Présentation
p. 163-166
Texte intégral
1La recherche fait partie de notre vie à tous. Je serais personnellement morte depuis longtemps sans la recherche en médecine, en chirurgie, en dentisterie, même. Nous sommes plongés dans un univers de recherche multidisciplinaire (chimie, biologie, agronomie, zoologie, éthologie...) lorsque nous nous demandons par exemple s’il est vraiment sain ou éthique de consommer telle pâte à tartiner essentiellement composée de sucre désastreux pour nous et d’huile de palme encore plus désastreuse pour nos cousins orangs-outangs. Les débats sociaux sur les vaccins ou le forage de l’Arctique, la fascinante photographie d’un trou noir au centre de la galaxie M87 à environ cinquante millions d’années-lumière de la Terre1, l’efficacité de tel ou tel nettoyant ménager, tout ceci dérive directement de recherches on ne peut plus « pointues », coûteuses, sujettes à controverses. D’après le magazine Forbes du 16 mars 2019, même les platistes (ceux qui croient que la Terre est plate) cherchent à confirmer leur théorie en organisant une expédition « scientifique » (sic...) vers l’Antarctique... Ce n’est pas moins vrai dans les sciences humaines et sociales.
2Bien avant de devenir un métier, la recherche était déjà une activité sociale et même politique. Elle implique des moyens, assurés aujourd’hui par des agences gouvernementales ou internationales ou par des sponsors privés, autrefois par la pratique du mécénat : c’est alors qu’il travaille pour le duc de Milan, Ludovic Sforza, puis pour le doge de Venise, puis encore pour César Borgia, que Léonard de Vinci invente, entre 1482 et 1516, ses extraordinaires machines.
3Au‑delà du financement, la recherche exige des relations intellectuelles, des échanges, des interlocuteurs. La correspondance de Leibniz (vingt mille lettres de 1663 à 1716) témoigne d’une activité sociale intense et d’échanges intellectuels poussés avec des contemporains comme Spinoza, Hobbes, Bossuet, Malebranche, etc., mais aussi avec des personnalités politiques, princes-électeurs du Saint Empire romain germanique, par exemple, et jusqu’au tsar Pierre le Grand. Descartes peaufine sa pensée en échangeant, en discutant pied à pied parfois, avec deux correspondantes qui, pourrait-on dire, pratiquent la philosophie en amatrices : la princesse palatine Élisabeth de Bohème de 1643 à 1649 et la reine Christine de Suède à partir de 1649. Aucun chercheur ne peut aboutir seul à des résultats vraiment déterminants, et le contraste entre l’éclatante réussite scientifique de Darwin et les résultats décevants de Mendel sont sans doute liés entre autres au fait que celui‑ci, issu d’une famille modeste et mobilisé par ses charges de supérieur d’un couvent, travaillait dans un relatif isolement, alors que celui‑là, né dans une famille d’intellectuels, n’a jamais eu à gagner sa vie et cultivait un réseau serré d’échanges au moins épistolaires (mais pas seulement) avec les plus grands savants de son époque (Picq, 2013).
4La recherche est donc une activité instituée, le plus souvent coûteuse, et, bon gré mal gré, dépendante des pouvoirs politiques et de l’économie. Dans cette mesure, elle est une pratique qui exige des compétences sociales, voire politiques, et obéit à des logiques sociales. Nous aborderons ce versant de la production de connaissance sous l’angle de l’histoire et de la sociologie ou anthropologie des sciences.
5Toute l’activité scientifique moderne peut se comprendre comme un phénomène sociohistorique : c’est dans un espace-temps particulier – l’Occident des Lumières, d’abord, puis de la Révolution industrielle et du capitalisme – que le projet de faire science, donc la recherche telle que nous la connaissons, peut se mettre en place. « Il y a un faire théorique, qui n’émerge qu’à un moment donné de l’histoire. Une activité, une entreprise humaine, un projet social historique : le projet de théorie. » (Castoriadis, 1978, p. 15)
6La science, dans notre société laïque, fonctionne comme le discours de légitimation ultime pour expliquer l’organisation naturelle et sociale de notre monde. En ce sens, elle est une institution centrale du système social, et elle se manifeste dans des institutions de recherche : le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les agences gouvernementales de financement ou d’évaluation, les universités, les « services recherche » dont se dotent de grandes entreprises, etc. Or qui dit institution dit volonté de permanence. « Comme toute institution, [la science] est une inertie soutenue par un mythe : laissée à elle-même, elle continue dans la même direction avec la même vitesse. Mettre en question sa valeur, ses méthodes, son orientation, ses résultats équivaut à l’iconoclasme. » (Ibid., p. 215)
7Comme toute institution, donc, les institutions de recherche fonctionnent sur la base de la division du travail, avec des capitaux, du personnel, une gestion à grande échelle dans une organisation bureaucratique, selon des modalités où coexistent un rythme de changement rapide (changement des idéaux, du personnel, des méthodes, des priorités...) et une résistance acharnée à la transformation institutionnelle. Ce n’est pas sans créer chez les chercheurs un fort mécontentement2 précisément lié à la bureaucratisation de ces institutions dont les capitaux sont ainsi détournés de leur destination première, le travail de recherche proprement dit.
8Dans ce modèle calqué sur les idéaux capitalistes et libéraux, l’importance des résultats est magnifiée (alors que la recherche, par définition, prend du temps, celui d’explorer des hypothèses erronées pour dégager celles qu’on pourra corroborer) et des biais s’opèrent dans la sélection de ce qui doit être encouragé ou promu. Non seulement la recherche est matériellement et politiquement dépendante des institutions, mais elle est aussi dépendante des idéologies et des idéaux qui dominent la conception de la science dans un contexte sociohistorique donné.
Expérimentation, quantification à tout prix même si elle est triviale ou non pertinente, à tout le moins formalisation [...], préoccupation exclusive avec le pouvoir faire et avec l’organisation comme fins en soi – ce ne sont là, dans le domaine scientifique comme dans les autres, que les symptômes manifestes de la transformation de l’homo sapiens en homo computans. (Ibid., p. 216)
9Ce qui pour Castoriadis relève de la construction sociale, c’est surtout l’idée même de la science objective. Les acteurs sociaux dont l’histoire des sciences s’occupe ont ceci de particulier qu’ils prétendent à l’objectivité, c’est‑à‑dire à disparaître en tant qu’auteurs. L’exigence d’objectivité inséparable de notre représentation de la science, pour Castoriadis, mais aussi pour Stengers, par exemple, est une construction « sociale-historique », une sorte de folklore, au fond. Mais cette exigence est extrêmement puissante, en ce qu’elle disqualifie tout un pan de la théorie comme non‑science, en créant « une asymétrie radicale qui ôte à ce contre quoi la science s’est constituée toute possibilité d’en contester la légitimité » (Stengers, 1993, p. 35).
10C’est donc la science qui explique comment fonctionne la nature, comment fonctionne et devrait fonctionner la société, comment nous fonctionnons même en tant qu’individus. La science est le socle qui nous propose des modèles d’existence. Bien sûr, cette omniprésence de la référence scientifique explicite n’élimine pas la tendance contraire, et dans notre société, l’irrationalité est partout : impossible d’entrer dans un métro, un bus ou un tramway, ou d’ouvrir un journal, sans être confronté à un horoscope, par exemple, comme un retour de la pensée magique socialement refoulée.
Notes de bas de page
1 Cette image a été dévoilée le 10 avril 2019 par la collaboration Event Horizon Telescope. Voir Ter Minassian (10 avril 2019).
2 « En 2015, un sondage réalisé par l’association Science en marche auprès de 2 000 directeurs d’unités de divers organismes confirmait un malaise général : 70 % d’entre eux estimaient ne pas avoir assez de moyens pour travailler. Le baromètre Educpros, qui interroge des personnels de l’enseignement supérieur, pointait la baisse du taux de satisfaits dans leur travail, passé de 82 % en 2014 à 75 % en 2017. » (Larousserie, 2019)
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