1La quête d’une définition de l’idéologie de la révolte chez Vallès soulève une triple difficulté : difficulté théorique par l’usage qu’on fait du concept d’idéologie au sujet d’une révolte aussi évidemment passionnelle ; difficulté de chercher l’idéologie dans un roman ou une suite d’écrits dès lors qu’on envisage le contenu de ces livres et pas seulement la façon dont ils s’insèrent dans une pratique sociale, celle de l’écrivain Second Empire ou celle de l’exilé condamné ; difficulté historique enfin puisqu’on doit reconnaître que si les historiens de tous ordres nous permettent une connaissance très approfondie des « idées sociales », des mouvements ouvriers, du détail même de la vie quotidienne de la population et des théories révolutionnaires, il semble bien que la matérialité des idéologies de la révolte n’ait que fort peut retenu jusqu’ici leur attention1.

2S’agissant d’idéologie de la révolte on constate en effet une méconnaissance de deux côtés :

• du côté des historiens marxistes : on déplace les idéologies concrètes de la révolte du lieu de leur logique pour les mesurer selon la norme d’une conscience de classe supposée, qu’on nomme prolétarienne ou petite-bourgeoise selon les cas2 ;
• du côté des théoriciens « gauchistes » qui exaltent la spontanéité des mouvements de révolte et ne s’en servent que pour dénoncer l’avilissement produit par les divers appareils du mouvement ouvrier.

3Il importe donc de chercher à situer l’idéologie de la révolte comme telle, à partir de ses éléments les plus immédiatement sensibles. Mais un certain nombre d’obstacles surgissent qui empêchent de cerner aisément la révolte dans sa spécificité. C’est d’abord la multiplicité des formes de la révolte : faire le blé prisonnier (cf. Les Blouses), détruire les machines, incendier les grands magasins, sont aussi dissemblables que possible. La révolte, ensuite, semble bien être toujours enracinée dans des traditions particulières : traditions régionales, extrêmement fortes jusqu’à ce siècle3, mais aussi traditions professionnelles4.

4Or Vallès se trouve à cet égard très mal placé puisqu’il est déraciné de tous les lieux où la révolte peut s’investir : déraciné du Velay dont il doit faire une « reconquête littéraire »5, et sans profession qui le lie d’une quelconque façon à un appareil de production ; le fameux « je veux être ouvrier » est resté un vœu tout aussi pieux que son rêve précédent de vie paysanne. Il y a là un manque évident dont témoigne J. Vingtras lorsqu’il se demande s’il sera reconnu des faubourgs, lui, le bachelier du quartier latin ; ce qui lui manque, et qui s’exprime clairement dans la description des armes des manifestants, par exemple, ce sont les formes de culture investies dans le rapport à l’instrument de travail : il n’a même pas le souci calligraphique de ses collègues à la mairie de Vaugirard ; comment pourrait-il partager par exemple la révolte des ouvriers métallurgistes devant la lutte des patrons contre la personnalisation de la pièce produite ? A plus forte raison, ne peut-il rendre compte des contradictions entre les différents mobiles de la révolte, fondée, comme on le sait, sur l’amour du métier aussi bien que sur la haine du métier. Enfin, Vingtras insiste fort peu sur l’idée nationale dont on sait pourtant qu’elle est d’abord portée par le peuple, et qui reste très secondaire dans la Trilogie, si on excepte les dépits de l’été 70.

5Je chercherai donc à situer l’idéologie de la révolte chez Vallès là où elle apparait le plus concrètement. Cela parait possible en organisant cette recherche sur trois axes : les formes de perception de l’intolérable ; le « savoir pratique » de la révolte, traditions, mots d’ordre, répartition des rôles, violence ; la transformation de l’outil en arme, ou, plus exactement pour Vallès, la transformation du lieu de l’oppression en lieu de l’insurrection. Ce qui permettra d’examiner quelques caractères du héros révolté.

L’INTOLERABLE

6D’une certaine façon, les dédicaces de la Trilogie fournissent un catalogue immédiat de l’intolérable : crever d’ennui au collège, pleurer dans sa famille, être tyrannisé par ses maîtres, rossé par ses parents, dans l’Enfant ; mourir de faim, dans le Bachelier ; être victime de l’injustice sociale, dans l’Insurgé. Mais ce dernier livre désigne le responsable avec un très grand flou, ce « monde mal fait » qui, n’en doutons pas, exprime moins le refus d’analyse que la volonté de rompre sur le champ avec un ordre invivable. C’est bien pourquoi le mot d’intolérable convient : il ne s’agit pas d’abord d’analyse politique ni économique, mais d’une impossibilité de vivre dans ces conditions, à moins d’un bouleversement qui est à soi seul sa fin : « Reculera-t-on ? Les étudiants tiendront-ils ? Je ne sais, mais il y aura eu au moins une odeur de révolte et de révolution »6.

7Le catalogue des dédicaces est souvent repris ailleurs sous d’autres formes, par exemple : « Vive la République démocratique et sociale ! De ce côté seront tous les fils que leur père a suppliciés injustement, tous les élèves que le maître a fait saigner sous les coups de l’humiliation, tous les professeurs que le proviseur a insultés, tous ceux que les injustices ont affamés » (B. 85). Cette phrase, et beaucoup du même ordre, désignent une série d’intolérables en chaîne : fils battu par le père exploité par le patron, élève humilié par le proviseur humilié par le recteur, etc... si bien que le père de Vingtras, brutal envers son fils, « chien » envers ses élèves, est excusé par les humiliations dont il fut victime, et le mouchard, à la limite, est excusé par sa misère. Bien sûr, ces hommes faibles ou usés ne sauraient servir de modèle, mais l’attention que Vingtras accorde à l’individu empêche à coup sûr de définir des classes qui seraient caractérisées par leur place dans le processus de production ou par leur rapport hiérarchique ; elle permet au contraire de rassembler « la grande fédération des douleurs », comme il est dit au début de l’Insurgé.

8Seulement, tout cela nous est dit par un personnage qui parle en son propre nom et c’est au fond l’intolérable de J. Vingtras qui nous en apprend de plus ; en effet, si ces livres dénoncent sans cesse la misère, l’injustice, et l’oppression, leur mise en scène est précisément ce qui peut montrer le mieux les caractères de la révolte vallésienne.

9Ce qu’on trouve d’abord, c’est, outre l’injustice et presque la gratuité des mauvais traitements qu’endure l’enfant, un sentiment aigu de l’humiliation, mis en scène par le spectacle – vaguement hystérique – de son propre corps. La révolte vallésienne, c’est déjà la révolte du corps de Jacques, incapable de « garder l’oignon ». On ne saurait trop insister sur la présence corporelle, et presque sensuelle de l’enfant dont les instants de bonheur sont ceux de la liberté du geste et de la voix, de la satisfaction gourmande de l’odorat et du goût. Or l’humiliation se trouve liée au corps de deux façons, la révolte de la faim ou de la soif, et le ridicule du vêtement. La pauvreté qui en est cause n’apparait pas dans l’Enfant, mais seulement dans le Bachelier. Dans l’Enfant, l’insatisfaction de son estomac a une autre source : tout ce dont il souffre parce que sa mère « est une romaine » est ressenti comme une oppression idéologique ; l’humiliation est ici très proche de la castration : il faut n’avoir pas d’appétit ou n’en avoir que selon un modèle sociologiquement recevable.

10C’est exactement la même chose pour le vêtement : « moi, (je ressemble à une poupée de coiffeur, à une figure mécanique » (B. 79). L’enfant a froid, ou trop chaud, et il ne peut pas bouger. Mais ce qui l’humilie le plus est qu’il a très clairement conscience que l’oppression de son corps (au sens le plus strict) est aussi sociologique : déraciné d’un Velay plus ou moins fantasmatique, il n’est enraciné nulle part : « moi qui croyais que j’avais l’air comme il faut avec ce costume ! (...) En attendant, j’ai été ridicule jusqu’à la racine des cheveux. J’ai envie d’aller me jeter à l’eau » (B. 80). L’humilité des « humbles » ne peut plus lui apparaître que comme un mot qui cache l’oppression. Allant à Paris, par exemple, il est pris de soif dans un buffet :

« Il me faut bien de l’énergie pour sauter au cou de cette carafe et lui voler son eau. Il me semble que je suis un de ces pauvres qui tendent la main vers une écuelle, aux portes des villages. Je m’étrangle à boire, mon cœur s’étrangle aussi. Il y a là un geste qui m’humilie » (B. 50).

11Phrase étrange en ce qu’elle laisse deviner un Vingtras encore hésitant à sauter le pas, le même qui, dix ans plus tôt, rêvait de faire cirer ses chaussures en jetant quelques sous « pour la goutte, Moustache », sans attention pour la position du cireur. L’essentiel dans cette première étape est que la première humiliation ressentie est celle qui le dépossède de son corps, donnant ainsi au mouvement de révolte un fondement qu’on pourrait appeler primitif. Après sa majorité, Vingtras fait une autre expérience de la misère : il n’est plus guère question de coquetterie lorsque Gaumont lui taille son premier vêtement :

« Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser à ce que je dis (...) J’avais à songer, pendant que je parlais, à ma culotte qui s’en allait, à mes habits que je sentais craquer » (B. 214).

12Intolérable est la misère qui prive de la liberté de penser, comme est intolérable la misère du « Christ aux saucissons », celle qui interdit d’aimer7.

13L’argent tient une place considérable dans les deux premiers livres, et suffisamment nette pour qu’on puisse parler à son sujet d’obsession : l’argent que connaît l’enfant, c’est celui de la tirelire, celui qui permet de s’acheter un homme. Voilà le point d’ancrage de tout le rapport à l’argent qui se développe dans la Trilogie, et même auparavant si l’on pense au fameux article Cochons Vendus. Mais cette obsession de l’argent qu’il faut économiser sou par sou dans la maison paternelle conduit Vingtras à un refus passionnel de toute économie domestique ; il est vrai qu’à Paris, il se fait un budget très strict, mais il dépense tout ce qu’il a. Le mécanisme de la dépense de Jacques s’affiche comme un refus très net de la discipline petite bourgeoise, mais, ici comme souvent, une attitude passionnelle sous-tend la position « politique » : la révolte de Vingtras devant l’argent est aussi un penchant vigoureux à satisfaire une analité frustrée. S’il est très clair que la « rétention » guide la mère de Jacques, l’enfant, lui, revendique une satisfaction anale prononcée, sensible dans les phénomènes de dépense comme dans les métaphores par lesquelles il désigne le ridicule de ses pantalons, ou dans la description de ses plus grands plaisirs, la boue, la glu, la poix, etc... D’ailleurs, ce comportement scandalise la mère Vingtras tout autant que le fait de « donner de l’argent à un pauvre » blesse son sens de l’économie : l’originalité de Vallès ici est de montrer que la révolte est une passion, la présence du corps révolté en étant le signe le plus manifeste.

14Le deuxième volet essentiel de l’intolérable tient à l’école et aux discours officiellement admis : les anciens, la littérature, la bohème mythique, le grand journalisme, etc... Dans l’Enfant, de surcroit, se trouve dénoncée comme intolérable l’inégalité des élèves et celle des enseignants devant un système qui n’apparait que sous des formes répressives. Mais Vingtras montre surtout que l’école provoque un arrachement insupportables, arrachement à la langue d’abord, et à sa propre culture, au nom d’une langue et d’une culture étrangères ou mortes qui sont de ce fait instruments d’oppression :

« C’est toujours des généraux, des rois, des reines. Mais j’ai quatorze ans. Je ne sais pas ce qu’il faut faire dire à Annibal » (E. 242)8.

15La révolte n’est pas refus d’exercice ou désintérêt du passé (cf. sa découverte enthousiaste de l’histoire de la révolution) mais besoin de parler au présent, refus d’une imitation servile qui cache la réalité présente. Il suffit pour s’en convaincre de remarquer que le Bachelier et l’insurgé contiennent rigoureusement les mêmes accusations contre le discours républicain :

« Il m’arrive (...) de me demander aussi si je n’ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si après les classiques de l’Université, il n’y a pas les classiques de la Révolution, – avec des proviseurs rouges, et un bachot républicain » (B. 117).

16Ce pourrait être une analogie facile, il s’agit en fait de la même chose :

« Ils (les républicains) ne parlent pas des collèges noirs et cruels, ils ne parlent pas de la loi qui fait le père le bourreau de l’enfant, ils ne parlent pas de ceux que la misère rend voleurs » (B. 118).

17Et le discours républicain lui-même est truffé des mêmes références antiques que le discours scolaire, « on ne peut s’en passer. Ce serait une impolitesse à faire aux hommes de 93 » (B. 114). C’est en prison que Vingtras a perçu le scandale du discours républicain9. Une réalité s’impose, et rend intolérable le discours qui la couvre. S’agit-il d’écrire ? Le même problème ressurgit : lorsqu’il projette ses Tombes Révolutionnaires, il ne peut les écrire10:

« J’ai envie de parler de ceux qui se promènent dans les cimetières pendant que j’y suis, plutôt que de parler de ceux qui reposent sous terre » (B. 115).

18Vallès refuse passionément tout alibi, dès qu’il a découvert, en prison ou dans le bureau d’un journal, que tout discours officiel instaure un ordre factice ; le refus de la phraséologie, d’où qu’elle vienne, est au fond le refus de l’ordre qu’elle révèle : ainsi pour Béranger, pourtant objet d’une vénération populaire prononcée :

« Avec son allure de vicaire de campagne, prenant l’air bon enfant et patriote, il va en mission chez les simples, dans les mansardes, dans les cabanes, pour mettre de la pâte sur les colères, les empêcher de fermenter et d’éclater en coups de feu » (B. 119).

19On peut légitimement se demander ce que recouvre exactement cette volonté de parler au présent dès lors qu’on y trouve cette fougue, cette passion, dès lors que Vingtras la radicalise : « Je ne peux pas parler de ce que je n’ai pas vu ». La discipline qu’il refuse, chez Girardin ou au Figaro11, la langue qu’il veut pouvoir manier à sa guise, le refus de toute loi, même si cette loi n’est que la syntaxe. Là encore, on trouve la même urgence d’une affirmation de soi que tout ordre, toute discipline, menacent comme d’une castration. Et cela apparait avec d’autant plus de force si on cherche attentivement comment est représenté le Second Empire dans ces livres : il n’apparait jamais que comme force répressive, et jamais aussi nettement qu’à travers les réticences des journalistes devant les audaces de Vingtras ou les condamnations provoquées par ses articles jugés subversifs : les Cochons Vendus, les articles du Globe ou du Courrier de l’Intérieur.

20L’intolérable en somme, dont témoigne l’histoire de J. Vingtras, c’est l’arrachement à tout ce qui lui permet de saisir son identité. C’est peut-être, fondamentalement, tout ce qui l’exclut des origines qu’il s’attribue plus ou moins fantasmatiquement : « est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? » La question qui ouvre l’Enfant nourrit toute la révolte qu’exprime la Trilogie. Vingtras refuse les arrachements qui reproduisent et répètent en quelque sorte l’abandon du sol natal, sa « petite patrie » comme disait Cicéron. Toute révolte s’y trouve liée à une passion quasi viscérale du retour aux origines comme s’il s’agissait au fond de la quête d’une identité problématique. Dans cette mesure, la révolte est très profondément une régression, recherche d’un bonheur auquel depuis sa naissance il se sent arraché : partant pour Paris, par exemple, il écoute battre son cœur :

« Ma main a fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma poitrine ; je sens mon cœur battre là dedans à grands coups et j’ai souvent comparé ces battements d’ailes au saut que fait, dans un ventre de femme, l’enfant qui va naître » (B. 49).

21Le héros de la révolte a conscience d’un sol natal, d’une langue natale où les universitaires ne sont que « gens de la bachellerie » ; on n’ose pas dire qu’il ait une langue maternelle puisque sa mère, profondément déracinée avant lui, a perdu jusqu’au langage qu’elle ne peut plus retrouver que sur le mode hystérique ; mais c’est sans doute là qu’on peut chercher le plus sûrement le sens d’une quête passionnée et le refus de tout ce qui l’éloigne de ses origines. Qu’il puisse utiliser ensuite cette culture qui lui a coûté tant d’efforts lors d’une conférence sur Balzac par exemple est une autre question à laquelle nous allons venir.

LE SAVOIR DE LA REVOLTE

22Si la révolte est bien toujours le fait d’un individu, Vallès voit cependant dans les traditions du Velay un terrain propice à son éclosion. Bien avant l’Enfant Vallès écrivit à propos d’un Poème des Champs 12 :

« Pays curieux que ce Velay (...) Race étrange, dont les fils portent tous au cœur un besoin terrible de liberté, et même l’instinct de la révolte, si bien que leur vie est toujours troublée, et qu’ils meurent un à un dans l’ombre, écrasés par leur propre force, victime de leur fierté farouche. »

23On trouve là plusieurs des traits fréquents dans la Trilogie : anonymat de l’insurgé qui « file en pleine foule », « plonge dans le tas », « la cohue sans nom », « le courage sans chef » (I. 176) et révolte instinctuelle :

« J’ai dix ans de colère dans les nerfs, du sang de paysan, l’instinct de révolte » (B. 77).

24Si bien que lorsque l’enfant « entre dans l’histoire de la Révolution », ce sont ses grands-parents et ses oncles qui viennent à son esprit :

« Je me rappelais maintenant des mots que j’avais entendus dans les veillées, les chansons que j’avais entendues dans les champs » (E. 287).

25Or cet enracinement dans une histoire, dans une tradition qui seraient siennes, prend à peu près toujours la même forme, le refus de l’autorité, l’indiscipline ; c’est par exemple la haine du gendarme. Le plus vigoureux des articles de Vallès sur ce point, celui du Globe du 11 février 1868, était une dénonciation très acerbe des violences policières et par là une attaque très vive du système de répression de l’Empire. Dans l’Enfant, et le Bachelier, en revanche, on rosse le gendarme, sinon sans raison, au moins par tradition. A Farreyrolles, les gendarmes « sont pâles, et pas un ne sait si, le soir, il n’aura pas la tête fendue ou les côtes brisées » (E. 91). Et le petit Vingtras, amateur de bagarres, y trouve sa place :

« Si je peux, de derrière un arbre, lancer une pierre aux gendarmes, je n’y manquerai pas. »

26Dans Le Bachelier, Vingtras oppose encore à la loi impériale la tradition d’honneur des gens du Velay :

« Quand les gendarmes arrêtent les honnêtes gens, ce n’est pas un crime de se défendre. On a le droit de les tuer, comme à Farreyrolles » (B. 48).

27Il s’agit là, bien sûr, de se défendre contre une injustice, mais l’essentiel est une revendication d’indiscipline fondée sur un modèle bien localisé, le Velay. Cette indiscipline possède un contenu politique global et cependant très net, comme le prouve son indignation au soir du 2 décembre :

« Vous croyez qu’il faut de la discipline... la discipline, ... toujours la discipline... mais c’est l’indiscipline qui est l’âme des combats du peuple ! Ah ! Bourgeois ! » (B. 131).

28L’indiscipline n’est pas défense passive ou savante tactique, elle est la forme spontanée du « combat du peuple ».

29Il faudrait ajouter à cela le modèle de 1848, affirmé à plusieurs reprises dans l’affaire V. Noir, par exemple13, et le souvenir de 93, beaucoup plus ambigu. Mais Vingtras vit à Paris et le printemps 48 a été éclipsé par le Coup d’Etat. Le premier ancrage de la révolte se fait alors au sein de petits groupes comme le Comité des Jeunes ; je passerai assez vite là dessus14 ; on y trouve cependant un élément caractéristique de l’idéologie de la révolte : une valorisation de la camaraderie d’armes et du courage qui se fondent sur la reconnaissance réciproque des membres du petit groupe, morale de l’honneur qui vise moins l’efficacité révolutionnaire que le témoignage de cet honneur, de ce courage. Et en même temps, un savoir pratique très simple : on ne recule pas devant les siens, comme c’est dans son propre faubourg que le faubourien se bat le mieux, il est important que Vallès ait écrit cela après la Commune, après que l’histoire lui ait appris que la lutte des parisiens pour leur quartier a empêché une stratégie d’ensemble et que mourir au Père Lachaise n’entraîne pas forcément la Révolution. Malgré l’échec de la Commune et le massacre des insurgés, Vallès maintient l’exaltation du courage, de l’honneur, jusque dans ces petits Comités un peu ridicules dans leur grandiloquence, parce qu’il y voit une valeur permanente, une caractéristique essentielle du révolté15.

30Je passerai rapidement aussi sur un troisième élément de la conscience du révolté, la défiance de la doctrine et des chefs16, et la confiance en la spontanéité populaire. Je n’en prendrai qu’un exemple, la leçon qu’il tire de l’affaire V. Noir :

« Croyez-vous donc que l’on conduise personne à la tuerie, pas plus qu’on n’impose à la foule la sagesse ou la lâcheté ? Elles portent en elles leur volonté sourde, et toutes les harangues du monde n’y font rien ! On dit que lorsque les chefs prêchent l’insurrection, elle éclate. Ce n’est pas vrai » (I. 158).

31Tout au plus peut-il être le porte parole de la foule, lui offrir son courage ; mais il n’a rien à lui apprendre, et surtout pas à se révolter. Vingtras reconnait qu’il existe un savoir du peuple, une force populaire propre, qu’il est vain de vouloir maîtriser, diriger, ou changer.

32On ne saurait négliger, sans dénaturer le mouvement même de la révolte, une foule d’indications qui, çà et là, désignent le « spécialiste » des manifestations, ce savoir pratique qui est comme un vademecum du réfractaire, et qui caractérise le plus concrètement qui soit la conduite du révolté17. Sans vouloir dresser un inventaire de ce savoir de l’insurgé qui constitue une part essentielle de la matérialité même des idéologies de la révolte, je me contenterai d’indiquer quelques directions. Lorsque Vingtras rencontre Blanqui, ce qui le séduit le plus profondément, c’est le sérieux du terroriste à façonner des mots d’ordre, des slogans :

« Il laisse, d’une voix sereine, tomber des mots qui tranchent, et qui font sillon dans le cerveau des faubouriens, et sillon rouge dans la chair bourgeoise » (I. 184).

33Il ne s’agit pas là d’imposer des ordres au peuple, mais d’unifier sa conscience, de lui donner une voix, une arme. Un peu plus tard, l’Empire est, très exactement, à la veille de sa chute, et Vingtras constate qu’on a un peu peur des mots, ce dont il s’indigne :

« Hurler « Vive la République » camarades, mais c’est plutôt sauvegarder sa peau ! Quand une émeute a un cri de ralliement, un drapeau qui a vu le feu, elle est à mi-chemin du triomphe. Chaque fois que les fusils se trouvent en face d’une idée, ils tremblent dans la main des soldats, qui voient bien que les officiers hésitent, avant de lever leur épée pour commander le massacre » (I. 177).

34Ce n’est pas là une théorie, mais le savoir pratique de l’insurrection et de la guerre civile18. D’une certaine façon Vallès montre le dessous des cartes ; ainsi, dans la foule qui suit Victor Noir, il n’y a pas que des ouvriers, tant s’en faut :

« La bourgeoisie est sortie de ses boutiques, s’est jointe au peuple. La voilà notre prisonnière, et nous la retiendrons devant la bouche des canons jusqu’à ce qu’elle soit étripée comme nous. C’est elle, alors qui hurlera de douleur et donnera la première le signal de l’insurrection. A nous d’escamoter le mouvement et mitrailler toute la bande, bourgeois et bonapartistes mêlés » (I. 156).

35Le savoir pratique de la révolte, c’est aussi le sens du lieu où il faut être, du moment qu’il ne faut pas laisser passer, mélange d’analyse et d’instinct où le révolté se distingue radicalement du révolutionnaire pour qui le bouleversement de l’ordre social tient à des déterminations plus générales et plus systématiques ; Vingtras, lui, est surtout attentif aux conditions immédiates et concrètes d’un éventuel bouleversement : il refuse tout envoi en Province à l’aube de la République parce qu’il y a mieux à faire que de reproduire servilement 93 :

« Il ne faut pas lâcher la ville par ce temps de disette, par ces 30 degrés de froid – parce que cette disette et ce froid préparent la fièvre chaude de l’insurrection ! Il faut rester là où l’on crève » (I. 194).

36Dernier recours du révolté, la violence. Vingtras constate la volonté populaire de violence, alors que lui-même est beaucoup plus hésitant ; la mort du Prince Président lui semble d’abord la seule violence acceptable, peut-être parce qu’elle ne peut être que le fait d’un héros ; mais il y renonce, et non sans mal, parce qu’elle ne servirait à rien. Avant qu’il accepte, et toujours avec réticence comme en témoigne son attitude pendant la Commune, la nécessité de la violence, il est un peu effrayé par le discours des socialistes19. Il l’admet cependant, parce que la violence fait partie de l’héritage légué par les victimes de Juin. Mais plus la fin de l’Empire approche, plus la violence se fait jour, à la fois nécessaire et presque rassurante dans ces manifestations où la possession d’une arme place sur un plan de plus stricte égalité devant les mercenaires de l’Empire :

« Les poches sont gonflées aussi. Si l’on fouillait cette cohue, on trouverait sur elle tout l’attirail des établis, toute la ferraille des cuisines : le couteau, le foret, le tranchet, la lime, coiffés d’un bouchon, mais prêts à sortir du liège pour piquer la chair des mouchards » (I. 158).

37Encore ne s’agit-il pas ici d’armes de guerre, pistolets, chassepots, canons, pétrole, qui viendront bientôt et n’auront plus besoin d’aucune justification, mais des outils prêts à devenir des armes, symbole très clair de la révolte, qui nous conduit au troisième volet de notre investigation : comment, pour Vallès, le lieu de l’oppression peut-il devenir le lieu de l’insurrection ?

DU LIEU DE L’OPPRESSION AU LIEU DE L’INSURRECTION

38De l’Enfant à l’Insurgé, le lieu central du livre se modifie : dans l’Enfant, il n’y a pas un lieu unique, mais trois centres topographiques entre lesquels Vingtras est écartelé : la maison, l’école et la campagne ; dans le Bachelier, c’est trois lieux disparaissent, l’univers se ferme et se concentre entre les murs d’une chambre sordide ou d’une crémerie douteuse. L’Insurgé s’ouvre brutalement sur deux lieux très différents qui sont deux lieux d’action : la rue, pour les manifestations et l’émeute, et les bureaux d’un journal ou de la politique. Il y a, avec l’insurgé, une brusque sortie hors de l’enfermement des deux premiers livres, un retournement radical, de l’apprentissage à l’action ; c’est lui, Vingtras, qui investit la mairie de La Villette, qui est candidat de Belleville. Que s’est-il donc passé ? Le Bachelier, vers la fin, avait montré l’issue, lorsque Vingtras se demandait comment sortir du chemin de son « supplice » :

« Tu peux au moins (...) parler à ceux qu’on veut y traîner après toi. Montre ta tête ravagée, avance ta poitrine creuse, exhibe ton cœur pourri ou saignant devant les enfants qui passent » (B. 314).

39Cette voie nouvelle, l’insurgé la situe de façon très significative au moment de la mort de Murger, ce qui lui fait acquérir sa vertu politique, en condamnant du même coup la vanité et les erreurs de la Bohème :

« C’était mon livre, le fils de ma souffrance, qui avait donné signe de vie devant le cercueil (...). C’est bien le diable si, avec ce bouquin là, je ne sème pas la révolte sans qu’il y paraisse » (I. 69).

40Il ne s’agit plus du tout d’utiliser le latin et l’antiquité pour vanter les mérites du chausson ou pour « mordre un huissier de province », il s’agit d’attaquer la société avec une des armes dont elle se sert pour opprimer. L’Insurgé le montre sur le champ, à l’occasion d’une conférence sur Balzac :

« Ce n’est pas la générale, c’est la charge que je bats » (I. 79).

41D’une certaine façon, il indique ce jour-là tout le programme du journalisme militant : Vallès choisit le journal par refus de la littérature, et ce n’est pas la grande presse où on entre comme dans une institution, ce qui serait la même chose. Mais n’y a-t-il pas là une contradiction ? Recourir au livre pour faire le procès du livre, à l’information pour faire le procès de l’information ! En fait, il s’agit surtout de parler du présent et d’en parler au présent. Les tentatives dramaturgiques dont parlent les Souvenirs d’un Etudiant Pauvre ou le Candidat des Pauvres, les articles éphémères ou les tracts sont toujours pour lui le moyen de dénoncer le scandale d’une réalité criante.

42Contrairement aux révolutionnaires issus de Marx pour qui la seule vraie transformation vient d’un bouleversement des infrastructures, Vallès, lui, croit sans hésiter au pouvoir des mots, il croit que les mots, brisant des tabous, peuvent changer le monde :

« Tout ce qu’il fallait dire a été dit ! (...) Des mots irréparables ont flamboyé, comme des éclairs de chaleur courent dans le ciel qui va se fendre » (I. 147).

43Je choisis cet exemple parce que, cette fois, ce n’était pas Vingtras qui parlait, mais d’autres qui, pensait-il, devaient publier mieux que lui la pensée du peuple ; la force que met Vallès à souligner l’existence de mots « irréparables » nous semble avoir une explication affective possible. Parler au peuple, c’est satisfaire une certaine volonté de puissance, il le dit très explicitement dans l’Insurgé 20. Mais il y a plus. La langue, nous le savons assez, est une des premières formes de perception de la Loi, ou plutôt, ce qui permet la perception de la Loi : le mot « irréparable » est au fond une trangression fondamentale. Face aux députés qui voient vaciller leur popularité et partant leur pouvoir, c’est le pouvoir de toute loi, – et pas seulement d’une loi politique – qui se trouve mis en cause. C’est de là aussi peut-être que vient le scandale le plus profond de Vallès : se servir des mots pour transgresser la loi que tout langage porte en lui-même. De là sans doute vient aussi le rapport de Vallès aux théories : l’idée n’a d’intérêt que si elle peut devenir slogan, si elle acquiert une force militante en pénétrant l’âme de la foule, si elle devient une pulsion affective capable de susciter l’émeute, si, devenant mot d’ordre, elle est une arme contre l’ordre. C’est aussi ce qui explique que le tempérament d’écrivain de Vallès soit lié aussi intimement à un sentiment de révolte permanente.

VALLES, ROMANCIER DE LA REVOLTE

44Faire un roman de la révolte, c’est nécessairement modifier le sens de cette révolte, en focalisant autour d’un individu ce qui est le fait d’une classe, en transformant une histoire générale en destin individuel, mais montrer un héros révolté, c’est aussi donner un visage d’homme à la révolte, et la doter de ce qui en elle est irremplaçable, sa passion. Il nous parait donc important de nous arrêter sur quelques caractéristiques du héros révolté.

45La première, et la plus simple, est d’avoir fait de Vingtras l’histoire d’un opprimé qui devient vengeur. A la façon dont Eschyle, par exemple, dans une Trilogie d’un tout autre ordre, montrait des héros d’abord victimes devenir justiciers, puis mis en fuite par le déchaînement de leur propre justice, Vallès montre un itinéraire qui part de l’oppression, de l’état passif d’une victime innocente et presque consentante, qui conduit à la vengeance et enfin à la fuite devant un pouvoir qui n’a pu être abattu. Laissons Eschyle dont la confiance en l’harmonie du monde est aux antipodes du « monde mal fait » de l’Insurgé, mais il nous semble utile de souligner que Vingtras a un destin tragique, en ce que la mort est ici non pas la surprise pathétique qui vient clore un drame, mais l’accompagnatrice constante, la fin promise dès le début.

46La vengeance est le premier devoir du révolté. Pas seulement la sienne, mais celle de tous les opprimés : il venge tous les élèves en giflant son ancien professeur, il venge tous les bacheliers en faisant payer fort cher sa collaboration au Figaro 21. Mais la vengeance entre toutes, c’est la Commune, comme il l’écrit sous la date du 18 mars :

« Voilà la revanche du collège, de la misère, et de Décembre » (I. 223).

47La mort, ensuite, qui hante la Trilogie, semble particulièrement obsédante dans Le Bachelier : dédié à ceux qui sont « morts de faim », il s’ouvre sur l’évocation d’un cadavre, – le Candidat des Pauvres, lui, commençait par la mort du père –, son premier article est consacré aux Tombes révolutionnaires, et, devenu président du Comité des Jeunes, son premier discours parle de « sa tête, peut-être fracassée déjà » (B. 124). Pourquoi donc mourir ?

48La première réponse est incontestablement celle du dépit : mieux vaut mourir que vivre ainsi. Las des « blessures piteuses » dans sa lutte contre l’Empire22, las de la misère qui le harcèle, il vaut mieux, pense-t-il, en finir d’un seul coup. On trouve là une cohérence thématique très forte, poursuivie tout au long des deux livres, et tout entière organisée à partir du Coup d’Etat : le Coup d’Etat a tué la liberté, or on ne peut vivre sans elle, il faut donc mourir23. Dans cette perspective, le suicide et le duel introduisent deux variations qui ne sont pas sans intérêt.

49Le suicide24, parce qu’il renvoie à un masochisme dont l’Enfant contient de nombreux signes. Cela nous fait aussi porter quelque attention au certificat médical de Vallès pendant son internement : la complaisance du médecin ne parait pas rendre indispensable la référence aux tendances suicidaires25.

50Le duel, parce qu’il introduit une exaltation de sa propre virilité :

« Il me semble que cela me grandirait de tenir cette belle lame d’acier » (B. 151)26.

51Le duel et le suicide apparaissent comme des variations sur le même thème, développant chacune un motif propre.

52Le deuxième type de mort qu’il envisage, est celle qu’il affirme devoir rencontrer un jour ou l’autre dans le combat. Elle reprend le même thème, avec une « résolution » différente : l’Empire a tué la liberté, donc il faut mourir pour la retrouver. Et elle reprend les mêmes motifs :

• motif « sado-masochiste » : « il faudra que les croquemorts se lavent les mains après l’opération, parce que je saignerai de toutes parts » (B. 311) ;
• motif « viriliste », où il brandit sa vie comme un défi à l’Empire : « il faudra qu’on me tue pour que je meure ; et l’on me tuera certainement avant que le hasard ait apporté la maladie. Je cours trop après l’insurrection pour ne pas tomber bientôt dans le combat » (B. 264).

53Pourtant Vingtras ne meurt pas sur les barricades, ni au Père Lachaise, et cela nous oblige à nous demander quelle peut être la fonction de cette morbidité incessante tout au long des deux livres, à vrai dire plus réduite d’ailleurs dans l’Insurgé, où, songeant surtout à se battre, Vingtras songe moins à mourir. Il nous semble que si ces livres ne sont possibles qu’après la Commune, pour qu’elle donne le sens du destin de Vingtras, l’échec historique de la Commune peut être sauvé par la représentation du révolté puisque l’ombre de la mort, planant sur lui avant 71, a été acceptée, sinon voulue, comme nécessaire à la renaissance de la liberté ; survivant à 71, le héros Vingtras existe comme par delà la mort, et hurle, comme le chien de Girardin, au nom des innocents.

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54La mort marque le terme de la révolte, et rien, chez Vingtras, n’indique, même de très loin, des lendemains qui chantent. La révolte n’a pas l’imagination du futur, elle n’est que le cri du présent. Ce que montre l’histoire de Vingtras, c’est comme une nécessité de la révolte : face à un monde où l’individu est sans cesse arraché à lui-même, la révolte est indispensable à l’identification : se révolter, c’est ressaisir son propre moi menacé de dislocation et d’aliénation. Mais, de ce fait, la révolte apparaît comme régressive puisque le moi qui se cherche en elle n’a pour modèle qu’une forme antérieure de sa propre histoire, puisque ce moi refuse de toutes ses forces la cassure qui introduit l’enfant dans l’univers de la Loi. La communauté fusionnelle des camarades de révolte, comme le repas chez les oncles, par exemple, sont aussi la répétition d’une existence symbiotique que tout enfant connaît avant d’être, par sa naissance, livré aux aggressions du monde. Ce qui doit être souligné ici, est que la révolte, à quoi on ne peut nier une signification politique, se nourrit de passion. Le révolutionnaire, dans son désir de changer le monde, est amené à inventer sans cesse de nouvelles institutions ; s’il cherche à « tuer le père », il est pressé de devenir père à son tour, il est homme de la Loi. Le révolté, en revanche, s’il tue le père, ce n’est pas pour instaurer une loi, mais par un refus viscéral, et comme pulsionnel, de toute loi. La mort est bien pour lui, en un sens, la seule façon d’échapper à un monde qui n’existe et ne se construit que dans la loi.

55En même temps, il faut remarquer que la dépréciation de la fonction de la révolte, dans les idéologies des sociétés contemporaines, a pour objectif d’assurer l’ordre, l’ordre de l’Etat. Aussi faudrait-il opposer la révolte, non à la révolution, mais à la non-révolte, à la conformité, à l’acceptation27. Si la matérialité de la révolte nous semble le plus sûr moyen de la comprendre, ce qu’il faut saisir en elle, c’est le dynamisme, l’élan, et comme la pulsion des individus qui « entrent en révolte ». Pour quoi le font-il donc ? Vallès donne à cette question deux réponses. Une réponse psychologique d’abord : il éprouve une contradiction intolérable entre ses revendications personnelles et la situation réelle. La seule solution est dans un éclatement de la contradiction, qui se marque par le refus violent. Il donne également une réponse morale : la même contradiction y est pensée, non plus en fait, mais en droit ; la révolte est une protestation légitime de l’action libre contre le « monde mal fait » ou la « méchanceté du réel » (28).

56Que Vallès ait choisi pour cela la forme d’un roman, c’est-à-dire de brandir la destinée d’un héros imaginaire se comprend par le besoin de parler au nom de tous ceux à qui ces livres sont dédiés : le révolté se veut martyr, avons-nous dit, il veut aussi parler au nom de quelqu’un, c’est-à-dire, comme le veut l’étymologie, être un prophète. « La révolte ne prépare rien, elle indique »28.