Conclusion
Reprise des questions génératrices
p. 249-263
Texte intégral
1Les perspectives ouvertes dans le Chapitre V, à partir de l’agencement de l’énonciation de la « fonction-auteur » avec quelques lignes d’articulation et lignes de fuite, ont révélé la complexité tant molaire que moléculaire de la stratification dans la Trilogie de Jacques Vingtras, et nous ramènent aux questions génératrices posées dans l’avant-propos. Car, l’agencement textuel que nous venons d’élaborer indique dans quelle mesure l’imbrication incessante des différentes strates textuelles fait que cette œuvre résiste à toute clôture narrative et toute précision d’une signification totalisante. C’est-à-dire que dans chaque roman, la strate de l’oscillation molaire entre les segments définissables de solidarité et d’oppression intolérable constitue une sorte de cadre fixe dans lequel jaillissent sans cesse les énonciations plutôt moléculaires de la « fonction-auteur » sur les plans de contenu et d’expression aussi bien que de véritables ruptures de lignes de fuite. C’est selon ce mouvement dynamique des strates moléculaires que se caractérise l’agencement textuel particulier de chaque roman : dans L’Enfant, malgré l’affirmation grandissante de la solidarité, l’oppression parentale et professorale tente de limiter étroitement les « devenir » moléculaires de l’enfant vis-à-vis des domaines sociaux et libidinaux. Pourtant, certaines scènes-clé montrent, à partir de l’énonciation de la « fonction-auteur » et des lignes d’articulations, l’agencement des expériences et souvenirs grâce auxquels se prépare le lent éveil de l’enfant. Par exemple, parmi les premiers souvenirs de Jacques (Chapitre I, « La Mère »), les sentiments violents et contradictoires qu’il ressent pendant la scène de la suffocation des dindes, puis de la punition maternelle qu’il y associe, se traduisent à la fois par diverses figures de rhétorique, tantôt métoçymiques, tantôt ironiques, et par les « singularités » qui réapparaîtront tout au long de la Trilogie (E, 26). Car l’agencement de ces termes « singuliers » avec l’oscillation molaire abrupte et la forte énonciation de la « fonction-auteur » rend cet épisode une sorte de scène primitive qui engendre certaines manifestations des régimes libidinaux et sociaux dans d’autres scènes focales : l’étonnement de l’enfant lors de l’affirmation simple et sincère par son père du respect du pain (E, 46- 49) ; les émotions et la violence campagnarde pendant la fête du reinage E : 71-73) ; le pressentiment de la souffrance à venir du bachelier devant la « face pâle » du répétiteur de Jauffret (E, 288- 289) ; la première révolte contre l’oppression maternelle lors de l’aveu de Jacques (E, 307-309), suivie de sa transformation presque miraculeuse en entrant dans « l’histoire de la Révolution » (E, 310-318) ; « l’abîme » qui se creuse entre père et fils, et le rachat filial qui se produit grâce au duel, liés ainsi au sang répandu et aux larmes versées : combat et sentiment.
2Si l’explosion des sehtiments et l’affirmation du combat ne se produisent qu’à partir de rares ruptures dans L’Enfant, la surveillance et l’oppression sociales dans Le Bachelier sont d’autant plus contraignantes que le bacheher se trouve soumis à une double dépendance économique ; du côté parental, et du côté des employeurs. A part la période de ferveur républicaine jusqu’au Deux Décembre, la seule grande expression de sentiment et de combat se trouve dans la scène du duel (Chapitre XXXI), que nous avons étudiée selon plusieurs perspectives et qui révèle d’une façon merveilleuse la complexité des agencements stratifiants. Il s’agit notamment de l’oscillation molaire des grands segments vis-à-vis de l’énonciation moléculaire de la « fonction-auteur » et des percées intermittentes des lignes de fuite dans le souvenir, voire dans le délire, qui se rattachent aux scènes primitives de L’Enfant. Ce sont finalement les étapes du « devenir révolutionnaire » dans L’Insurgé qui révèlent l’aboutissement moléculaire de la Trilogie. Car, à partir du rejet de la soumission initiale (Chapitre I, « Collège de Caen »), la « fonction-auteur » parvient à exprimer les ruptures diverses que caractérisent quelques scènes-clé du « devenir-insurgé » : l’expression jubilante de la conférence sur Balzac (I, 46-50) ; l’analyse excrémentielle et la méditation politique ultérieure à la prison de Sainte-Pélagie (I, 89-94) ; les oscillations successives lors des assauts finals contre les forces oppressives de l’Empire, puis de la Répubüque modérée (Chapitre XV, « Victor Noir » ; XVI, « La Guerre » ; XVIII, « La République » ; XXI, « Le 31 Octobre ») ; enfin, l’affirmation cruciale de solidarité et les devenirs intenses que suscitent les événements et l’engagement sans retour pendant la Commune.
3Cet agencement thématique, stylistique et rhétorique des strates textuelles, à la fois molaires et moléculaires, dans la Trilogie de Jacques Vingtras, aide à préciser le rapport étroit, dans ces romans, entre les régimes libidinaux, sociaux et textuels, et ainsi une réponse aux autres questions génératrices – d’une part, dans quelle mesure la traversée du social contribue aux oscillations et au dynamisme textuels dans la Trilogie et remet en question la force dominatrice de la triade familiale et les rapports entre ses membres ; d’autre part, dans quelle mesure le sujet de l’énonciation réussit à échapper à la domination des valeurs bourgeoises en exprimant des lignes de révolte au-delà de la triade familiale et du système socio-économique qui la sous-tend. Afin de développer ces réponses, nous voudrions d’abord mettre en contraste quelques perspectives critiques particulières sur la Trilogie, puis à la lumière de ces aperçus et des difficultés qu’ils suggèrent, nous proposerons ensuite quelques observations finales quant à la portée de la stratification textuelle de la Trilogie.
4Considérons d’abord les conclusions suggérées dans trois analyses psychanalysantes de la Trilogie de Jacques Vingtras : malgré son affirmation que le « seul objet de connaissance [des aspects psychiques examinés] est le texte, et l’écrivain en train d’écrire ce texte », B. Didier procède en soulignant les lacunes qui existent entre les détails textuels et les faits biographiques de la vie de Vallès comme des clés révélatrices du sens psychanalytique de l’œuvre étudiée, L’Enfant1. Nous avons déjà expliqué, dans l’avant-propos, pour quelles raisons un tel procédé biographique nous paraît peu valable, et nous sommes de l’avis de C. Burgelin, d’une part, que la « sphère du ’psychanalytique’... est à recouper par d’autres types de lectures – socio-politiques notamment », et d’autre part, qu’il ne s’agit pas de « ’psychanalyser’ Vallès, ... mais à travers le texte de L’Enfant et lui seul, de tracer quelques parcours qui montrent la cohérence de certains thèmes au choix de mots »2. C. Burgelin reprend des réflexions de Marthe Robert en désignant L’Enfant comme un exemple du « roman de la bâtardise ». Il tente alors d’établir le rapport complexe entre Jacques Vingtras et ses parents et, par cela-même, entre la manifestation du corps et l’expression de l’insurrection3. Mais dans chaque étude, l’auteur met en valeur certains éléments et images textuels privilégiés afin de les associer directement au symbolisme freudien. Selon B. Didier, par exemple, « tout commence par le fouet », dans L’Enfant, objet qui « devient une preuve de son identité »4, et toutes les autres formes d’humiliation et de répression de l’enfant (notamment, par l’alimentation et les vêtements) sont une extension du « sadisme psychologique » de cette « mère castratrice »5. A cette orientation psychique « répond chez le fils un masochisme dont les manifestations sont très caractérisées », c’est-à-dire son « désir » du châtiment corporel, son « délire » de l’autoaccusation, et le rapport étroit établi entre la filiation et la scatologie (les latrines malodorantes, les cabinets noirs comme « inappétissant substitut de la matrice »)6. Tandis que « la figure de la mère-bourrelle et virile » se manifeste dès la première scène du roman, c’est le personnage du père, « systématiquement amoindri » aux niveaux à la fois familiaux et professionnels, qui déterminera la révolte du fils : elle consiste d’abord en son recours à l’évasion dans le rêve de Robinson, par exemple), puis en son refus d’une carrière dans le professorat et de l’ascension sociale. Cette révolte éclate, selon B. Didier, dans le dénouement avec « la rupture de ce lien sado-masochiste... dans les larmes et dans le sang », les larmes de la mère au moment de l’aveu abrupte de Jacques qui le transforme en bourreau ; le sang du fils lors du duel qui fonctionnerait comme acquittement de la dette de sang répandu par le père dans la deuxième scène du roman7.
5Tout en se distanciant de l’analyse de B. Didier, qui aurait réduit « la portée de la révolte de Vallès » et appauvri « les tenants et aboutissants de sa constitution psychique » en « autonomisant » le masochisme8, C. Burgelin reprend les mêmes associations et symboles, en l’occurrence, le rapport mère-fils lié métonymiquement au rapport fouet-derrière, pour présenter ensuite des scènes particulières comme exemples de « l’insurrection » de Jacques en transgressant son propre corps : une soi-disante explosion « des images d’ordre sadico-anal », comme « l’évocation du ’grand four tout rouge’ du boulanger, où on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la braise’ » (E, 21) ; les « rapports voluptueux (et permis) » avec le sale, « avec l’excrémentiel » que représente « l’attrait tant de fois signifié pour les métiers manuels », surtout celui du cordonnier (E, 97) ; la jouissance « de tout ce qui peut être investi d’images où se mettent en jeu des forces pulsionnelles diverses et puissantes dans leur jaillissement », dont « les images et les thèmes sexuels sont dépendants de l’analité, la scène primitive [du derrière comme médiateur entre les parents] liée à un fantasme de coït anal ». Il s’agit notamment des rêves « de retour à une vie intra-utérine » comme les sensations ressenties au marché du Plot (E, 84-85), et des « moments... de l’affirmation phallique », comme la scène du reinage. C. Burgelin insiste enfin que le personnage de Jacques s’articule à partir de la tension « entre le désir d’affirmation phallique (ce qui est au demeurant ce qu’il peut entendre du désir de la mère) et sa crainte (entendons aussi : son désir) d’être féminisé (ce qui est tout autant ce qu’il peut entendre du désir de la mère) », dont la scène du bain (E, Chapitre XII) serait « éloquente » à propos du mouvement entre la castration et la séduction9.
6Des réflexions d’ordre psychanalytique semblables constituent la base de la thèse d’A. Lebugle, particulièrement sur le symbolisme sexuellement masculin des vêtements et sur le complexe de castration « né, selon Freud, de la prise de conscience des différences morphologiques existant entre les organes sexuels mâles et femelles »10. Cette analyse mène à la mise en place du complexe d’Œdipe qui provient, selon A. Lebugle, de la diminution de la virilité du père à travers les descriptions hostiles de divers vêtements : « L’exhibitionnisme, les érections symbolisées par les chaussures et le chapeau, ainsi que les images d’un père diminué, tout cela prouve le désir d’affirmer la réalité du père et de lutter ainsi contre la menace impliquée dans le complexe de castration »11. Pour sa part, B. Didier insiste à la fois sur le déplacement chez Jacques de son désir de sa mère grâce à la valorisation dans L’Enfant du « registre maternel », et sur la suppression de nombreuses scènes qui auraient révélé un père agressif, le réduisant alors textuellement à l’impuissance12. Quant à C. Burgelin, la tension, le déchirement « entre féminisation hystérique et affirmation virile, nous sont présentés comme le reflet du désir de la mère qui aime et veut Jacques ainsi, à la fois petite chose passive entre ses mains, qu’elle régente, nettoie, brique, et petit phallus dressé », déchirement dont l’aboutissement serait « le besoin qu’éprouve Jacques de s’affirmer comme un petit coq »13. Ces réflexions mènent l’auteur à dresser le bilan suivant :
« Constitué par sa mère en objet partiel passif, « Jacques » se présente comme un personnage à défenses potentiellement paranoïaques, avec une thématique « machiste » et persécutoire insistante, avec des tendances homosexuelles latentes très nettes, qu’il combat en s’affirmant hyperphallique, séducteur de fenunes dès son plus jeune âge, donnant son corps (« des yeux de feu », etc.) une image tout à fait valorisante. Il y a à l’évidence une telle fragilité autour de cette affirmation de sa force qu’il ne supporte pas de présenter sa sexualité comme problématique ; il y a une totale censure sur ce sujet »14.
7Ce regard aux propos psychanalysants démontre assez clairement ce que nous avons appellé dans l’avant-propos le « piège œdipien », l’occultation de la production désirante et des devenirs intenses dans un texte par « Œdipe, rien qu’Œdipe » avec lequel la psychanalyse « écrase tout, masses et meutes, machines molaires et moléculaires, multiplicités de tout genre » (MP, 48). D’une part, l’impérialisme d’Œdipe mène les études résumées à des conclusions prévisibles, voire inévitables : pour B. Didier, que L’Enfant constitue « psycho-drame sado-masochiste » plutôt qu’un roman réaliste15 16 ; pour A. Lebugle, que l’imagerie vestimentaire si soigneusement examinée a comme « source évidente le complexe d’Œdipe »17 ; pour C. Burgelin, que c’est « contre la loi paternelle et ce qu’elle signifie que Jacques constamment s’insurge »18, mais loi dont la mère est souvent plus détentrice que le père, ce qui complique toute explication de L’Enfant (et de la Trilogie) à partir d’une réduction à l’Œdipe. D’autre part, l’impérialisme d’Œdipe a de fâcheuses conséquences pour une compréhension de la lutte sociale dans laquelle s’engage Vingtras : si B. Didier constate justement que le réalisme vallésien est « fondamentalement une arme de combat »19 , selon C. Burgelin l’action révolutionnaire serait tantôt « la quête du père symbolique, réinsertion du héros dans une vraie généalogie »20 tantôt la meilleure utilisation possible par Vallès de sa névrose21. Selon A. Lebugle, « la Trilogie n’est vraiment que la lutte du fils et du père. Ce dernier, même quand il n’apparaît pas, est remplacé par les grands noms de la société : Napoléon III, Thiers, Hugo et Baudelaire même »22. De plus, Val-lès-Vingtras « sent inconsciemment que la Commune... est surtout l’illusion d’avoir retrouvé, pour un instant, la mère tant cherchée. Voilà quel était le but de la quête de Vallès lorsqu’il prenait les armes ou la plume contre Napoléon III ou Thiers »23. Enfin, l’auteur se demande si Vallès pouvait « se consacrer entièrement à la révolution et les mener à bien si elle lui fournit surtout un moyen de se libérer de son complexe d’Œdipe »24 25.
8Nous nous adresserons plus loin au deuxième de ces problèmes, le rapport entre l’impérialisme d’Œdipe et une compréhension de la lutte sociale élaborée dans la Trilogie. Quant au premier, le rapport entre l’impérialisme d’Œdipe et l’expression du désir dans la Trilogie, il nous semble clair que même au niveau textuel, le « piège œdipien » bloque l’articulation de multiplicités telle que nous nous sommes efforcés de la développer tout au long de notre étude : au niveau molaire et segmentaire, nous avons insisté sur un fonctionnement textuel qui se constitue à la lumière des données explicites, les dédicaces de chaque roman, puis l’oscillation entre deux segments hétérogènes et le glissement incessant entre eux d’un élément médiateur. A partir de ces éléments générateurs, nous avons examiné sur une strate plus moléculaire quelques éléments transformateurs de la Trilogie en considérant, d’une part, certaines manifestations de l’oscillation de la « fonction-auteur » et en précisant, d’autre part, l’imbrication du mouvement segmentaire dans la constitution des points-carrefour. Ayant ainsi distingué ce que G. Deleuze appelle les composantes « génératives » et « transformationnelles »26, nous avons alors mis en place l’agencement de « singularités » afin de déterminer « la manière dont tous ces régimes de signes filent suivant une ligne de pente, ... tracent un plan de consistance ou de composition... qui recoupe toutes les lignes, intersection de tous les régimes »27. En suivant les déplacements de ces « singularités », nous avons pu préciser l’ouverture de quelques « lignes de fuite », c’est-à-dire des pointes de déterritorialisation aux convergences des divers flux textuels. C’est ainsi que se constituent les agencements machiniques de la Trilogie, la circulation incessante des flux molaires et moléculaires de la production désirante : l’agencement machinique qu’est le livre « est tourné vers les strates qui en font sans doute une sorte d’organisme, ou bien une totalité signifiante, ou bien une détermination attribuable à un sujet, mais non moins vers un corps sans organes qui ne cesse de défaire l’organisme, de faire passer et circuler des particules asignifiantes, intensités pures, et de s’attribuer les sujets auxquels il ne laisse plus qu’un nom comme trace d’une intensité » (MP, 10).
9Notre analyse a souligné l’oscillation intense du rapport attraction/répulsion entre les agencements machiniques et la force d’anti-production qu’est le corps sans organes. Ce rapport est tenu en équilibre fragile par l’élément médiateur d’une « machine célibataire » qui « empoigne » le monde, « le fait fuir, sur une ligne artiste et continue ». Alors, « sans famille et sans conjugalité, le célibataire est d’autant plus social, social-dangereux, social-traître, et collectif à lui tout seul... Voilà le secret du célibataire : sa production de quantités intensives », production qu’il « opère directement dans le corps social, dans le champ social lui-même »28. Bien que les critiques de tendance psychanalysante nient l’existence même d’une expression d’érotisme et de sexualité dans la Trilogie29, nous avons signalé de nombreuses énonciations désirantes dans la Trilogie, et justement situées aux points convergents des glissements des lignes d’articulation : dans L’Enfant, l’extase enfantine auprès des bêtes, de la nature, au milieu de la fête campagnarde, avec les cousines jeunes et délicates ; dans Le Bachelier, aux bals et dans la rue, pendant les rares moments de révolte, et lors du défi culminant jeté à la société, le duel ; dans L’Insurgé lors de l’activité créatrice médiate de la rédaction de l’œuvre, et lors de l’engagement immédiat de la conférence et dans les batailles avant et pendant la Commune. Et si presque toutes les liaisons de Vingtras avec les femmes se situent du côté du segment de l’oppression intolérable (avec Madame Devinol dans L’Enfant, avec la « femme au peignoir bleu » et la miss anglaise dans Le Bachelier), cela ne fait que renforcer la portée célibataire de la Trilogie, désir Simultané de la solitude et de la connexion aux machines de désir, souligné vers le début de L’Insurgé : « Il y a dans ces lettrés un billet de femme. ’Et personne ne vous a aimé pendant que vous étiez pauvre ?’ Personne ! » (I, 61).
10Quant à la compréhension de la lutte sociale énoncée dans la Trilogie et que le « piège œdipien » tente d’obscurcir, il nous paraît possible de définir la portée de la traversée du social dans la Trilogie à partir du modèle polaire des « groupes assujettis » et « groupes-sujets », suggéré au début du Chapitre IV. Car c’est justement par rapport à cette opposition fondamentale, signalée à partir des dédicaces, que l’on comprend à la fois la complexité de la traversée du social dans cette œuvre et l’étendue du danger que pose l’impérialisme d’Œdipe dans le travail du critique littéraire. D’une part, la percée d’une ligne de fuite se situe au niveau du mouvement de libération, si infime soit-il, des groupes assujettis, non pas vers l’évasion dans le fantasme individuel, mais vers la fusion délirante d’une lutte qui a lieu à la périphérie de la société. Tandis que les forces intolérables dans L’Enfant et Le Bachelier imposent un état d’assujettissement qui bloque généralement le mouvement de fuite, le devenir des groupes assujettis en groupes-sujets se manifeste, à des intervalles sporadiques dans Le Bachelier, mais de plus en plus fréquemment dans L’Insurgé, à travers l’engagement journalistique, politique et populaire du sujet de l’énonciation, Vingtras, et par cela-même, de la « fonction-auteur ». Ce devenir se manifeste ainsi à travers la production de quantités intensives dans le corps social en tant qu’« une machine d’autant plus sociale et collective qu’elle est solitaire, célibataire, et que, traçant la ligne de fuite, elle vaut nécessairement à elle seule pour une communauté »30. Ces liens entre le désir et le social se manifestent textuellement dans l’entrecroisement des lignes du « pain » et du « sang » lors de certaines scènes-clé déjà soulignées, et suggèrent encore non seulement comment cette œuvre résiste à la clôture et à une signification totalisante, mais aussi comment le sujet de l’énonciation s’affranchit de l’assujettissement au système des valeurs bourgeoises afin d’exprimer l’ouverture des lignes de révolte : tout en s’isolant en quelque sorte dans son rôle de témoin des événements racontés, l’énonciation de la « fonction-auteur » dépeint ce que nous appelons le mouvement de révolte et de fuite dans l’activité délirante du vrai sujet de l’énonciation, le peuple. C’est précisément à cette fuite et à ce sujet de l’énonciation que s’associe finalement la « fonction-auteur » dans une micro-politique du désir grâce à laquelle l’auteur peut « travailler les flux sémiotiques, casser les significations, ouvrir le langage à d’autres désirs et forger d’autres réalités »31. C’est dans ce sens qu’abonde Julia Kristeva en affirmant que ce que la Commune visait en premier lieu, c’était « à changer le statut du sujet : sa liberté vis-à-vis de la loi, sa jouissance », but influencé non pas par les doctrines sociales de l’Internationale, mais par « le socialisme utopiste... par l’anarchisme. Déjà les romans de Jules Vallès en témoignent »32.
11D’autre part, envisager l’oscillation segmentaire en termes de l’opposition entre « groupes assujettis » et « groupes-sujets » nous permet de mieux comprendre le blocage que fait le « piège œdipien » à l’analyse textuelle. Par exemple, selon C. Burgelin, le désir-hantise de Vingtras « d’être féminisé, d’être objet passif entre les mains d’une femme, se lit aussi dans le besoin que Jacques éprouve de montrer son derrière... Il y a là à l’œuvre une volonté de séduction »33. Mais regardons une manifestation de cette « volonté de séduction » dans la première scène de L’Enfant : « Ma mère... me fouette tous les matins ;... mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, [Mademoiselle Balandreau] m’a vu, mon derrière lui a fait pitié » (E, 19). Cette scène, qui exemplarise surtout la cruauté subie par les groupes-assujettis dans ces romans, fonctionne non seulement comme scène d’attendrissement, sinon de « séduction », mais signale aussi, et dès le début de la Trilogie, une étincelle d’espoir de l’existence de justice et de solidarité dans un monde mal fait. Et cette scène fonctionne également comme le déclenchement de toute une chaîne d’assujettissements : non seulement l’enfant assujetti à la cruauté maternelle (et bientôt paternelle), mais la mère leurrée par une croyance petite bourgeoise qu’« il ne faut pas gâter les enfants » et assujettie ainsi à ce modèle en quelque sorte existentiel de comportement convenable ; ou bien le père, guetté par les proviseurs et les inspecteurs, et croyant qu’il faut terroriser les élèves afin d’enseigner d’une façon respectable :
« Mon père est entré en fonctions le lendemain même de notre déménagement, et il fait peur aux élèves, tout de suite : cela lui garantit la tranquillité dans sa classe pour toujours et des leçons particulières en quantité. – Il a l’air si chien, – on prendra des répétitions ! »
E, 217.
12Cette scène et bien des autres repérées au cours de notre analyse de la Trilogie soulignent les conclusions que suggèrent G. Deleuze et F. Guattari à propos du rapport entre le désir et le champ social :
« Ce qui est premier, c’est le père par rapport à l’enfant, mais seulement parce que, ce qui est premier, c’est l’investissement social par rapport à l’investissement familial, c’est l’investissement du champ social dans lequel le père, l’enfant, la famille comme sous-ensemble, sont en même temps plongés. Le primat du champ social comme terme de l’investissement de désir définit le cycle, et les états par lesquels un sujet passe... A tous égards, la famille n’est jamais déterminante, mais seulement déterminée, d’abord comme stimulus de départ, ensuite comme ensemble d’arrivée, enfin comme intermédiaire ou interception de communication [des inconscients]34.
13Cet examen de l’investissement libidinal du champ social nous permet de revenir à la manière dont le style de Vallès traduit ces concepts au niveau du discours textuel. Nous avons déjà tracé les nombreux procédés grâce auxquels Vallès parvient à agencer le sentiment et le combat dans la Trilogie : d’abord, les oscillations segmentaires passent constamment par « l’instance paradoxale » de la « fonction-auteur », tandis que les éléments transformateurs – tels les glissements de voix narrative, l’emploi des noms propres, le développement des figures de rhétorique liées au style vallésien discontinu – fonctionnent à un niveau moléculaire pour rompre le flux linéaire du discours. Puis, ce sont les figures de rhétorique qui nous ont permis de signaler des points-carrefour des « singularités » et de repérer les mouvements divers des lignes d’articulation et les ruptures des lignes de fuite. Ces perspectives d’analyse nous donnent les bases nécessaires pour mettre au point la portée radicale de la Trilogie en tant qu’entreprise littéraire aussi bien qu’irruption du champ social. Si l’œuvre de Vallès a toujours représenté une production artistique qui ne pouvait être récupérée ni par la bourgeoisie en général, ni par la critique littéraire traditionnelle en particulier, c’est surtout dans la mesure où Vallès entreprend plusieurs tâches révolutionnaires précises. On remarque d’abord que Vallès échappe à l’œdipiénisation universelle en tentant de dépasser Œdipe dans Le Bachelier par un refus systématique d’employer le nom du père, pour enfin débloquer cette impasse, dans L’Insurgé, en inscrivant le nom du père dans les flux moléculaires de la lutte sociale, non pas d’une façon imaginaire ou symbolique, mais précisément dans le Réel – « ’ – Allons ! mettez votre nom là, Vingtras ! – Le voilà !... et flambez une bicoque en plus, s’il le faut !’ » (I, 308 ; nous souhgnons) –, dans Fexpérimentation-vie des lignes de fuite et de révolte qui précèdent la Commune, et existent au cours de son déroulement.
14Cette stratégie destructrice envers le mythe œdipien constitue l’œuvre, en l’occurrence la Trilogie, comme « littérature mineure », où une minorité (le déterritorialisé qu’est Vingtras) s’y sert d’une langue « majeure » (le français acquis grâce à une éducation classique) de façon à créer une langue « mineure » et révolutionnaire au sein même de la littérature « majeure ». Les caractères ou les tâches d’une « littérature mineure » sont les suivants : d’abord, la déterritorialisation du langage (par exemple, l’emploi du français classique au service de la révolte ; la subversion systématique de ce même langage par les moyens discursifs et rhétoriques indiqués ci-dessus) ; ensuite, le branchement de l’individel sur l’immédiat-politique (c’est-à-dire le primat de l’investissement social de la famille, du désir à travers l’expérience du sujet de l’énonciation) ; enfin, la transformation de la littérature en « l’affaire du peuple » à travers l’agencement collectif de l’énonciation littéraire, agencement que l’on repère de façon irrégulière dans L’Enfant et Le Bachelier, mais facilement dans L’Insurgé, surtout dans les chapitres sur la lutte collective pendant la Commune. Cet agencement collectif permet la production d’« une solidarité active, et si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté fragile », comme l’est Jacques Vingtras de par son éducation, « cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité »35.
15Nous voudrions revenir enfin à la conception de l’« ironie joyeuse » afin de mettre en valeur ce que nous avons appelé l’investissement libidinal du champ social dans cette œuvre romanesque. Comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises dans l’analyse précédente, l’élaboration des figures de rhétorique dans la Trilogie révèle un aspect de l’ironie toute vallésienne, qui constitue un processus de subversion textuelle par l’emploi des outils mêmes de l’énonciation littéraire traditionnelle, subversion textuelle qu’on retrouve à travers l’œuvre de Vallès, journalistique comme romanesque. Cette entreprise subversive se traduit par la création d’une œuvre de combat qui est la contrepartie de l’œuvre de sentiment, l’aspect « joyeux » de l’ironie vallésienne qui se manifeste par la convergence et la rupture renouvelée de l’opposition segmentaire dans l’élément narratif de la « fonction-auteur » et dans les réseaux de points-signes des singularités. En utilisant le terme encombrant « déterritorialisation » pour désigner ce processus répété de convergence et de rupture, nous avons voulu indiquer le mouvement difficile vers la libération à la fois textuelle et existentielle que Vallès trace à partir de L’Enfant : bien qu’on y constate souvent l’évasion de Jacques dans l’activité onirique, on peut également y trouver le mouvement hors du rêve, vers la possibilité d’une ouverture de fuites vers la vie. Puis, à travers les débuts tâtonnants et les défaites pénibles de la pauvreté de bohème et de la répression impériale dans Le Bachelier, il se crée progressivement un mouvement de « fuite » vers le réel dont l’activité d’écrivain et d’insurgé pendant la Commune de Paris est l’aboutissement en tant qu’épanouissement du rêve vécu. Cette progression narrative de l’énonciation de la « fonction-auteur » nous rappelle un autre héros de la littérature française du dix-neuvième siècle, Julien Sorel, dans un autre roman de « devenirs » incessants, Le Rouge et le Noir. Tandis que pour ce « cousin » paysan de Vingtras, le « destin est de mourir en rêvant »36, le destin de Vingtras est d’unir le sentiment au combat afin de dépasser les bornes de l’assujettissement social grâce à l’énonciation collective du délire et de la fuite d’un groupe-sujet : « Toi, tu as rassemblé tes misères et tes peines, et tu as amené ton peloton de recrues à cette révolte qui fut la grande fédération des douleurs » (I, 340). Et il faut insister sur les parallèles globaux entre cette expression vallésienne et les problèmes de l’époque actuelle : la prise de conscience de la nécessité des droits de l’enfant, surtout l’enfant battu, soit à la maison, soit à l’école ; le cruel décalage entre les promesses du système d’enseignement et les dures réalités du marché du travail ; le besoin d’un engagement forcené dans les luttes locales afin de mettre en valeur les liens étroits entre la répression politique et la répression libidinale. C’est justement grâce à ce rapport particulier entre le « rêve » et le « vécu », entre l’imaginaire et le réel, entre l’investissement libidinal et le champ social que nous, destinataires actuels des dédicaces de la Trilogie, pouvons reprendre l’entreprise vallésienne de sentiment et de combat en multipliant les appréciations critiques de cette œuvre et en montrant ainsi la centralité d’une littérature dite marginale. Par cette mise en place de 1s tratification de la Trilogie de Jacques Vingtras, nous avons tâché de suggérer le sens de la progression de l’individuel vers l’insertion dans la collectivité et, par cela-même, vers une fusion des sentiments fondamentaux avec le combat social.
Notes de bas de page
1 B. Didier, L’Enfant de Jules Vallès : Roman Réaliste ou Psycho-drame Sado-masochiste ?, ibid., p. 269.
2 Claude Burgelin, Éléments psychanalytiques dans L’Enfant, in Colloque Jules Vallès, ibid., p. 5. La thèse de A. Lebugle, « Rôle et signification de l’habit chez Jules Vallès », ibid., pp. 16-17, adopte le même point de départ.
3 Voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.
4 B. Didier, ibid., pp. 259-260.
5 Ibid., p. 261.
6 Ibid., pp. 262-264.
7 Ibid., p. 266. Et B. Didier de conclure : « Mais ce sang était figuré par une blessure, et une blessure dont l’enfant était rendu coupable par la mère accusatrice. Pour que l’enfant martyr s’affranchisse, et rompe ses liens masochistes, il fallait donc encore qu’il triomphe de cette culpabilité première, qu’il rende son sang à son père », p. 267.
8 C. Burgelin, ibid., p. 18.
9 Ibid, pp. 12-16.
10 A. Lebugle, ibid., p. 14.
11 Ibid., p. 171.
12 B. Didier, ibid., p. 265.
13 C. Burgelin, ibid., p. 17.
14 Ibid, pp. 17-18.
15 B. Didier, ibid., p. 261.
16 B. Didier, ibid., p. 261.
17 A. Lebugle, ibid., p. 168.
18 C. Burgelin, ibid., p. 12.
19 B. Didier, ibid, p. 258.
20 Ibid., p. 9.
21 Ibid., p. 20.
22 A. Lebugle, ibid., pp. 186-187.
23 Ibid., p. 213.
24 Ibid, p. 226.
25 Ibid, p. 226.
26 G. deleuze et C. Pamet, Dialogues, ibid., pp. 144-145.
27 Ibid., p. 145.
28 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, ibid., p. 130. Voir aussi L’Anti-Œdipe, ibid., pp. 24-25.
29 Selon A. Lebugle, « non seulement l’érotisme est absent de l’univers vallésien, mais on y flaire souvent des relents de puritanisme », ibid., p. 175.
30 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, ibid, p. 130.
31 F. Guattari, Micropolitique du fascisme, in La révolution moléculaire, Fontenay-sous-Bois, Recherches, 1977, p. 51.
32 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Paris, Seuil, 1974, p. 559.
33 C. Burgelin, ibid., pp. 16-17 (nous soulignons).
34 G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, ibid., pp. 328-329.
35 G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, ibid, pp. 31-32.
36 Stendhal, Le Rouge et le Noir, Genève, Cercle du Bibhophile, 1967, tome II, p. 380, cité par Serge Bokobza, Rouge et Noir, le blason de Julien, « Stendhal-Club », 85 (15 octobre 1979), p. 40.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014