L’illusion de la connaissance statistique dans les pays en développement le cas du Maroc
p. 97-110
Texte intégral
1Le cas de l’appareil statistique marocain brièvement examiné ici éclaire quelques uns des problèmes rencontrés fréquemment dans les expériences de production d’informations dans les pays en développement (FED). La contribution passe aussi en revue les principaux facteurs de l’indigence quantitative et qualitative de la production statistique dans ces pays. Les différents éléments d’analyse qui en sont proposés convergent vers la conclusion que les avatars des appareils statistiques ne constituent en fin de compte que l’expression d’une méconnaissance des structures économiques et socio-culturelles locales, bref une méconnaissance de ce que l’on qualifie habituellement, non sans hâte, de sous-développement.
2L’organisation de la production statistique comme la mise en œuvre de techniques et de cadres d’observation ne sauraient ni précéder ces structures ni leur être transposées de l’extérieur. Ils doivent au contraire être produits en conformité avec un certain univers ordinal qui leur donne leur fondement mais qu’à leur tour ils contribuent à spécifier et aussi à transformer.
1. Les P.E.D. : Une situation de non être statistique
3Tout appareil statisitque est produit social. Ceux qui fonctionnent aujourd’hui dans les PED portent de ce fait les caractéristiques types et les contradictions que connaissent en général les sociétés en développement. On peut presque, à leur propos, déployer la même méthodologie d’analyse que pour n’importe quel produit technologique :
- Leur existence suppose un coût, qui est d’autant plus prohibitif que la mise en œuvre se veut pleine et extensive.
- Cette mise en œuvre s’effectue dans le cadre de la gestion des relations sociales et en particulier de la gestion des relations de pouvoir. De fait leur proximité à l’Etat en fait l’un des moyens privilégiés du contrôle social.
- Instruments d’observation et de transformation de la société, ils ne peuvent assumer pleinement cette double mission que si les conditions de leur insertion dans les structures sociales et de leur dialogue avec celles-ci sont adéquates.
1.1. Le coût de l’information statistique
4Les appareils statistiques et les organes de planification des PED sont régulièrement mis en cause. Les informations qu’ils livrent aux agents économiques comme au public sont reçues avec suspicion. L’attitude la plus commune consiste à exiger d’eux une qualité d’information qui puisse être connue avec certitude.
5C’est là une question à la fois grave et difficile. Car, si une telle revendication est en soi légitime, elle est aussi porteuse de malentendus dont peuvent souffrir des institutions souvent jeunes et délicates.
6L’indigence de l’infrastructure statistique locale est patente. Les dysfonctionnements qui la traversent sont désormais globalement connus. Mais, les carences identifiées sont imputables autant à des facteurs objectifs que subjectifs et dont certains appartiennent à l’histoire économique et politique plus ou moins récente de ces pays.
7En même temps, la création ou l’extension de l’infrastructure statistique représente un coût. Or, dans l’étape actuelle de l’évolution des sociétés en développement, ce coût est immédiat et se conjugue avec d’autres coûts non moins impérieux... alors que les rendements sont plus ou moins éloignés. Il s’ensuit que l’on devra dans la plupart des cas admettre qu’une dotation accrue en moyens d’information est un choix non économique. En tout état de cause, il ne peut, au-delà d’une certaine limite, être justifié ex ante.
8Pourtant, des progrès importants ont été accomplis dans ce domaine depuis quelques années. Mais, en raison même de l’ampleur de la demande, de la profondeur et de la diversité des champs auxquels elle se réfère, la production d’information apparait invraisemblablement restreinte. Certains aspects de la vie socio-économique ne sont pas représentés et d’autres ne le sont qu’imparfaitement.
1.2. La dialectique interne-externe
9La contestation des méthodologies statistiques utilisées dans les PED émane aussi de l’extérieur. Les organisations internationales, les Etats et les organismes bailleurs de fonds pressent les administrations locales vers la transformation des techniques de collecte et de traitement de l’information.
10C’est en partie parce que le financement de la production statistique fait défaut localement et que cet obstacle est levé par « l’aide » internationale que le débat sur la mesure statistique affecte aujourd’hui les PED. Après avoir produit ou aidé à réaliser un embryon d’infrastructure de production d’information, et au besoin produit eux-mêmes cette information, les bailleurs de fonds orientent désormais le débat vers l’évaluation des cadres méthodologiques et des schémas comptables mis en œuvre.
11D’où l’apparente ambiguité des évaluations en cours, qui ne doit pas seulement être analysée sous l’angle du perfectionnement des appareils statistiques en place, mais aussi dans l’éclairage d’un processus qui combine : la recherche de méthodes, de cadres d’étude et de présentation qui soient susceptibles de rendre compte d’une réalité locale qui se modifie d’une part ; une concertation avec les instances internationales- organismes, Etats, entreprises- dont la réalité et les besoins d’information eux-mêmes se modifient d’autre part.
1.3. Statistique et contrôle social
12L’infirmité actuelle des procédures de recueil et de traitement de l’information dans les PED n’est pas réductible uniquement à un problème de moyens. Elle tient aussi au fait que l’intervention des Etats y occupe une place dominante. Il s’ensuit que la production d’informations s’exerce davantage dans le cadre du contrôle de l’Etat sur la société que comme support d’une compréhension plus ou moins désintéressée de la dite société. L’histoire des appareils statistiques dérive du reste entièrement de ce besoin de contrôle. Très souvent, ils sont issus de l’ancienne administration coloniale, récupérés ensuite comme tels pour le même objectif de contrôle ou comme signe extérieur de modernité.
13Aujourd’hui encore, nombre de questions qui devraient entrer dans le champ de l’observation en demeurent étrangement absentes. La contradiction est bien là : d’un côté, le renouvellement permanent des mécanismes de développement requiert des données capables de s’intégrer aux nécessités nouvelles d’adapter ou de reconstruire les structures économiques, techniques et sociales ; de l’autre, au niveau de la pratique, la définition du champ de l’information et de la planification obéit à une démarche sélective. Ainsi, on ne connait que partiellement ou très mal la structure des revenus, les rémunérations et l’emploi des femmes, les données sur la délinquance, la structure des patrimoines, sans oublier le chômage, l’éducation, le logement... etc.
14De plus, la capacité de reflexion des pouvoirs publics est encombrée par tous les soucis de la gestion immédiate qui ne leur laisse découvrir que des horizons étroits. Il faudrait qu’ils accèdent à une analyse exhaustive des possibilités qu’ouvre la mutation actuelle du sous-développement. En fait, cette responsabilité historique n’est possible qu’à travers des projets qui engagent une nouvelle compréhension du rôle des acteurs et des structures sociales, et bien entendu une transformation profonde de celles-ci. Ce qui explique que de nombreux domaines sur lesquels peut s’exercer cette responsabilité échappent à l’observation et restent en dehors de l’analyse et des débats.
1.4. Statistique et développement
15On ne saurait concevoir de perspective de développement sans système d’information adéquat. Tous les PED prétendent d’ailleurs bâtir des plans chiffrés et tentent d’en mesurer les effets. Il reste que si la statistique comporte, en général, inévitablement une part d’arbitraire, d’inachevé, les problèmes qu’elle pose dans les sociétés en développement sont encore plus redoutables.
16Comme le rappelle à juste titre J. Austruy (1966), le cardinal ne peut être valable que dans un ordinal bien compris. Les quantités ne sont représentatives que selon un certain arrangement : une certaine structure, et dans les limites fournies par un certain ordre : un certain système. Traduite dans le contexte des sociétés en développement, cette exigence signifie qu’il s’agirait à la fois d’édifier des systèmes d’observation qui soient réellement opérants et de veiller à l’adéquation des observations réalisées à la réalité observée. Ce qui suppose des protocoles de mesure affinés et souples, mais aussi et surtout des catégories et des classifications suffisamment attentives à la compléxité des structures sociales locales.
17Or, lorsque les cadres et les techniques mis en œuvre ne sont pas inspirés par la réalité sociale, les représentations que l’on se donne de celles-ci ont peu de chance d’instruire une compréhension suffisante de l’observé statistique. Mieux, lorsque ces cadres sont issus d’autres milieux sociaux – comme c’est bien souvent le cas dans les PED-, leur transposition conduit immanquablement à la négation de la spécificité des faits recueillis. On les déforme et on oublie « la » bonne méthode qui suppose qu’un même élément prend un sens différent dans des ensembles structurés différemment.
18Dans cet esprit, l’application des méthodes de la comptabilité nationale à des situations éloignées dans le temps et dans l’espace de celles des économies occidentales a été abondamment décriée. On a reproché à ces méthodes, fondées sur une référence au prix et à l’échange marchands, d’être sans signification pour des sociétés qui sont loin d’être pleinement entrées dans le circuit monétaire (M. Anson-Meyer : 1983).
19Les évaluations en cours sont l’occasion de reconsidérer le sens de ces limites. Il ne saurait être question de s’engager dans la mesure de l’imprécision des mesures obtenues jusque là. En effet, ce serait admettre que cette imprécision peut être corrigée par le moyen d’un perfectionnement des outils. Il s’agit, encore une fois, de considérer l’importance décisive des structures de référence dans l’établissement de catégories, de cadres et de techniques pour observer les sociétés en développement.
2. Un appareil statistique type : La direction de la statistique du Maroc1
20La direction de la statistique du Maroc est l’institution administrative officielle chargée de la collecte, du traitement et de la diffusion des informations chiffrées sur les différents aspects de la vie socio-économique. Ses travaux constituent le principal support du plan depuis son élaboration jusqu’à sa mise en œuvre et le contrôle de ses résultats.
21Dans cette perspective, la direction de la statistique produit des données chiffrées à partir de deux sources distinctes : soit directement au moyen d’enquêtes et de recensements, soit indirectement en collectant les statistiques sous-produites par d’autres organismes publics et privés.
22Dans le domaine économique, les statistiques publiées concernent les agrégats usuels ainsi que les principaux indicateurs de conjoncture : la production, la consommation, l’investissement, l’épargne, la monnaie, les prix, le commerce etc. En matière de données sociales, la direction de la statistique fournit des états sur l’évolution démographique, la santé, l’emploi, les salaires...
23L’activité de l’appareil statistique est, en fait, happée par la production de données économiques. Comparativement, la production de données socio-culturelles peut être considérée comme marginale. On retrouve là une tendance commune à tous les PED où l’emprise des comptabilités nationales marchandes soumet les systèmes d’information presque intégralement à l’évaluation des segments marchands et financiers de la société. Mais, même au sein de cette information économique, les données actuellement élaborées et utilisées souffrent de nombreuses carences que l’on peut imputer à trois facteurs distincts :
- Les freins qui ressortent de l’organisation de la collecte et du traitement de l’information.
- L’ignorance des besoins ou la difficulté à identifier ces derniers. Et lié à cela, l’inadéquation des protocoles de mesure aux domaines observés.
2.1. L’élaboration des données : Les freins organisationnels
24Le support technico-administratif chargé de la production de données statistiques est entravé par l’absence d’un cadre normatif homogène, faisant autorité et dans lequel se reconnaitrait l’ensemble des (autres) producteurs d’informations. Aussi, c’est la légitimité même de l’administration statistique qui se trouve altérée et contournée par les producteurs comme par les utilisateurs qui s’emploient à produire leurs normes et à procéder parfois à leur propre recueil de données.
25Ce qui est un frein organisationnel révèle, en fait, une carence de méthode et de protocole : l’absence de normes qui se diffusent et qui soient accéptées est le produit d’une insuffisante prise en considération de la pluralité des situations économiques, sociales et culturelles de la société marocaine.
26Il semble aussi que les doubles emplois et les gaspillages affectent l’institution statistique de l’intérieur. Ne disposant pas toujours (ou pas suffisamment) de canaux de communication qui permettent de tenir informés les différents appareils administratifs sur les études achevées, ces derniers entreprennent parfois des enquêtes pour des besoins d’informations susceptibles d’être satisfaits à partir des statistiques existantes. Ici aussi, c’est l’une des principales compétences de l’administration statistique qui se trouve négligée : il s’agit du rôle d’animation et de coordination qu’elle devrait jouer auprès des autres unités administratives (le plan, les collectivités territoriales, les organismes d’études, etc.).
27Par ailleurs, l’élaboration de normes au niveau le plus détaillé ne peut se faire indépendamment des acteurs sociaux : la construction d’un appareil statistique nécessite le consensus et l’adhésion des « sources » d’information (ménages, entreprises, organisations professionnelles, associations diverses, etc.), afin d’une part de réduire les suspicions et le secret qui entachent gravement la fiabilité des déclarations, et d’autre part, d’éviter de plaquer des catégories statistiques sur des réalités qui leur sont étrangères, recueillant ainsi des données sans objet.
28En la matière, on peut supposer que l’adhésion des « sources » serait amplement facilitée si les usagers étaient tenus au courant des résultats des informations recueillies, par leur diffusion la plus large.
29Dans les faits, l’excessive centralisation administrative de la production des informations nuit au recueil de données cohérentes avec le système social. Les conditions tout aussi centralisées de leur stockage ne sont pas non plus de nature à encourager l’expression d’une information fiable. Ainsi, les ménages comme les entreprises sont souvent laissés dans l’ignorance des buts poursuivis par les enquêtes et inclinent, dès lors, à « répondre » par le silence ou par des données générales qui introduisent des biais. Il s’ensuit que les statisticiens ne peuvent connaitre la précision de leurs observations et de leurs mesures. En fin de compte, des différences et des incohérences dans les conditions de l’observation viennent se superposer aux incohérences conceptuelles des méthodes d’observation.
30Enfin, une fois produites, les informations statistiques ne sont pas systématiquement publiées. Et quand elles le sont, c’est souvent avec beaucoup de retard, ce qui en altère l’utilité. De fait, ces outils d’aide à la décision destinés en grande partie aux pouvoirs publics et aux décideurs privés, ne répondent qu’imparfaitement à leur finalité.
31II faudrait donc non seulement mettre en place un système statistique décentralisé – qui procéderait au recueil et au premier traitement de l’information – mais aussi faire en sorte que ces unités décentralisées soient clairement distinguées aux yeux du public des autres services à vocation de contrôle et de repression (contrôle des prix, poids et mesures, services fiscaux, etc.).
2.2. La liaison Offre-Demande et la pertinence des mesures statistiques
32Un autre défaut de l’appareil statistique provient de ce que les opérations qu’il réalise ne sont pas toujours conçues en fonction des besoins réels des utilisateurs. En d’autres termes, l’instrument statistique fonctionne sans tenir compte de la finalité de la mesure. De là, une impossible liaison entre la demande et les disponibilités en matière de données... qui donne l’impression d’un appareil statistique qui fonctionne presque indépendamment des utilisateurs qu’il est sensé servir.
33Le premier défaut de liaison découle logiquement de l’absence d’un cadre global recensant l’ensemble des sources statistiques disponibles. De sorte que l’usager (en particulier le planificateur et le décideur public) est condamné soit à de longues recherches, qui peuvent s’avérer infructueuses même quand l’information existe, soit à l’auto-production de séries statistiques dont il a besoin, ce qui réduit la qualité de l’information et par là-même la portée des conclusions.
34Mais, même quand l’information est produite et répertoriée – donc selon un protocole bien défini –, elle n’est pas toujours analysée par l’institution statistique elle-même. Cette partition du travail nuit à la qualité de l’interprétation. En effet, l’utilisateur, lorsqu’il a affaire à des séries ou à des classements, ignore tout de ces classements. Les difficultés auxquelles ont été confrontés les statisticiens, les zones de flou qu’ils ont rencontrées restent dans l’ombre. En fait, loin de n’être que des « tracas » techniques, ils doivent être explicités et justifiés, car des arbitrages qu’ils ont engendrés dépend en grande partie la « bonne » interprétation que l’utilisateur doit faire des résultats de l’observation.
35Il faut aussi souligner l’anachronisme du modèle même de l’appareil statistique. Car, si à l’origine sa principale (sinon unique) finalité était d’éclairer le décideur public, tel n’est pas véritablement le cas de nos jours. En effet, les transformations structurelles de la société ont fait naître, de nouveaux besoins en matière d’information statistique, qui demeurent largement insatisfaits.
36Globalement, le Maroc n’échappe pas ici à ce qui constitue une caractéristique commune à l’ensemble des P.E.D. : l’information apparaît excessivement pauvre et réduite au regard de la complexité des composantes socio-culturelles de la société. En prenant le cas de l’emploi – voir plus loin –, on se rend compte qu’il est quasiment impossible de mesurer l’impact du plan en la matière, et ce en dépit des enquêtes entreprises périodiquement. Les difficultés sont ici nombreuses et débordent sur les considérations strictement internes à l’administration de la statistique : c’est d’abord celle du paradigme d’emploi et de sa transposition dans le contexte marocain où la question du salarait et de son développement est loin d’être tranchée. C’est ensuite celle du chômage dont l’existence comme tel pose un sérieux problème de repérage. C’est enfin le problème du choix des méthodes et des techniques qui permettent de se saisir des phénomènes considérés qui souffrent sévèrement de ce qu’elles sont empruntées aux systèmes sociaux où les questions du chômage et de l’emploi recouvrent des réalités constituées.
37Les mêmes remarques peuvent être étendues à de nombreux autres domaines où un fossé apparait souvent entre des catégories globales projetées par l’administration pour appréhender les effets de ses décisions et une réalité sociale qui parait difficilement réductible à ces catégories. On est tenté d’en déduire une incapacité chronique des décideurs à induire des changements là où il s’agit parfois d’un simple problème de repérage. Inversement, les grandeurs statistiques régulièrement mises au jour forcent à croire à une réalité socio-économique bien en mouvement, alors qu’en vérité les catégories transposées sont infiniment plus pauvres que ce qu’elles sont sensées restituer.
38On se ferait, sans doute, une idée erronée sur le parc de logements existant au Maroc comme sur les résultats de la politique de l’habitat s’il fallait s’en tenir aux recensements et aux déclarations de constructions. Des enquêtes croisées auprès des entreprises ou des fournisseurs de matériaux permettent, certes, de corriger l’estimation des surfaces construites. Cependant, une part non négligeable du cadre bâti est réalisée sur des lotissements clandestins. Ici, Les acquisitions foncières comme l’emploi de la main d’œuvre transitent par des transactions « hors marché » et il n’est pas rare que les matériaux de construction soient puisés à même la nature. Face à cette auto-prise en charge, l’indécision de l’administration est manifeste, qui publie des indicateurs contradictoires sur les rythmes de construction réalisés, les financements alloués ou
39encore les déficits à combler. Or, par exemple, la connaissance statistique du financement est rendue difficile par le fait que n’accèdent aux circuits officiels de financement que les titulaires de situations de travail et de revenus stables. Les autres ont recours à une épargne préalable (thésaurisation) qu’il n’est pas aisé d’évaluer, car elle ne se convertit pas forcément en achat de biens ou de services marchands. L’évaluation des déficits en logements constitue également une opération bien délicate à réaliser. Elle suppose un modèle préalable du ménage type, qui puisse se dégager de l’imbrication des générations et de la densité des relations familiales, voire de l’entassement qui résulte de la crise du logement que connait le Maroc.
40La mesure de l’activité économique globale en prix constitue également l’un de ces lieux où la césure est bien réelle entre statistique et objet de la mesure. D’un côté, l’administration est tenue de fournir régulièrement un état de la production, de l’échange et de la consommation. Mais, d’un autre côté, dès que l’on envisage l’économie traditionnelle, les quantités ne peuvent être mesurées faute d’échange, faute de prix ou d’un prix unique. Il arrive même que lorsque l’échange existe, ce dernier ne se réfère ni au poids ni à la mesure mais à l’estimée. C’est le cas pour l’écoulement des produits de l’élevage ou de la petite production agricole dans les zones rurales, pour la vente de nombreuses productions artisanales dans les centres urbains.
41Faut-il en conclure que ce nouvel étalon déterminé par la prise à l’estimée est absurde ? Certainement pas. En effet, l’opération à la fois précède la mesure et se déroule dans une certaine conformité. Mais, le problème demeure entier lorsqu’il s’agit pour l’administration de formaliser cet ensemble afin de fournir des documents normalisés aux divers organismes chargés de la synthèse et du contrôle, notamment pour les besoins de la comptabilité nationale.
42En fin de compte ces différentes évaluations sont résolues par la multiplication de quantités fictives par des prix fictifs. Pour souligner le caractère bien artificiel de ces évaluations, observons avec quel raffinement s’organisent les souks (marchés) de la babouche, des fruits secs, des peaux tannées, des matières grasses et des bijoux à Fès, considérés parmi les principaux fournisseurs du pays. On découvre que ces lieux de transaction reposent sur une structure économique et des réseaux de relations sociales difficilement accessibles au normes et aux langage académiques.
43Sur tous ces « marchés », l’exercice du commerce se fait à la criée publique. Les modes de transaction et de fixation de prix qui en résultent sont incomparables avec le modèle des économies marchandes, qui suppose une tendance à l’établissement d’un prix unique. Tout un vaste échange de sentiments collectifs profonds alimente par-dessous ces « marchés ». Les membres des corporations savent qu’il leur faut demeurer dans leur groupe, sans gain excessif, ni préjudice subi ou porté. L’impératif religieux s’allie à la convenance pour dicter à chacun son comportement. Du côté des acheteurs, la criée publique implique aussi une grande homogénéité des goûts. Nul ne songerait à se distinguer d’autrui par la chaussure ou le vêtement.
44La criée est, dès lors, le champ par excellence du hasard et de l’agio, qui tantôt exagérant tantôt rétrécissant sans mesure le cours des articles, enregistrant tous les mouvements d’un milieu particulièrement émotif, enlèvent toute sûreté au producteur. Un produit qui revient à 18 DH, sera vendu aujourd’hui 25 DH, demain 15 DH, en raison des variations boursières de la criée. On le conçoit, cette économie ne correspond pas aux règles qui régissent les univers marchands « modernes ». La statistique ne peut y opérer que si elle parvient à tenir le langage de la culture.
3. Un domaine significatif : L’emploi
45L’évaluation de l’emploi rend compte, à sa manière de ce difficile compromis entre les catégories statistiques officielles et les réalités qu’elles servent à désigner et à mesurer. Au regard de la complexité des formes sociales de mobilisation du travail et des niveaux gradués de qualité qu’elles comportent, l’appareil statistique marocain apparait trop global, trop centralisé, en fait trop orienté par les seuls besoins de la politique économique de l’Etat dans le cadre de ses budgets annuels ou de ses plans pluri-annuels. Il s’ensuit que l’information est souvent enfermée dans des difinitions et des classifications sèches et uniques au lieu d’être un produit vivant, qui conteste et qui est périssable.
46Depuis le début des années 70, la restructuration de l’appareil productif marocain a induit à la fois un développement et une redistribution de la population active. Ainsi, entre 1971 et 1980, le total de l’emploi, au sens de l’administration de la statistique, a augmenté de 32,5 %, avec une progression différenciée selon les secteurs : +60,4 % dans l’industrie ; +56,9 % dans les services et + 13,3 % dans l’agriculture. Selon la même source, la variation du volume d’emploi devrait atteindre +72,9 % en 1990 (base 1971). La salarisation s’est donc accrue. C’est là un fait incontestable même si les variations publiées ne manqueraient pas de surprendre (cf. Rapport de la Banque Mondiale sur le Maroc : 1981).
47En fait, ces mesures dissimulent de graves problèmes de définition et de saisie du phénomène. Le premier malentendu réside dans la constitution des trois catégories sectorielles précitées. La catégorie « industrie » par exemple n’offre d’intérêt que si les unités composantes (branches, sous-secteurs, unités productives) ont, entre elles, un minimum de cohésion et d’homogénéité. Or, un examen sommaire montre que cette catégorie désigne un ensemble disparate où coexistent une économie monétaire moderne et une économie traditionnelle de subsistance. Cette dernière est, elle-même, stratifiée en activités formelles et informelles, les différences régionales conférent à l’ensemble un caractère profondément hétérogène.
48La seconde difficulté amène à s’interroger sur la nature même de ce qui est mesuré : l’emploi. En effet, l’emploi recensé apparait comme un indicateur bien médiocre du développement du salariat. D’autant qu’au stade actuel de l’évolution de l’économie marocaine, la salarisation parait perdre du terrain par rapport à d’autres formes d’activité ou de travail non salarié. En fin de compte, la production d’un cadre unitaire permettant de mesurer l’emploi est contrariée par l’extrême diversité des situations de travail et par leur faible profondeur historique qui conduit la statistique, comme l’analyse économique, à n’en avoir qu’une connaissance très relative.
49D’un point de vue statistique, le sens impliqué par la catégorie emploi voudrait qu’il ne soit considéré et compté comme tel que les situations de travail reposant sur un lien salarial ferme, à plein temps et procurant à leurs titulaires un revenu suffisant par rapport à des conditions normales d’existence. Or, en dehors de certaines catégories d’emplois restreintes (emplois administratifs par exemple), il est impossible de connaître le nombre d’emplois permanents. Certains indicateurs permettent seulement de réfléchir négativement l’ampleur du Phénomène : ainsi, les salariés travaillant moins de 18 jours par mois représentent 50 % des effectifs inscrits à la caisse nationale de sécurité sociale. De même, selon un rapport de la BIRD, un quart seulement des salariés urbains aurait un revenu supérieur à l’équivalent à plein temps du salaire minimum légal (IREP/D. n° 9 : 1985).
50Une part prépondérante du champ du travail mobilisé parait ainsi occupée par les actifs « hors temps », ceux que l’on qualifie habituellement de faux salariés : apprentis, aides-familiaux, travailleurs à domicile, actifs en quasi-salariat, divers... S’ils ne constituent pas une réalité nouvelle, il est cependant un fait réel que leur effectif a connu, au cours de la période récente, un développement considérable. Pour tous ces actifs, un système de codification de la relation salariale fait globalement défaut.
51A l’autre extrémité, les chômeurs -entendus brièvement comme tous les individus en rupture totale d’activité ou de relation salariale- ne constituent pas une « armée de réserve ». Ils sont une modalité permanente du fonctionnement du système. Ce dernier exerce, à leur égard, un mouvement rapide d’attraction et de répulsion au gré des circonstances et des aléas de la production. Les réseaux de prise en charge familiaux, l’entraide sociale et l’interpénétration forte des sphères d’occupation domestique, informelle et marchande rendent la catégorie même de chômage inopérante, car incapable d’isoler, au sein de la masse, ceux pouvant rentrer dans le calibre stable d’une définition conventionnelle du chômage.
Conclusion
52La production d’information statistique, au service du développement, est un but actuellement poursuivi par tous les pays en développement. L’illusion réside cependant dans le fait que cette production s’opère indépendamment d’une prise en compte suffisante des caractéristiques du « milieu ». Les protocoles de mesure semblent, partout, avoir acquis une autonomie par rapport à la réalité sociale, alors même que le politique entend de plus en plus ouvertement transformer, par sa connaissance, cette réalité.
53Pourtant, il ne semble pas qu’il faille adopter systématiquement une réaction de rejet par rapport aux cadres et aux méthodes d’observation aujourd’hui utilisés. Par la force des choses, ces derniers demeurent encore les seuls moyens susceptibles de fournir des indications sur certains segments de l’économie et de la société.
54Mais, quelles conditions doivent être réunies au niveau, de la société entière, pour qu’un tableau du type Léontieff, par exemple, puisse être considéré comme exploitable à des fins de compréhension scientifique ? Son application à des économies dualistes ou pluralistes, en tant qu’outil de politique économique, ne comporte-t-elle pas le risque d’engendrer une utilisation inappropriée, voire dangereuse, des ressources locales dont la principale caractéristique aujourd’hui est d’être rares ?
55On voit bien que la question conduit fatalement, au delà de la quantification, à la réflexion sur la dynamique profonde qui régit les sociétés en développement. Pour cela, il faudrait sans doute un autre langage que celui de la statistique, voire de l’économie, actuelles.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le présent paragraphe doit beaucoup à A. C’HERKAOUI (1980).
Auteur
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Sauvages et ensauvagés
Révoltes Bagaudes et ensauvagement, ordre sauvage et paléomarchand
Pierre Dockes et Jean-Michel Servet
1980
L’Observé statistique
Sens et limites de la connaissance statistique dans les pays développés et en développement
Lahsen Abdelmalki et Jean-Louis Besson (dir.)
1989