Chapitre 2. Le corps radiesthésiste

p. 83-137


Texte intégral

Présentation du corps radiésthesiste

1Appréhender le corps radiesthésiste relève d’un double défi : celui de savoir s’il existe un corps imaginé par le radiesthésiste, et si celui-ci est porteur d’un sens anthropologique, c’est-à-dire latent.

2Les attitudes, les postures, les regards, l’ensemble des comportements apparaissent codifiés lorsqu’on les observe, et sont exécutés de la même manière chez tous les sourciers. On pourrait dire, sans se tromper, qu’ils sont « ritualisés » si ce terme même ne relevait d’une conception par trop religieuse du phénomène. En effet, la radiesthésie se présente, avant tout, comme une technique efficace, et non pas comme le résultat d’un acte rituel, à portée magique ou religieuse. C’est toute l’originalité de ce que nous appelons le « corps radiesthésiste ».

3Le pari consiste justement à mettre en évidence, dans un premier temps en tout cas, la « cohérence du geste », puis son évolution dans l’histoire de la pratique qui va, pour un radiesthésiste, de la sourcellerie au magnétisme.

4La question du « particularisme local » n’intervient que pour « qualifier » un geste ou, si l’on préfère, « aider à comprendre » des différences infimes : les enquêtes menées auprès de sourciers radiesthésistes d’autres régions (Vosges saônoises, Haut-Jura, par exemple) nous conduisent à penser que le corps et le geste radiesthésistes transcendent cette différence ethnique1 pour atteindre à des racines anthropologiques fondamentales qui seraient celles de l’acte radiesthésiste2. Les contraintes techniques s’imposent au corps radiesthésiste de la même manière, et font que le geste possède – en plus – une portée proprement technique. Mais, si contenu symbolique il y a, celui-ci serait précisément le résultat du particularisme local, en quelque sorte le « précipité » culturel.

5On ne peut douter qu’il existe d’autres manières de pratiquer la radiesthésie dans des contextes culturels qui « réinterprètent » à leur manière cette pratique ; un exemple probant nous est à cet égard fourni par cet extrait de l’ouvrage de P. Sebillot3 :

En Haute-Bretagne, celle [la branche] de coudrier qu’on a tournée du côté où l’on a son bon ami, ou sa bonne amie, se baisse d’elle-même vers la terre si l’on est aimé. Dans les Vosges, pour retrouver les voleurs, il faut détacher d’un coudrier de deux ans une baguette fourchue dont les deux branches soient de l’année. L’opération doit se faire ainsi : pendant que l’on tient de la main droite la baguette choisie, on la coupe de la main gauche, à l’aide d’une serpette, en trois coups donnés de haut en bas, avant le lever du soleil, en disant, quand elle cédera : « A donai semile fuca simultarum ». Pour faire usage de cette baguette, on la prend à deux mains par le manche, et, après avoir dressé la fourche en l’air, on récite à nouveau l’invocation : « A donai... » Dès que l’on arrive sur le chemin franchement suivi par le voleur, la fourche, violemment agitée, rapproche ses deux parties et s’incline vers la terre.

6Ces « manières de faire » de la sourcellerie ou ces interprétations proprement symboliques ont pu inciter les ethnologues à considérer les rituels comme « opérants en eux-mêmes » et ainsi expliquer la pratique radiesthésiste à partir de l’analyse de la portée prêtée à ceux-ci. Ces récits de folkloristes ont cependant des limites et les pratiques de sourcellerie et de radiesthésie, telles qu’elles se sont maintenues et développées dans nos campagnes, se sont dépouillées (si tant est qu’elles en aient révélé) de ces « fioritures » rituelles, pour ne plus apparaître à l’heure actuelle que sous leur aspect profane. De plus, ce serait faire injure à ces paysans de penser qu’ils aient pu croire que ces « prescriptions » rituelles étaient opérantes en elles-mêmes (Lévy-Bruhl a montré le premier que la question de la croyance relève elle aussi, et pour une large part, de l’imaginaire ethnologique4).

Vision et regard : la perception radiesthésiste

7Dans la radiesthésie rurale, les termes de regard et de vision ne recouvrent pas la même signification. C’est par le regard que le corps client est d’abord envisagé, qu’il se laisse prendre, comprendre par le radiesthésiste qui ressent bien évidemment les mêmes sensations, les mêmes maux. Perçant et scrutateur, le regard voit au-delà de ce corps...

8La vision du radiesthésiste est proche de celle de l’extralucide : il voit ce qu’il n’est pas donné au vulgaire de voir, ou plutôt, ce qu’il faut voir pour comprendre. Il « voit » la maladie. Il « voit » l’eau. Il « voit » le sexe de l’enfant à naître. Il « voit » le disparu. Des images se forment qui disent la réalité du malheur ou, simplement, répondent à la demande du client :

Quand quelqu’un arrive avec son problème, même avant qu’il parle, je devine pourquoi il est là...
Ça peut être n’importe qui qui vienne de Dole ou que j’ai jamais vu.
Charles.

9Le regard prééminent appréhende ce corps client, il lit sa demande ; ainsi les yeux sont en correspondance avec une compréhension instantanée du corps client qui renvoie à une certaine typologie des comportements corporels : correspondance avec un don de voyance qui réintègre ce corps, par-delà le temps et l’espace, dans une histoire, un environnement, un contexte familial.

Le regard comme compréhension

10Il s’agit, dans cette analyse du regard radiesthésiste, de comprendre et de définir cette appréhension instantanée du corps client.

11Comme dans la société au sens large, la société rurale, par son mode de production, impose l’image d’un corps qu’on a l’habitude de décrire comme « le corps paysan », laissant supposer qu’il serait unique. Plusieurs types coexistent en fait qui obéissent chacun à un mode de production agricole spécifique : élevage, viticulture, culture céréalière... D’une manière générale, ce corps paysan tient ses caractéristiques de son rapport à la terre : c’est un corps penché qui ramasse. « La terre est basse » : ce corps penché se distinguerait par son côté incurvé, tourné sur lui-même, comme si les épaules, par un mouvement de l’une vers l’autre, cherchaient à se rejoindre.

12Ces attitudes, ce corps formé5 par le travail, le radiesthésiste rural, paysan lui-même, les a « intussusceptionnés »6. Nul besoin de lui décrire ce qu’est une « bonne position » en regard d’une « mauvaise position » de ce corps.

C’est difficile à dire, c’est à la fois dans la démarche et dans l’attitude générale... il est pas comme il faut... Je sais pas comment vous dire... biscornu.
Charles.

13On a souvent mis sur le compte de l’intuition du thérapeute populaire cette manière bien à lui de saisir le corps client. Cette « intuition » vient, en partie, de la manière particulière dont chaque société « impose un usage rigoureusement déterminé du corps ». (Marcel Mauss). C’est ce qu’appréhende le radiesthésiste, dont on peut dire qu’il est, selon une expression heureuse de Marcel Jousse, « hypermnésique »7 ; cette sympathie8 avec le corps, vient de la communauté de corps qu’entretiennent radiesthésiste et client paysan. Elle est une des particularités des thérapeutes populaires, déjà mise en évidence dans d’autres études comme étant le fondement de la relation thérapeutique9.

14Ces attitudes sont celles que nous adoptons en cas de maladie, ou à l’occasion d’un drame personnel. Elles sont référencées au sein de l’univers paysan lui-même.

15Qu’il nous soit permis ici d’exposer une expérience personnelle et de faire revivre par là un être cher : notre grand-mère paysanne. Lorsque nous étions malade ou simplement coupable de quelque bêtise, notre grand-mère, en nous regardant, disait : Y fait l’cagou, il tend le plumiau. Cette expression gâtinaise se référait directement aux attitudes des animaux de basse-cour qui, lorsqu’ils sont malades, s’isolent et relèvent leurs plumes. Cette analogie entre les postures des animaux et celles des hommes relève bien de cette inscription du corps dans l’univers quotidien : nous étions alors comme à l’écart de la vie, ainsi qu’un animal malade et malmené par le reste de la basse-cour. Notre physique révélait un inconfort : épaules rentrées, tête basse, activité réduite, air absent.

16On peut, à l’extrême, dissocier maladie et attitude de maladie : un fainéant peut aisément se mettre « en état de maladie », ou un courageux continuer de faire « comme si de rien n’était ». Vous n’êtes pas malade si votre corps ne prend pas cette attitude caractéristique. Si votre corps ou son attitude signifie votre mal à la communauté, vous vous inscrivez dans l’univers de la maladie, donc du malheur.

17Le regard de la communauté mais surtout celui du radiesthésiste qui, en l’occurrence, est le plus pertinent dans ce domaine, abréagit lui-même sur le corps client. C’est en termes dynamiques qu’il faut envisager la relation qui s’établit déjà par le regard. Le corps se donne à voir avec cette urgence particulière dont parle Marc Augé :

Matière de vie, il est passif et actif : surface d’inscription et émetteur, porteur et producteur de signes. Il se donne à comprendre avec cette urgence particulière, celle de la mort individuelle et du désordre social ; dans toutes les sociétés, on l’observe aux moments essentiels (naissance, puberté, copulation, maladie, mort.)10.

18Car c’est bien de désordre social et, à terme, de mort qu’il s’agit dans la demande faite au radiesthésiste. Ainsi, ce regard particulier répond avant de voir.

Le regard voyant

19Le radiesthésiste n’est pas un voyant extralucide, du moins dans la classification qu’opère le sens commun. Il ne prédit aucun avenir en général, mais bien un avenir en particulier.

20Si le regard est vécu comme scrutateur, dérangeant même, par le client, « Un regard qui déshabille », la vision est, elle, purement interne et ne se laisse pas deviner sinon à travers cet air absent qu’ont souvent les médiums. L’appréhension spontanée est ainsi du domaine des yeux (extérieur) ; l’appréhension globale est, elle, du domaine de l’intellect (intérieur). L’image du client se forme dans la pensée : en même temps que le radiesthésiste regarde, il voit. Cette dichotomie entre regarder et voir est à la source de la représentation propre au radiesthésiste : il regarde ce corps qui vient à lui ; il voit cet individu, son histoire, les raisons de son comportement.

21Ces visions sont des visions du passé de l’homme. Elles ont trait à des événements qui forment la trame de la vie du client : « C’est comme si avec l’homme arrivait son passé ». (Charles). Le travail tient une place de choix dans les images, la famille aussi. « On voit tout de suite pourquoi il vient ». Les palabres sont pourtant de rigueur lors d’une visite de demande : prendre des nouvelles des familles respectives, mentir un peu en minorant les problèmes rencontrés : « On ne peut s’empêcher de lui dire ses vérités ». Vérités qui, comme le veut l’expression, sont au nombre de quatre.

22Les images réalisent-elles la synthèse entre mémoire et vision ? Un être hypersensible, hypermnésique, ne pourrait donc s’abstenir de les rejouer, de les re-dire ? Le décalage entre regard et vision nous aide à comprendre la spécificité de l’opération mentale qui ne laisse guère de place à l’objet/outil, pendule ou baguette. C’est dans cette liaison du geste comme exprimant la vision, l’intuition (au sens bergsonien) que le radiesthésiste, être hypermnésique, devient un être hyperpraxique11.

Le geste radiesthésiste

23Le geste est tout, pourtant il n’est rien s’il n’est pas attaché à la représentation. Il est vain de vouloir opérer une quelconque dissociation entre geste et intellect : si nous n’avons jusqu’ici parlé que du regard, ce n’est pas par une sorte de provocation relative au thème du corps, mais bien parce que celui-ci intervient prioritairement comme « intériorisant » le corps client.

La main

24Les mains offrent la possibilité d’un geste fin et en sont donc la définition, en apparence la plus subtile. En réalité, le geste se définit aussi en fonction d’un rythme, d’une scansion qui créent et partagent le temps dans un espace donné.

25La main, si elle nous aide à percevoir la finalité humaine, visible, du geste, n’est souvent que l’aboutissement de tout un mouvement intérieur, sourd, qui fait intervenir toutes les composantes du corps. La main est le prolongement du corps comme l’outil est le prolongement de celle-ci12. Ce corps levier, tireur, boutoir, qui devient, dans la sourcellerie, un corps plantoir. La main, dans la sourcellerie coudrière, n’est qu’un axe, celui autour duquel tournera le bâton. Elle devient en revanche essentielle dans la radiesthésie et dans le magnétisage13.

26C’est donc dans cette perspective continue que nous voudrions examiner non seulement la main et le geste, mais la totalité du corps sourcier ; c’est dans celle-ci qu’il prend son sens : Le corps radiesthésiste est un corps constamment en évolution grâce au travail qui lui est imposé. Comme le corps de l’artisan, il est au cours de sa vie un corps en perpétuel ajustement à une technique corporelle, à l’intériorisation du don. Evolution fondamentale qui conduit le regard et le voir à une plus grande acuité. La main réalise l’aboutissement du travail du don, parachevant le travail du corps vis-à-vis de celui-ci. Elle passe progressivement de la main sourcière, pivot indifférencié du corps, à la main chaude, émettrice d’ondes du magnétisme.

27Mais cette main est avant tout celle de l’homme qui travaille la terre, comme le corps qu’elle prolonge, une main calleuse, rêche, habituée à manier l’outil agricole.

28Une main qui vendange, fauche le foin, aide à vêler, trait, bricole, conduit, caresse le veau comme l’enfant. Main chaude au pis de l’animal, froide et gercée aux travaux d’hiver. « Une main qui marche » selon l’expression même de Charles :

29« Ces mains qui marchent, j’en connais partout dans la région ».

30Liant ainsi par la main l’ensemble de ceux qui ont le don :

Le corps humain, je le connais sur le bout des doigts, je passe, je détaille les muscles les uns après les autres.
Charles.

31Cette main indissociable du travail du don est aussi celle de la connaissance du corps de l’autre ; on l’appréhende en lui serrant la main, en l’invitant à franchir le seuil de la pièce dans laquelle a lieu la recherche, ou en lui posant la main dans le dos.

L’eau et le corps

32Le premier vecteur du lien qui s’établit entre le corps radiesthésiste et le domaine des ondes se révèle être l’élément eau. C’est par lui que le corps est initié à la captation radiesthésiste.

33Cette eau est l’eau paysanne, l’eau assimilée par le corps, celle qui lave, qui irrigue, que l’on donne à boire au bétail... L’eau, dans toute sa dimension, nous renvoie éminemment au corps et pas à n’importe quel corps. Elle n’est envisageable que dans l’univers paysan. Ce n’est pas celle du robinet, de l’évier, dont les paysans ont commencé à se méfier. C’est cette eau libre qui coule le long des champs et auprès de laquelle s’est sans doute établi le village, il y a bien longtemps. Ce n’est pas l’eau de la bonne hygiène bourgeoise, l’eau des moralistes du XVIIIe siècle14. Cette eau-là est chargée de véhiculer l’odeur forte de la sueur paysanne, résultat du travail. Elle entre en contact avec le corps paysan pour le rafraîchir et le désaltérer.

34L’eau renvoie ainsi à la souillure, et sa dimension (sa charge) dans la plupart des rituels sacrés est là pour le prouver. L’eau est l’élément qui purifie le corps vivant, par opposition au feu qui purifie le corps mort15.

35Elle renvoie à la souillure16, à la salissure du corps, à la saleté. Le paysan, dans une certaine imagerie bourgeoise, n’est-il pas le « bouseux » marqué concrètement de cette communauté de vie avec la bête ? Il est celui qui ne se lave pas, qui sent la vache, le purin, le foin, la terre, la sueur. Le rapport à l’hygiène du corps dans la société paysanne, tel qu’il est décrit par les ethnologues et les historiens, fait apparaître que la toilette est souvent circonstanciée, liée aux fêtes qui rythment l’existence villageoise17. Ce corps qui ne se débarrasse que rarement de ses odeurs (qui souvent sont le signe remarquable de la souillure du travail dont nous pensons qu’il est question ici), n’est certes pas celui prôné par l’hygiène moderne directement en relation avec la médecine scientiste.

36Le rapport entretenu entre le corps et l’eau peut paraître à certains égards plus symbolique que prophylactique ; il nous permet d’entrer ainsi de plain-pied dans la problématique du corps radiesthésiste rural.

37On constate en affinant l’observation que l’eau n’entre pas également en contact avec toutes les parties du corps paysan. Les mains et le visage sont les principales parties qui, plusieurs fois par jour, se rencontrent et ne sont pas couvertes par des vêtements. L’eau est en contact avec le corps paysan mais elle ne l’est pas d’abord pour une raison de propreté. Elle coule sur le corps ; le paysan s’en asperge, il ne se frotte guère, n’emploie que peu ou pas d’adjuvant savonneux... Comme elle coule sur les pierres dont les aspérités retiennent la terre, l’eau coule sur le visage et les mains du paysan. L’eau caresse le corps, sans véritablement faire disparaître la terre incrustée dans les profondes ridules creusées par la peine et le soleil. Aussi mains et visage paraissent toujours noirs. Ils sont bruns de cette terre que précisément le paysan porte en lui, comme le mineur porte le charbon, le mécanicien la graisse d’huile.

38Le corps paysan est le lieu où se rencontrent la terre et l’eau, où elles s’évitent aussi.

39Le corps paysan est corps de terre, il y est voué, il lui ressemble, et il y finira ses jours : « Car terre tu es... et à la terre tu retourneras18 ». Cette trace du « paysannisme » transcendant n’est-elle pas ce que Jousse qualifie de « mythisme »19 ?

40L’allégorie appartient bien en propre à la vie, à la mentalité paysanne pour qui sait regarder au-delà des apparences parfois bourrues d’une expression orale20. C’est d’un univers ressenti, vécu au plus profond de son être de chair qu’il s’agit, et il appartient à l’ethnologue de le saisir « corporellement », afin d’en restituer toute la dimension, souvent dramatique.

41Corps-eau-terre ne prennent ici leur signification que dans et par le geste, mais aussi par la parole qui naît de ce geste. C’est bien le rôle du radiesthésiste que de faire naître cette parole énonciatrice d’une source, d’un corps cherché, d’une maladie. Le corps paysan radiesthésiste est le lieu où s’intégrent, s’incorporent les divers signes qu’interprétera la mancie radiesthésiste. Ces signes sont éminents, concrets, et font référence à la vie même du paysan ; en ce sens, on ne peut les confondre avec les signes qu’interprète la pratique d’une radiesthésie urbaine.

42Ce « corps à corps » client/radiesthésiste passe au départ par le média de l’eau. Mais cet élément s’abstrait bientôt dans les autres sphères de la pratique, recherche de maladie ou de disparus, par exemple, pour ne plus laisser que deux corps en présence. Deux corps de chair et de sang.

Le corps sourcier

43Le temps de l’acte sourcier21 est un temps rythmé par le pas. C’est en marchant que le sourcier trouve. Trois éléments descriptifs peuvent être mis en avant si l’on veut comprendre le corps sourcier, éléments qui appartiennent à notre épistémologie mais qui ne sont à aucun moment dissociés par le sourcier lui-même et sa collectivité. Il s’agit du corps, de l’outil et du rythme du pas. Par l’étude de ceux-ci, nous entrons déjà dans la compréhension de l’acte de sourcellerie coudrière, qui précède l’acte de sourcellerie radiesthésiste.

Espace et rythme

44Tentons tout d’abord de délimiter l’espace et les repères rythmiques que le sourcier y applique au cours de sa recherche. Cet espace, c’est celui du champ où la recherche de la source a lieu en présence d’une assistance variable en nombre. C’est durant cette recherche que se fera jour ce que l’on peut appeler la première « énonciation » du lieu où il faudra forer afin de trouver de l’eau.

45Dans un premier temps, le sourcier délimite un périmètre sur lequel il va opérer la recherche, ce périmètre n’étant circonscrit par rien de précis. Pas de marquage ni de méthode spécifique : on constate que les sourciers opèrent généralement avec, comme repère, un périmètre qui peut être inscrit dans un rectangle. Ce « périmètre de base » va être arpenté en tous sens, et va être délimité, rythmé par le pas du sourcier, étalonné au corps de celui-ci. Le sourcier marche de manière à couper ce périmètre en diagonale (fig. I). Un pas long22 et lent rythme sa marche. Il le parcourt une première fois en dépassant largement l’autre côté de ce périmètre (point 2 fig. I). Puis il recoupe le rectangle en ses deux côtés vers le point 3, selon le même pas et le même rythme, et dépasse alois largement le deuxième côté. Enfin, il s’arrête au point 3 puis fait demi-tour jusqu’au point 4.

46C’est ici le premier temps de l’acte sourcier qui constitue en quelque sorte le « dégrossissement » de la recherche. Le sourcier a déjà une sensation, encore mal définie, et il va alors pouvoir mieux diriger sa recherche :

Il arrive qu’à la première fois, au bout de dix mètres, ce soit si fort, ça pique tellement23 qu’on se dit, mon coco, c’est pas la peine d’en faire plus, ton eau elle est là, alors on repasse une ou deux fois... pour être sûr... mais c’est rare qu’on se trompe... l’eau, vous savez, ça vous prend, ça vous tire la baguette... y’a pas, si c’est fort et que le courant affleure bien... c’est du tout cuit... Si par contre, l’eau est profonde... ou qu’y en a pas... vous pouvez toujours chercher... mais ça prend parfois du temps, plusieurs demi-heures pour être sûr, et encore des fois, c’est pas sûr du tout, on se doute... mais ça aussi, on le sent si c’est pas recta24, si ça pique pas à fond alors, c’est qu’on aura du mal à trouver... tout l’art d’un bon sourcier, c’est justement de trouver de l’eau là où c’est difficile... sinon tout le monde est capable avec un peu de don là où il y a des filets d’eau forts, même vous... (rires)...
Charles.

Figure I

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47Dans le cas d’une recherche difficile, le même périmètre est alors « revisité » selon un rythme plus lent, plus court et une posture plus ramassée (coudes plus serrés sur le corps, baguette plus fermement tenue). Le lieu de réception des ondes de l’eau, si l’on suit la représentation, est le pied ; le pas plus lent et plus bref peut alors permettre d’accroître la précision de captation dans les recherches difficiles (eau profonde, Filet d’eau peu important en débit, présence de roche) (Fig. 11) : rythme du pas et longueur servent à la précision de la recherche, comme ils servent à la détermination de la profondeur et de l’importance du débit d’eau. On peut donc dire que l’eau et la terre qui l’enserre sont « étalonnables » au corps de l’individu capteur.

Figure II

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48Dans ce domaine, les conventions sourcières sont multiples et propres à chaque sourcier. Elles sont établies sur des sources connues ou d’après certaines recherches. La convention la plus courante que nous avons pu examiner est celle qui permet de calculer la profondeur à creuser pour arriver à l’eau en convertissant le nombre de pas, d’un bord à l’autre du filet d’eau capté, en nombre de mètres. Ainsi, une fois déterminé le fil du courant, le sourcier le coupe transversalement ; dès qu’il ressent la présence d’eau, il compte le nombre de pas jusqu’à ne plus rien ressentir, et convertit en mètres. Ce même étalonnage peut servir à déterminer le débit.

49Le sourcier peut aussi se servir du nombre de secondes d’un bord à l’autre et le convertir en profondeur ou en débit. Les codes sont divers mais le principe reste généralement le même ; c’est celui qui consiste à convertir un rythme (temps) ou un autre espace en profondeur ou en débit.

50Ces conversions restent totalement empiriques et se transmettent d’un sourcier à l’autre ; les sourciers peuvent les modifier au cours de leur vie s’ils estiment qu’ une conversion est plus précise que l’autre. C’est le corps du sourcier qui étalonne, et le sourcier qui pratique au pendule pourra adopter une autre convention qui consiste par exemple à convertir le nombre de rotations de son pendule, ceci dès qu’il capte et après qu’il a capté en passant sur une source et à un certain rythme (toujours identique). Corps, espace, rythme sont ainsi étroitement associés au débit ou à la profondeur de la source. Cette liaison implicite est la conséquence de la captation ; elle constitue un des fondements de la radiesthésie sourcière et la marque du naturel (eau) sur le culturel (le corps) ou, si l’on préfère, la conversion des signifiants naturels en signifiés culturels.

51La conversion renvoie bien sûr au corps (façonné par l’activité) mais aussi à la morphologie de chacun :

Chacun n’a pas la même taille, alors c’est pas possible d’avoir la même manière de mesurer.
Sourcier de Brevans.

52Un des soucis premiers du sourcier, au tout début de sa pratique en tout cas, est d’étalonner son corps aux signes perçus (captés) lors d’une recherche. Cet étalonnage se fonde sur la perception individuelle des ondes. Le point de forage est marqué, après plusieurs passages du sourcier, par un objet usuel qui se trouve sur lui (casquette ou mouchoir, par exemple). Ce point peut être considéré comme idéal et c’est à cet endroit que la tentative de forage se fera quelques semaines plus tard : le point est surdéterminé par des passages de plus en plus précis qui raccourcissent le périmètre (fig. III, 8 bis, 9 bis et 10 bis). Entre le rythme et l’espace intervient le corps du sourcier ; l’espace délimité devient ainsi familier.

Figure III

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53Dans la recherche sur le terrain (sourcellerie coudrière), l’espace est un rectangle d’une vingtaine de mètres de longueur et d’une dizaine de mètres de largeur. En ce qui concerne la recherche sur carte (sourcellerie radiesthésiste sur carte), cet espace est appréhendé par un dessin, symbole sommaire et grossier du périmètre, celui-là même que nous venons d’évoquer (sans que cette similitude apparaisse consciemment au sourcier).

Le corps coudrier

54Présenter le corps sourcier au travers d’une étude purement écrite s’est rapidement révélé être une gageure. Le recours au principe du fdm s’est donc imposé, qui toutefois posait le problème de n’être pas seulement une restitution et une reproduction, mais bien un objet potentiel de recherche en soi. C’est en tenant compte de cette ambiguïté que la recherche a été conduite25.

55Qu’il soit ciné-transe26, ciné-vérité27 ou ciné-mimisme28, le cinéma est le seul instrument qui nous permette de saisir simultanément le rythme et le geste, réalisant ce que, dans une expression subtile, Jousse appelle « allier le geste à l’oralisme » :

« ... Retour d’un phénomène global, qui fait tressaillir l’organisme tout entier, plus ou moins intensément, selon sa plus ou moins grande sensibilité (c’est nous qui soulignons) et qui le force à marquer ce « frappement du pied » (pas que les rythmeurs grecs connaissaient si bien). On s’explique alors pourquoi on dit du rythmeur qu’il a « ses pieds dans la « bouche » ! (...) Ils rythment tout parce que le rythme entraîne tout29. »

56Le geste sourcier participe de cette justesse du geste dont Jousse dit qu’on l’a « algébrosé en justice ».

57L’art de la radiesthésie sourcière s’acquiert en mimant, notamment par le biais d’un curieux transfert de don qui se déroule sur le terrain même d’une recherche. Ce transfert consiste, pour le sourcier, à se positionner derrière une personne de l’assistance qui tient le bâton, à lui saisir les coudes et à lui faire piquer la baguette en passant sur un filet d’eau ; on constate alors que celle-ci n’avait pourtant ressenti aucun piqué en passant peu de temps avant au même endroit et sans l’aide du sourcier.

58Le corps « captant » du sourcier coudrier est un corps tendu, crispé, qui donne l’impression de lutter violemment contre une force qui s’imprime à la baguette.

Le geste coudrier

59L’appellation de geste coudrier comme celle de corps coudrier est une appellation personnelle qui ne recouvre pas en totalité la notion d’acte de sourcellerie nécessitant la baguette de coudrier30. Le sourcier opérant avec une baguette de bois est appelé : « sourcier à la baguette » ou sourcier, sans autre précision. Si le sourcier opérant à la baguette et le sourcier opérant au pendule sont perçus très différemment par la population, ils ne sont pas pour autant différenciés dans le langage.

60Cependant la pratique à la baguette et la pratique au pendule sont perçues par la population, et par les sourciers, comme différentes, concurrentielles, et quelquefois complémentaires. La première met tout le corps du sourcier en jeu, et celui-ci participe plus complètement à la réception des « ondes ».

61Nous nous intéresserons ici à la pratique elle-même, telle qu’elle est effectuée par les sourciers que nous avons observés, et non telle qu’elle est décrite ou imaginée par les écrits radiesthésistes.

L’outil : la baguette

62Ce que les sourciers nomment communément la « baguette » est un instrument simple à confectionner. Si le bois de noisetier (coudrier) est le plus conseillé, on peut néanmoins fabriquer une baguette avec n’importe quel « bois sur pied »31. Ceci peut d’ailleurs se faire sur place, lors de la recherche, le jour même...

63Généralement, le sourcier a chez lui une baguette « qui va bien », c’est-à-dire, « faite à sa main », « qui réagit bien ». Pour que ce soit une « bonne baguette », il faut que le bois soit « nerveux » et « souple », condition difficile à réaliser si l’on considère que ces deux paramètres sont par définition opposés. En effet, un bois trop nerveux est cassant, et donc pas très souple. Un bois trop souple est mou.

64La nervosité intervient en fait dans l’équilibre de la baguette, qui, prise en main et « tournée », doit être en position instable, c’est-à-dire prête à tout moment soit à piquer, soit à monter (ou « lever »).

65La baguette est en fait une fourche dont les deux bras partent d’un tronc commun (figure IV, partie 1). La séparation des deux brins est l’objet d’une attention particulière, car celle-ci doit être le résultat (ou le signe) d’une séparation équivalente des deux brins à partir du tronc (appelé « bout »). Les deux brins sont d’égale longueur, entre 10 et 30 centimètres, et s’attachent également au bout, afin de ne pas créer un déséquilibre de l’ensemble, c’est-à-dire du corps sourcier vers le brin le plus fin ou le plus faiblement attaché. Ce déséquilibre devrait alors être compensé par une tenue de bras plus haute pour le brin le plus fin ou le plus faiblement attaché.

66Tout, dans le choix de la baguette, tend donc à conserver un équilibre corporel régi en premier lieu par la tenue, c’est-à-dire par les mains – avant-bras – bras – épaules, l’axe des deux épaules devant être au maximum parallèle au sol. En ce sens, la baguette n’est ni plus ni moins que le prolongement des bras se rejoignant en un tronc commun (bout).

67Cette solidarité des mains – avant-bras – bras, avec le trinôme brins – fourche – tronc, renvoie à une représentation symétrique au niveau des mains, de sorte qu’il est difficile de dire si les mains qui lient l’élément corps (avant-bras – bras – épaule) à l’élément nature (brins – fourche – bout), sont d’un côté ou de l’autre de l’ensemble, ou constituent simplement le passage entre les deux éléments.

68C’est en envisageant le triangle isocèle dont le sommet est formé par le « bout » que nous avons la représentation la plus exacte de l’ensemble supérieur du corps qui « dirige » la baguette.

69On a compris que parler du choix de la baguette c’était, en fait, parler de la manière de tenir cette baguette. Lorsqu’un sourcier vous dit que : « n’importe quelle baguette peut faire l’affaire », il occulte involontairement ce qui est de l’ordre d’un choix physique en rapport à son corps, à cause de l’expérience qu’il a de la tenue des baguettes qui ne sont pas, tant s’en faut, toutes équivalentes. Ainsi, s’il est vrai que ce n’est pas la baguette qui fait le bon sourcier, un bon sourcier ne saurait se contenter de mauvais outils, et la correspondance entre outil-baguette et corps-du-sourcier est soigneusement étudiée.

70De la même manière, si le sourcier coudrier affirme généralement qu’il n’y a pas de « bonne longueur » pour une baguette, on peut remarquer qu’un sourcier de taille moyenne aura tendance à utiliser une baguette plus courte qu’un sourcier de grande taille ; ainsi on peut dire que la longueur totale de la baguette n’excède pas, ni n’est inférieure, à celle des bras du même sourcier – ce qui renforce la correspondance déjà citée entre bras et baguette. De même, l’écartement des deux brins en leur extrémité (figure IV) devra permettre de laisser le passage à la largeur du corps du sourcier (au niveau de son nombril), ceci une fois la baguette prise (la prise de la baguette par les mains nécessite une torsion qui produit l’effet de déséquilibre). Si la longueur totale de la baguette n’excède pas la mesure d’un bras tendu, main ouverte, les différentes parties de la baguette peuvent aussi être mesurées par rapport à ce même bras, de sorte que le bout équivaut approximativement aux dimensions de la main d’un homme.

Figure IV

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71La baguette, choisie en fonction de ces différents paramètres, ne saurait, on le voit, être de n’importe quel type, bien que l’on puisse pratiquer avec des baguettes dont les dimensions générales sont plus réduites (jamais plus grandes) et toujours proportionnelles : 1 brin = 3 ou 4 bouts. Le sourcier saisit alors la baguette dans un mouvement très étudié qui établit un déséquilibre mettant en jeu l’instrument lui-même et la partie haute du corps qui en est solidaire.

Figure V

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72Ce mouvement peut être décrit comme un mouvement de torsion – rotatif et bilatéral. Il provoque le déséquilibre total de l’ensemble surtout sensible au niveau du bout resté fixe, là où la fourche subit la tension des forces exercées par la torsion des brins. L’équilibre est maintenu par une tension musculaire inverse et équivalente en termes de force, et dépendant au niveau physique de la résistance du matériau à la tensiontorsion. Ce problème, qui relève de la physique classique, permet de décrire physiquement un ensemble équilibré de forces qui se contrarient, celle de la torsion du bois et celle de la tension musculaire surtout supportée par les avant-bras.

73Les poignets jouant le rôle de l’axe rotatif (figure VI), c’est par l’intermédiaire des muscles supérieurs de l’avant-bras que la position des poignets permettant l’équilibre est obtenue. Les muscles de l’avant-bras compensent en jouant un rôle d’équilibrage de la rotation des brins sur eux-mêmes. L’intérieur des poignets fait face au ciel, paume de la main vers le haut. Le fait de baisser vers le sol cette main fermée sur le brin dans un mouvement toujours bilatéral produit le piqué de la baguette ; en revanche, le fait de relever simultanément les mains (par rapport à l’axe du poignet) provoque le mouvement vers le haut de la baguette (figure VII).

74C’est en réalité la torsion plus ou moins grande alors subie au niveau des mains qui dicte la position prise par l’extrémité de l’instrument.

75La plupart des baguettes vont piquer (vers le sol) au moment du passage sur l’eau ; seuls quelques rares sourciers la font lever (vers le ciel). Ce piqué est conçu comme le résultat d’une force nouvelle qui attire le bout vers le sol, ou le fait se lever. Cette force s’impose à tout le corps sourcier, qui lutte contre elle afin de ne pas accentuer le déséquilibre. Le sourcier lutte de tous ses muscles tendus, provoquant une tétanisation de ceux-ci, afin de maintenir l’équilibre du bout horizontal. Le corps tout entier participe à cette lutte, il se tasse, la démarche se ralentit, le pas est hésitant (talons en avant), le corps semble s’affaisser dans le sol, les jambes s’arquent dans ce même mouvement qui provoque un resserrement des coudes au niveau des côtes flottantes. Les pieds, suivant le mouvement d’« arquage » des jambes, ne touchent plus que la partie extérieure de la plante, sur le rebord même de celle-ci. Le bout pique, comme obéissant à une force trop importante pour être contenue par les bras de l’homme, par son corps tout entier ; enfin les muscles se relâchent, le corps reprend alors sa position initiale.

Figure VI

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Figure VII

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76Le corps coudrier est un corps « plantoir » : il semble symboliser une tentative de pénétration de la terre par le bas du corps et en particulier les pieds : le centre de gravité s’abaisse sous l’effet de l’arquage des jambes, le relâchement de tout le corps tendu est la seule issue à cet « impossible enterrement ». Ce corps spectaculaire, jusque dans les mimiques du visage tendu et crispé, se donne à voir à l’assistance présente au moment de la recherche sur le terrain. C’est un corps communicatif d’une force.

Le corps pendulaire

77Nous entendons par corps pendulaire le corps de la pratique sourcière relié au pendule.

78Le pendule est le prolongement du corps, comme l’est la baguette. En tant que technique, le pendule apparaît sur le terrain avant de se développer dans l’acte radiesthésiste sur dessin ou sur carte.

79Sourciers et radiesthésistes pratiquent indifféremment l’art de la baguette ou du pendule ; le principe est le même, seul change l’instrument, ce qui nous permet d’étudier l’acte pendulaire et le geste qui s’y attache dans la continuité de l’acte coudrier évoqué précédemment et surtout de présenter celui-ci comme la possibilité pour la radiesthésie de pratiquer son « art » sur dessin ou plan.

80Il est difficile de traiter du corps pendulaire dans la même optique que le corps coudrier : la pratique du pendule n’engage pas le corps du sourcier ou du radiesthésiste d’une manière aussi totale ; ce corps ne manifeste pas aussi spectaculairement la captation des ondes. Le pendule est décrit comme un instrument plus « sensible », mais surtout plus « fin », et plus difficile à manier, car plus susceptible encore d’être influencé par le sourcier. De fait, il est moins utilisé dans la relation sourcier/révélé. Les révélations de don passent principalement par le biais de la baguette. Le pendule est associé à la radiesthésie, mais il intervient dans la sourcellerie de terrain et de plan ; en revanche, la baguette est exclusivement réservée à la sourcellerie et opère sur le terrain.

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81La perception de ces deux objets/outils est différenciée dans le public. Il est certain que le pendule opère une abstraction qui va être capitale lors du passage au magnétisage, de sorte que l’on peut déjà élaborer un schéma de correspondance de ce type :

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82Mais, qu’est-ce qu’un pendule ?

« On appelle pendule tout corps suspendu par une tige flexible32 ».

83De la bague nouée à un fil au pendule élaboré contenant une petite loge dans laquelle nicher un objet en rapport avec la recherche effectuée, le pendule répond à une définition très large. Il est tenu entre le pouce et l’index (à leur extrémité). La paume de la main est généralement tournée vers le sol et dans la continuité de l’avant-bras (on la dirigera plus rarement vers l’extérieur). La main gauche équilibre la main droite qui tient le pendule. Nous n’avons pas observé de gaucher, mais aucun principe ne semble interdire la tenue du pendule à gauche.

84La finesse de la tenue est essentielle et nombreuses sont les précautions qui permettent de ne pas influencer la rotation. Alors que le problème de l’influence volontaire de l’outil ne se posait pas pour la baguette, il se pose ici quant à la tenue même de l’outil-pendule, tant il est vrai qu’avec des micro-mouvements imperceptibles à l’oeil, il est aisé d’imprimer une rotation ou un balancement au pendule. Aussi la tenue la plus lâche du pendule est-elle recommandée dans la pratique sur le terrain (photo 4). La position du corps du radiesthésiste diffère selon que l’acte est pratiqué à l’aide de la baguette ou du pendule (voir les photos 1 et 2). Le regard vers le sol englobe l’instrument, les avant-bras forment un angle de 80° par rapport au corps et les bras sont appuyés au niveau des coudes. Les mains sont tournées vers le sol dans l’acte pendulaire, et levées au ciel dans l’acte coudrier mettant en jeu la baguette. A y regarder de plus près, et au moment de la pratique sur le terrain, le corps pendulaire est plus « décontracté », il « ressent » moins les ondes (figures VIII et IX).

Figure VIII

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Sourcier coudrier

Figure IX

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Sourcier pendulaire

Figure X

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Figure XI

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85Comme chez le coudrier, l’instrument, par son mouvement, va signifier la présence d’eau. Le parcours méthodique suivi par le coudrier sera le même dans la précision de l’endroit de forage. Dans la sourcellerie de champ, giration ou balancement sans distinction signifient une captation. La marche est plus fine qu’avec la baguette, c’est la pointe du pied qui touche le sol, et non la plante ou le talon comme chez le coudrier. Le pas est moins long (voir photo 9) : « Il faut être précis d’emblée ». (Charles).

86Car aucune force importante ne contrariera l’avancée du sourcier pour lui signifier une captation. Cette captation qui semble s’imposer au corps du coudrier est plus subtile pour le corps pendulaire : le corps entier n’y participe pas, seul le pendule oscille (tourne ou balance). Ce qui pourrait faire penser à une absence, à une dématérialisation du corps radiesthésiste dans la recherche au pendule. De sorte que le corps pendulaire n’est assimilable à aucun autre, sinon au corps en repos. Le corps pendulaire est un corps qui s’abstrait.

87Il serait facile de voir, dans le balancement du pendule, la symbolisation du balancement du corps cher à Jousse, et dont le mécanisme de base nous est donné par la berceuse (33 et34). Faut-il suivre Jousse et affirmer que le balancement du pendule jaillit spontanément de l’organisme humain ? « Nous sommes en droit de dire que couper la relation qui consiste entre le balancement de tout le corps et le balancement des propositions oscillées constitue une sorte de mutilation ».

88Ce qui est vrai pour la parole serait d’autant plus vrai pour le balancement de l’objet-pendule qui reprend rythmo-mimiquement le même bilatérisme du corps balançant, dont Jousse nous dit qu’il a horreur du déséquilibre.

89Le parcours des ondes après la réception est le même dans le corps du sourcier, qu’il soit coudrier ou pendulaire ; il part du pied pour arriver au pendule ou à la baguette en traversant le corps. Ce parcours s’impose au corps pendulaire de manière moins spectaculaire ; c’est le pendule qui, par une giration ou un balancement impressionnant (presque 180° de la position au repos), signalera la captation.

90Cette différence est expliquée par le fait que les ondes, dans le cas du coudrier, parcourent tout le corps et s’évacuent par un autre pied, réalisant ainsi un cercle fermé (figure X), – le corps étant totalement conducteur.

91Quant au pendule, les ondes s’évacuent par son intermédiaire ; le corps n’est donc pas prisonnier des ondes (figure XI).

92Dans ce parcours schématisé, l’analogie avec le parcours de l’électricité semble évident, et les ondes captées sont d’ailleurs souvent assimilées à du courant : « Ça fait comme de l’électricité qui parcourt le corps ». (Charles).

93Le « penduleur » ressent moins, sinon pas du tout celles-ci et dit ne se fier qu’au pendule. Certains individus très sensibles n’ont, quant à eux, pas besoin d’instrument pour capter : « Il suffit de passer les mains ».

94Cette contradiction apparente recouvre en fait des degrés différents de sensibilité aux radiations : un radiesthésiste hypersensible ou « hyperpraxo-mnésique » (Jousse) va les ressentir sur tout le corps et entrer quasiment en transe ; un radiesthésiste moins sensible va les ressentir dans les mains, paumes tournées vers le sol ; enfin un radiesthésiste sensible aura besoin du pendule. Le corps, jouant toujours le même rôle de récepteur, a besoin du pendule, sensible, pour manifester les ondes captées qui ne sont pas ressenties consciemment (la sensitivité corporelle n’est alors pas assez grande). Cette sensitivité peut toutefois se travailler jusqu’à l’acquisition par les mains, ce qui, d’ailleurs, est le propre du magnétisage inversé. C’est donc le corps qui capte ; qu’il soit ou non capable de signifier la captation est un problème de sensibilité globale aux ondes. Un corps sensible – hypersensible – est un corps qui, malgré lui, signifiera par une sorte de mouvement incontrôlable qu’il a reçu des ondes ; un corps peu sensible ne fera pas même osciller le pendule.

95C’est bien de technique corporelle qu’il s’agit, même dans la sourcellerie pendulaire. Ce qui est sensible à ce stade premier de la pratique doit rester en notre mémoire pour la suite des descriptions posturales concernant la radiesthésie de recherche, puis le magnétisage. Apparemment plus statique, il s’attache à ces techniques corporelles dont nous venons de parler et qui font l’unité « subjective » du corps radiesthésiste rural.

96C’est dans cette unité que le corps doit être examiné, grâce à quoi seulement il sera compris. Autant tenter de décrire la technique qui permet de planter un clou, en passant sous silence l’étape, inévitable, qui consiste à se taper sur les doigts !

(...) il est à peu près certain que la force qui fait mouvoir le pendule ne lui arrive pas directement, mais par l’intermédiaire du corps sourcier.
(...) Tout se passe comme si tous les corps émettaient des ondulations en radiations (...) De la même manière, tous les corps émettent des ondes, sinon comment expliquer que tous, à des degrés divers, provoquent les mouvements du pendule35.

Figure XII

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Sur le corps sourcier

97La notion de champ est essentielle à la compréhension de la radiesthésie. En effet, si le corps émet des ondes et si celles-ci sont captées par le corps et non par le pendule – qui n’est, comme dit Mermet, que l’appareil qui manifeste, l’aiguille, l’indicateur de la réception –, on peut faire l’hypothèse que le corps radiesthésiste est un corps « interdit à la transe » bien que celle-ci le traverse. C’est le solide corps du pendule et non de la baguette encore trop sensible qui signifie la transe – et la contient.

98Cette idée est renforcée par les termes mêmes de Mermet qui présente certains individus comme « hypersensibles à la réception » :

(...) Pen connais qui n’avaient pas besoin de pendule, la perturbation qu’ils éprouvaient suffisait à les renseigner. Cette hypersensibilité « maladive » leur est d’ailleurs plus gênante qu’utile. Certains sujets éprouvent des commotions nerveuses violentes et parfois douloureuses en approchant d’un cours d’eau. S’il est exact que certaines personnes exceptionnellement douées voient sous terre l’eau, les divers corps comme si la terre était transparente pour eux, les cas très rares de télé-vision me paraissent relever des mêmes principes, mais sont le fait d’une réceptivité plus grande36.

99Si l’on voulait décrire une transe, on ne trouverait, outre l’objet de visions et de manifestations physiques, de définition plus exacte.

100Est-il donc stupide d’avancer que, dans son rapport au corps, le radiesthésiste met en jeu des phénomènes de même ordre que ceux filmés par Rouch dans Les Maîtres Fous ?

101Tout le monde peut certes entrer en transe s’il le désire, mais personne n’y est autorisé, sauf si la transe se présente sous la forme disciplinée d’un don curieusement handicapant. Les manifestations ostentatoires telles que celles des transes africaines sont, par essence, impossibles à atteindre par le corps occidental et le terme est juste qui qualifie37 la technique sourcière de « transe contrôlée ». Cela n’est certes pas sans implications théoriques et méthodologiques profondes : c’est considérer comme Lapassade que, quelle que soit son expression, « La transe est une conduite du corps » (p. 15), quel que soit son mode d’expression.

Chamanisme despotique, de possession, prophétique, satanique, hystérique ou bioénergétique. La transe, comme moyen d’expression du corps, est l’expression corporelle d’un sentiment (la captation) qui devient étonnamment moins prégnant en fonction de l’intensité de ce sentiment de captation ressenti par l’opérant38.

Du corps sourcier sur le terrain au corps de la radiesthésie sur carte

102Deux aspects essentiels différencient, en principe, le geste sourcier du geste radiesthésiste, la sourcellerie coudrière de la sourcellerie pendulaire. Nous avons vu que, dans sa description, le geste sourcier s’apparente à un geste plantoir, geste « total » qui fait intervenir tout le corps dans un contact étroit avec la terre ; le corps est alors plus proche de la transe dans le sens où il est plus « entier » que ne l’est le corps pendulaire (bien qu’il faille les envisager dans la continuité). Le geste coudrier est un geste horticole par le contact et l’ampleur qu’il implique. Le geste pendulaire est, lui, un geste presque déjà trop discipliné, trop sage et « embourgeoisé » ; son territoire de prédilection est l’espace domestique (la maison) plus que le territoire semi-naturel (le champ). Un certain nombre de sourciers coudriers considèrent comme inconcevable que l’on puisse trouver de l’eau sans se rendre sur le terrain. Le pratiquant au pendule est perçu confusément comme celui qui oriente sa recherche vers les individus (imagerie populaire qui n’intervient pas dans le processus du recours au radiesthésiste pour la recherche de disparus).

103Si l’acte coudrier correspond mieux à la sourcellerie, c’est sans doute qu’il est davantage associé à la conduite du corps agricole, même si, historiquement, il semble que le pendule soit apparu plus tardivement que la baguette.

Corps de la radiesthésie sur carte

104Si on veut analyser/décrire le corps radiesthésiste dans sa continuité, – c’est-à-dire du corps coudrier au corps pendulaire sur plan –, on risque de ne voir précisément aucune relation immédiate entre ces deux « types » de corps. Notre problème est ici de tenter de penser le lien qui les unit et ce qui fait, précisément, qu’ils sont divergents et perçus comme tels par des classes d’individus aussi diverses que les ethnologues, les clients, ou certains coudriers eux-mêmes. En fait, la différence d’attitude corporelle signe une différence dans la considération que l’on a de la pratique radiesthésiste au niveau social. Cette considération est variable selon les classes qui toutes ont « un discours sur... » : elle vise à accréditer la réalité de la radiesthésie ou au contraire à en invalider la véracité.

105Dans ce sens, le discours, que nous qualifierions de « physicaliste », d’Y. Rocard, est un discours éminemment instructeur sur la manière d’envisager la différence entre sourcellerie de terrain et sourcellerie sur carte39. L’instrument en lui-même n’intervient pas : pendule ou baguette sont également valables à partir du moment où la recherche se fait pour une matière et sur place. Ce qui semble contestable au regard de ce que nous nommerons « l’idéologie physicaliste », c’est la possibilité d’effectuer des recherches sur carte, c’est-à-dire en réalisant l’abstraction totale d’un contact direct entre le corps radiesthésiste et le terrain où se trouve la matière cherchée. Tout se passe comme si le physicien, qui par ailleurs réalise la seule louable tentative d’explication scientifique, refusait d’entériner l’ensemble des pratiques radiesthésiques.

106Pour servir sa démonstration, Yves Rocard met en avant l’existence d’ondes magnétiques « captables » à une distance raisonnable (le contact du corps avec ces ondes ne se fait pas à plus de quelques dizaines de mètres). Il apparaît que le non-respect de cette « distance corporelle maximale » entre le corps du radiesthésiste et la matière cherchée est un obstacle à la pratique radiesthésiste (telle qu’elle est conçue et expliquée par Rocard).

107En revanche, dans la représentation plus « empirique » (et plus diffuse) qui est celle des sourciers radiesthésistes, nous avons souvent constaté, chez les pratiquants eux-mêmes, que différentes prises de position coexistent : adoption de la thèse physicaliste, absence de représentation de ce qui peut prévaloir (ou être explicatif), ou encore préférence pour la recherche sur carte (ceci concernant généralement des radiesthésistes avancés dans le travail du don, comme c’est le cas de Charles40). Au niveau de ce qu’il faut bien appeler des systèmes de représentation du corps radiesthésiste, on relève des points de convergence entre la vision physicaliste et certains sourciers pratiquant exclusivement à la baguette et qu’on ne peut guère soupçonner d’avoir lu Rocard. D’autre part, les radiesthésistes avancés dans leur travail du don rejoignent Mermet dans sa vision de la radiesthésie. Ainsi donc, il est difficile de penser systématiquement la différence de représentation entre sourcellerie coudrière et radiesthésie sur plan41.

108Cette « difficulté » tient, selon nous, à la quasi-impossibilité pour notre pensée moderne d’admettre une recherche abstraite (sur plan). Le caractère dominant de la pensée rationaliste depuis le XIXe siècle conduisit Mermet lui-même à interpréter la radiesthésie en des termes et avec des outils rationalistes42.

109Nous sommes là en présence d’une pratique qu’il n’est pas aisé de cerner, donc d’interpréter, pour les tenants du rationalisme (Rocard) comme pour ceux du mysticisme chrétien (Mermet) ; ce qui nous contraint à examiner la pratique sur plan afin de mieux tenter de saisir les éléments corporels qui s’y attachent. Le corps est le lieu où se vit la tension entre pratique sociale et expression du don de radiesthésie (et ce, même en ce qui concerne la radiesthésie sur plan.)

Eléments posturaux de la recherche sur plan

110Contrairement à une idée répandue, la sourcellerie de terrain connaît la recherche sur plan, et certains coudriers devenus penduleurs préfèrent, suivant une démarche précise, opérer sur plan avec le pendule afin de confirmer une recherche déjà effectuée sur le terrain à l’aide du pendule ou de la baguette.

111Quel est alors le point de liaison entre radiesthésie/sourcellerie coudrière et radiesthésie/sourcellerie sur plan ? Cette question est intéressante à plusieurs égards, car c’est à partir d’une pratique corporelle différenciée, celle de la baguette par rapport à celle du pendule, que s’effectue précisément le « passage » d’une pratique sociale à l’autre.

112On peut presque dire que l’outil pendule, en ce qu’il suit l’outil baguette, réalise un progrès technique, qui permet au radiesthésiste de répondre et/ou de susciter une demande sociale d’un autre type que celle relative à l’eau. Ainsi fonctionne la recherche de disparus, toujours dans la cohérence de la technique radiesthésique (celle qui prétend capter les ondes émises par tout corps). Nous sommes donc face à une technique corporelle, non pas d’action sur la nature ni de transformation de celle-ci43, mais d’utilisation et de transformation de l’énergie en « sens social » (ceci si l’on suit l’évolution même de la technique par le travail et la maîtrise du don).

113De même que la technique subit une évolution historique qui va de l’emploi de la baguette à l’emploi du pendule, le pratiquant de cette technique doit lui aussi, à un moment ou à un autre de son parcours de sourcier, faire le choix du « passage » de la pratique de la baguette à celle du pendule.

114Comment adopte-t-il alors une technique corporelle différente ? Ce changement de technique détermine-t-il un changement dans la manière de se représenter l’acte radiesthésiste ?

115Le pratiquant coudrier peut être rapidement – et au cours même de son initiation – amené à pratiquer au pendule sur le terrain. La pratique au pendule, dont nous avons souligné les différences sensibles dans l’acte sourcier, est, pour certains coudriers, le moyen de déterminer l’endroit précis où coule la source repérée à la baguette.

116Le sourcier entreprend alors sa recherche coudrière et désigne à l’aide d’un pendule le point précis où il faudra forer (notons que le pendule a, pour certains coudriers, davantage de précision.) Il s’établit ainsi fréquemment chez de simples sourciers qui ne pratiqueront pas la recherche au pendule sur plan (et même qui lui refusent toute véracité) un lien technique complémentaire entre la pratique au pendule et la pratique à la baguette, le tout sur le terrain même.

117Ce même sourcier, après avoir précisé au pendule le lieu de forage, peut s’essayer au pendule une fois chez lui, devant un plan sommaire ou une carte précise de l’endroit. L’expérimentation de la technique pendulaire s’impose au moment même de la recherche sur le terrain et à la suite de l’acte coudrier, dans la continuité vécue corporellement par le pratiquant, la pratique technique du pendule par rapport à la baguette induisant une autre pratique sociale. C’est dans le geste de précision conçu comme valable (équivalence des outils, supériorité en précision du pendule) que s’établit et se fonde une différence d’attitude corporelle proprement technique puisqu’elle utilise l’outil.

118Pour renforcer cette idée, nous pouvons aussi nous arrêter à la nature même de l’outil, et rappeler que si la baguette type du sourcier est une baguette de noisetier dont les longueurs sont généralement anthropomorphes, elle peut, selon l’urgence, être constituée de n’importe quel bois et dans n’importe quelles dimensions. De même, le pendule n’est pas obligatoirement un outil précis ou sophistiqué, mais il peut être n’importe quel objet pesant suspendu à un fil. Nous avons constaté que les pratiques de précision de l’endroit à forer par le pendule étaient réalisées à l’aide d’une grande variété d’objets : bagues suspendues à une ficelle, couteaux, pièces de monnaie. Ceci indique bien qu’une fois le principe admis, la radiesthésie pendulaire émerge comme une nécessité technique que le sourcier résoud avec des objets usuels « faisant fonction » de pendule.

Le pendule : objet/outil

119La continuité logique de l’exposé nous oblige à nous intéresser plus avant à l’objet/outil, nécessaire à la pratique de la radiesthésie sur plan. Cet objet, communément appelé pendule, est constitué d’une masse métallique pendue à un fil (selon le principe du fil à plomb).

120Son apparition dans le cycle de la sourcellerie de terrain se fait à partir du principe qui veut que la masse métallique soit influencée par les ondes magnétiques, principe qui est ensuite traduit par un geste technique dont l’outil est le prolongement (dans le sens où il accentue le geste).

121L’apparition du principe pendulaire au sein de la sourcellerie de terrain contribue à lier les pratiques de radiesthésie sur plan et de sourcellerie de terrain. Le principe agissant étant strictement le même, seul s’impose finalement le geste qui permettra de signifier la captation.

122Dire les conditions historiques de cette apparition et de la filiation qui unit pendule et baguette est impossible ; nous sommes contraints à une certaine concision. Une « histoire générale » de la radiesthésie reste à faire. Nous nous contenterons donc de remarquer deux choses : les tentatives d’histoire de la pratique ont été menées par des prosélytes de la radiesthésie ; elles sont généralement lapidaires et reprennent souvent les mêmes vues éculées (origines égyptiennes ou chinoises très vagues.) En tout cas, le système de diffusion de cette pratique dans le milieu rural qui nous intéresse repose sur un mode de transmission non-écrit que nous hésitons à qualifier simplement d’oral, car il fait une large place à l’expérimentation et à la pratique.

123L’apparition du pendule dans le cycle de la sourcellerie de terrain est donc cohérente et intéressante car l’objet/outil appelé pendule par les sourciers est justement « n’importe quelle masse » suspendue à un fil, et le pendule ne prendra une forme caractéristique et précise que dans la radiesthésie sur plan et particulièrement chez les pratiquants assidus qui travaillent leur don. Le pendule acquiert alors les formes caractéristiques que nous lui connaissons.

124Cette précision de ce qui n’est plus « n’importe quel objet suspendu à un fil », mais devient bien un outil caractéristique, se fait donc en concordance avec le travail du don et sa pratique.

125Au sein même de la radiesthésie rurale, nous avons vu que deux courants de pensée s’affrontent, limitant par là-même le champ de la pratique radiesthésiste. Ces courants ne s’opposent pas tant sur la pratique au pendule ou à la baguette que sur la possibilité de pratique sur plan, c’est-à-dire « à distance » de la radiesthésie. Nous voyons ainsi apparaître une des caractéristiques de l’objet/outil, c’est-à-dire son importance finalement très discutable : l’objet-outil n’est qu’un « signifiant », témoin d’une captation qui se passe ailleurs, il n’est en aucun cas le récepteur.

126La profonde ambiguïté qui, malgré tout, affecte la considération accordée à l’outil par les pratiquants se révèle de deux manières : premièrement par l’existence de pendules contenant une petite loge chargée de la matière cherchée, deuxièmement par l’attachement considérable du radiesthésiste vis-à-vis de « son pendule », que certains vont jusqu’à refuser de prêter et qu’ils entourent de soins particuliers (ne pas le mettre près d’une source de chaleur, ne pas l’exposer à des radiations fortes ou néfastes...). Ces pratiques sont, de la part des radiesthésistes qui les respectent, difficiles à expliquer, puisqu’une idée communément admise veut que tout objet suspendu à un fil fasse l’affaire, que le radiesthésiste confirmé n’ait plus besoin de pendule et puisse pratiquer « à main nue ».

127Il ne faut pas se laisser abuser par ce décalage entre pratique et représentation. Il ne s’agit nullement d’un attachement libidinal qui confinerait au fétichisme, mais bien plutôt d’usages propres à des outils qui sont (ou pourraient être) « en contact » avec des influences invisibles et qui demandent ainsi à être protégés de toute influence extérieure perçue comme étant « de même type44 ».

128De même, l’association réalisée entre le pendule pourvu d’une loge et l’objet cherché est destinée soit à des recherches très complexes, c’est-à-dire où l’on peut subir l’influence d’autres radiations que celles de la matière cherchée, soit à des débutants (cette pratique est d’ailleurs conseillée par de nombreux manuels d’apprentissage de la radiesthésie) afin de leur permettre de « s’habituer » à certains types de radiations et donc, là aussi, d’éliminer les radiations perturbantes45.

129Le pendule permet techniquement le passage à la recherche sur plan grâce à la réduction du paysage sur plan, carte ou dessin. Il donne à la recherche radiesthésiste (et au principe qui la sous-tend) la possibilité de s’appliquer à un espace quasi illimité et à des corps vivants, et non plus seulement à la matière dont il était question jusque-là.

La représentation graphique au sein de la radiesthésie

130Nous avons déjà évoqué le rapport à l’espace pour ce qui concerne la sourcellerie de terrain. Il en sera encore question ici mais sous un angle autre puisque le radiesthésiste travaille sur un espace représenté graphiquement et donc différent selon le type de recherche et aussi l’avancée du travail du don.

131La précision du graphique est à mettre en rapport avec plusieurs éléments. Tout d’abord, « la spécialisation » du radiesthésiste. Un radiesthésiste spécialisé dans la recherche de gros gibier possède une carte très précise de la forêt dans laquelle il cherche ; en revanche il lui faudra dessiner rapidement un corps humain pour localiser une maladie ou plutôt un mal, puisque celui-ci n’entre pas dans le champ de sa spécialisation. Un radiesthésiste « médical » possédera, lui, une planche anatomique précise. Nous avons vu réaliser des croquis sommaires du corps humain ou d’un lieu de recherche sur la sciure d’un établi ou à la craie sur le sol.

132La réussite de ces recherches ne dépendait nullement de la précision du plan (donc de son reflet graphique exact de la réalité). De même, l’importance émotionnelle de celle-ci ne conduit pas obligatoirement le radiesthésiste à pratiquer sur un plan précis. Le dessin, par sa banalisation, signifie qu’au-delà de son exactitude, il est essentiel de trouver le lieu (du mal ou de l’être disparu).

133Nous sommes dans un système où le radiesthésiste conçoit ce lieu intérieurement bien plus que sur le plan. La précision du plan n’est qu’une concession au client destinée à « faire plus sérieux », mais le radiesthésiste sait lui qu’il n’en a que peu d’utilité, et que sa maîtrise du don rendra de plus en plus inutile cette représentation toujours inexacte et grossière ;

Ce ne sera jamais la réalité, elle est trop forte pour être dessinée, même sur le plan le plus précis.
Charles.

134La géographie la plus précise ne peut rendre compte de cet ensemble de forces, d’interactions d’ondes, qui sont en cause dans la réalité radiesthésiste. Celles-ci échappent, par nature, à ce qui peut être représenté par notre géographie matérialiste : le paysage n’est jamais qu’un ensemble de courbes de niveaux, la photographie qu’une image, éléments auxquels manquent précisément l’ensemble des forces supposées agir et être décelées par la radiesthésie. Cette représentation n’est pas explicitement délivrée par les radiesthésistes, mais ressort de l’analyse du phénomène au sein de la société rurale contemporaine. Elle est comme l’expression de l’immanence du don qui s’impose au cours de la pratique. A aucun moment, le radiesthésiste sur plan ne délivre ce type d’explication quant à l’évolution du travail sur plan.

135L’absence d’explication logique au sein de ce qui pourrait être un corpus de connaissances radiesthésistes liée à la contradiction entre dits et faits (in-importance dite de la précision du plan et de sa pratique), nous conduit à proposer une analyse de structure concernant la représentation graphique de la pratique radiesthésiste. Les caractéristiques corporelles du radiesthésiste y sont en effet déterminantes, et la représentation elle-même semble finalement accessoire. N’oublions pas que nous nous situons dans un milieu culturel où le corps (et ses signes) restent marqués par une histoire dont la radiesthésie est une traduction.

136On voit bien ici qu’il ne faut pas s’égarer au sujet des formes que peut revêtir le plan ou le dessin dont les traits sont pour le moins sommaires. L’explication de l’aspect graphique de la pratique radiesthésiste se situe ailleurs et cela aucun radiesthésiste ne peut l’expliquer puisqu’il cherche (lui aussi) à comprendre comment son don opère dans la recherche sur plan. Relativisant l’importance de la précision du plan, il lui est souvent difficile de concevoir ce qui peut nous heurter.

137La carte ou le dessin abolissent la distance qui existe entre corps sourcier et réalité cherchée. Le dessin, dans son extrême dépouillement, renvoie sans doute plus à une représentation anthropologique primordiale (dont nous ne dirons pas qu’elle est magique) de l’espace, plutôt qu’à un souci moderne d’exactitude de la description.

138A mi-chemin entre l’art et la représentation exacte du lieu, la sourcellerie sur plan recherche me efficacité qui n’est pas simplement symbolique, mais révélatrice de la liaison qui s’établit alors entre le corps du sourcier et l’eau, par-delà l’espace qui les sépare.

Le geste pendulaire sur plan

139On serait en droit de se demander s’il existe un geste dans la recherche sur plan, tant, à la différence de la recherche sur le terrain, le corps figé dans une attitude semble immobile. L’individu tente justement de réprimer tout ce qui serait de l’ordre du geste. Pour plusieurs raisons, cette considération même est intéressante, ne serait-ce que parce que cette « absence de geste », dans une pratique qui est la continuation de la recherche sur le terrain, renvoie à l’inverse à la présence d’un geste qu’on pourrait dire « théâtral » dans la sourcellerie coudrière.

140Cette opposition ne nous semble, pour autant, pas pertinente ; il nous apparaît que, plutôt que parler de rupture ou d’opposition entre le geste sur le terrain et le geste sur plan, il faudrait parler de continuité. Le sourcier fait usage de deux types de gestes techniques : celui par lequel il se sert de l’outil baguette et celui par lequel il se sert de l’outil pendule ; or des différences essentielles dans les attitudes d’utilisation de ces deux « outils » se sont imposées. La pratique au pendule sur terrain qui, logiquement dans la radiesthésie rurale, précède la pratique au pendule sur carte, diverge essentiellement en ce qu’elle nécessite une marche (présente sur le terrain et absente sur carte). Sur carte, cette marche est remplacée par le déplacement du coips au-dessus du plan.

141Le corps sur plan est aussi une possibilité de la sourcellerie, mais il se conduit alors comme le corps sur plan de la radiesthésie en général : il n’y a pas de différence entre le corps sur plan, quel que soit le type de recherche effectuée : qu’il s’agisse de sourcellerie, de recherche de vivant ou bien encore de maladie..

142Comment se présente alors ce type de corps ? Deux choses permettent de le caractériser : la première est le résultat d’une observation de Jousse quant au geste en général, la deuxième est son intégration par le radiesthésiste lui-même.

Un geste microscopique interne est aussi bien un geste et tout aussi bien enregistrable qu’un geste macroscopique externe46.

143Cette affirmation nous offre la possibilité de penser le geste radiesthésiste. Le travail au microscope auquel elle nous invite nous permet bien d’envisager le rapport entre le corps et le pendule.

144Le « pendillant », comme n’aurait pas manqué de l’appeler Jousse, est justement celui dont le corps semble immobile, tendu au-dessus de l’objet dont l’équilibre est précaire. Cet « immobilisme » a pour contraire la giration ou le balancement du pendule, balancement qui s’interprète selon un code mental propre à chaque radiesthésiste et dont il est impossible de tirer aucun enseignement comparatif (ce qui déprécie davantage l’outil). L’objet qui, par opposition au corps, va bouger, est en réalité influencé par les ondes que capte le corps selon un processus qui consiste, pour le radiesthésiste, à se « mettre à la place » du cherché. L’objet « dit » oui ou non au-dessus du plan, il est « dirigé » grâce à la « convention mentale » du radiesthésiste constamment en situation de questionner le pendule par l’intermédiaire du corps qui le tient tout entier. Le corps du radiesthésiste sur plan est uni au pendule comme il l’est à l’outil en général au cours de toute activité technique.

145La convention mentale (qu’on pourrait traduire par la volonté d’agir) dirige, à travers le couple relationnel corps/pendule, les oscillations du pendule, qui seul doit manifester un mouvement perceptible. Ces girations ou ces balancements sont perceptibles par l’autre mais aussi par le radiesthésiste lui-même. Le pendule « signifie », matérialise la captation des ondes, et ce vis-à-vis du « pendulant » auquel le corps est uni. Il le fait dans un mouvement « bilatéral » qui partage le monde dans ce bilatérisme anthropologique joussien47 qu’est le bercement maternel/partage du fardeau pour le portage, considéré selon sa définition comme fondamentalement anthropologique. Le radiesthésiste, par un mouvement du pendule, rétablit le bilatérisme absent de la tenue de l’objet d’une seule main, il crée le oui et le non, la présence ou l’absence de la chose cherchée, il questionne dans un mouvement bilatéral : le pendule trouve sa place dans la cohérence de gestes paysans selon l’anthropologie de Jousse et il organise le monde de la connaissance radiesthésiste.

146Le parcours des « ondes magnétiques » dans le corps du radiesthésiste sur plan n’a pas rencontré, à la différence de la sourcellerie, de tentative de description, sans doute parce que la vision physicaliste lui refuse toute vraisemblance.

147Le rythme du pas est remplacé par le rythme du pendule, la séquence rythmique créant le repère qui renvoie au rythme du débit de l’eau. Ainsi les correspondances sont-elles rythmiques entre le pas sur le terrain ou le pendule et l’eau, entre le balancement du pendule sur la carte et la personne recherchée.

148La deuxième caractéristique du travail sur plan est donnée par la représentation elle-même que se fait le radiesthésiste de sa recherche, dans ses moments les plus intenses, et généralement dans la démarche qui a trait à la recherche d’un vivant.

149Le radiesthésiste devient la personne ou l’animal cherché. Il réalise alors l’abstraction complète de son propre corps afin de « voyager ». Cette pratique « extrême » de la radiesthésie n’est pas celle des recherches ordinaires, ni celle enseignée par une littérature radiesthésiste timorée, prudente et peu pratique. Lorsque Charles nous dit : Je suis le sanglier, il fait référence à son passé de braconnier et à ce lien puissant qui unit le chasseur à l’animal. Ce lien peut se caractériser par le Jagdfieber dont B. Hell parle dans la France de l’Est si proche et pour laquelle Charles travaille par téléphone à chaque ouverture de chasse48. C’est l’activité de prédilection (ici la chasse) qui détermine les conditions de cette substitution : le radiesthésiste établit une communication qui va jusqu’à l’empathie avec le sujet cherché, cela au cours d’une recherche généralement longue ou difficile, comme celle de vivants.

150Le corps devient alors une forme pure qu’il faut décidément abstraire pour tendre à être l’autre, celui que l’on cherche, dans une opération mentale. Cette opération se réalise dans les périodes d’isolement et dans un processus qui est décrit comme purement mental par le radiesthésiste :

Quand je cherche quelqu’un, il est là dans ma tête, constamment, j’y pense tout le temps.
Charles.

151La recherche ne se limite pas à ce temps de concentration particulier dans le lieu privilégié qu’est la chambre de recherche.

152Elle fait aussi partie du radiesthésiste, à tel point qu’il peut soudain rompre une activité sociale pour se rendre dans sa chambre, s’il se croit prêt à trouver le disparu.

153Le processus de recherche se présente comme un processus de maturation intellectuelle qui a besoin d’être confirmé par une recherche sur le plan avec le pendule. Mais il arrive que, comme dit le radiesthésiste, ce soit à l’extérieur de la chambre et au cours d’une autre activité que le radiesthésiste croit trouver le « cherché » :

Tout d’un coup, je me dis : « Ça y est, Charles, tu le tiens... » Alors, je vais dans la chambre et j’essaie avec le pendule, c’est comme si j’établissais le contact... je sais pas moi, avec lui... et ça dans ma tête, j’arrive pas à expliquer.
Charles.

154Ce type de recherche d’individus ou d’animaux ayant une forte valeur affective induit une « préoccupation » constante du radiesthésiste, qui peut durer des semaines et s’appliquer à des événements locaux ou nationaux. Le corps du radiesthésiste est partie prenante de cette recherche par une participation active qui va jusqu’à une baisse de l’alimentation :

Aux périodes de chasse, il ne sort presque pas, il mange pas, c’est tout juste s’il va aux cabinets.
La femme de Charles.

155Dire que le corps du radiesthésiste sur plan est un corps inexistant, car immobile, est donc faux. C’est un corps qui, par le contrôle très strict auquel il est soumis, participe au contraire très précisément à la recherche.

156Au vu de ces deux éléments, nous sommes à même de penser le corps sur plan, et la manière dont il opère au sein d’un « contrôle » difficile. Tout d’abord ce corps se situe exactement entre l’objet/outil et le mental. Il est un et il est tout, puisqu’il se situe dans l’univers de communication du « tout » qu’appréhende le radiesthésiste dans sa pratique. Avec la recherche sur plan, le radiesthésiste se place dans une tout autre attitude corporelle. Il a choisi de pratiquer dans l’univers de l’abstraction et ceci parce qu’il a essayé et que « ça marche » (il obtient des résultats). Le système de la transe contrôlée est un système qui, dans la radiesthésie sur plan, est intégré par une discipline déjà acquise dans le travail sur le terrain, et par la distance acquise vis-à-vis de la chose cherchée, grâce à la médiation du plan.

157C’est cette distance même qui impose un voyage pour établir le contact avec la chose cherchée. Ce « voyage » ne peut être que mental, voilà pourquoi aucun système valable de circulation des ondes (sur une si grande distance et avec un si grand risque de perturbation) ne peut être proposé dans notre manière de penser l’espace et le temps.

158Le « voyage », même s’il est implicite, n’est pas nommé, car la dissociation entre corps et esprit est inconcevable. Il nous faut pourtant faire appel à ce terme pour expliquer ce dont il s’agit, sachant qu’il ne figure pas dans le vocabulaire de la radiesthésie.

159Le corps de la recherche sur plan renvoie donc à deux notions : la nécessité de rétablir la bilatérité en cohérence avec le corps paysan et celle d’établir le contact avec le cherché qui est devenu si « distant ». Le pendule assure la « cohérence » et le « passage » entre sourcellerie de terrain et radiesthésie sur carte, en étant annexe ou signifiant d’un corps qui, par ailleurs, fait partie d’un espace décrit par les ondes. Le corps au sein de cet univers de représentation est préparé (travaillé) à être émetteur d’ondes pour la pratique du magnétisage.

Le corps client

160Le corps client de la recherche sur plan se présente sous diverses formes. Ou bien il est celui du client lui-même, présent devant le radiesthésiste dans le cas d’une demande de diagnostic, ou bien celui d’un tiers, instigateur de la recherche.

161Ces deux cas seront différemment envisagés par le radiesthésiste. Dans le premier, il s’agit directement du corps de la personne présente et sa prise en compte est liée à cette présence, à travers une lecture de son corps. Dans le second cas, le corps est imaginé en référence à une description, il est un corps abstrait, figuré ; mais cette figuration et cette abstraction entretiennent un rapport logique avec le corps présent.

162Le radiesthésiste, dès qu’il travaille dans les sphères d’une recherche de la maladie ou d’une personne, a besoin de travailler sur plan ; or dès cet instant, le corps du client, présent ou non, est déjà une abstraction. Le radiesthésiste, dans la phase de diagnostic, ne travaillera pas sur le corps lui-même, ou rarement ; il procédera d’après un dessin du corps.

163Il assimilera le corps présent du patient à une image qu’on pourrait dire anatomique si elle avait la précision des planches qui portent ce nom. C’est justement en étudiant de plus près cette représentation graphique du corps de l’autre que nous aurons les éléments nous permettant de penser non seulement la succession de la pratique, mais aussi le rapport entre le corps radiesthésiste déjà décrit et le corps client.

164Le corps dessiné est plus ou moins précisément figuré selon la spécialisation du radiesthésiste ; cette représentation répond elle aussi à l’attente du client.

165Dans la spécialisation, le client attend une image de son corps qui corresponde à celle qu’il s’est forgée ; or l’évolution des connaissances fait que le corps représenté ressemble de plus en plus à une planche anatomique.

166C’est à cette attente que le radiesthésiste répond, ayant lui-même conscience de n’avoir pas réellement besoin de l’image : il ne diagnostique pas un mal, mais une radiation d’ondes en tant que système de références au mal tel qu’il est ressenti par lui. On est loin alors d’un système nosologique médical.

167Le radiesthésiste est obligé de penser un système diagnostical en référence à la captation de l’énergie. C’est dans un souci de compréhension qu’il se réfère aussi bien à la planche qu’aux appellations des maladies. Un cancer, un ulcère ne sont alors que des signifiants qui ne renvoient certainement pas au même signifié que celui de la science qui les nomme. Dans un système de circulation d’énergie tel que celui de la radiesthésie médicale, la maladie elle-même prend un autre sens (ses causes et conséquences aussi).

168Cette référence au système de connaissances du corps dominant est là pour désamorcer le péché originel de sorcellerie49, péché que commet toute connaissance non conforme, et au sujet duquel les procès pour « exercice illégal de la médecine » ont remplacé la Très Sainte Inquisition.

169Le plan de corps client que nous représentons est celui exécuté à notre demande par Charles.

170Le plexus pour Charles est à l’endroit de la croix, c’est :

Le centre nerveux, quand on tourne dessus, il ne pose pas de problèmes ; il fait les nausées suite à une contrariété, mais n’est jamais méchant.

171Selon la connaissance de ce radiesthésiste il s’agit du centre de l’équilibre.

Figure XII

Image

172Charles est un radiesthésiste avancé dans le travail de don, mais il n’est pas un spécialiste de la radiesthésie médicale, bien qu’il traite des demandes de diagnostics médicaux avant de pratiquer lui-même le magnétisage à titre thérapeutique. Pour toutes ces raisons, l’exemple de Charles est intéressant à examiner en tant que révélateur de la manière de travailler et de présenter le corps client d’un radiesthésiste-magnétiseur. Que voit-on sur ce dessin du corps client ? Une représentation graphique que n’importe quel médecin ou individu ayant des connaissances en anatomie trouverait vague du corps humain, appelant par là-même une critique sous-jacente de l’efficacité d’une telle pratique (le diagnostic reposant sur une figuration approximative). En effet, comment est-il possible de situer aussi précisément les sièges organiques du mal dont souffre le client ?

173Ce type de réflexion, qui se situe là en référence à notre connaissance scientifique du corps humain, est finalement assez proche de celle que se fait le radiesthésiste, tant il a lui aussi connaissance de ce que peut être la morphologie du corps humain.

174Aussi peut-on dire par ailleurs que son dessin, sur lequel figurent les « principaux organes », est une tentative d’intégration du minimum de représentation médicale moderne. Seule la présence du « plexus » appelle une interprétation différente, étant donné que les vertus qui lui sont attribuées ne proviennent pas d’une « réalité organique » basée sur une connaissance scientifique. Ce que nous nommons la représentation minimum est en fait le résultat d’un compromis entre ce que le radiesthésiste sait du corps d’un point de vue médical (et notamment des appellations de ces organes) d’une part, ainsi que l’utilisation de cette connaissance et ce que le client type est prêt à accepter comme représentation de son propre corps, d’autre part.

175Le corps dessiné est donc le résultat de la confrontation de ces trois éléments dont aucun n’a à voir avec ce qu’il en serait d’une représentation radiesthésiste du corps humain fixée une fois pour toutes, notamment dans des écrits auxquels les radiesthésistes de terrain se référeraient (comme le rapport de la planche anatomique au médecin).

176Pourquoi refuser alors à la radiesthésie un mode de connaissance empirique du corps reposant sur des principes essentiellement différents de la médecine officielle, voire des médecines dites populaires ? Encore une fois, cette représentation du corps humain n’est pas plus radiesthésiste que n’importe quelle autre représentation (y compris d’un radiesthésiste qui utiliserait une planche anatomique précise). Il y a danger à croire que cette représentation constitue « la réalité du corps humain » telle qu’elle est perçue par le radiesthésiste (ce que font trop de contradicteurs).

177Il n’y a pas de réalité graphiquement représentable du corps radiesthésiste : toute représentation n’est qu’une facilité de communication sur un terrain commun minimum.

178En d’autres termes, la connaissance radiesthésiste a ceci de particulier que la représentation n’est qu’un support de concentration pour permettre au système thérapeutique (magnétisage ou autre) de se reposer sur une énonciation du mal en cohérence avec les représentations scientifiques et selon un principe qui reste fondamentalement thérapeutique, sans pour autant qu’on puisse dire qu’il est magique, et que les ondes thérapeutiques sont une vue de l’esprit. Ce qui est essentiel pour un radiesthésiste est justement de dépasser la simple lecture rationaliste des faits, notamment en ce qui concerne le graphisme, et le travail sur plan en général.

179Le bon radiesthésiste arrive à intérioriser et donc à ne plus avoir besoin de représentation graphique (ce qui constitue une partie du travail du don). Celui qui ne parvient pas à cette intériorisation n’atteint pas à la maîtrise du don tel qu’il est par nature (celui de capter les ondes). Il stagne dans une connaissance pseudo-radiesthésiste fortement teintée de rationalisme. Il est « assis entre deux chaises », tant semblent radicalement différentes l’une et l’autre connaissance, et donc l’une et l’autre pratique.

180La représentation graphique du corps client par le radiesthésiste l’aide à localiser les points essentiels où apparaissent des dysfonctionnements. Ces points sont des organes connus et reconnus, dont le radiesthésiste va parler en employant un langage compréhensible par son client : le cœur, les reins, la colonne vertébrale, les poumons, la rate, organes internes qui sont généralement le siège et non la cause du mal. En ce sens, et comme les médecines traditionnelles, la radiesthésie emploie un langage commun qui intègre un certain nombre de mots appartenant à la nosologie médicale, sans aller plus loin que leur désignation : la représentation du corps radiesthésiste observée en situation de soin, et plus encore en situation de diagnostic, est une représentation qui peut sembler transitive entre les représentations issues de médecines traditionnelles et celles de la médecine scientifique50.

181Cette cartographie sommaire du corps humain est sous-tendue par l’idée plus générale de la circulation des ondes magnétiques, qui sont tout autant cause que révélation de la maladie. Ce qu’il serait convenu d’appeler un « fluide général » baignant le corps a été l’objet d’une vaste littérature51 ; mais au-delà de celle-ci et toujours au sein de notre radiesthésie non commerciale et rurale, nous observons la mise en avant, à travers la pratique même, de ce qu’il serait convenu d’appeler une circulation générale du fluide ou des ondes52.

182Cette théorie générale de la circulation des ondes rend compréhensible le passage qui va s’opérer de la radiesthésie au magnétisage, car le magnétisage n’est ni plus ni moins (après la phase de captation des ondes provenant du corps client) que la réémission d’ondes vers une autre direction. Ces mêmes ondes qui, venant du corps client et captées par le radiesthésiste, sont réémises par le magnétisage en direction du corps client et se chargent ainsi de vertus thérapeutiques.

183Cette association permet d’introduire le fait que le « passage » se fait à partir du travail sur le corps client, de la phase de diagnostic à la phase de thérapie. Le corps client est simultanément la cause et la justification de la relation qui s’établit entre le radiesthésiste et son interlocuteur : les ondes permettent d’établir ce qui apparaît comme beaucoup plus qu’une simple communication : un échange corporel à proprement parler. De même faut-il rappeler que si le radiesthésiste dit établir le contact avec le corps cherché, il dit aussi « être ce corps », ce qui rend difficile une représentation linéaire et définitive du corps radiesthésiste.

184Parler du corps client c’est déjà parler de sa relation au corps radiesthésiste. Le corps client est dans sa conception même un corps qui se donne (par l’émission d’ondes qui vont servir à le diagnostiquer) avant d’être un corps qui reçoit (magnétisme thérapeutique).

185Il est inconcevable hors de cette relation radiesthésiste. Le corps client perd, pour la radiesthésie, la substance même qu’il revêt dans d’autres modes d’appréhension, et notamment le mode rationaliste.

Corps en relation : le magnétisme

186L’aspect dynamique du corps radiesthésiste tel que nous venons de le décrire prend tout son sens à travers le magnétisage.

187Le débat qui a cours sur la nature du don lui-même laisse à penser que le magnétisage n’est pas une pratique thérapeutique qui intervient immédiatement après le travail du don de radiesthésie. Il est admis dans les biographies des magnétiseurs eux-mêmes que le magnétisage peut apparaître indépendamment de la pratique radiesthésique et être vécu par le praticien comme un don d’une nature essentiellement différente. C’est le cas d’une pratiquante que nous avons rencontrée et chez qui nous nous sommes essayé à un traitement. Elle exerce le magnétisage sans pour autant être radiesthésiste. (Un autre cas célèbre est celui de Fr. Durin, originaire de Montmirey et magnétiseuse ayant pignon sur rue à Dijon). Notre souci dans cette étude a été de suivre le cheminement de la pratique sociale qui peut mener le sourcier à la recherche puis au magnétisage.

188Si le magnétisage, en tant que pratique, peut être révélé sous bien des formes, notre étude dans l’aire considérée montre que les personnes n’étant pas « passées » par la pratique de la radiesthésie pour devenir magnétiseurs se trouvent être en majorité des femmes, épouses d’agriculteurs, ou même d’origine extérieure. Toutes sont liées, de près ou de loin, à la transmission du don, en tout cas citées comme telles dans les généalogies de sourciers.

189Ce bref rappel concernant la considération sociale du magnétisage nous permet d’introduire un élément jusque-là « évacué » de la radiesthésie : la sexualité. Dans le magnétisage, celle-ci occupe une fonction essentielle, en relation avec le corps de la femme, voire celui de l’individu traité.

190Alors que les causes de la démarche qui pousse à quérir le radiesthésiste sont avant tout liées à une sexualité paysanne mal vécue socialement, nous touchons avec le magnétisage à la manière dont cette sexualité est individuellement vécue, et non plus seulement sur le plan social. De même l’action du praticien n’est plus ici de réharmoniser deux éléments momentanément séparés, mais bien de rétablir un corps fragilisé, affaibli.

191Dans cette perspective, la chaleur contenue dans les mains du magnétiseur est fondamentale : elle est un élément déterminant dans la guérison du patient ; « réparatrice », elle est fréquemment mise en relation avec la puissance sexuelle du magnétiseur et amplifiée par l’imaginaire qui se fonde sur « ce qui peut se passer dans la chambre » (le mot n’est pas neutre) où a lieu le traitement. Celle-ci ne diffère d’ailleurs pas de la chambre de recherche dans laquelle s’exerce l’expérience radiesthésique. Seule la magnétiseuse, du fait de la commercialisation de sa pratique, possède à proprement parler « un cabinet de consultation et de soin ».

192En ce qui concerne le magnétisage, la relation qui s’établit entre les deux parties est de type non commercial ; la demande y revêt donc un caractère spontané et non rémunéré.

193L’imaginaire n’est pas la seule source de cette « sexualisation » des rapports magnétiseur/client. Le magnétiseur peut demander à son client de se déshabiller, bien que le vêtement ne gêne en rien la transmission des ondes. Cette pratique se heurte d’ailleurs à une pudeur traditionnelle dans laquelle la nudité est perçue comme proprement diabolique. Le fait qu’il s’agisse du corps du patient lui-même (et non plus du corps d’un autre pour lequel on intervient) porte le sceau d’une demande ambiguë, ou en tout cas difficile à traiter si l’on respecte les interdits dictés par la morale chrétienne. Le radiesthésiste transgresse la règle de la séparation des sexes, qui a encore largement cours dans la société rurale, en établissant par exemple un contact direct avec une femme autre que la sienne.

194Enfin, la chaleur des mains du magnétiseur est profondément associée à la sexualité vive (ne dit-on pas en effet « chaud lapin », « corps brûlant de désir », « cul chaud » !). Dans la mesure où le magnétisage est une technique d’imposition des mains, celle-ci demanderait à être décrite en tant que telle. Or les séances de magnétisage sont finalement assez rares au sein de la pratique radiesthésique ; un seul des radiesthésistes rencontrés l’utilisait réellement.

195Le magnétisage est, nous l’avons fait remarquer, davantage réservé aux femmes qui ne suivent pas le cheminement de la sourcellerie/radiesthésie rurale. Ainsi il est perçu, en tant que « relation » des corps, comme faisant partie des attributions spécifiques de la femme à l’intérieur du milieu agricole (elle a par ailleurs en charge le soin des vaches, ou encore celui des êtres humains53).

196En plus d’être l’étape ultime du travail du don pour les pratiquants, le magnétisage apparaît donc comme une tâche essentiellement féminine.

197C’est sur le thème de la relation au corps que se fait l’unité sociologique de la pratique radiesthésiste au sein de l’aire considérée. Il est en effet curieux de constater qu’alors même que le don de sourcellerie est généralement refusé aux femmes et qu’elles sont l’objet de dénigrement lorsqu’elles le pratiquent, le don de magnétisage leur est pleinement reconnu. Il ne semble pourtant pas qu’il y ait, entre ces deux pratiques, une différence de nature fondamentale ; la connaissance radiesthésiste des sourciers ruraux n’en fait en tout cas pas état.

198Il y a donc bel et bien mise en échec du « système explicatif » autochtone en ce qui concerne le problème des femmes qui pratiquent efficacement le magnétisage54. Si l’on veut s’en tenir strictement au problème d’une anthropologie du corps dans la radiesthésie, on ne peut que constater une fois de plus que la répartition des rôles a à voir avec la pratique elle-même. C’est lors de l’explication, des questions, que le problème classificatoire se pose55. La pratique sociale et corporelle n’induit, quant à elle, aucun problème de ce type : c’est ici le don qui s’impose.

199La magnétiseuse commerciale de l’aire étudiée a subi une véritable auto-révélation en se soignant elle-même puis en expérimentant le don sur sa basse-cour. Une autre s’est rendu compte qu’elle pouvait soigner les vaches « en essayant ». Charles a réalisé qu’il pouvait guérir certains maux après les avoir diagnostiqués. Là encore, l’expérience corporelle de chacun des praticiens du magnétisage prend valeur plus que tout autre écrit ou révélation.

200Il semble qu’à la différence de la radiesthésie, le magnétisage, à la fois en tant que pratique aboutissant à la radiesthésie et/ou apparaissant par hasard, n’a pas besoin d’être révélé.

201Ainsi peut-on affirmer, tout au moins dans un premier temps et dans le contexte étudié, que le magnétisage est non seulement la phase d’aboutissement d’un travail corporel du don (que nous allons tenter de décrire), mais aussi une pratique perçue comme plus spécifiquement féminine.

Conclusion

202Le geste radiesthésiste est-il un geste technique au sens où l’ethnologie l’entend habituellement ? Il appartient bien en tout cas de le décrire au sein d’une « chaîne opératoire »56 ou d’un « processus technique »57.

203Est-il d’ordre ou de portée symbolique ? Il appartiendra là aussi de l’analyser de manière essentiellement comparative au sein d’un corpus anthropologique de gestes magico-religieux.

204Nous l’avons vu, le geste sourcier est envisagé, par le sourcier lui-même, et peut être décrit aussi précisément que n’importe quelle technique. Pourtant, il n’appartient pas à part entière au praticien qui n’a aucune action effective (Leroi-Gourhan) reconnue par la communauté des physiciens, si l’on excepte les thèses marginales de Rocard.

205De même, le geste sourcier radiesthésiste ne présente aucun caractère proprement symbolique, ne serait-ce que parce qu’il prétend à une action physique qui lui a été refusée précédemment, et ce n’est certes pas le rôle de l’ethnographe que de trancher :

Le repérage de l’eau souterraine par les sourciers, tel que nous le connaissons aujourd’hui, procède d’un extraordinaire amalgame de connaissances logico-empiriques héritées de la tradition orale et de notions empruntées aux sciences géologique et hydrologique58.

206Ce qui est, là aussi, mis en exergue est davantage le système de connaissances que le geste lui-même !

207Cette difficulté à penser le geste ou à le représenter est indiscutablement inhérente à l’ethnologie ; le sourcier/radiesthésiste, lui, ne la ressent pas ainsi : la sourcellerie, il la pratique et la sent physiquement. Il en fait l’expérience corporelle ; pour lui, c’est une technique qui a une action directe sur la matière, tout comme le magnétiseur diffuse la chaleur à travers le corps du patient.

208Selon l’expression même de Mermet, le radiesthésiste populaire est contraint à « réinventer » la pratique. Il la recrée en fonction de deux éléments qui nous semblent explicatifs de la nature même du corps, tel qu’il est envisagé dans la radiesthésie : un élément culturel ou ethnique tenant à la particularité de la pratique dans chaque région ; un élément anthropologique au sens où Jousse l’entend (mais aussi Devereux), lorsqu’il oppose la personnalité modale à la personnalité ethnique59.

209En clair, ce que nous dit le corps radiesthésiste, c’est la difficulté d’occuper une position intermédiaire entre un mode de perception du corps paysan traditionnel d’une part (très bien décrit à partir d’enquêtes ethno-historiques du type de celles de F. Loux ou encore de l’étude des médecines populaires conduite notamment par F. Laplantine), et d’un mode de perception rationaliste, représenté par la médecine officielle et ses promesses de progrès d’autre part.

210La place du corps radiesthésiste est d’autant plus ardue à défendre qu’il s’apparente à une certaine immatérialité : les ondes sont à la fois un support concret (à la différence de ce qui prévaut dans la sourcellerie) et un support contestable du point de vue de la science officielle. Si le radiesthésiste « populaire » que nous étudions échoue à produire un modèle du corps humain, c’est peut-être que là n’est pas sa préoccupation première ou que celle-ci n’est pas essentielle à sa pratique (il peut y renonçer grâce aux concessions qu’il fait à un niveau rhétorique).

211L’ensemble des questions que nous posons ici, au sein même de cette étude, s’apparente donc à un essai de reconstitution de la cohérence de ce qui est dit et fait par le radiesthésiste.

212Nous ne croyons pas en ce domaine au « symbolisme », concept qui nous semble dissimuler l’ethnocentrismele plus dévastateur.

213Quel que soit l’objet, l’institution ou encore la pratique, nous produisons du sens en même temps que de « l’utile ». Ces catégories ne sont elles-mêmes que des manières de penser l’objet, et ne rendent pas compte de ses différentes fonctions qui sont, elles, trop solidaires pour pouvoir être dissociées. Une « pensée-type » devient insupportable quand, résolument dominante et colonisatrice, elle s’attache à dire ce qui est « purement symbolique » ou « purement technique ».

214L’enquête ethnologique ne peut aboutir à une conclusion qui nierait l’objet même de cette fecherche, et qui, en prétendant expliquer définitivement la radiesthésie, la cantonnerait dans un symbolisme désuet. Ce qui est fondamental dans ce domaine, c’est que la proximité de l’objet que nous avons entrevu nous incite définitivement à penser que celui-ci est « non nul ». En ce sens, nous rejoignons une des observations méthodologiques de Devereux :

... le seul défaut qu’aucune théorie ne supporte est de s’abolir elle-même, tant par rapport à son sujet qu’à sa stratégie expérimentale60.

215Ce parti pris méthodologique, qui nous fait considérer la radiesthésie comme une technique, a pour corollaire l’élaboration d’une « logique de sens » du corps sourcier ou radiesthésiste. Celui-ci n’obéit plus aux sollicitations culturelles, mais il est produit par ce mode particulier de connaissance du monde, de rapport inter-individuel physique qu’est la radiesthésie. Celle-ci transcende les particularités ethniques, de sorte que le « radiesthésiant beauceron » a sensiblement les mêmes conduites corporelles que le « radiesthésiant de la Serre ».

216Concernant la technique de base, les variations du type de la phrase de Sebillot ne sont plus alors que des variantes chargées d’intégrer la pratique à un ordre rituel ou religieux particulier, et n’ont en elles-mêmes pas de valeur reconnue par le radiesthésiste, sinon celle de permettre la « concentration ». Le corps est alors le lieu où s’appesantissent toutes les différences ; la place que nous lui réservons au sein de cette étude, avant l’anthropologie du don (élément essentiel d’explication de celle-ci et qui rejoint une problématique cosmogonique), contribue encore à lui donner tout son sens d’inscription de signifiant, que Bataille, Clastres et M. Augé ont si pertinemment théorisé : le corps, à travers le geste qui lui fait prendre signe, est résolument le lieu où la pratique s’inscrit, particulièrement à chaque radiesthésiste.

Notes de bas de page

1 Au sens où l’entend Devereux, in Essai d’ethnopsychiatrie générale.

2 En tant que celui-ci se présente dans toutes les sociétés comme un acte de recherche de l’eau, puis d’êtres humains.

3 Sebillot, Le folklore de France, La Flore, p. 53.

4 Jean Cazeneuve, Lucien Lévy-Bruhl, p. 34.

5 Nous préférons ce terme à celui de « déformé » qui sous-entend l’existence d’un corps type qui, lui, ne serait pas formé par une activité humaine.

6 Jousse, 1974, p. 15.

7 Jousse, 1974, p. 58.

8 Au sens bergsonien du terme.

9 Laplantine, 1978.

10 Augé, in Le corps en jeu, p. 78.

11 Jousse, op. rit., p. 57.

12 Leroi Gourhan, Le Geste et la Parole.

13 Qui se dit aussi « imposer les mains » ou « passer les mains ».

14 Gaubert, « L’eau et l’expertise sanitaire dans la France du XIXe ».

15 Au moins dans notre société rurale.

16 M. Douglas, « De la souillure », 1971.

17 Loux, Le corps dans la société traditionnelle.

18 Jousse, Anthropologie du geste, p. 92.

19 Ou mysticisme.

20 Statut de la parole dans le monde paysan (fascination du camelot colporteur) et méfiance de l’intellectuel, du technocrate.

21 Nous faisons une différence entre acte sourcier et pratique de sourcellerie.

22 Entre 80 centimètres et 1 mètre.

23 Sous-entendu « que la baguette pique tellement ».

24 Comprendre : « tout de suite ».

25 Nous avons réalisé un film de 23mn Le don de l’eau, copyright Varan, 1989.

26 J. Rouch.

27 R. Depardon.

28 Jousse, Anthropologie du geste.

29 Jousse, Anthropologie du geste, p. 147.

30 Le coudrier est l’appellation vernaculaire du noisetier.

31 Par opposition au bois mort.

32 Mermet, Comment j’opère.

33 Jousse, Le Parlant, la Parole, le Souffle, p. 94.

34 Jousse, Anthropologie du geste, p. 295.

35 Menuet, op. cit., pp. 53 et 59.

36 Menuet, op. cit., pp. 55 et 36.

37 Bastide in Le sacré sauvage aborde le problème de la transe sacrée : dans notre cas, le rapport du sacré ne transite pas par la transe ; la radiesthésie appartient aux transes sauvages (Les conduites de transe, p. 217).

38 Lapassade, Essai sur la Transe, p. 15.

39 Y. Rocard, Le signal du Sourcier.

40 Cette dernière thèse étant par ailleurs celle soutenue par l’abbé Mermet en appui à sa préférence du pendule sur la baguette (Mermet, Comment j’opère, p. 49). Celui-ci affirme que la distance prise avec l’objet facilite souvent sa recherche.

41 Le tenue de « carte » reste partiel, car le radiesthésiste, nous le verrons, opère la plupart du temps à partir d’un dessin (corps humain) ou d’un plan (de l’endroit cherché).

42 Mermet, op. cit., pp. 58 à 98.

43 Leroi-Gourhan, Milieu et technique.

44 On pourrait à ce propos citer l’exemple de certains intellectuels qui refusent de prêter « leur » Mont Blanc, ou de certains collectionneurs ou propriétaires de voitures dans le même cas... S’agit-il là de fétichisme ?

45 Certains ouvrages conseillent de tenir dans la main qui tient le pendule une partie de la matière recherchée.

46 Jousse, L’Anthropologie du geste, p. 50.

47 Jousse, op. cit., p. 204.

48 B. Hell, Entre Chien et Loup.

49 Friedman, Les Guérisseurs.

50 Nous ne faisons pas de différence, au sein de celle-ci, et à l’instar de F. Laplantine entre les différents types de modèles médicaux (voir Laplantine, Anthropologie de la maladie) car ceux-ci ne sont ni perceptibles, ni différenciables par l’usager lui-même, pas plus que par le radiesthésiste qui les utilise globalement au niveau de leur système d’appellation ; ce sujet mériterait cependant d’être fouillé dans certains cas particuliers de pratiques radiesthésistes commerciales, donc spécialisées, et qui intégreraient cette différence.

51 Mesmer, Mermet, Rocard.

52 Qu’elles soient qualifiées d’électriques ou de magnétiques, toujours dans cette quête d’analogie dont nous avons vu que ses dénominations mêmes n’étaient pas innocentes.

53 Elle est alors déjà plus commerciale.

54 Et dont l’efficacité est non seulement reconnue, mais appelée en légitimité dans la généalogie.

55 Comment expliquer dans la logique du don que des femmes à qui on a précédemment refusé le don de sourcier soient capables de magnétiser ?

56 Cressweli, Eléments d’Ethnologie.

57 Lemonier, Technique et Culture.

58 Bromberger, in Le Monde alpin et rhodanien n° 4, p. 12.

59 Devereux, Essai d’Ethnopsychiatrie générale.

60 Devereux, De l’angoisse à la méthode, p. 41.


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