1Il apparaît présomptueux de dresser un bilan exhaustif de la Révolution Française si sa finalité était bien comme l’a enseigné Tocqueville, d’abolir partout les restes des institutions du Moyen-Age. Moment privilégié de cette longue transition du féodalisme au capitalisme, elle a pu marquer en profondeur les structures et les comportements sociaux. Avec elle on assiste à l’avènement de la société moderne bourgeoise et capitaliste dont la "caractéristique essentielle est d’avoir réalisé l’unité nationale du pays sur la base de la destruction du régime seigneurial et des ordres féodaux privilégiés" (A. Soboul). Il est de tradition depuis les travaux de Sée de considérer que la Révolution Française a plutôt constitué un obstacle au mouvement économique à court et moyen terme, mais a rendu possible la croissance à long terme (même relativement faible) et l’affirmation, et, l’essor, des structures capitalistes et de la bourgeoisie industrielle. En quelque sorte, la révolution a semé et d’autres régimes ont récolté. On ne peut donc s’attendre à ce que l’économie française sorte de cette Révolution, industrielle, dynamique et capitaliste.

2Nous éclaircirons le contexte économique et social de cette Révolution et en dresserons le bilan. Deux phénomènes retiendront ensuite notre attention : les signes du développement capitaliste et les formes de l’industrialisation.

Section I – Contexte et bilan de la Révolution Française1

3Les historiens ont depuis longtemps montré que cette révolution brutale et profonde ne pouvait être pleinement comprise sans la resituer par rapport à la crise sociale et économique de l’ancien régime. II nous faudra ensuite en dresser le bilan, d’ailleurs non exhaustif, et portant principalement sur le court terme.

§ I – LE CONTEXTE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE : LA CRISE ECONOMIQUE ET SOCIALE DE L’ANCIEN REGIME.

4Le XVIIIe siècle est globalement une période de prospérité y compris et surtout, pour le secteur économique dominant : l’agriculture. Le mouvement de hausse des produits agricoles se renverse vers 1770, et, malgré l’accroissement du produit, le profit du fermier s’avère "coincé" dans les dernières années du siècle, entre les prix qui ont tendance à baisser, les fermages et les baux qui s’accroissent, et le salaire de l’ouvrier agricole qui résiste. La paysannerie devra subir outre les répercussions des troubles politiques, les crises sectorielles comme celle du vignoble et une pénurie de fourrage qui tend à décimer le cheptel (le capital le plus sûr de la paysannerie). On devra même importer du froment.

5L’industrie connafi elle aussi une période de marasme à la fin du XVIIIe siècle. La principale branche, le textile, s’effondre ce qui aggrave le sous-emploi déjà chronique.

6La crise économique de 1789 est donc une crise d’Ancien Régime ou une crise de subsistances, de sous-production à l’opposé des crises capitalistes de surproduction Industrielle, marquée par une spéculation sur les blés stockés : dans certaines provinces, on attend la pénurie donc l’élévation des prix, pour déstocker. De ce fait, il y a la "crise" et l’image que s’en font les acteurs sociaux. Comme l’a bien décrit Ernest Labrousse la crise de 1789, moins grave et moins intense que celles de la fin du XVIIe siècle et des débuts du XVIIIe siècle, "aura été plus perçue par les consciences collectives en progrès... L’explosion sociale prend ainsi une forme rare... En retard sur la longue période sur l’économie et le social, le mental reprend l’avantage dans la flambée de la courte période"2.

§ II – UN BILAN RAPIDE ET PARTIEL DE LA REVOLUTION FRANÇAISE.

7Un bilan économique peu favorable, un bilan démographique révélateur de nouveaux comportements, tels sont les deux enseignements importants à l’actif de ces ruptures politiques.

A – Un bilan économique désastreux à court terme.

8Le bilan économique de la Révolution Française et du régime napoléonien apparaît plutôt désastreux dans de multiples domaines. L’Instabilité monétaire liée à la mise en circulation des assignats a entraîné des spéculations de toutes sortes, et, plus fondamentalement, une destruction des circuits monétaires et une vie commerciale engourdie puisque les détenteurs de biens refusent de recevoir des assignats grandement dévalorisés. Les grands ports français (Marseille, Bordeaux, Le Havre) perdent leur première place en Europe, et le commerce avec l’Amérique du Nord va leur échapper. Les ports de l’Atlantique étant très liés aux industries intérieures, c’est tout le tissu industriel interne qui subit le contrecoup du marasme du commerce extérieur. Celui-ci est encore aggravé par les barrières douanières que les pays européens établissent ; de ce fait, les industries textiles (coton, laine) perdent leurs marchés extérieurs. Des réglons apparaissent économiquement sinistrées : ainsi le Valenciennois ou la région lilloise.

B – Un bilan démographique révélateur de nouveaux comportements.

9La population française va s’accroître de 3,7 millions entre 1790 et 1815. Ce qui est remarquable compte tenu des guerres révolutionnaires et impériales qui firent approximativement 1,3 millions de morts (les troubles politiques causèrent la mort d’environ 20 000 personnes). Durant cette période on constate un accroissement certain de la nuptialité et de la fécondité, cette dernière étant toutefois nettement en retrait. Les français se mariaient plus volontiers mais procréèrent moins, le nombre d’enfants par mariage descend en dessous de 4 après 1810 ; si bien qu’un nouveau modèle démographique prends corps : diminution des naissances, familles plus réduites. La perte d’influence de la religion catholique encouragea les pratiques contraceptives. L’apparition d’une nouvelle morale dans les classes moyennes fondée sur l’épargne et l’ascension sociale, entretient ces tendances. Pour la campagne on a pu mettre en avant un autre phénomène : la rapide croissance de la population aurait fait naître l’idée d’une surpopulation paysanne ; cette idée, perçue fortement dans la paysannerie, l’aurait poussé à inverser son comportement devant la procréation.

Section II – Les signes d’un développement du capitalisme

10Au cours de cette période d’un quart de siècle quelques signes témoignent d’un certain développement du capitalisme. On les repèrera dans trois directions : en matière d’investissements industriels, dans l’évolution du salariat, et dans les répercussions, d’ailleurs contradictoires, de la Révolution dans les campagnes.

§ I – LES COMPORTEMENTS EN MATIERE D’INVESTISSEMENTS

11La vente des biens nationaux, ceux du clergé et des émigrés, va expliquer les changements profonds dans la structure de la propriété. Dès 1790 des milliards de biens ont été vendus, absorbant sans doute les capitaux disponibles d’une Bourgeoisie urbaine aisée et de l’Aristocratie "républicaine"3. Ces capitaux n’ont pu s’investir productivement. S’agit-il d’une "régression" des comportements de la Bourgeoisie ? Peut-on parler d’un refus du risque chez les investisseurs ? L. Bergeron voit dans ces phénomènes la cause du retard de la croissance en France4, la bourgeoisie recherchant systématiquement l’élargissement de ses bases foncières et immobilières. L’auteur fait encore remarquer que la révolution aurait entraîné le départ d’une couche de grands capitalistes qui auraient pris les devants de la révolution industrielle5, en faisant entrer dans les circuits de l’investissement productif une partie du prélèvement féodal. Néanmoins l’industrialisation certaine que l’on constate au tout début du siècle serait le fait d’industriels nouveaux, notamment dans l’Industrie cotonnière et chimique, véritables acteurs du développement capitaliste. Les années 1800-1810 furent globalement des périodes d’investissements élevés. La stabilité monétaire, la restructuration bancaire et la pause sociale qu’impose l’Etat impérial furent sur ce point déterminants.

§ II – L’EVOLUTION DU SALARIAT.

12La révolution a-t-elle eu que des effets négatifs à court terme ? Certainement pas. La loi Le Chapelier interdisant les corporations porte un coup très dur au prolétariat naissant. Mais, les historiens l’ont maintes fois remarqué, elle ne faisait que parachever toute une évolution, et institutionnaliser des pratiques à l’ouvre sous l’ancien régime, où le "Droit" retardé sur le "Social" pour reprendre le sens de la formule de Labrousse. On voit sous l’Empire – et principalement à Paris – se développer "un artisanat salarié" : le travail en chambre qui gagne les productions spécialisées. La figure la plus représentative du monde industriel reste celle du marchand-fabricant, il contrôle le réseau des intermédiaires et le travailleur à domicile. Sur 28 millions d’habitants, on recensait en 1811, 1 750 000 ouvriers et domestiques, et, 400 000 ouvriers en 1814.

§ III – LES ASPECTS CONTRADICTOIRES DE LA REVOLUTION DANS LES CAMPAGNES.

13L’abolition des privilèges et du système féodal a permis la libération des hommes et du sol. Mais la pression économique ne s’atténue pas : la dîme de l’ancien régime survit sous la forme de loyer de la terre. Le prolétariat des campagnes (les journaliers) n’a rien gagné à la politique du changement. La fraction aisée de la Daysannerie-propriétaire s’est portée acquéreuse des biens nationaux mais n’a pu supporter la concurrence des bourgeois des villes. L. Berqeron a pu noter que l’on ne perçoit pas dans les campagnes une polarisation entre une couche de "paysans-propriétaires" aisés et une masse de paysans-salariés ou paupérisés. La paysannerie parcellaire ne dispose que d’une "surface utile" très insuffisante et désire maintenir les contraintes collectives (même si l’individualisme reste prépondérant). Quant aux techniques et pratiques agricoles elles évoluent très lentement : l’hersage et la culture des plantes fourragères entraînent le recul de la jachère, la spécialisation des productions reste embryonnaire (élevage de viande en Normandie et dans le Nivernais, betterave à sucre dans les Flandres). Néanmoins sur une moyenne période l’élévation des prix, et donc des revenus, va être un facteur de différenciation entre les "notables" d’un côté, et, les paysans parcellaires de l’autre.

Section III – Les formes de l’Industrialisation

14L’Industrie va pouvoir bénéficier de deux éléments favorables : le protectionnisme extérieur et le libéralisme Intérieur. Les révolutionnaires français, et à leur suite Napoléon, mais avec d’autres perspectives, ont repris ce qu’il y avait de plus traditionnel dans la politique commerciale de l’Ancien Régime : le protectionnisme. Il marque la volonté d’échapper à l’agressivité des industriels anglais, dont les structures productives performantes ne permettaient pas à une industrie française trop récente de s’étendre. Parallèlement, on joue à l’Intérieur la carte libérale, en supprimant les entraves à la circulation des produits. Un marché national, et relativement protégé, se constitue, transcendant les spécificités régionales. Ceci ne pouvait qu’être favorable à l’avènement de nouvelles industries et à la revitalisation des anciennes. Deux phénomènes retiendront notre attention : l’évolution industrielle et le rythme de la mécanisation.

§ I – L’EVOLUTION INDUSTRIELLE.

15Un rapide bilan laisse entrevoir un bel avenir à l’industrie du coton, alors que la métallurgie semble connaître quelques blocages.

A – Une Industrie pleine d’avenir : l’industrie cotonnière.

16De 1795 à 1800 on voit apparaître en France des manufactures de coton dont la structure se rapproche de la fabrique : assez concentrées, déjà mécanisées et commercialement performantes. Elles sont créées "ex-nihilo" et ne proviennent pas des anciennes manufactures de l’Ancien Régime6. Elles produisent pour le marché intérieur mais doivent importer le coton brut. Elles se situent dans la région parisienne en Haute-Normandie, dans la région lilloise et en Alsace (ces dernières s’avèrent plus tournées vers le marché européen7). Le travail à domicile (le "putting out System") reste dominant, le "factory System" l’emporte plutôt dans le Nord de la France. II reste qu’il existe parfois une articulation entre les deux formes de production : un même centre commercial peut contenir les deux systèmes. Néanmoins et globalement, les salaires plus faibles de la campagne favorisent le premier. Il semble d’autre part que le paysan-salarié préfère le salaire d’appoint du travail du textile plutôt que de perdre sa terre qui le nourrit en s’établissant dans la ville.

17L’industrie cotonnière est l’industrie textile par excellence, compte tenu du nombre d’établissements, et, l’ampleur de la force de travail qu’elle mobilise ; elle vient devant les anciennes industries : soierie, toilerie, draperie.

B – Une industrie en faible développement : la métallurgie.

18L’industrie du fer est très faible en France et ne supporte pas la comparaison avec l’Angleterre. Le bols, source d’énergie numéro un devient de plus en plus rare à cause de l’accroissement des besoins domestiques et d’une exploitation irrationnelle de la forêt. Des petites fonderies peu innovatives et fortement disséminées (Bourgogne, Aquitaine, Normandie) subsistent, et, vivotent grâce à l’élévation des prix des métaux ferreux (les guerres napoléoniennes n’y sont pas étrangères). La houille inexistante pénalise les producteurs français8.

§ II – LE RYTHME DE LA MECANISATION.

19Les recherches de C. Ballot9 tendent à montrer que la seule industrie qui se transforma vraiment entre 1792 et 1815 dans le sens d’une mécanisation (du machinisme) fut le travail de la laine, et particulièrement pour les opérations préparatoires ou celles des apprêts (opérations que l’on fait subir au textile avant de le travailler). Les grands industriels de la période, Oberkampf10, Richard-Lenoir, Perier11 ont été des diffuseurs de techniques plutôt que des innovateurs. Encore faut-il préciser qu’il existe toujours quelques difficultés à se servir de machines nouvelles notamment parce que manque le savoir-faire nécessaire. C. Ballot précise : "Avant eux... les machines étaient mal exécutées, les manufacturiers incapables de diriqer les opérations, le travail dépendait des ouvriers anglais qui le dirigeaient ; la pratique des machines faisait encore figure de secret que détenaient jalousement ceux qui le possédaient. Après... ils auront fourni assez de mécaniciens et de techniques pour suffire aux besoins de l’industrie française"12.

20Mais on perçoit déjà les premières plaintes ouvrières contre l’emploi des systèmes mécanisés13.

Conclusion du chapitre II

21Que reste-t-il de cette révolution ? Autrement dit qu’a-telle légué ? A. Soboul a pu faire remarquer que "l’élément moteur de la révolution bourgeoise s’est trouvé dans le développement des petits et moyens producteurs, artisans et paysans indépendants, en un mot de la petite et moyenne bourgeoisie, et non pas dans la haute bourgeoisie plus ou moins coalisée avec le pouvoir d’Etat absolutiste"14. On comprend alors le caractère spécifique de la formation du capital industriel : "la production capitaliste naissante, soit dans l’agriculture proprement dite, soit dans la manufacture rurale, fut le fait non pas tellement des gros fermiers des pays de grande culture ou des fermiers généraux des pays de métayage, des paysans moyens... la genèse du capitalisme industriel doit donc être recherchée non pas tellement dans les rangs de la bourgeoisie détentrice du capital commercial, que dans ceux des petits et moyens producteurs". "Voie révolutionnaire" à la française "imposée d’en bas"15 ruinant la propriété foncière féodale16 et détruisant ce qui restait de corporatisme.