1Comme on vient de le lire, la vie peut être envisagée comme du théâtre, du psychodrame ou de la possession sans qu’il s’agisse là de métaphores mais, bien au contraire, de tentatives pour expliquer des dysfonctionnements qui apparaissent comme la conséquence directe de l’ignorance de cette dimension théâtrale. Toutefois, si Berne n’utilise pas le théâtre comme thérapie, ou si Kelly ne travaille pas à l’intérieur d’un groupe, la plupart des études suivent un schéma presque identique : mise en train dans un groupe, travail en commun, bilan du travail. C’est cette structure que je me propose d’examiner.

2Qu’il s’agisse d’une répétition théâtrale ou d’un travail d’atelier, d’une séance de transe ou d’une séance de psychodrame, on ne commence pas directement : il y a toujours un temps réservé à réchauffement, au « warming up » pour reprendre le terme américain. Certes ce passage s’explique de manière physiologique : le corps est « noué », il est nécessaire de faire travailler les muscles, de respirer autrement pour retrouver un « nouveau » corps. Ces exercices nous aident également à trouver un autre mode de fonctionnement psychique. Ils ont aussi pour but d’obtenir un changement dans l’expression émotionnelle. Il s’agit de réduire les contrôles et les inhibitions pour obtenir des émotions plus primitives et plus extrêmes. Cette transformation me paraît devoir attirer notre attention. Je cite ici trois metteurs en scène lyonnais qui expliquent comment ils travaillent avec leurs comédiens :

J’essaie beaucoup [...] de demander au comédien de se défaire des mots pour trouver le corps, et c’est là que ça devient assez bouleversant. Et ça on n’arrive à le faire qu’au moment où les comédiens ne sont pas conscients de ce que je leur demande. Quand ils arrivent à être conscients de ce jeu-là, ils ne font plus pareil, c’est là qu’on revient au théâtre. Philippe Faure.

C’est très complexe d’improviser sans texte, parce que ça fait intervenir la personne dans une intimité assez grande. Plus ça vient du corps, mieux c’est, donc, plus c’est profond, mieux c’est. Il faut faire baisser les défenses, les gardes, aller vers une plus grande disponibilité sensorielle.[...]. La rationalisation, la pensée fabriquent une protection qui va faire que l’acteur ne prendra plus de risques, il va passer à côté de quelque chose, parce qu’il se fournira toutes les raisons de ne pas se mettre en danger [...]. Et puis c’est faux de parler de personnage. Je travaille parfois avec un Geoffrey qui a 12 ans, un Geoffrey de 28, un Geoffrey de 35 ans. Parfois Zizette a 5 ans. Je soupçonne que la couche, l’état dans lequel travaille le comédien, change. C’est comme une nappe phréatique qu’il ne pourrait pas atteindre directement. Il faut qu’il s’enfonce progressivement et qu’il traverse toutes les couches pour arriver à la plus profonde. Bruno Mevssat.

Tant qu’un acteur est reposé, il a un système immunitaire très fort. Son mental est toujours là pour dire : attention, je ne comprends pas, ce n’est pas logique ce que tu veux, ce que tu me proposes. Alors que quand il est fatigué, essoufflé, crevé, son système de défense est à plat, et il peut arriver à extirper de lui-même des choses dont il ne soupçonnait pas l’existence. Wladislas Znorko344

3Ces trois manières de travailler reposent bien sur cette volonté d’obtenir un autre fonctionnement psychique pour, comme nous l’avons lu plus haut : « obtenir un changement dans l’expression émotionnelle. [...] réduire les contrôles et les inhibitions pour obtenir des émotions plus primitives et plus extrêmes ». Il se trouve que cette définition correspond à l’un des états de conscience altérée (E.M.C.) tels que les définit Ludwig, états ordinairement produits par^- la transe.

4Ce travail de préparation par lequel passe le comédien, amateur ou professionnel, avant la séance de travail, aurait donc un effet inducteur, au même titre que ceux que nous avons étudiés chez Donnars, à cette différence près que la profondeur de transe recherchée n’est pas la même. En revanche, chez Moréno, lorsqu’il aborde la question des résistances à la spontanéité, nous avions trouvé la même critique de la rationalité excessive et de la référence aux modèles préétablis.

5De leur côté, H. Collomb, professeur à la Faculté de médecine de Dakar, et Chantal de Préneuf étudient les rapports qui existent entre le psychodrame et un culte de possession des Lebous du Niger, le N’Doep. Ils montrent que la cérémonie commence par une période d’échauffement et que celle-ci a pour but de permettre aux participants d’aller plus loin. Ils décrivent ce passage en ces termes :

Ce n’est qu’en sortant de la timide vénération de son « moi », en dépassant les craintes qui le poussent à se couver soi-même, que l’homme « libre » lance dans l’universel ce morceau de lui, qui n’est déjà plus lui, qui est au-delà de lui et ne lui reviendra jamais, sa création. Une « grande peste » dont parle Moréno, f « égolâtrie », s’oppose à ces « forces créatrices spontanées, plus universelles et plus anciennes, dit-il, que la libido ». Le cercle vicieux de la peur de s’amoindrir ou de se briser, interdisant toute croissance et toute création, peut se rompre si, entraîné par son propre mouvement, sans avoir eu conscience du « passage », l’individu, surpris d’avoir pu franchir les garde-fous de sa fausse intégrité personnelle, devine une certaine joie, au delà de ses craintes, une puissance native derrière ses propres failles. Voyant s’élargir le champ de son « possible », il peut alors risquer, se risquer, et se découvrant alors créateur, le devenir.345

6On retrouve bien cet état commun346, état de transe qui peut être plus ou moins profonde, qui est l’état recherché aussi bien dans l’improvisation que dans le psychodrame, mais qui est également l’état dans lequel doit se trouver l’analysant, comme le montre ce texte de Freud :

Il s’agit de reconstituer un état psychique qui présente une certain analogie avec l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, et sans doute aussi avec l’état hypnotique [...]. Au moment où l’on s’endort, les « représentations non-voulues » apparaissent à la surface, parce qu’une certaine action volontaire (et sans doute aussi critique) s’est relâchée [...]. Dans l’état que nous allons utiliser pour l’analyse des rêves et des idées pathologiques, on renonce avec intention à cette activité critique et on utilise l’énergie psychique économisée ainsi (ou une fraction de cette énergie) pour suivre des pensées non-voulues, qui surgissent et gardent leurs caractères représentatifs, contrairement à ce qui se passe au moment où l’on s’endort. Les représentations « non-voulues » deviennent ainsi « voulues ».347

7Ce texte a, en outre, l’avantage de nous introduire dans un début d’explication des transformations que peut provoquer cet état : la récupération d’une part d’énergie « psychique » due à l’abaissement de l’activité critique.

8Mais quelle est donc la cause de cet état de transe légère ? Même si je n’en suis qu’au début de ma recherche dans ce domaine, je suis au moins certain d’une chose : le trac est un état proche de la transe légère, et cet état a une symptomatologie bien connue : mains moites, cœur très rapide, tremblements, sensation de gorge nouée ou de crampes au niveau de l’estomac, tout ce qui, physiologiquement, ressort d’une augmentation importante du taux d’adrénaline dans l’organisme. Or les travaux d’Henri Laborit ont mis en évidence que la noradrénaline est l’antagoniste de l’hormone d’inhibition de l’action (HIA). Cette production d’adrénaline est donc indispensable pour accéder à un état créatif. Un autre élément, moins connu, mais aussi précis, vient de ce qu’ont pu constater de nombreux comédiens. Lorsqu’ils ont joué pendant plusieurs mois, pratiquement six jours sur sept, un rôle donné, à partir du moment où ils se trouvent en arrêt, à l’heure où d’habitude ils montaient sur scène, ils éprouvent d’abord un état similaire au trac, puis apparaissent des symptômes de manque comme si, à ce moment-là précisément, ils avaient pris soit une drogue, soit un médicament entraînant une dépendance. On peut peut-être en déduire qu’outre la noradrénaline, d’autres hormones entrent en action lors de l’entrée en scène, lors de la mise en jeu du comédien par lui-même.

9Ce qui est recherché par Znorko ou Meyssat, cette sorte d’épuisement physique qui permet d’entrer dans un état de transe légère, se retrouve peut-être dans les recherches faites autour des participants au carnaval de Rio. Au bout de plusieurs heures, sinon parfois des journées entières, ces danseurs, qui devraient être épuisés, ne le sont pas du tout. Au contraire, ils retirent de leur fatigue ivresse et jubilation. D’après les spécialistes des neurotransmetteurs, l’augmentation des taux de phényléthylamine, de noradrénaline et de dopamine, modifie les relations entre le cortex et le système limbique. Ce dernier prend les commandes et le cortex, mis en partie entre parenthèses, laisse passer les impulsions, ce qui favorise la spontanéité. Cette technique est d’ailleurs ancienne, puisque Diderot en parle dans son Paradoxe348.

10Le second élément de la structure : le travail à l’intérieur d’un groupe, se retrouve également dans un certain nombre de cas. Nous avons vu, dans l’étude du T.T.T. de Donnars que, pour lui, le groupe joue un rôle fondamental, celui de permettre la régression à un niveau très ancien. Cette régression est également mise en évidence par Moréno, lorsqu’il explique que l’origine de la spontanéité et de la créativité se trouve dans la toute première enfance. Il semblerait, en fait, que le groupe soit amené à jouer des rôles différents.

11Tout d’abord le groupe est, selon l’expression de Lemoine, une hétérotopie349, il constitue à la fois un espace et un temps imaginaires, d’où un ensemble où tout est possible. Si on devait comparer ce lieu à un lieu déjà connu, il faudrait dire qu’il est proche de celui des rêves de l’enfance. Nous avons vu, plus haut, que Bruno Meyssat a conscience de travailler avec des comédiens qui sont « revenus » à des moments éloignés de leur enfance. C’est aussi le cas de Znorko pour qui tout le travail de théâtre, qu’il soit en direction des acteurs ou en direction des spectateurs, doit avoir pour effet de nous ramener à cet état d’enfance après lequel, comme le dit A. Vialatte qu’il aime citer, « tout dégringole ». Mais la plupart des travaux sur la transe montrent que la régression va beaucoup plus loin, ou, plus exactement, nous met en relation avec une part de nous-mêmes beaucoup plus éloignée. Un spécialiste de la pensée grecque, W. Otto, montre dans son ouvrage que la relation dionysiaque était une sorte de plongée dans l’inconscient, le dionysisme étant lié aux forces féminines et telluriques. Il ajoute que « l’état dionysiaque est un phénomène originel de la vie » et que l’homme doit participer de cet état « à tous les moments de naissance de son activité créatrice350 ». Un autre psychologue, Ruffiot, essaye d’expliquer l’origine des états créatifs en ces termes :

L’organisation la plus primitive du moi et du monde au début de la vie est constituée par le noyau d’indifférenciation primaire. Ce noyau est [...] ce qui chez un individu permet l’ouverture à l’autre, la symbiose avec l’autre, [...] (permet) d’entrer en résonance affective, inconsciente, fantasmatique, spontanée et immédiate, avec les autres psychismes. [...] Cette zone extra-territoriale, aire transitionnelle du Soi, espace des rêves et de l’hallucination collective, noyau agglutiné, indifférencié, psyché ouverte, où Je est un autre, où Je est objet avant d’être Sujet.351

12On remarquera qu’il met ici en commun ce que Moréno distingue : le lieu d’une potentialité créatrice spontanée, mais aussi ce que Moréno appelle le télé, cette capacité à communiquer réellement avec autrui352.

13Ensuite, tous les travaux faits sur les groupes montrent que chacun de nous a tendance à reprendre dans le groupe la place qu’il occupait dans son enfance au sein de sa famille. Chacun se situe en liaison avec ses identifications infantiles, même si l’un des effets du groupe sera, plus tard, de l’obliger à quitter ces identifications. Le groupe, espace ludique même s’il est un espace de travail, favorise donc ce retour, mais l’autorise également, comme le montre Donnars. C’est parce que la confiance dans le groupe existe que peut se produire la régression, la plongée dans le gouffre.

14Enfin deux autre éléments entrent en jeu. Le premier, relevé par Moréno et les psychodramatistes, mais que beaucoup de metteurs en scène ou de responsables d’atelier pourraient noter, est ce que j’appellerai un phénomène d’écho. Un membre du groupe s’engage sur un des chemins qui le mènent vers ses émotions les plus profondes, et d’autres membres entrent dans son « jeu », comme si ce qui se dit à travers l’un faisait écho chez les autres. Cet « inconscient commun » du groupe, comme l’appelle Moréno, est certainement l’un des principaux moteurs de sa création collective. L’autre élément est lié à la composition même du groupe. C’est Moréno qui signale que la composition la plus favorable pour un groupe est un mélange des deux sexes, de jeunes et de vieux, et de représentants des minorités ethniques si la société en contient. Nous trouvons là un souhait exprimé par de nombreux metteurs en scène pour la composition d’une troupe, un peu comme si l’inconscient commun de la troupe devait avoir des similitudes avec l’inconscient commun du groupe social dans lequel la troupe veut s’insérer.

15Le bilan du travail ne se retrouve pas dans tous les cas de figure. On a vu que, dans le T.T.T., il faisait partie de la méthode de travail de Donnars, mais pas de celle d’Akstein. De même s’il fait partie de toutes les séances de psychodrame, il ne faisait pas nécessairement partie du « Journal Vivant ». Enfin, dans les répétitions ou les travaux d’atelier, cela peut varier en fonction du metteur en scène ou de l’animateur. Si je prends le cas du metteur en scène, quelqu’un comme F. Maimone termine toujours une répétition par une italienne, celle-ci ayant pour effet de fixer tout le travail effectué au cours de la séance. Au contraire W. Znorko observe beaucoup, mais ne fixe rien et même ne note rien, partant du principe que si quelque chose de fondamental a réellement été vécu par le groupe, cela ne peut pas s’effacer de la mémoire. Ayant participé à certains ateliers, en ayant longtemps dirigé, je n’ai jamais eu une doctrine rigide dans ce domaine. Néanmoins j’ai remarqué qu’il était nécessaire de faire régulièrement le point sur le travail. La mise en commun du vécu de chacun permet d’augmenter considérablement ce qu’on pourrait appeler la « dimension thérapeutique » de ce genre de travail (nous reviendrons plus loin sur cette notion). Anne Ancelin-Schutzenberger explique que le bilan exerce une double influence sur les membres. La discussion permet à chacun de découvrir combien il a été marqué par son éducation, combien celle-ci lui a transmis des manières de penser, de voir les autres qui sont en fait autant d’obstacles. En second lieu, la manière dont chacun va raconter comment il aura vécu un des moments les plus forts d’une séance a un effet de renforcement. Cette prise de conscience commune, qui passe à la fois par les consciences individuelles et l’inconscient commun, a souvent ce que j’appellerai un effet « bouleversant ». Le retour sur le vécu, la nécessité de le dire, de le nommer, constitue une forme de travail psychique très fort, une perlaboration si nous osions utiliser le vocabulaire de la psychanalyse.