Le patrimoine condamné par l’économie libérale ?
p. 77-81
Texte intégral
1J’ai toujours eu pour Lyon un attachement aussi fervent que critique. J’ai suivi le remarquable effort de mise en valeur du coeur du Vieux Lyon, celui qui, dominé par la basilique de Fourvière, s’étend de St-Georges à St-Paul et englobe avec la Cathédrale Saint Jean le passé religieux de cette ville. A l’inverse, j’ai constaté que le coeur intellectuel du Lyon ancien, la rue Mercière, berceau de l’imprimerie et du protestantisme lyonnais, n’avait pas bénéficié du même élan, étant, il est vrai, devenue l’une des rues chaudes de la ville. Et que la Croix-Rousse, prestigieuse à mes yeux pour l’événement européen que fut la Révolte des Canuts, faisait également partie d’un passé alors occulté par la société lyonnaise. Bien sûr, depuis, le sauvetage de la Halle Tony Garnier a été pour nous l’exemple à suivre pour l’usage exemplaire du patrimoine industriel.
2A Lyon, j’ai donc appris que la conservation du passé n’est pas innocente et impartiale, mais bien sélective et essentiellement idéologique. Et que l’on recherche dans le passé plus la justification du présent que sa remise en cause. Ceci m’amène au vif du sujet : traiter en termes économiques actuels de la réhabilitation du patrimoine bâti, n’est-ce pas déjà sacrifier l’essentiel de sa substance, quelques précautions concrètes ou oratoires que l’on puisse prendre ?
Les lois du marché condamnent le patrimoine
3Ce constat, pessimiste pour les uns, réaliste pour les autres, demande à être développé. En langage clair, disons que le patrimoine immobilier, et particulièrement celui des centres historiques, est condamné dès lors qu’il est soumis aux seules lois du marché, infailliblement même si le "centre-ville" et le centre ancien coïncident. Car alors, l’augmentation de la rente foncière rend précaire et illusoire le maintien de bâtiments dont la fonction initiale et la surface de planchers sont inadaptés à la pression économique exercée. Et cela, quelle que soit la réglementation de protection en vigueur.
4C’est, par exemple, le cas de la vieille ville de Berne. Certes, pour les observateurs non avertis, les apparences sont sauves. Les façades continuent de s’aligner sagement et il n’y a aucune césure dans la suite de fenêtres et de balcons ornés de géraniums. Mais ce ne sont souvent plus que des façades : les murs mitoyens ont sauté, sous la pression d’intérêts commerciaux dévoreurs d’espace, et les façades ne sont plus que le reflet de l’état ancien, des quartiers entiers ayant été remodelés façon architecture d’accompagnement.
5Bien sûr, ces mêmes intérêts commerciaux exigent le maintien des apparences : il en va de l’attraction touristique de l’espace compris entre la fosse aux ours et la cathédrale de Berne.
6La réglementation est un instrument inefficace pour assurer la survie et la revitalisation d’un centre historique. Elle est par essence une réglementation bureaucratique, fort éloignée des règles de l’art qui prévalaient dans des temps de continuité qui ne connaissaient que des ruptures accidentelles (sièges ou grands incendies). Cette réglementation tend à figer, à muséifier le patrimoine, alors que la ville est une création continue. Les interventions contemporaines de qualité deviennent impossibles : les seules tolérées étant celles qui procèdent par mimétisme architectural. On tombe dans ce "règne du faux" si efficacement décrit par Umberto ECO.
7La réglementation est en retard constant sur l’évolution et elle ignore la matière dont elle traite. Quelles sont les villes qui disposent comme base de réglementation, d’un inventaire scientifique et d’une typologie des bâtiments anciens ? Celles qui existent dans les pays de l’Est, comme à Prague, sont brusquement confrontées aux lois du marché et on ne peut que trembler quant à la suite.
Les effets dévastateurs de la réglementation
8N’allons pas croire que cette pression économique, qui entraîne la destruction fatidique du patrimoine immobilier dès lors que le prix du terrain excède la valeur du bâti, soit un phénomène purement occidental d’économie libérale. Dans les grandes métropoles de l’Est, à Moscou par exemple, la valeur de prestige du centre-ville a provoqué une accumulation d’administrations dévoreuses d’espace, hauteur comprise...
9Pour revenir aux villes suisses, où la réglementation ne prévoit jamais tout, prenons l’exemple de Genève, où la réglementation stricte de gabarits limites en centre-ville a entraîné la destruction de pâtés entiers de maisons, pour gagner en sous-sol le nombre d’étages interdits en plein ciel. Cette méthode, aux effets dévastateurs, largement appliquée à Zurich porte en allemand le nom de "Entkemung" (dénoyautage), qui signifie une perte complète de substance, ne subsistant au mieux qu’un aspect extérieur, une architecture à la Potemkine.
10En 1976 déjà, dans une de nos publications intitulée "Le système urbain", l’architecte genevois Jacques VICARI pouvait écrire :
"La rente foncière différentielle opère la division économique et sociale de l’espace urbain. Si cet espace se spécialise, les relations entre les différents secteurs de production, consommation et récréation sont multipliées en nombre et en intensité. On voit alors naître ce que Illich appelle la contre-productivité paradoxale : le système urbain produit plus de barrières à la réalisation de son objectif -accroître l’accessibilité des différents secteurs- que de facilités pour l’atteindre.
"A chaque accroissement du produit correspond un éloignement du but qui déclenche un redoublement de l’effort. "La congestion du trafic urbain a conduit à la construction de parkings centraux. Ces parkings incitent au développement des zones tertiaires qui, augmentant la densité des relations, engendrent un surcroît de trafic. Lorsque tout l’univers social s’urbanise, lorsque la communication se fait totale, les besoins croissent non par appétit mais par concurrence.
"Il semble dès lors évident que, si certains seuils dimensionnels sont dépassés, l’expansion du système urbain crée des dommages atteignant des facultés de l’homme qui ne peuvent être reproduites par le labeur et le génie et que ne peut remplacer aucun produit de ces activités."
11Ce constat et cette prescience ne pouvaient cependant pas prévoir l’accélération brutale de ce processus, que la Suisse a connu pendant plus d’une décennie, pour aboutir au non moins brutal effondrement actuel.
Les ravages de la spéculation en Suisse
12La facilité d’obtention des crédits bancaires, anticipant sur la hausse effrénée des biens immobiliers et des terrains et accordés souvent à 100 %, comme les taux d’intérêts très bas (à 6 %), ont provoqué ces dernières années un emballement fulgurant du marché immobilier qui ne répondait plus à la demande. Les professionnels se sont mis à jouer gros et gagnant à tout coup. Nombre de particuliers voulant aussi profiter de l’aubaine se ruèrent dans la spéculation.
13Si je prends l’exemple de Fribourg -petite ville de 32 000 habitants à une trentaine de kilomètres de Berne- le sort de sa vieille ville, pris dans cette tourmente, est éclairant.
14Elle présente encore de nos jours un remarquable ensemble d’époque médiévale et baroque. Ces maisons, à l’origine uni-familiales, étaient habitées par des artisans, des commerçants et des familles aristocratiques, étroitement mêlés. Sous l’Ancien Régime, pour accéder à la Bourgeoisie, il fallait assigner son droit sur une maison, qui servait de garantie à la collectivité. Quand la ville commande, en 1606, à un graveur renommé, son portrait sous la forme d’un vaste panorama où chaque maison est dessinée avec précision, c’est vraiment l’image collective d’une cité.
15La décadence de la vieille ville de la fin de l’époque médiévale aux débuts de la révolution industrielle, amena une surpopulation des anciens quartiers. Il y a 25 ans encore, dans ces quartiers populeux mais délaisses, les immeubles non restaurés se vendaient entre 40 et 120 000 Francs suisses. Ils virent leur valeur tripler dans les années 60 à 70. En 1988, ces mêmes immeubles, passant rapidement de mains en mains, se négociaient de 800 000 à plus d’un million de Francs suisses. La rapide hausse des intérêts bancaires (les nouvelles hypothèques sont maintenant au taux de 8,5 %) et la raréfaction des liquidités ont mis un terme à cette folie. Mais les résultats sont d’ores et déjà catastrophiques. Car pour essayer de "renter" les immeubles de la spéculation, tous les moyens sont bons. On s’efforce de morceler les espaces intérieurs pour créer de petits logements, et on bourre les bâtiments jusqu’aux tuiles. C’est contraire aux règlements de protection, qu’à cela ne tienne ! Un des pires spéculateurs du coin, endetté pour 160 millions, a encore, avant de faire faillite, fait vider un immeuble du 16e siècle à la substance intacte : il n’en reste plus qu’une ruine.
16Les cinq principaux promoteurs de Suisse Romande avouent un endettement de 2,5 milliards de Francs suisses. Pour la plupart, ils ne peuvent plus verser les intérêts de leurs emprunts et leurs chantiers sont stoppés. Cette situation crée une réaction en chaîne et ébranle tout un réseau bancaire, particulièrement celui des banques cantonales, sous le contrôle politique des gouvernements cantonaux, et dont la gestion s’avère désormais plus politique qu’économique. Une première caisse d’épargne a dû fermer ses guichets, provoquant la crainte des petits épargnants de toute la Suisse. Le marché de la construction est désormais en crise et nombre d’entreprises sont menacées.
17La première conclusion que nous pouvons tirer de cette situation est que le patrimoine immobilier ancien, mémoire de nos cités, voit sa survie compromise dès lors qu’il est soumis aux lois du marché, avec ses objectifs financiers à court terme. Aucune réglementation de protection ne peut alors se montrer efficace, quand le logement est réduit à l’état de marchandise dont on trafique.
Valoriser le patrimoine ?
18Quand les éléments du patrimoine ancien partent en lambeaux par milliers, ne le dévalorise-t’on pas plus encore quand, par exemple, on accorde avantages, crédits et bénédiction officielle à un Disneyland ? Et quand on volt en parallèle les gardiens du patrimoine déserter leur profession faute de crédits ? D’un côté on prévoit pour Disneyland 25 à 30 000 emplois à l’horizon 2000, alors que les Architectes des Bâtiments de France ne sont plus que 120. D’un côté on demande des employés motivés au "look clean", de l’autre on demande des compétences de spécialiste dans les domaines du patrimoine, de l’urbanisme, du paysage et de l’architecture. Savez-vous ce 3ue les employés de Disneyland et les Architectes des Bâtiments e France ont en commun ? Le même salaire de base en début de carrière, soit 7 à 8 000 F par mois.
19Voilà où nous en sommes, voilà où vous en êtes !
20On est hélas, loin de ce qu’écrivait Charles Ferdinand Ramuz :
"Le passé et le présent rejoints, la vie des hommes, la vie des choses, rien d’archéologique, rien d’un musée, tout ce qui a servi sert encore et servira sans doute encore : il n’y a pas opposition, c’est une parfaite continuité."
21... Ceci dit avec plus de consternation que d’ironie.
Auteur
Président de l’association "Pro Fribourg" (Suisse). Président international de "Civitas Nostra". Elu cantonal à Fribourg.
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