1À l’origine de ma recherche, je trouve deux constatations et trois questions. Les Hindous et les Grecs ont fait de Shiva et de Dionysos, des dieux appartenant à des cultes de possession, les dieux du théâtre. Pour quelles raisons ? Le jeu dramatique, tel qu’il est utilisé avec les élèves ou les jeunes issus de milieux défavorisés, ou dans le milieu carcéral, provoque parfois de tels changements que l’on peut parler de changement de personnalité. Sur quoi repose un tel pouvoir et peut-on comprendre comment ça fonctionne ? Existe-t-il enfin un lien entre ces deux constatations ?

2A l’issue de ma recherche, je pense avoir mis en évidence l’existence d’un fonctionnement particulier de l’être humain – et par être humain je comprends aussi bien corps qu’esprit – qui peut s’observer dans les cultes de possession ou les maladies mentales et d’une manière beaucoup plus légère, dans le jeu dramatique. Dans ce nouvel état de conscience, le mental ne fonctionne plus de la même manière.

Cette idée de notre conditionnement, de notre asservissement à des systèmes philosophiques, sociaux, politiques, commerciaux, familiaux, religieux, etc., a beau nous être désagréable, nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence que nous fonctionnons ainsi, et c’est d’ailleurs ce qui nous a valu toute la littérature que nous connaissons bien sur notre « aliénation ». Jacques Donnars423

On oublie souvent à quel point l’éducation de l’homme se fait de manière théâtrale. C’est sur le mode le plus théâtral que, bien avant d’être pourvu d’argument, l’enfant apprend à se comporter/.../. L’homme copie des gestes, des jeux de physionomie, des intonations. Si la douleur engendre les larmes, les lamies aussi engendrent la douleur.. /.../ De tous les arts, le théâtre n’est-il pas en quelque sorte le plus humain, le plus général, celui qui est le plus souvent pratiqué, puisqu’il l’est non seulement sur scène, mais aussi bien dans la vie ? Bertolt Brecht424

3Ces deux citations, celle de Jacques Donnars et celle de B. Brecht peuvent servir de point de départ pour comprendre l’objet et les résultats de ma recherche. Si on accepte cette idée d’aliénation, de « conditionnement », on accepte en même temps l’idée que nous ne sommes pas des essences innées, mais des êtres produits par une culture, une société, une famille. Ce conditionnement entraîne des associations habituelles, ces associations que Kelly appelle des « constructs » et Piaget des stéréotypes. C’est à travers ces associations que notre « moi social » perçoit le monde et lui-même. Or, dans les états modifiés de conscience, ces associations perdent de leur consistance et des réorganisations deviennent possibles au sein de ce que Morton-Prince appelle « la masse de conscience ». Notre « moi » habituel, l’être que nous croyons être alors qu’on nous a seulement persuadés que nous étions cela, n’apparaît plus alors que comme une potentialité parmi d’autres : nous sommes des êtres transformables. Ces transformations passent par deux étapes distinctes, et peuvent se faire à des degrés d’intensité très différents. Nous passons par une première période qui est celle de l’effacement du moi social. Cette période est suivie, dans les cultes de possession, par l’emprunt d’une identité de substitution qui a pour objet de compenser nos manques.

4L’approche proposée par Artaud nous réintroduit au cœur de la pensée grecque, celle qui voyait en Dionysos le dieu d’un culte de possession. Mais, grâce aux approches actuelles de l’anthropologie, notre point de vue peut s’inverser. La possession, c’est échapper, en utilisant certaines techniques, au personnage auquel nous sommes le plus souvent réduit : éloignés un moment de notre identité habituelle, nous découvrons que nous pouvons être autre, être « un autre ».

5Ces techniques induisent un état particulier que l’on nomme la transe, mais que les psychologues regroupent dans ce qu’ils appellent des états modifiés de conscience (EMC). Il existe divers types d’EMC, plus ou moins profonds. Le vacillement du moi engendre la découverte que nous ne sommes pas notre moi social, mais ce vacillement n’est pas un phénomène métaphysique ou psychiatrique, mais bien un phénomène physique. Mais il m’a fallu de longues années de travail, en particulier à travers les bilans que me rendaient les étudiants que j’avais en atelier, pour me rendre compte que, dans l’expression dramatique, la prise de conscience que le moi social n’est qu’une potentialité pouvait être suivie de débuts de réorganisation de la personnalité. Ce point de vue permet de comprendre les transformations de l’individu que l’on peut observer dans les différents lieux où l’on utilise le jeu dramatique comme thérapie (ce qui n’est qu’un retour aux sources et non une perversion) : les hôpitaux psychiatriques, les prisons et les établissements scolaires. Ces transformations s’expliquent par ce moment où le moi vacille.

6Si j’essaye de faire le point sur ma recherche, je peux partir de cette remarque d’Evreinov : nous désirons tous être quelqu’un d’autre, nous donner à nous-mêmes le spectacle de nous-mêmes dans un autre rôle.425

7 Dans des cultures différentes de la nôtre existe depuis des siècles une technique qui a permis, surtout à ceux qui se trouvaient dans des situations d’infériorité, de s’inventer, grâce à l’environnement culturel, une autre identité : la possession. Culturellement, nous ne pouvions pas utiliser la possession, d’autant que l’Église voyait dans toute possession un phénomène diabolique. En revanche le XVIème siècle a retrouvé cette forme d’expression humaine, à la fois proche et distincte de la possession, que les adorateurs de Shiva et de Dionysos avaient aperçue dans le théâtre. Ce siècle a donc vu se développer en Europe une forme particulière d’expression, l’expression dramatique. Une troisième solution est constante dans toutes les cultures, la maladie mentale, mais certaines époques, certaines sociétés voient se développer une forme très particulière de maladie mentale : le phénomène de personnalité multiple. Cest ce que nous avons analysé dans le cas de miss Beauchamps, mais nous avons appris également que ce phénomène était en forte augmentation actuellement aux U.S.A..426

8Si l’on suivait les idées de Georges Deveureux, il faudrait peut-être préciser que ce que nous appelons un « état normal » relève, selon lui, d’une psychose profonde et donc également de la maladie mentale. S’adapter à une société malade, c’est être malade soi-même. Mais cela nous entraînerait trop loin.

9Dans la possession comme dans le jeu dramatique, mais avec des différences de niveau très importantes, on passe par une perte de l’identité habituelle pour accéder à un état de vide identitaire : la transe, puis on passe à une identité seconde. Mais tandis que la possession ne produit qu’une réorganisation limitée dans le temps, le jeu dramatique, à l’instar de la psychanalyse, permettrait une réorganisation plus profonde. La maladie mentale ordinaire est, pour sa part, une conduite relativement négative. Ne pouvant plus accepter l’identité qu’on lui impose, l’individu se réfugie dans la psychose. En revanche la personnalité multiple, lorsqu’elle apparaît comme dans le cas de miss Beauchamps, mais aussi les autres cas évoqués par Morton-Prince, peut faire penser à un choix inconscient de construction d’une identité de substitution, comme pour le jeu dramatique, mais avec des approches toutes différentes.

10Cet ouvrage se veut un ouvrage d’anthropologie. Je me suis efforcé de mettre en rapport deux techniques427 : la possession et le jeu dramatique, techniques appartenant à des cultures bien différentes, mais qui mettent en jeu des possibilités psycho-physiologiques qui appartiennent à notre espèce humaine428. Mais en notre période de crise, de « fracture sociale », ce travail s’est découvert un autre objet. Dans les pratiques d’insertion, notamment l’insertion socio-professionnelle, nombreux sont les organismes qui utilisent le jeu dramatique, ou des variantes comme les jeux de rôles, en direction des jeunes de banlieue, des RMistes, des chômeurs de longue durée. Mais ces pratiques sont empiriques, et il n’existe pas de formations de formateurs permettant aux intervenants de comprendre les mécanismes qu’ils mettent en jeu. Une meilleure connaissance de l’ensemble des processus devrait permettre d’obtenir des résultats plus réguliers, plus profonds et donc durables. Certes, il existe d’autres pratiques d’insertion, comme le sport ou l’informatique, et toutes ces pratiques obtiennent des résultats. Mais il existe, me semble-t-il, une différence fondamentale entre le jeu dramatique et les autres techniques : la notion d’identité est située au centre même de la pratique du jeu dramatique, alors qu’elle n’est que périphérique, accessoire, dans les autres pratiques. Or, dans presque tous les cas, les déficits sociaux sont liés à des déficits identitaires. En outre, comme le jeu dramatique est un travail de groupe, son apprentissage est, en même temps, un apprentissage social.

11Nous revenons ainsi aux origines. Comme l’explique Georges Lapassade, à Athènes, comme à Rome, comme dans tous les lieux de déportation d’esclaves, les rites de possession deviennent la thérapie des opprimés. Les thiases s’opposaient aux organisations hiérarchisées de la Cité :

Dieu cosmopolite, il (Dionysos) organise sa religion en dehors des cadres habituels de la vie civique, famille, tribu, phratrie [...] Le dieu s’adresse à tous indistinctement, jeunes ou vieux, riches et pauvres, citoyens et esclaves. Il ne tient pas compte de la rigoureuse hiérarchie sociale, fondée sur la logique et le sens commun, qui assigne à chacun son rôle dans la communauté civique.429

12N’est-ce pas de la même manière qu’Evreinov caractérisait le théâtre quand il écrivait :

L’essence du théâtre ne consiste-t-elle pas, avant tout, en une capacité à transgresser les normes établies par la nature, l’État, la société ?