Le patrimoine valeur ajoutée
p. 7-17
Texte intégral
1En 1962, la loi Malraux, qui créait en France les "Secteurs Sauvegardés", marquait l’avènement d’une période nouvelle. Après le monument isolé, elle acceptait en eiTet de considérer comme patrimoine les centres historiques et les ensembles urbains ou ruraux.
230 ans ont passé et nous voici à nouveau entrés dans un monde totalement différent. Les points de repère sur lesquels les hommes s’appuyaient dans les années 60 se sont transformés. L’espace et le temps ne sont plus ce qu’ils étaient. La mémoire se parcellise ou disparaît.
L’image remplace le modèle
3Deux faits nouveaux majeurs marquent notre société de leur empreinte et contribuent à modifier fondamentalement les relations des hommes avec leur patrimoine.
4Premier fait : en l’espace d’une génération, la civilisation de l’image, de l’instantané, du zapping a pris le pouvoir dans l’ensemble du monde dit "civilise". Les hommes subissent le bombardement permanent d’une infinité d’informations fragmentaires portant sur des multitudes de sujets. Ils sont devenus citoyens, mais n’ont plus ni maîtres, ni modèles pour remettre les choses en perspective. Comme le dit Alain Bourdin, "les sociétés modernes nous ont affranchi des lignées, des lieux et des collectivités". Serge Daney écrit, de façon équivalente, que nous voici face à "la perte du sentiment du présent, l’indifférence pour l’avenir et l’oubli du passé". La mémoire s’arrête aux commémorations et aux anniversaires, l’événementiel remplace la permanence et la culture se concentre dans des "journées" qui lui sont spécialement réservées : fêtes du livre ou de la musique, journées "portes ouvertes" dans les monuments historiques ou les parcs et jardins. Jean Michel Leniaud, qui fut conservateur en chef du patrimoine, a écrit dans "L’utopie française" que l’Etat conduit une "politique de l’éphémère"...
Le monde de l’hypercompétition
5Deuxième fait : nous voici totalement immergés dans un monde libéral soumis aux lois du marché, monde dont le récent symposium de Davos (1991) a constaté qu’il était régi par un seul maître mot : l’hypercompétition.
6Les peuples, les collectivités, les personnes baignent aujourd’hui dans la compétition à tous les stades de leur développement, et le système politico-médiatique accentue la pression. Les individus sont en compétition parce qu’ils sont confrontés au chômage et à l’augmentation du niveau des connaissances ; les partis et les entreprises sont en compétition par leur nature même ; les collectivités aussi, dont les élus se transforment peu à peu en "entrepreneurs de développement" ; quant aux pays en voie de balkanisation, ils sont condamnés à valoriser leurs avantages et leurs spécificités pour trouver leur place dans le nouvel ordre mondial, à côté des super puissances.
7Ou plutôt, à côté de "la" super puissance, car tous les pays occidentaux sont peu à peu submergés par la culture, ou ce que nous devons bien appeler ainsi, des seuls Etats-Unis. La récente ouverture d’Eurodisney en Ile de France n’est qu’un signe parmi d’autres : producteurs de radio, de télévisions, de cinémas, entrepreneurs de spectacles des USA, après avoir amorti leurs productions sur l’énorme marché intérieur américain, peuvent les diffuser ensuite à travers le monde à des prix évidemment imbattables. La loi de la compétition étant ce qu’elle est, les plus riches sont condamnés -si l’on peut dire...– à gagner à presque tous les coups.
8On peut regretter de voir l’hypercompétition et la loi du marché imposer leurs règles et prendre la place des valeurs éthiques ou morales qui faisaient jusqu’ici la force de l’humanisme européen. On p>eut aussi regretter de voir le son et l’image supplanter peu à peu l’écrit. Mais ce temps et ces circonstances sont les nôtres. Et, sauf à se retirer dans le désert comme Job, ou à se nourrir de misanthropie comme Alceste, il nous faut bien rechercher quelles sont, dans la société telle qu’elle est, les meilleures façons de valoriser le domaine qui nous concerne, c’est-à-dire le patrimoine, qui est à la fois permanence et changement.
Le goût du patrimoine, phénomène populaire
9Dans ce contexte nouveau, le rôle du patrimoine architectural, historique et urbain est devenu tout différent. Hier, quand Gutenberg n’avait pas encore cédé une partie de ses pouvoirs à Mac Luhan et quand l’ultra libéralisme n’avait pas encore envahi la planète, les monuments faisaient la délectation d’une minorité cultivée, imbue de traditions et désireuse de transmettre aux générations futures ce que les générations passées lui avaient légué. Cette minorité se trouvait souvent en opposition avec des administrateurs ou des élus "iconoclastes" Pour qui le développement économique ou urbain et les valeurs ygiénistes n’avaient que faire de ce qu’ils considéraient alors comme un amour passéiste ou rétrograde des "vieilles pierres".
10Aujourd’hui, il semble que le patrimoine reste le dernier élément de permanence et de référence dont les hommes disposent encore dans ce monde qui leur échappe en bougeant tout le temps. En cette fin de XXe siècle, le goût et le désir de patrimoine sont devenus des phénomènes populaires incontournables, marqués à la fois par la peur du changement et par le désir de valorisation d’un héritage.
Tout devient patrimoine
11On comprend pourquoi la notion de patrimoine se met à recouvrir des domaines de plus en plus étendus. Tout devient aujourd’hui digne de conservation : non seulement les églises, les châteaux et les quartiers anciens, mais aussi les bateaux, les traces archéologiques, les maisons d’artistes, d’écrivains ou de résistants, les usines abandonnées, les lavoirs et les fours à pain, les établissements thermaux, les constructions de fer, de terre ou de béton, dans le domaine matériel – mais aussi, dans le domaine immatériel, les savoir-faire et les techniques.
12Le ministre français de la culture, Jack Lang, va encore plus loin. Il a décidé en décembre 1991 de recenser les spécialités gastronomiques -le pied paquet ou le far breton- dans l’Inventaire des Monuments de la France "au même titre", a-t-il déclaré, "que les églises ou les châteaux". Et, comme Jack Lang n’est jamais en retard d’une guerre, voici qu’après la "sauvegarde du miroton", il accorde aux tags -ces graffitis qui fleurissent sur les murs de nos villes et de nos banlieues- une salle spécifique dans le Musée National des Monuments Français.
13Tout est aujourd’hui cathédrale à l’échelle de nos villes ou de nos régions. Oui, vraiment, on aime le patrimoine. Mais ne le dévalorise-t-on pas, à moins qu’on ne le survalorise, en le faisant à la fois lard et cochon ?
Surmultiplication des associations
14L’environnement associatif change lui aussi. Après les aristocrates de la culture qui sont toujours là mais dont l’influence décroît, après les groupements de personnes cultivées désireuses d’effectuer un tourisme intelligent, dont parlent plus loin Marc Boyer et Marc Laplante, on a vu apparaître une multitude d’associations très sectorielles et centrées sur des objectifs spécifiques.
15Elles ont su, dans de nombreux pays, se fédérer pour donner naissance à de vastes et forts groupements nationaux : "National Trust" en Grande-Bretagne, "Heimatschutz" en Suisse ou en Autriche, "Italia Nostra", "Héritage Canada", ont désormais pris un poids considérable dans chacun de leurs pays respectifs. Au point de devenir à leur tour héritiers et gestionnaires d’un patrimoine qu’ils se chargent de requalifier et de valoriser.
16L’individualisme français n’a pas permis de regroupements de ce type. Résultat, on ne compte plus le nombre des associations qui, toutes implantées à Paris, prétendent à une vocation nationale unificatrice : la Ligue Urbaine et Rurale, Sites et Monuments, l’Association pour la Protection des Villes d’Art, la Fédération Nationale des Associations de Sauvegarde (FNASSEM), Civitas Nostra, Gallia Nostra, les Vieilles Maisons Françaises (sans doute celle qui possède le plus grand nombre d’adhérents), la Demeure Historique, la Section Française de l’ICOMOS, et j’en oublie. Il faut leur ajouter les multiples groupements qui organisent des chantiers de jeunes bénévoles : REMPART, Jeunesse et Patrimoine, Cotravaux, ou Etudes et Chantiers. Sans omettre l’essentiel : les milliers d’associations (on en recensait déjà 6 000 en 1980) qui, à l’échelon local, militent pour le patrimoine.
17A tout ce bouillonnement associatif, il faut adjoindre, pour compléter le tableau, les "délégués" désignés à l’échelon départemental ou local par les associations nationales pour les représenter, sans oublier les membres des commissions diverses nées des lois de décentralisation -Commission Régionale du Patrimoine Historique, Archéologique et Ethnologique (COREPHAE), Collège Régional du Patrimoine et des Sites (CRPS), commissions départementales des sites ou objets d’art, commissions locales des secteurs sauvegardés...
18Bien entendu, nous n’évoquons ici que les militants du patrimoine bâti et des sites. On retrouve le même phénomène de multiplication et de dissociation parmi les associations du cadre de vie et plus encore dans les groupements "écolos" qui militent pour la défense des animaux, de la nature ou de l’environnement.
19Peut-on émettre l’hypothèse que le besoin de créer de fortes associations nationales est ressenti comme une nécessité dans les pays fédéraux ou fortement décentralisés -tandis que la France profonde, hypercentralisée depuis un millénaire, se méfie instinctivement de telles structures ? Si le foisonnement qui en résulte n’est pas obligatoirement signe d’efficacité, il est en tout cas preuve de vitalité.
20Le phénomène associatif français, sous ses multiples visages (vive la loi de 1901 !), est par ailleurs de plus en plus favorisé par l’augmentation forte du nombre des retraités, souvent condamnés très tôt à l’inactivité par une conjoncture économique défavorable. Les progrès de la médecine permettent à cette catégorie importante de la population de rester active beaucoup plus longtemps que la génération précédente. Nés avant la dernière guerre mondiale, les retraités, s’ils ne sont pas toujours sensibles à la qualité esthétique des tags, se mobilisent par contre volontiers pour le patrimoine afin que dure le monde "d’avant". Et ils représentent, grâce à leur disponibilité et leur curiosité, une source importante de clients pour le tourisme culturel.
21Mais les jeunes générations ne sont pas absentes de ce vaste mouvement. Et la multiplication des bénévoles sur les chantiers de fouilles ou de restauration, comme la présence massive des jeunes dans les quartiers anciens, le prouvent bien.
De la défense à la valorisation
22A l’origine de la plupart des associations, qualifiées, hier, d’amis des vieilles pierres, on trouve soit une société savante (pour les plus anciennes), soit la concrétisation d’une réaction de défense pour sauvegarder un monument, un quartier ou un site menacés par des projets iconoclastes. De telles batailles sont excellentes pour forger les caractères et pour souder les consciences.
23Les moyens qu’elles ont utilisés, et qu’elles utilisent encore, pour assurer la défense d’abord, la sauvegarde ensuite, du patrimoine sont très divers. L’essentiel réside dans les actions de "lobbying" qui visent surtout les responsables politiques ou administratifs : actions de sensibilisation ou de relations publiques auprès des médias, publication de bulletins ou de tracts, recours auprès des tribunaux administratifs, parfois même, pour les plus jeunes et les plus engagés, "sitting" et occupation d’immeubles.
24L’ensemble de ces moyens a très souvent abouti dans le passé à des résultats efficaces, en empêchant des opérations de vandalisme ou en favorisant des prises de conscience qui se sont révélées positives dans le temps. Au point qu’à regarder aujourd’hui les opérations promotionnelles lancées par les services "communication" des pays, des régions, des villes ou des promoteurs, on peut considérer que le patrimoine est devenu en 1992 un excellent argument de vente. Les combats revendicatifs des associations des années 60 à 80 sont presque partout récupérés. Et parmi les atouts de qualité de vie et d’environnement culturel que font valoir les publicités, on place désormais au premier plan l’existence du quartier historique, du château médiéval, des remparts ou de la maison natale d’un grand homme, au même titre que l’excellence de la gastronomie, le rayonnement de l’université ou l’aménagement de technopoles performantes : le "marketing de la nostalgie" joue à plein...
25Faut-il donc que les défenseurs du patrimoine nagent enfin dans le bonheur et la félicité ? Non seulement leur combat élitiste est devenu populaire, non seulement la notion de patrimoine s’est élargie au point d’englober aujourd’hui la quasi totalité du village ou de la ville, mais encore ce sont les élus qui se font souvent promoteurs de notions qu’ils rejetaient hier comme passéistes... Dans ces conditions, les associations ont-elles encore quelque raison d’exister ?
Savoir faire des choix
26La croisade en faveur de la protection n’est évidemment pas gagnée partout. Elle mérite donc que les associations continuent a s’y intéresser. Elle peut prendre des formes ultra-conservatrices, qui s’opposent par principe à toute évolution ; elle peut aussi apporter aux responsables une valeur ajoutée dont ils n’avaient pas conscience.
27Au moment où tout est patrimoine, il devient essentiel que les associations apprennent aux élus à faire des choix : identifier, hiérarchiser, choisir à bon escient, c’est aider à la création d’une éthique du développement urbain. Les défenseurs du patrimoine devraient d’abord, comme le souligne Jean-Paul L’Allier, Maire de Québec, émettre des exigences de qualité.
28Une telle éthique est d’autant plus indispensable que la fragmentation des politiques et la compétition sont de plus en plus fortes. Les associations doivent donc faire preuve de courage (ne pas céder sur l’essentiel), d’ouverture (accepter et même susciter la création contemporaine qui deviendra le patrimoine de demain) et de souci de requalification (pour être défendu à bon escient, le patrimoine mineur doit pouvoir trouver de nouveaux usages).
29Les associations ont à se battre pour faire prendre conscience aux élus que le développement ne doit pas se préoccuper uniquement des aspects économiques ou financiers et que les aspects humains et culturels sont essentiels.
30Il faut donc que les associations s’attachent à prouver qu’elles sont amoureuses à la fois de l’avenir de l’homme et du passé des pierres.
Le patrimoine, valeur ajoutée à la vie
31Car le patrimoine apporte à l’homme -et c’est sa grande chance face à l’hypercompétition et au "zapping"– une valeur ajoutée irremplaçable. Une valeur ajoutée à la vie avec ses hauts et ses bas, ses erreurs et ses réussites, le sentiment d’appropriation et l’acceptation des autres, le mélange et la spécialisation.
32Le patrimoine sans la vie n’est qu’une coquille de Bernard-l’ermite agréable à l’oeil mais tout juste bonne à décorer un coin d’étagère. Avec la vie, sa valeur d’identité lui donne naturellement sa place dans le monde de la fin du XXe siècle.
33On retrouvera à travers les pages de cet ouvrage de nombreux exemples, qui le démontrent mieux que toute théorie.
34Le propriétaire d’une vieille demeure qui l’habite toujours, tout en organisant la visite du public pour financer une partie de ses frais d’entretien -comme on en trouve souvent en Grande-Bretagne, en Italie et maintenant en France- a plus de chance de faire vivre son patrimoine que le châtelain fermé entre ses quatre murs. Mais il arrive que la propriété familiale devienne une propriété collective. Il faut alors trouver au monument des utilisations différentes : on ne compte plus les châteaux ou les demeures anciennes transformées en hôtels, en centres culturels ou sociaux, en universités, en maisons à visiter, en centres d’animation musicale, théâtrale ou historique, ou tout simplement en logements.
35Une usine désaffectée ne devient pas automatiquement un écomusée destiné seulement à rappeler une activité morte, comme c’est souvent le cas en France. Lorsqu’il s’agit d’entreprises qui continuent à produire tout en s’organisant pour accueillir le public et lui vendre leurs fabrications -comme il commence à en exister en Franche-Comté, dans la région Rhône-Alpes, au moulin à papier de Richard le Bas en Auvergne, ou comme le Musée de la Chaussure à Romans ou la papeterie Saint-Gilles au Québec, la réussite à la fois économique et populaire est presque assurée. Encore faut-il savoir transformer l’écomusée en "économusée", pour reprendre l’expression de Cyril Simard, c’est-à-dire en entreprise sachant assurer l’autofinancement de sa gestion.
36La restauration d’un monument, celle d’un immeuble ancien, ou les travaux d’un chantier de fouilles archéologiques transforment trop souvent l’espace en îlot mort caché derrière des palissades. Mais ils peuvent aussi devenir des éléments d’animation et d’éducation. Trois réalisations lyonnaises le montrent bien : la restauration de la cathédrale Saint Jean, que l’architecte en chef Didier Repellin a organisé pour que son travail et celui des tailleurs de pierre soit visitables par le public ; la réhabilitation de l’immeuble des Voraces à la Croix-Rousse avec la participation des 63 familles locataires ; et les fouilles archéologiques préparatoires aux travaux de parking ou de métro, présentées en permanence au public. Ce sont là des exemples trop rares mais qu’il faudrait développer.
37En ce qui concerne les centres historiques, dans les grandes agglomérations urbaines comme dans les petits villages, la vie doit rester toujours présente derrière, dans et autour des pierres. C’est dans les centres urbains que les notions d’investissement économique et financier ont le plus de force et de poids, c’est donc là que la force et le poids des individus réunis en association peut jouer le plus grand rôle, pour faire valoir l’importance des aspects humains et culturels. L’histoire exemplaire des chinois de Boston le prouve : une collectivité organisée peut acquérir de l’influence face aux intérêts divergents d’une autre collectivité. Encore faut-il que les acteurs soient en phase.
38Il reste à mettre au point les formules qui permettront aux f) lus-values dues aux interventions de la collectivité (avantages iscaux, subventions, aides diverses) de profiter à tous et pas seulement à quelques-uns. Aujourd’hui, en effet, elles bénéficient trop souvent aux "touristes de la plus-value et de la rente foncière" dénoncés à la fois par Michel Rivoire à Lyon et par Gérard Bourgarel à Fribourg.
L’adaptabilité plutôt que le conservatisme
39La vie est amenée à prendre des formes différentes selon les lieux et les pays : le travail des associations, en liaison (ou en opposition !) avec les collectivités, doit aider à découvrir les formes de vies nouvelles qui permettront de donner une vocation contemporaine à un bâtiment ou à un quartier pour lesquels ils n’étaient pas toujours conçus à l’origine. Cela nécessite souvent que l’on abandonne des positions purement conservatoires, fixistes et passéistes pour prôner l’adaptabilité, l’aménagement et parfois la transformation.
40Combien de bâtiments et de quartiers anciens nous donnent l’exemple de cette adaptabilité permanente qui leur a permis de parvenir jusqu’à nous ! On ne compte plus les églises modifiées, transformées, passant du roman au gothique, au baroque ou au style sulpicien ; les couvents devenus casernes, écoles ou musées ; les casernes abandonnées par l’armée et récupérées par l’université ; les halles transformées en salle de concert ou centres culturels ; les logis d’abbesses ou de chanoines aujourd’hui aménagés par des sociétés de HLM ou de logements d’etudiants ; et les lieux où les foules de pèlerins des siècles passés sont remplacés par les touristes du XXe siècle.
41Cela va des réussites presque trop spectaculaires, comme Venise ou le Mont Saint-Michel, aux centres historiques qui ont su conserver ou retrouver une vocation universitaire, comme à Oxford, à Bologne ou à Tours, en passant par les quartiers anciens revitalisés par la présence d’habitants diversifies et des commerces nouveaux comme le Vieux Lyon, la Petite France à Strasbourg, ou les vieux quartiers d’Annecy, de Rouen ou de Bordeaux. Les 18 opérations de réutilisation lancées par Héritage Canada sous le nom de "Rues principales" vont dans le même sens.
42A côté des réussites (jamais totales...), on constate aussi de nombreux échecs. Les muséifications du Vieux Genève ou du Marais à Paris, parce qu’elles touchent des capitales, sont les plus exemplaires : le poids de l’argent et du marché a éliminé la vie grouillante de l’artisanat d’hier pour le remplacer par des boutiques mortes et des portes bourgeoisement fermées -sans parler de la multiplication des entrées de garage qui stérilisent de plus en plus de rez de chaussées. Mais il y a aussi les effets désastreux de la crise économique qui vide de leur substance des petites villes comme MORLAIX, où la moitié des maisons anciennes et des commerces du centre sont aujourd’hui restaurés mais vides et à vendre -sans trouver d’acquéreurs, les habitants ayant souvent préféré se faire construire des maisons neuves en banlieue. Il y a aussi tous ces bâtiments anciens que beaucoup de municipalités, faute d’imagination ou de crédits, laissent se dégrader parce qu’elles ne leur ont pas trouvé d’usages nouveaux. Parfois aussi parce que des conservateurs intransigeants n’ont pas accepté la moindre modification qui aurait permis leur intégration dans la vie contemporaine.
43Sans parler de toutes les usines mortes et perdues à travers les campagnes que certains rêvent de transformer en musées d’activités passées. Sans parler non plus des milliers d’anciennes maisons rurales abandonnées, dédaignées par les gens des villes qui préfèrent implanter leurs résidences secondaires dans des "villas mon rêve" sans goût ni grâce, souvent construites à proximité. Ce qui prouve bien que l’éducation pour tous n’est pas encore la culture pour tous et que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour transformer nos théories en faits...
Le partenariat voie d’avenir
44Les Américains du Nord ont su, beaucoup plus que l’ensemble des pays européens, mettre en pratique une notion qui enrichit considérablement le patrimoine et lui permet de trouver sa place dans le développement et la compétition : c’est la notion de partenariat. Lors du colloque Jacques Cartier de Lyon, plusieurs intervenants des USA et du Canada, et d’abord Phylis Lambert, se sont étonnés de l’absence de cette dimension dans tous les exposés européens. La division entre le public et le privé, les contraintes réglementaires, les systèmes binaires dans lesquels baigne l’Europe, aboutissent souvent à une méfiance de l’Etat pour les initiatives privées et à un désengagement consécutif de ces dernières qui ont tendance à se "défausser" au profit des collectivités publiques.
45Associations et particuliers devraient pourtant essayer de proposer des actions communes aux collectivités. Et ces dernières auraient besoin de se dépouiller de leurs vieilles préventions en acceptant de faire confiance -ce qui n’empêche pas, bien entendu, le contrôle a posteriori.
46Déjà dans le domaine touristique, on commence à voir se développer des opérations de promotion ou de gestion communes. La Maison de la France et beaucoup d’Omces de Tourisme sont aujourd’hui partiellement financés par des partenaires privés : le montant de leurs apports dépasse rarement 25 % de leur budget, mais on pourrait arriver à la parité d’ici la fin du siècle.
47Le développement, en France, de la politique de décentralisation qui rapproche l’élu de l’administré facilite à la fois la confiance et le contrôle. Mais les associations locales et régionales du patrimoine n’y sont souvent pas préparées. Résultat : on voit proliférer une multitude de groupements para-administratifs qui, sous couvert de la loi de 1901, ne sont bien souvent que des relais commodes pour la distribution de l’argent public. Il appartient aux citoyens de se regrouper et de veiller au grain.
48Attention pourtant à ne pas confondre partenariat et mécénat. Les actions de mécénat, qui peuvent prendre des formes spectaculaires, s’intéressent rarement -sauf en Italie- au domaine du patrimoine. Quoiqu’il en soit elles restent le plus souvent ponctuelles et liées à des événements médiatisés. Alors que le patrimoine qui a vécu dans le temps, continue à avoir besoin du temps. Recherchons donc pour lui des solutions partenariales et contractuelles plutôt que des coups de coeur, même si nous sommes heureux de les susciter et de les accueillir.
Conclusion
49Il faut conclure. Nous voici plongés dans un monde nouveau, baigné par l’image et soumis aux lois cruelles de l’hypercompétition. Dans ce monde perdure un héritage qui a pris au cours du temps des formes multiples et qui est parvenu Jusqu’à nous parce que chaque époque a su l’adapter à ses propres besoins. Entre le monde et l’héritage, on trouve des hommes et des associations qui se passionnent pour la préservation et pour la revalorisation du patrimoine, parce qu’ils ont pris conscience de la valeur ajoutée que le patrimoine apporte à la vie.
50Dans la chaîne du temps, nous sommes tous dépositaires de cet héritage à transmettre aux générations futures. A nous de trouver les moyens adaptés à notre époque qui nous permettront de continuer à la faire servir et à le faire aimer.
Auteur
Président de "Patrimoine Rhônalpin". Président du Collège Régional du Patrimoine et des Sites Rhône-Alpes. Membre de la Commission Nationale des Secteurs Sauvegardés.
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