoir dont ils sont censés être les canaux15.

185 – La saisie des personnes-objets exige que l’espace du pouvoir soit constitué, ce qui s’opère par son exercice même, tant à l’intérieur (justice, fiscalité) qu’à l’extérieur (guerre), les deux étant liés. Encore faut-il qu’à l’intérieur de cet espace, les personnes soient identifiables, ou, en d’autres termes, que leur Indifférenciation dans le fond s’accompagne d’une différenciation dans la forme. Autrement, les atomes identiques échapperaient au contrôle par leur indistinction. Il faut, à tout le moins, leur affecter des numéros et les inscrire.

19Les registres d’état-civil Sont en flux ce que le recensement est en stock : une appréhension et une identification en tant qu’objets de pouvoir. Le nom-patronyme en est l’un des moyens ; il résulte de l’extériorisation, de la rupture avec le quotidien du groupe où fonctionnaient le prénom ou l’adjectif. A l’intérieur du groupe, le prénom, l’activité, la maison, la parenté suffisent à désigner quelqu’un que les locuteurs connaissent personnellement. L’abstraction de la relation de pouvoir, transformant les éléments d’un-groupe concret en éléments d’un système, nécessite de nouveaux principes d’identification : l’état-civil fournit un ensemble de coordonnées vérifiables (nom – prénom – date et lieu de naissance – nom et prénom des parents – nom de jeune fille de la mère – dates et lieux de naissance... demandent les contrôles de police), qui rend impossible la confusion ou la substitution des particules élémentaires de la structure sociale.

20Ce fut d’ailleurs l’un des soucis des colonisateurs et, à leur suite, des décolonisateurs, que d’imposer l’état-civil. Souvent, l’ancienne dénomination par la filiation ou l’appartenance clanique est absurdement devenue nom patronymique, à moins que, comme au Cambodge, les gens, sommés de déclarer un nom, aient choisi leur prénom, submergeant ainsi l’administration sous les homonymies...

21Mais ce nom ne fonctionne comme identificateur qu’à la condition d’être intégré à un système d’enregistrement. Pour reprendre l’exemple français, la royauté cherche à capter et à centraliser les registres paroissiaux. Malgré les objurgations royales (depuis Villers-Cotteret 1539) qui prescrivent un enregistrement obligatoire des entrées et des sorties, la comptabilité reste floue. L’obligation (St-Germain 1667) de tenir les registres en double et d’en déposer un exemplaire au greffe va centraliser le réseau, tout en multipliant les inexactitudes (erreurs de recopiage). Mais surtout, cette comptabilité n’est pas fonctionnelle puisque sacramentelle : on inscrit les baptêmes et non les naissances, les enterrements et non les morts, et ceci produit des biais considérables16.

226 – On le volt, l’indifférenciation des personnes à l’oeuvre dans leur dénombrement, s’accompagne de nouvelles classifications qui suivent les critères de la structuration de l’espace par le pouvoir. Les éléments des anciennes structures locales leur sont arrachés, sont éparpillés, rendus identiques et abstraits. Ils deviennent alors aptes à entrer dans de nouvelles combinaisons, suivant des normes transversales, valables pour toute la population.

23La réduction quantitative des personnes ouvre le champ de la mesure statistique, laquelle travaille précisément sur des masses. Les recensements actuels n’ont plus pour but de saisir des personnes – cela se fait à travers toutes sortes de réseaux qui enserrent la société d’un maillage serré –. Les personnes atomisées sont reclassées, par âge, par sexe, par catégorie socio-professionnelle, dans des sous-ensembles qui, constitués d’éléments identiques, ne valent que par leur effectif. Le recensement qui est d’abord un moyen de massification, en devient le produit. Les masses existent par leur poids, et le comptage devient le seul moyen de connaissance de cette abstraction.

24Il semble que toute une partie des problèmes évoqués ci-dessus, provienne de ce que les objets en question sont également des acteurs, enserrés dans des structures relationnelles, et revendiquant la production de leur identité... Les choses, elles, devraient soulever moins de difficultés : elles ne songeront pas à se réfugier dans les bois pour échapper au comptage. Il s’agit précisément d’objets, qui peuvent entrer dans n’importe quelle pratique : pour les saisir, il suffirait de tendre la main.

b) Des choses reiflées

25Cette Illusion de facilité se dissipe, hélas, lorsqu’on examine les pratiques réelles dans lesquelles s’inscrivent les choses : la superstition économique voit en elles de purs objets d’appropriation et d’échange ; mais, comme les personnes, les choses doivent être abstraites de relations personnelles particulières pour acquérir cette nature élémentaire, qui fera du comptage le moyen naturel et inévitable de leur appréhension. 1 – Parler d’objets sous-entend des sujets, pour lesquels les choses considérées seront objets, privées d’existence propre, éléments d’un ensemble, et non plus supports de relations symboliques ou d’usage.

26Ifrah17 reconstitue avec Ingéniosité la manière dont aurait pu procéder un berger babylonien pour compter les bêtes dont il avait la charge. Il montre comment la pratique de l’entaille, sur un os, un bâton..., permet de réaliser un repérage, quantitatif empirique, sans même disposer de la notion de nombre. Mais le problème n’est pas là où le met l’auteur, c’est-à-dire dans la manière de compter, mais au contraire, dans ce qui paraît aller de soi : la nécessité de compter. L’exemple, naïvement technique, se donne en effet un propriétaire de moutons, pour lequel ils ne sont qu’un élément de gestion (domestique ou commerciale) et un berger auquel il a confié la charge de les garder, c’est-à-dire une relation de confiance/méfiance qui nécessite un contrôle. L’acte de comptage ne tire son évidence que de la facilité avec laquelle on rétroprojette la notion de marchandise (mouton/marchandise), et le rapport contractuel employeur/employé entre le propriétaire et le berger. Dans sa familiarité quotidienne, le comptage véhicule implicitement la structure qui assure son universalité.

27C’est ce postulat de "réité" des choses que nous allons étudier.

282 – Habitué au fonctionnement familier de l’échange, on a tôt fait de trouver dans toute société, un secteur autonome, une activité comptable présidant aux échanges de biens. Cette activité se rationaliserait progressivement avec son extension : à partir du troc primitif de complémentarité, les échanges se développent, leur sphère s’étend, un équivalent général, enfin, facilite les transactions. Et l’on a, en passant, réintroduit la dynamique de l’accumulation, puisqu’il faut bien faire apparaître des surplus échangeables18.

29De la circulation des produits, on infère l’existence d’un marché, fût-il embryonnaire. C’est encore là la projection d’une habitude familière, celle de la circulation marchande. On ne peut en fait postuler une évolution d’un type d’échange à l’autre. Tout au plus peut-on distinguer deux types-idéaux d’échange, entre lesquels il y a disjonction (il s’agit là bien sûr d’une simplification, car la réalité présente toutes sortes de formes mixtes qui ne peuvent cependant être posées comme des stades dans un continuum). Le premier type correspond à la circulation marchande, dans laquelle des produits s’échangent contre des produits ; le deuxième, à une circulation non-marchande, dans laquelle des personnes échangent avec des personnes. Dans le premier cas, les supports de l’opération sont les échangistes, dans le second, ce sont les produits. Dans ce deuxième cas, les règles de l’échange sont singulières, et ne peuvent être appréhendées par la rationalité économique, dans la mesure où elles ne sont pas déterminées par les caractéristiques des produits, mais par le rapport que ces produits entretiennent avec des pratiques spécifiques. Tous les produits ne circulent pas, et ceux qui circulent ne le font qu’à l’Intérieur de la classe d’équivalence à laquelle ils appartiennent : ainsi du bétail sacrificiel ne peut s’échanger que contre d’autres objets de sacrifice ; il ne saurait y avoir de passage d’une classe d’équivalence à l’autre. Aujourd’hui encore les paysans diola de Casamance ne vendent ni leur riz, ni leurs boeufs, qui peuvent néanmoins s’échanger entre eux.

30Un certain nombre de biens n’existent que comme véhicules symboliques des relations entre les hommes, les hommes et les dieux, les hommes et la nature : détachés de leur existence matérielle, ils sont l’objet de manipulations rituelles qui en transforment la réalité, tel ce bouc devenu boeuf, par le seul effet de la parole du sacrificateur19. Ils sont également soumis à des rituels d’échange spécifiques (convenances et obligations en matière de prestations et contre-prestations). La circulation est l’entrecroisement des relations de groupes, et le lieu du pouvoir, lequel organise et contrôle l’obtention et la redistribution des biens20.

31L’échange de complémentarité lui-même, ne met pas en rapport n’importe quel offreur et n’importe quel demandeur, ni n’importe quel produit, encore moins n’importe quand. Ces échanges sont également pris dans le réseau des relations et des habitudes, réglementés, contingentés si l’on veut, non par une contrainte externe, mais par leur Insertion dans une structure qui les conditionne. On devine la surprise de l’explorateur ne pouvant se procurer la nourriture dont il a besoin, non pas en raison de l’absence ou de la rareté des produits, mais parce qu’il ne dispose pas du bon équivalent (le poisson ne s’échangeant par exemple que contre du tabac) ; ou bien, parce que le produit ne circule que dans un circuit-dont l’étranger est exclu, quel que soit l’équivalent qu’il propose.

32Ces échanges de biens symboliques ou d’usage contiennent si peu les germes d’un marché, que lorsque l’échange marchand se développe sous l’effet d’une contrainte extérieure (paiement de l’impôt colonial par exemple), ce ne sont pas les biens qui circulaient que l’on vend, car Ils ne sont pas des choses. On recourt alors à d’autres biens "sans valeur" et, comme tels, aptes à la circulation marchande (ainsi, plutôt que de vendre leurs troupeaux ou le riz qu’ils cultivent, les mêmes Diola préféreront se lancer dans la culture arachidière).

333-Il ne suffit pas d’un échange enfin marchand pour que s’ébranle le laminoir homogénéisateur de l’achat/vente, et la généralisation de l’équivalence, qui ont pour effet la réification des choses. Les marchés ne sont pas plus l’embryon du marché. Ce sont des lieux et des moments particuliers qui, selon le double-sens de Polyani21 "contiennent" les échanges : ils en sont le cadre, et en même temps ils les enclosent, les empêchant ainsi de s’étendre. Car l’échange marchand est potentiellement déstabilisateur, par l’indifférenciation des biens et des personnes qu’il permet. Il suffit de retrouver sous la plume des anciens moralistes, les sombres et terribles tableaux de la vénalité, de la disparition du "mérite" derrière la richesse, du bouleversement social qui porte les enrichis aux premières places22. Ainsi, le marché aura-t-il ses lieux, ses périodes, son système de surveillance, ses produits, son personnel, souvent interlope23. Ce n’est pas une porte dont l’ouverture mettrait en rapport offreurs et demandeurs, c’est un Isolat.

34En Europe occidentale, l’action du pouvoir sera déterminante pour permettre au marché de transgresser les limites qui l’enserrent. Le même mouvement d’homogénéisation entraîne les biens et les personnes. Le pouvoir soutient les échanges marchands sur lesquels il lève des taxes24, et pousse les producteurs vers le marché pour y obtenir l’équivalent général qui permettra d’acquitter les impôts. En constituant son espace, qui est celui dont aura besoin la marchandise, il est la condition de développement de l’échange.

35Contrairement aux fables de la mythologie économique, ce n’est pas la commensurabilité des produits par l’échange d’équivalents, qui suscite un équivalent général. C’est au contraire la monnaie, que le pouvoir impose comme équivalent général25, qui rend commensurables et échangeables les objets. En France, la frappe des monnaies est un privilège régalien, associé au droit de haute justice, dont la royauté, à partir de Louis IX reprend peu à peu le monopole : les monnaies royales ont cours par tout le royaume, les monnaies seigneuriales dans les limites de la seigneurie. L’émergence du pouvoir royal, au-dessus et au travers du tissu des relations personnelles, conduit à remplacer les prestations (en nature ou en services) par des prélèvements sous forme monétaire, qui permettent de solder des troupes, de rémunérer des services.

36L’extériorité du pouvoir nécessite un médiateur universel : les progrès de la fiscalité l’imposeront, non sans de grandes crises sociales ou révoltes, qui manifestent la profondeur de la déstructuration des relations préexistantes26.

374 – La monnaie est le quantificateur universel. En elle-même, elle n’a d’existence que quantitative. Chaque pièce, chaque billet, vaut par la quantité de marchandises qu’il permet d’acheter. Une somme d’argent ne vaut précisément que par sa somme. L’argent est par excellence l’objet du comptage. Dans l’échange marchand, les objets trouvent une expression quantitative (à laquelle ils finissent par se réduire) qui leur est commune. Le paysan qui produit pour lui-même n’a pas besoin de quantifier sa récolte : Il a assez ou pas assez (c’est le fisc, ou le décimateur, qui vient compter pour lui). La production pour le marché par contre impose la nécessité du comptage.

38Ainsi les objets perdent-ils leur usage, matériel ou symbolique. Ils deviennent choses réifiées, homogénéisées, comptabilisées. Non seulement ils sont échangés, mais surtout ils sont produits pour être échangés, vendus. Ce sont des marchandises. Si justement le monde actuel est l’univers du chiffre, c’est qu’il n’y a pas d’autre manière de mettre en rapport les objets entre eux, les objets et les personnes, les personnes elles-mêmes. La division du travail impose la médiation générale du marché sous la forme monétaire. Et, au moment où leur commune qualité quantitative rend équivalentes toutes choses, leur apparence s’identifie à leur essence : la production industrielle de masse supprime les différences individuelles entre objets d’un même type. Le concept s’impose à la réalité. Non seulement toutes les automobiles d’un même type sont strictement identiques, mais les différences entre modèles d’une même gamme se minorisent. On pourrait opposer ces véhicules anonymes à Karl, "le fantôme de la route", dans lequel les bricoleurs des "Camarades" (E.M. Remarque) ont Investi leurs fantasmes. Les uns valent par leur quantité (produite, vendue, exportée), l’autre par sa qualité symbolique.

39L’universalisation de la forme achat/vente de l’activité sociale va de pair avec celle des pratiques de comptage. Il ne s’agit plus de l’activité ésotérique de quelques financiers royaux, ou de marchands au loin. L’extraordinaire est banalisé. Tout le monde achète et vend, la ménagère, le travailleur ; au moment d’ailleurs où l’addition est démocratique et obligatoire, la technique vient à son secours par la production de masse de ces petites machines, grâce auxquelles on peut compter sans savoir calculer.

40Ce comptage général de tout par tous, crée les moyens et la nécessité de la statistique, seul mode de représentation adéquat à l’essence quantitative des choses. Que l’on songe par exemple à la mesure du PNB : elle n’a de sens qu’en raison de cette alchimie monétaire et marchande qui permet d’additionner des tonnes d’acier, des cigarettes, des litres de vin blanc, des missiles atomiques, des concerts de musique, des droits d’auteur et même, par une convention comptable non dépourvue de logique, sinon d’arbitraire, des services non-marchands convertis en marchandises. Et toutes ces choses, inversement, n’existant que par leur masse, réclament la mesure, l’addition, le comptage27.

41Le comptage est le mode d’expression naturel du monde de l’avoir.

Il – DECHIFFRER LE MESSAGE DU NOMBRE

42Résumons l’analyse : nous avons dénié l’évidence du monde chiffré et posé le comptage comme un objet singulier ; pour pouvoir additionner, il faut que les éléments soient commensurables. Compter des personnes, c’est les abstraire de leurs particularités pour les subsumer sous la catégorie d’objets de pouvoir (IA). L’apparente banalité du comptage des choses suppose leur désenclavement des relations personnelles et symboliques, leur homogénéisation marchande, bref leur "réification" (IB).

43Le comptage fonctionne à partir de cette abstraction générale. Le passage au concept sous la figure du quantitatif exprime la néantisation des individualités : il n’y a plus de personnes, seulement des objets du pouvoir ou des atomes "sociaux". Il n’y a plus de biens d’usage- matériel ou symbolique –, seulement des marchandises. N’existent plus que des masses qui valent par leur quantum.

44Ainsi la première partie a-t-elle explicité le discours du chiffre. Mais ce discours, que dit-il ?

45La deuxième partie est consacrée à cette Interrogation. L’attention se déplace donc de l’objet compté (I) au sujet compteur (II), car les chiffres n’ont rien à dire ; ils sont parlés à l’intérieur de pratiques qui définissent le compteur. Jusqu’à présent celui-ci, implicite dans l’activité de comptage, est resté dans l’ombre. Nous avons évoqué Dieu, le roi, le pouvoir... mais le comptage est aujourd’hui démocratisé, et, de moyen, il s’est transformé en médiation, distinction paradoxale qui s’éclairera par la suite.

a) Le nombre et les nombres

46Avant d’aborder la signification du discours, il faut en étudier les supports, ces nombres qu’articule la syntaxe de règles opératoires simples. Pas plus que le langage ne suppose l’invention préalable des mots, le comptage n’exige celle des nombres, i.e. d’un système coordonné de signes numériques. Le problème ne s’inscrit pas dans le champ de l’histoire de la technique et nous renvoyons sans scrupule à l’archéologie l’étude des systèmes archaïques de numération ou des Inventions qui Jalonnent "la conquête du nombre"28. C’est par rétrodiction qu’on trouve dans le passé un "besoin de compter" qui aurait dû attendre ses moyens techniques, dont l’histoire constituerait dès lors un substitut à l’analyse29.

47La numération n’est pas le nombre. Son étude permet seulement de saisir le rapport du nombre à l’écriture : le dénombrement est toujours une activité conceptualisatrice et, même lorsqu’il est encore empirique, son éloignement du sensible nécessite la médiation d’une inscription, matérielle, picturale ou graphique. L’entaille par exemple, cette primitive technique de comptage consistant à faire sur un support une marque par objet, est tout à la fois un repérage quantitatif et un signe graphique. Les fameux quipus des Incas en étaient une variante perfectionnée : à intervalles conventionnels, on faisait des noeuds sur des cordelettes dont la couleur indiquait la classe à laquelle appartenaient les choses. Ce comptage sans nombres était en même temps une inscription sans écriture.

48Les anciens "systèmes de numération" permettent ainsi l’expression orale ou écrite des nombres, mais ne disent rien de la nature de ces nombres aux manipulations desquels ils ne servent pas, les calculs se faisant par des procédés empiriques. L’inaptitude des chiffres romains à nos opérations arithmétiques est un faux problème puisque ces opérations se réalisaient différemment et que, de plus, des signes ne leur étaient pas nécessaires. Les calculs, de type Itératif, employaient des cailloux (calculi), des jetons (abaques) ou des bouliers. La numération romaine dont nous jugeons l’usage difficile n’était pas un moyen de calcul et ne servait même que partiellement à la communication orale que simplifiaient des systèmes digitaux30 : les chiffres étaient surtout une écriture qui conservait la mémoire des quantités dans les archives et les testaments.

492 – Le nombre, distingué de ses expressions langagières, semble alors renvoyer aux pratiques mathématiques qu’il fonde et qui l’englobent. Cependant, nous nous Interrogeons ici sur la manière dont le nombre fonctionne dans les comptages et non sur la notion de nombre en général. L’explicitation est difficile parce que le mot "nombre" recouvre différentes réalités : les développements de la mathématique moderne (à partir de Descartes) l’ont transformé en une pure Idéalité. Ayant perdu toute référence empirique et sensible avec l’algébrisation de la géométrie, il apparaît comme un être mathématique, valeur ponctuelle prise par une fonction algébrique31.

50Les comptages quant à eux, reposent sur des techniques bien plus simples ; ils s’appuient sur les strates primitives de la mathématique ou, si l’on préfère, sur une mathématique différente. Addition, soustraction, multiplication et division en forment toujous la base, et la simplification des deux dernières n’a pas constitué une révolution théorique. La révolution qui a eu lieu dans ce domaine est pratique : elle est dans la démocratisation de la vieille technique que le Moyen-âge enseignait aux élites dans les universités32. Les progrès généraux du quantitatif et de l’instruction du peuple ont ainsi généralisé ce qui demeure le noyau des comptages en dépit des emprunts que les méthodes sophistiquées de la statistique font au traitement mathématique, ou du complexe appareillage théorique auquel renvoient les machines électroniques utilisées.

51Le monde du chiffre n’est mathématique que dans sa forme. Il n’a nul besoin de l’Algèbre des nombres et de son axiomatique. Il ne demande même pas d’avoir une notion claire de ce qu’est un nombre, ni de percevoir la différence entre les vieux nombres définis de l’arithmétique ancienne et ces entités-mathématiques que sont les irrationnels, complexes. imaginaires etc...33. Pourtant dans les deux cas, il ne s’agit pas de la même notion, quoique le mot soit le même et que la nature Indéfinie des seconds connote Inévitablement l’idée qu’on se fait des premiers. Il nous faut les séparer : au niveau des comptages, la définition adéquate du nombre n’est pas algébrique ; c’est celle d’Aristote pour lequel le nombre n’est pas un être mathématique (encore moins un être transcendant, ce qu’en faisaient les pythagoriciens)34. C’est une collection d’éléments. Le nombre est une quantité (vs le nombre-fonction de la mathématique moderne). On voit l’ancrage dans la pratique : les objets sont présents sous leur forme concrète, ou sont figurés par des cailloux, des jetons ou des barres, perceptibles grâce à ce système naturel de repérage que constituent les doigts de la main. Quatre par exemple, c’est : 1+1+1+1, et la valeur comprise entre 3 et 5. En mathématique au contraire, ce sera le résultat de n’importe quelle opération Interne, un simple élément ponctuel dans l’ensemble illimité des nombres entre 3 et 5 (16^½, 200 704^1/16,2x2,12/3, 2060/515).

52Le nombre-quantité n’est pas pour autant plus concret que l’autre : Ils sont également abstraits quoique leur abstraction soit différente et non comparable. La référence au concret (collection) ne fait pas disparaître la nature conceptuelle du nombre qui ne renvoie pas aux éléments mais à l’ensemble qu’ils constituent par leur indifférenciation : le nombre n’appartient pas au monde des représentations sensibles mais à celui des "abstracta". Il se conçoit, mais ne peut se percevoir, se sentir, d’où d’ailleurs les efforts compensatoires pour le visualiser par la géométrie35 :

"personne avait-il jamais vu des chiffres ailleurs que sur le papier ? Il était exclu que l’on rencontrât dans le monde par exemple un sept ou un vingt-cinq. Cela n’existait pas, voilà tout" (E.M. Rilke. Cahiers de Malte L. Brigge).
Seulement, contrairement aux concepts habituels à l’imi

53tation desquels il fonctionne, le nombre ne signifie rien, que ce soit directement, ou Indirectement à travers des connotations : il ne relève pas de l’ordinaire abstraction des particularités individuelles des choses en une substance commune à leur classe. Le nombre est directement l’abstraction générale, la classe universelle qui subsume toutes les autres. Moyen de la représentation quantitative, le nombre ne peut se définir autrement que de manière interne, comme le montre déjà la récurrence tautologique d’Aristote : 4, c’est 3+1...

543 – Notre recherche de la nature du nombre doit donc se poursuivre différemment : l’analyse théorique de la notion de nombre ne suffit pas. Nous sommes renvoyés à la pratique, où cette notion apparaît à travers ses déterminations particulières que sont les nombres. Du nombre, nous passons alors aux nombres : au lieu d’en considérer la suite, l’ensemble – auquel correspond la notion de nombre – nous allons les envisager comme éléments. Quelle est alors leur signification ?

55Davantage qu’à l’analogie superficielle entre les nombres et les mots, il faut faire appel à la comparaison des chiffres avec les lettres de l’alphabet, comme signes permettant de transcrire et d’exprimer des ensembles signifiants, mais dépourvus de sens en eux-mêmes, privés d’existence propre. Seulement, les lettres ne peuvent se combiner librement : elles servent à écrire des mots et leurs associations sont conditionnées, déterminées par le langage. Au contraire, la combinatoire des chiffres est libre et illimitée : on peut dire "6578" ou "124 598" sans que cela paraisse absurde, alors que "azsx" ou "cpzqsy" ne ressemblent à rien dans les langues dont nous avons l’habitude. Un assemblage de lettres ne fait sens que s’il rencontre un mot. La question ne se pose pas pour les chiffres : ils nous font entrer dans l’univers de cette Bibliothèque de Babel que raconte Borgés, où tous les mots sont possibles, toutes les combinaisons écrites. Encore y-a-t-il là des gens pour chercher le code, parce que les lettres ont le langage pour référent, alors que la particularité du chiffre est d’être son propre référent : c’est cela qui fait l’aptitude toute particulière des nombres à être manipulés, sans qu’ils n’offrent jamais de résistance... cela explique la dimension symbolique des nombres, que nous allons à présent examiner.

b) Symboles et emblèmes

56A l’intérieur des pratiques quotidiennes de l’Occident contemporain, cette dimension symbolique n’est pas directement perceptible : le comptage est trop intégré à notre univers mental et à notre vie pour laisser voir sa nature, étrangement irrationnelle. Procédons alors à un détour "méthodologique" pour chercher dans "l’exotisme" une distance et une extériorité propres à révéler la nature symbolique du nombre. Cela nous permettra ensuite de ré-interpréter nos propres pratiques numériques.

571 – L’interrogation sur les nombres va rencontrer de singulières entités à identités multiples, se perdre dans les codes polysémiques, les équivalences symboliques dans lesquelles s’engloutissent les nombres et dont ils tirent une curieuse réalité : ils s’échangent avec les couleurs, les orients, les notes de musique, les éléments, les saveurs... les parités étant souvent moins fixes que ne le souhaiterait l’observateur (cf. les efforts rationalisateurs de Granet pour la symbolique chinoise36.

58Donnons un exemple :

59266 + 266 = 10 = 1 = 28. Chez les Bambara du Mali, 266 réfère au Créateur par les 266 noms qui lui sont attribués et les 266 signes par lesquels Il a créé le monde, signes et noms se correspondant un à un. La somme des noms et des chiffres est de 10, nombre complet, expression de la perfection et de la vérité. Dix se réduit à un, unité de la création et de l’esprit. Vingt-huit c’est deux fois 14, symbole des trois fondements de la création : Nyalé, principe femelle (4), Faro, androgyne (3+4), maître de l’eau, et Ndomadyiri, mâle (3), maître de la terre (14 = 4+7+3). Dieu est, en lui-même, 4 et 8, "l’univers étant Issu d’un dédoublement de la pensée de Dieu". Le redoublement du 14 en 28 (2x14) indique donc l’équilibre nécessaire entre le monde divin et le monde terrestre37.

60On pourrait multiplier à plaisir les variantes locales de ces arithmétiques, (re)constituées par un observateur désespérément logique qui, au travers des dires de ses informateurs, cherche quelque part la signification des nombres... Les nombres ainsi parlés par le prêtre, permettent et ordonnent un discours Initiatique qui met en scène les structures du cosmos et de la connaissance. Malgré la tentative de la "psychologie des profondeurs" de rattacher les nombres – au moins les premiers d’entre eux – aux "structures inconscientes de l’esprit humain"38, ce qui est caractéristique, c’est la variabilité des signifiés : les nombres ne sont pas pourvus de qualités intrinsèques dont les variations locales seraient d’ailleurs troublantes, mais tirent leur sens d’appartenir à des ensembles significatifs :

"l’affinité de tous les objets d’un univers où le sens est partout, et partout surabondant, a pour fondement ou pour contrepartie le flou et l’incertitude de chacun des éléments et de chacune des relations qui les unissent : la logique ne peut être partout que parce qu’elle n’est vraiment nulle part",

61écrit Bourdieu à propos des opérations symboliques et des pratiques rituelles relatives aux calendriers agraires kabyles39.

62Les nombres sont ainsi absorbés par le symbolique pour lequel Ils seront toujours un matériau de choix40 parce que, n’étant rien, ils peuvent tout signifier. Leur aspect quantitatif sert de support, de prétexte, ou de principe générateur aux opérations symboliques.

632 – Nos nombres semblent furieusement triviaux à côté de ceux que nous venons d’évoquer ; le Nombre paraît avoir triomphé des nombres qui, ancrés par les comptages dans la réalité matérielle, auraient renoncé à leurs joyeuses et exotiques fantaisies, et se seraient enfin décidés à être sérieux : on ne peut trouver d’homologues aux classes d’équivalence symboliques. Les nombres n’ont plus d’équivalents. Mais c’est qu’ils sont leurs propres équivalents. Les nombres débordent le Nombre : pris dans le développement général des mathémati-, ques qui leur confère une abstraction supérieure en en faisant de pures idéalités, les nombres se réfèrent à un univers qui, n’étant plus peuplé que de leurs semblables contient des possibilités infinies de manipulations, lis présentent donc une affinité toute particulière avec l’abstraction des choses qu’on leur fait compter ou mesurer ; ils sont à la fois signifiants et signifiés, ils ne se contentent pas de symboliser, ils incarnent. Ainsi les pratiques numériques manipulent-elles des emblèmes, qui sont des signes particuliers, entretenant un rapport avec la substance même des choses ou des êtres à laquelle ils s’identifient partiellement. Illustrons par un exemple : le blason du chevalier est l’emblème héraldique de l’identité lignagère ; lors d’une condamnation par contumace pour félonie, l’écu est brisé, et, pour tout le monde, le chevalier cesse d’exister, autant et plus peut-être que s’il avait été exécuté de manière infamante... La manipulation des emblèmes, qu’ils soient sonores, graphiques, héraldiques ou numériques est un acte de pouvoir qui porte directement sur l’être. C’est cette qualité que mettent en oeuvre les envoûtements par figurines, la confection de talismans, la prononciation de formules sacrées, ou le cérémonial calendaire impérial dans la Chine antique41 •••

64Aux débuts de la chrétienté, les Gnostiques, défiant Dieu pour le soumettre, cherchent son Nom, expression de son essence, plus encore, partie constitutive de cette essence. Dieu cache trop bien son secret pour qu’on puisse le découvrir : mais on peut en trouver une approximation par son nombre, lequel détient une partie des pouvoirs du Nom. Par des calculs aussi tortueux qu’ingénieux, St-Cyprien aboutit au nombre 365. Il reviendra à Basilide d’inventer le nom de ce nombre, afin de pouvoir l’invoquer. Il ne s’agit pas d’une simple transcription42, car le nom doit comporter 7 lettres (le chiffre 7 étant un attribut de dieu), et avoir 365 pour valeur numérique. Le nom du nombre de Dieu s’appelle : ABRASAX.

65N’est-ce pas par une opération analogue que le pouvoir se saisit des personnes ? Prenons le cas des recensements et des classifications (cf. IA) : les gens sont abstraits par des nombres et on donne des noms à ces nombres, noms collectifs (nomenclatures fiscales ou statistiques) ou individuels (état-civil). L’opération de déstructuration/restructuration est la plus claire dans ce dernier cas : les gens transformés en éléments sociaux reçoivent le baptême étatique. Les voilà pris, dotés emblématiquement d’un statut élémentaire. L’efficace-pouvoir du recensement provient de l’apposition de ce signe invisible, de ce marquage qui, quoiqu’indolore, conduit à l’objectivation symbolique et réelle. C’est cela que refusent les actuels réfractaires au recensement, même si ce dernier n’est plus qu’une simple opération statistique dépourvue d’implication individuelle.

66Les pratiques emblématiques, quel que soit le degré de rationalité de leurs formes d’expression et d’exercice, agissent sur un mode magique43 : en façonnant et en manipulant les supports de l’être et de l’identité, elles créent l’être et l’identité. Tel est le cas notamment des pratiques de désignation ou d’identification : Dieu créé le monde en le nommant :

"tous les êtres commencèrent à exister par le seul fait d’avoir été appelés par leur nom... Leurs noms ne sont pas des définitions, mais des noms ou des sons propres. Ces noms sont les êtres mêmes... Même le dieu suprême qui se crée lui-même acquiert son existence en prononçant son nom" (Schneider)44.

67Connaître le nom véritable des choses ou des personnes, c’est potentiellement se donner le moyen d’intervenir dans leur destinée. "Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose. Toute bête est domptée par celui qui sait la nommer. Réalité emblématique, la parole commande aux phénomènes" (Granet, op. cit. p. 41). Ce pouvoir prend acte par l’énonciation du nom. Son efficience est bien sûr liée à la toute puissance de la parole : son maniement, comme sa rétention, sont directement action : "La parole est tout. Elle coupe, écorche. Elle modèle, module. Elle perturbe, rend fou. Elle guérit ou tue net", dit le chantre malien du Komo45.

68Mais, au-delà des précautions restrictives qu’impose la trop grande force de la parole, l’acte de désignation, en . lui-même, qu’il soit sonore, nominal ou simplement gestuel (toucher, montrer) ne se pose-t-il pas comme acte de pouvoir ? Il instaure en effet une séparation entre le sujet et l’objet de la désignation, c’est-à-dire une partition asymétrique du monde, centré sur ce sujet qui en devient le pôle puisqu’il en est la matrice : ce qui a été nommé, marqué, n’a pas d’existence en soi mais en tant qu’il est saisi, assumé, approprié.

69Ces mythes créateurs où s’origine l’efficacité magique des pratiques emblématiques illustrent métaphoriquement le mécanisme de la représentation, prise au sens le plus général : l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet46. Toutes les modalités de la représentation, symboliques ou rationnelles, appellent l’objet à être en produisant une distinction sujet/objet et, à partir de cette distinction les mettent en rapport. La représentation est ainsi une appropriation imaginaire du monde, d’ailleurs non dépourvue d’effets réels.

70Résumons : à partir d’une description rapide du fonctionnement symbolique des nombres, la comparaison des usages du Nom et du Nombre nous a permis d’introduire la notion de "pratique emblématique" ; il ne s’agit pas tant de signifier-quoi que ce soit – que de maîtriser par l’acte de désignation même. La Représentation a seulement l’apparence d’une réflexion : elle est d’abord action.

71C’est là que nous retrouvons nos comptages banals, après cet exotique détour qui avait pour fonction de modifier la perspective, de changer l’angle de vue : ils appartiennent aussi à la Représentation, et en sont une catégorie privilégiée puisque le monde contemporain a pour essence l’Avoir, dont le quantitatif, mesures et comptages de toutes sortes, est le sous-produit, une espèce de sécrétion spontanée. Choses et gens comptent d’être comptés. Si des nombres inégaux sont différents (nombres-quantités), Ils ont en commun d’être des abstractions dont la fonction est qualitative : il s’agit, avant tout, de désigner et approprier (nombre-emblème). Comme chez les Bambaras, mais dans un autre univers symbolique, les nombres n’ont qu’une apparence quantitative.

c) Nature quantitative du monde et liturgie statistique

72Dans nos sociétés post-modernes, la Statistique est la liturgie de cette pratique emblématique du nombrer. C’est là qu’est sa vérité et non dans l’illusion d’exactitude ou de validité que partagent statisticiens et consommateurs et où se situent les contestations. Cependant, c’est une illusion organique tout à fait nécessaire47. Il faut que les statisticiens et les clercs disputent sur les chiffres, s’interrogent gravement sur les problèmes méthodologiques : leur modestie comme leur prétention, leur naïveté comme leur cynisme nourrissent la transcendance de la Statistique et en valident le cérémonial. Si, comme la ménagère, le statisticien compte, il le fait dans les formes rituelles de la Science : explicitant ses définitions et ses méthodes, il emploie des instruments mathématiques qui suscitent la crainte révérentielle du peuple et se sert d’une langue cultuelle propre, à la fois semblable et dissemblable au parler vulgaire, ce qui la rend extrêmement impressionnante. La Statistique, enracinée dans la conscience et dans l’existence communes, exerce sa fonction liturgique, et donne aux compteurs quotidiens le grand spectacle du Combien.

73De même au Moyen-Age, l’appareil de la religion mettait-il en scène le Sacré. La différence des formes ne doit pas cacher qu’il s’agit toujours d’un spectacle au-delà des variations de ses modalités selon les temps, les lieux et les thèmes. Les cérémonies religieuses étaient une opération de mise en scène du Sacré, la participation des fidèles se faisant sur le mode extérieur de la consommation. Indifférent aux détails du rituel et de sa signification théologique – mais non à son existence-, le peuple voulait la représentation de la Grande Médiation, du contact avec Dieu, dont il avait besoin et qui lui était inaccessible. L’Eglise sut le comprendre qui développa ses pompes ostentatoires et professionnalisées48.

74Sous la forme cérémonielle qu’impose la densité symbolique de la chose, la Statistique répond aujourd’hui à cet incoercible besoin de médiation qu’éprouvent les atomes sociaux d’un univers éclaté. L’actant de base de la société ne peut avoir des phénomènes qui déterminent son sort, de la conjoncture et de la structure, bref du monde qui l’entoure, qu’une perception quantitative : il n’en est pas d’autre. Mais celle-ci n’est pas en son pouvoir puisqu’elle suppose une vision globale qui est hors d’atteinte. Cette dépossession est générale, produit naturel de la socialisation étatique qui ne cesse de creuser la distance entre la structure et ses éléments ; la mass-médiatisation universelle compense cette exclusion en établissant une relation d’identification avec le monde donné à voir comme spectacle. Dans l’hyper-prolifération des signes de simulation des liens sociaux, les emblèmes numériques ont un statut privilégié en raison de leur banalité même : les statistiques sont l’image spectaculaire de tous ces comptages particuliers qui emplissent la vie quotidienne. En les transcendant, elles produisent la mesure des quantités globales qui affirme la communauté de tous les "agents" et leur donne à voir l’ensemble auquel ils appartiennent49.

75Les nombres sont le meilleur outil de cette activité classificatoire qui permet une appropriation imaginaire du monde : on croit le maîtriser parce qu’on le connaît ; on croit le connaître parce qu’on l’a reconnu, organisé, et qu’on en a distribué les éléments entre diverses catégories étiquetées dont le dispositif constitue tout à la fois une grille d’appréhension, de représentation et de décision. Pour maîtriser son empire, Houang Ti, le légendaire Empereur Jaune, fixe les dénominations. Des encyclopédies chinoises aux conceptualisations de la philosophie et du langage, le sens des étiquettes est d’être une Etiquette, c’est-à-dire un système qui supporte, en ayant l’air de les exprimer, les rapports des hommes entre eux et avec la nature.

76Le concept exprime abstraitement une classe de représentation, et les différents concepts se chevauchent, s’incluent ou s’excluent, permettant ces "abus de langage" qui alimentent la pensée métaphysique50. Le nombre, lui, est la classe qui contient toutes les autres classes, puisqu’il les exprime toutes. Le nombre ne compte pas, il représente la représentation ; il se substitue aux concepts dans leur fonction classificatoire. Comme eux, et mieux qu’eux, il met les choses en ordre sous la figure générale de l’intelligible, du concevable et il génère à l’infini, sans que nul ne songe à lui demander de se Justifier, toutes les étiquettes nécessaires au repérage et à la désignation de ces feintes catégories de l’entendement.

77En voyant le nombre en action, on reconnaît le travail du mythe, qui construit et approprie le monde à partir d’une matrice référentielle, laquelle est en même temps système et mode de connaissance. A ce niveau, vaine est la question de la vérité : un mythe ne se discute pas, car il est situé au-delà du vrai et du faux, ailleurs. Le mythe peut se décomposer, s’effilocher, laisser la place à un autre, mourir enfin, mais pas être tué. Qu’il prenne la forme explicite du récit ou celle, implicite, d’un rituel, le mythe est une organisation symbolique de la pensée, non un système de représentations factuelles. La question de savoir si les gens croient en leurs mythes est dépourvue de sens, puisqu’elle renvoie à un espace mental qui n’est pas celui du mythe.51

78Veyne par exemple cite ces Ethiopiens52 dont le mythe dit que le tigre est chrétien et qu’il observe le jeûne les jours prescrits par la religion (copte). Naturellement, les gens croient à ce mythe et, simultanément, savent qu’il faut garder et protéger les troupeaux tous les jours de la semaine. Il n’y a pas de contradiction entre ces deux attitudes dont l’espace de référence n’est pas le même : il y a disjonction. Qu’il s’agisse des anciens grecs, des européens du moyen-âge, de nous ou d’autres, le même dualisme est à l’oeuvre.

79Dénonciation du clergé ou lutte contre lui n’empêchent pas de réclamer messes et cérémonies. Septicisme, incrédulité ou protestation morale au nom du Qualitatif, n’empêchent pas non plus de consommer des chiffres et de les utiliser voracement : nous croyons aux statistiques parce que nous avons besoin d’y croire et nous ne croyons pas les statistiques.

80En offrant au monde un cadre général de fonctionnement, le mythe intègre et justifie les pratiques quotidiennes qui ne sauraient parvenir à l’essence des choses – et ne s’en soucient d’ailleurs pas.

CONCLUSION : LE NOMBRE COMME PRINCIPE DE REALITE

8111, 33, 266 n’ont pas pour nous de signification cosmique, divine ou mythique. Est-ce à dire qu’ils ont "perdu" leur ombre, ce double essentiel qui les inscrit dans le registre du symbolique ? Non, on sait que les ombres varient, s’allongent, se déforment, passent soudain derrière, se contorsionnent de toutes les façons. L’ombre du nombre est sur nous ; elle recouvre d’un brouillard de chiffres le monde qui y dissimule son inexistence. La grisaille statistique est l’atmosphère naturelle de ce pays fantômatique.

82Le comptage fait éxister les choses en en manipulant les emblèmes : c’est une pratique magique. Magique ? Cette qualification peut surprendre car cette magie est dépourvue de l’exotisme et du merveilleux habituels. Ne serait-ce pas qu’elle est trop commune, qu’elle nous imprègne trop pour que nous puissions la voir ? Ne serait-ce pas aussi qu’elle n’a d’autre effet que d’engendrer l’ordinaire, de produire notre banalité fondamentale ? Pour être vue, elle devrait être extérieure à nous, maniée par un pouvoir, existant comme sphère autonome productrice de stratégies, à quelque niveau qu’elles soient. Mais le Pouvoir lui-même, qui a joué ce jeu pour se créer, a fini par se dissoudre par l’internalisation des contrôles que produit la socialisation générale. La magie des nombres est réactive et non active : il s’agit de repousser le spectre du vide social et de la disparition du pouvoir.

83Les pratiques de comptage simulent l’existence d’objets sociaux. Les simulacres ont l’air vrai puisque ces objets ne se perçoivent que quantitativement. L’emblème numérique est le principe actuel de réalité, comme l’était l’emblème sonore dans les mythes de création. L’analogie ne doit toutefois pas cacher la dissemblance : les mythes racontent comment l’énonciation fait venir les objets à l’existence, tandis que le comptage conjure l’inexistence des sujets.

84La raison ne peut saisir le monde, sans parvenir à se résigner à son impuissance. Jadis Galilée s’était fièrement exclamé : "la nature est écrite en langage mathématique". Il entendait par là qu’elle "obéissait" à des lois rationnelles, dont les mathématiques étaient à la fois le symbole et la symbolisation, le contenu et la forme. L’univers algébrisé était la variante moderne des mythes d’humanisation imaginaire du monde. Sa mathématisation accompagnait la métaphysique sur l’autoroute du Progrès qui conduisait au Triomphe de la Raison, comme aurait dit Monsieur Fenouiliard. Mais parvenues au péage, nos deux commères, la Mathé et la Méta, n’avaient pas d’argent pour payer et se trouvèrent inculpées d’escroquerie. La Raison ne maîtrise plus le monde qu’elle a crée. Elle est allée se cacher derrière la Statistique qui ne manie plus que les signes de la mathématique (mesure, méthode...). Ces signes avalent été tellement Intériorisés par la conscience commune comme auxiliaires de la rationalité qu’ils pouvaient se substituer à elle, sans que désormais personne ne s’en aperçoive. L’univers lui-même est devenu statistique : la probabilité remplace la causalité, offrant une forme rationnelle à l’irrationnel53. Le déterminisme disparaît derrière la description de phénomènes qui ne sont plus des effets reliables à des causes, mais de simples occurences. La mesure reste la seule manière possible de simuler la connaissance. La logorrhée statistique succède alors à la pureté classique de l’énoncé mathématique.

85Des mythes dits primitifs, au "tout est nombre" actuel les formes de la représentation sont variables. Mais la question est toujours la même : "l’existence de l’homme est une erreur"54. Le monde ignore donc l’homme et le nie. L’homme, en réponse, crée un monde imaginaire (représentation) dans lequel il peut s’insérer et trouver place. Ce faisant, il se produit lui-même tautologiquement.

86Le miracle, la magie plutôt, de la représentation quantitative est là, d’arriver à parler encore lorsqu’il n’y a plus rien à dire, quand il n’y a plus ni sujets, ni objets à saisir, et de créer ainsi une existence, un sens, une réalité, également illusoires et dérisoires.

87De même, le naufragé compte le temps qui passe sur son île déserte, le condamné à perpétuité les jours Inutiles, le soldat qui monte la garde les pas qu’il fait... quand l’identité vacille, elle se raccroche à d’absurdes comptages qui, maniant des signes vides, s’opposent au vide, affirment qu’il y a bien là quelqu’un qui compte, qu’il y a quelqu’un puisque ça compte.

88Ces comptes sont l’activité incantatoire de la raison qui radote, comme une vieille grand-mère ivrogne marmonne dans sa cuisine pour se faire croire qu’elle existe !

89Juin 1984