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  • Esquisse d’une méta-statistique
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    Plan détaillé Texte intégral 1. Questions introductives2. Problématiser l’activité statistique3. Connaissabilité et inconnaissabilité Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    L’Observé statistique

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Esquisse d’une méta-statistique

    Jean-Louis Besson

    p. 19-51

    Texte intégral Bibliographie Ouvrages cités Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Le terme « méta-statistique » peut surprendre : sa vocation est d’indiquer le niveau auquel je situe l’analyse, celui de la connaissance d’une connaissance.

    2Les pays industrialisés disposent d’une connaissance statistique de leur réalité économique et sociale ; les pays en développement y travaillent pour répondre à une demande interne (« les besoins de la planification ») et externe (organisations internationales, négociations etc). Il est tentant pour ceux-ci d’imiter ceux-là et d’importer de la technologie informationnelle pas toujours transférable. A cette démarche mimétique aux justifications pratiques évidentes- ne serait-ce que la nécessité d’utiliser la langue commune de l’économie mondiale et de ses experts-, j’oppose une démarche évaluative : sans prétendre dans cet article effectuer cette évaluation, j’essaie d’en poser les bases en prenant comme objet d’investigation l’activité statistique elle-même dans le but de chercher les pistes du savoir sur le mode de connaissance qu’elle produit.

    3Cet article prolonge et complète ainsi l’analyse esquissée naguère avec l’aide d’Odile Journet (Besson Journet 1986) : nous étudiions, d’un point de vue extérieur que nous qualifierions volontiers d’« ethnographique » la fonction symbolique des comptages. Nous concluions que, dans les sociétés industrielles, le discours du nombre est un message chiffré qui a pour contenu d’affirmer l’intelligibilité de la réalité. L’analyse cependant, en réduisant la pratique statistique au seul dénombrement (ie à la synthèse du multiple), court le danger d’être comprise. si le lecteur oublie le caractère heuristique de cette réduction, comme une théorie globalisante facile à écarter pour fondamentalisme excessif. Aussi dans le présent article, je procède à l’examen du contenu de l’activité statistique : à la fois quantification et classification1).

    4La vieille opposition entre les deux sources de la statistique moderne, la « political arithmetic » anglaise (quantification) et la « Staatistick » allemande (classification) doit être dépassée comme le remarque Lazarsfeld (1970). Au reste, l’opposition est plus apparente que réelle : l’arithmétique politique (Petty etc) n’est que de la statistique « calculée » (vs observée) et constitue une élaboration conceptuelle de la pensée étatique dénommée « mercantilisme » (Heckscher 1931).

    5A l’échelle collective, la statistique constitue une technique pour produire de l’ordre : classer, compter ; concevoir des grilles et les remplir ; mettre en forme et informer. L’information porte sur une réalité qui a été in-formée (mise en forme). Ces deux opérations se situent à des niveaux différents qu’il importe de distinguer.

    6Illustrons cela par un exemple pris dans un autre domaine : la psycho-pathologie de la communication montre que nombre de problèmes relationnels restent insolubles en raison de leur caractère circulaire. Seul un changement de niveau permet de sortir de la confusion en « communiquant sur la communication » (Watzlawick 1967, 1979, 1988), en « méta-communicant » (id).

    7La difficulté d’une méta-connaissance est que, à moins de disposer d’une langue propre (comme c’est le cas de la méta-mathématique qui peut user du langage « naturel » pour parler du langage symbolique), elle est contrainte de se servir des mêmes mots pour désigner ce qui appartient à des ordres de signification différents. Il en va ainsi du mot « réalité » ici. Les guillemets, commodes pour indiquer une différence de niveau, ont l’inconvénient de laisser supposer une opposition entre une réalité vraie et son image, alors qu’il s’agit seulement de distinguer entre une donnée (information à propos de la réalité) et la manière de la comprendre (in-formation de la réalité). Aussi n’emploierai-je pas de signe typographique particulier.

    8Après quelques questions introductive (lere partie), je cherche à re-problématiser (ie à rendre problématique) l’activité statistique (2erae partie). La définition traditionnelle de la statistique comme « analyse de données numériques portant sur des faits nombreux » fait l’impasse sur la question épistémologique. Le grand débat de la fin du XIX° siècle (la statistique est-elle une science ou une technique ? cf Breton 1987) s’est terminé en effet par une dé-problématisation, une neutralisation de la connaissance statistique, à l’abri desquelles la discipline a prospéré. Les questions qui surgissent d’un rapide examen de la nature de l’activité statistique rendent nécessaire un balayage épistémologique (3eme partie) pour inscrire la connaissance dans l’action et, plus particulièrement, la connaissance statistique dans une pragmatique de l’action organisée.

    1. Questions introductives

    9Claude Thélot de l’INSEE2 a fait récemment devant la Société de Statistique de Paris une communication qui’ pose d’importants problèmes. L’article (Thélot 1986) s’emploie à montrer par différents exemples pris dans la statistique sociale que,

    10« toute statistique est construction. Comme dans toute science, le résultat ne prend sens que rapporté au protocole d’observation et au cadre d’analyse qui l’ont produit ».

    11Sans examiner ici les insuffisances de l’argumentation qui y conduit3, soulignons l’intérêt de cette thèse et l’intérêt qu’il y aurait à l’étendre à la statistique économique4. La tradition de l’INSEE consistait au contraire à partager et entretenir le mythe de l’immanence de la mesure. Certes, on peut citer quelques statisticiens qui, par tempérament sans doute, et parce qu’ils étaient confrontés à la complexité du réel (les statistiques industrielles, pour Volle ; les catégories socio-professionnelles, pour Desrosières...) ont fait œuvre de pionniers (Volle 1971, Desrosières 1976), mais, sans préjuger de l’activité réflexive interne de l’institution ni du rôle à long terme de son unité de recherche5, la neutralité de la connaissance statistique a revêtu longtemps un caractère « constitutionnel » (programmatique). Malinvaud, alors Directeur Général, introduisait ainsi le Colloque de Vaucresson (1976) :

    « L’esprit imagine volontiers que le choix des concepts, le choix du champ d’observation ou le choix des pondérations peuvent conduire à définir diverses grandeurs qui, évoquant le même aspect de notre vie collective, en donnent des mesures nettement différentes... L’esprit imagine, mais l’examen précis des cas... montre que de telles divergences sont toujours très réduites... Ainsi, les statisticiens peuvent s’approcher très près de leur idéal qui consiste à fournir des mesures objectives des réalités qu’ils ont pour mission d’observer »
    INSEE 1977 p. 15.

    12De manière isolée, Voile (1980) s’insurgeait contre cette conception : même si le statisticien est neutre, disait-il, la statistique ne l’est pas6. La déclaration citée de Malinvaud illustre la transformation de la déontologie du statisticien (neutralité, objectivité7) en idéologie de la statistique : pour le statisticien les « faits » sont sacrés et ne doivent pas être retouchés, modifiés pour plaire à un théorème ou à un pouvoir. Mais ce principe de séparation ne s’applique pas à l’observation. Loin d’être des données, les faits statistiques sont le produit d’une élaboration, explicite sinon publique (protocole) et implicite (milieu), au terme de laquelle ils sont sélectionnés et définis.

    13L’idée que « toute statistique est une construction » est une idée récente au sein de l’institution statistique. Elle devrait entraîner la formalisation et la publication des « protocoles »8 et ouvrir la voie à des recherches fécondes et nécessaires sur les conditions de cette construction et les rapports entre réalité et représentation statistique : dès lors que celle-ci n’est plus un simple reflet quantitatif de celle-là, leur relation devient un problème incontournable*9*. On reconnaît là les préoccupations de l’épistémologie contemporaine qui cherche à sortir de la vieille séparation du sujet et de l’objet et de la domination du second par le premier (cf infra 2° section). Mais les lieux communs épistémologiques peuvent conduire à se satisfaire d’un relativisme modéré qui, admettant la contingence, ou un certain degré de contingence, de l’activité statistique, la met à l’abri des critiques et cache la nécessité d’un (re) problématisation.

    14Telle était par exemple la démarche du Rapport Malinvaud (Malinvaud 1986), dix ans après la déclaration citée : il admettait enfin le caractère conventionnel et les limites des statistiques françaises d’emploi/chômage dans le but avoué « d’asseoir la crédibilité10 de (ces) statistiques », de restaurer la « confiance » du public11. A l’arrière-plan se dresse la question de la légitimité de l’institution statistique : si celle-ci ne dit plus le chiffre mais le construit, elle perd la transcendance de la « magistrature du chiffre », s’offre à la discussion et doit construire aussi une légitimité qui était jusqu’alors donnée12. Cela suffirait à expliquer ses longues répugnances et son attachement organique au fétichisme statistique. L’établissement d’une nouvelle légitimité, à supposer qu’elle soit possible, ne se fera pas sans crise, mutation organisationnelle, voire reconsidération de la place de l’institution.

    15Ces raisons, jointes à la prégnance de la pratique, maintiennent l’investigation méta-statistique à l’intérieur de certaines limites d’acceptation, en-deçà du problème global de la connaissance statistique. En effet, la dépendance du résultat à l’égard du « protocole d’observation et (du) cadre d’analyse », si elle est abordée de l’intérieur comme ce sera la tendance naturelle du statisticien, conduit rapidement à une position agnostique que « l’habitus professionnel » du statisticien, selon l’heureuse expression de Voile13, lui interdit d’adopter : en concevant sa propre activité comme l’observation, non plus de la réalité mais d’un modèle de cette réalité, il est pris dans une confusion réflexive entre deux ordres de connaissance différents, confusion que son positivisme professionnel ne l’a pas préparé à affronter.

    16Apercevant la difficulté, Michel Volle (Volle 1980) y échappait en quittant la sphère de production au sens strict et en considérant la demande à laquelle répond (est présumée répondre) la production d’informations. Il substituait ainsi le critère de pertinence au critère d’objectivité : l’information est bonne si elle est adéquate aux buts visés. De cette manière, la modélisation opérée par le statisticien devient seconde au regard de la définition de la réalité par le demandeur. Cette conception rompt agréablement avec le discours de la « neutralité » et a fortement contribué à mes réflexions : en introduisant l’intéressant problème des rapports offre/demande, en montrant la dépendance du statisticien à l’égard d’un environnement et les limites d’une autonomie cependant réelle, en insérant ce statisticien dans son institution, Volle procède à un vigoureux décapage dont je ne saurais assez conseiller la lecture. Toutefois, en mobilisant la demande, Volle contourne le problème épistémologique14. Le statisticien a besoin d’objectiver la réalité sur laquelle il travaille, ce qu’exprimait Malinvaud (1976) en recourant à la fiction de la demande sociale (les statisticiens répondent aux besoins d’information de la société). Pour Volle l’objectivité ne résulte pas d’une propriété en soi de la réalité mais de l’extériorité de la définition de celle-ci pour le statisticien.

    17Telle n’est pas la voie prise par Thélot dans l’article cité. Restant à l’intérieur de la production statistique, donc face à la réalité, l’auteur n’évite que par une pétition de principe une conclusion négative :

    18« tous les protocoles ou tous les cadres ne sont pas équivalents... il y a donc de bonnes statistiques, et il y en a de mauvaises, il y en a même de fausses ».

    19C’est tomber de Charybde en Scylla ! D. Merllié, dans sa remarquable présentation de l’article (Merllié 1988) demande à l’auteur quel critère utiliser pour trancher15. Il est plus facile de rejeter de mauvais protocoles que de sélectionner les bons. Au reste, au stade actuel de l’observation statistique, la plupart sont à la fois « bons » et « mauvais ».

    20Merllié s’interroge ensuite sur la portée de la reconnaissance par l’auteur de la nature contingente de la statistique16 : ou bien, elle est irréductible, et la statistique est condamnée à l’indétermination17 (ou à un certain degré d’indétermination) ; ou bien, c’est une imperfection que les progrès de la science permettront de réduire. L’auteur, dit Merllié ne tranche pas cette contradiction dont l’enjeu est pourtant décisif :

    « entre ces deux versions, il peut y avoir une simple tension ou, si on les pousse un peu, toute la différence qui séparerait un renversement de la conception habituelle de la statistique comme ‘pure’ technique d’observation de simple raffinements méthodologiques au service de cette conception »
    op.cit p. 95.

    21La distinction spontanément reprise par Thélot entre observation et analyse d’une part, statistique et sciences utilisatrices d’autre part, illustre la « conception habituelle ». A travers ces distinctions, se perpétue la conception technicienne de la statistique comme opération de mesure. Mais « mesure de quoi ? », demande Merllié avant de conclure :

    « ce ne sont pas de petites questions que pose, ou que suggère, le statisticien qui s’avise de la construction inhérente à toutes les opérations qu’il réalise »
    p. 9.

    2. Problématiser l’activité statistique

    2.1. La statistique mesure-t-elle ?

    22Dissipons d’abord une confusion : ce que connaît, rencontre ou demande l’utilisateur, privé ou public, ce sont surtout des statistiques, des informations quantitatives de caractère synthétique qui, étant utilisées comme in-puts, sont pour lui des données. L’utilisateur a ainsi l’impression d’être devant des mesures dont l’élaboration technique l’indiffère, relevant d’une branche professionnelle spécialisée qui a fait ses preuves. Ces statistiques qui paraissent toutes de nature semblable sont pourtant à des degrés d’élaboration variables ou, plus exactement, leur élaboration connaît et reconnaît des degrés d’explicitation différents.

    23Ainsi par exemple, population et revenu national. Voilà des agrégats concernant des « faits collectifs » à l’échelle d’un pays ; mais le premier résulte d’un simple comptage (aussi difficiles que soient l’organisation et l’exécution d’un recensement) tandis que le second est le produit d’une modélisation : c’est dans le formalisme de la comptabilité nationale que sont articulées et combinées des données provenant de comptages, estimées les données manquantes, et ajustés tous les éléments qui, in fine, aboutissent aux agrégats.

    24Cependant, on ne saurait opposer ces données artificielles aux données naturelles : la « population » repose aussi sur des conventions quoique plus diffuses : le découpage des frontières, l’existence d’un pouvoir d’Etat, le postulat d’identité de toutes les « unités-habitants » dénombrées et celui de l’homogénéité de l’ensemble qu’ils constituent, la signification des caractères qu’on leur attribue (âge et sexe pour simplifier, sans même envisager la profession ou le statut matrimonial). L’observation quantitative de la population est ainsi tributaire de concepts a priori qui constituent un modèle, historiquement daté et socialement spécifié18.

    25Ainsi, sans invoquer d’autres exemples19, les statistiques ne sont-elles pas des « données » numériques. Les définir comme construits numériques ne suffit pas car les procédures explicites à caractère interne auxquelles renvoie la définition, comme le formalisme de la comptabilité nationale et ses règles ou les « protocoles » de Thélot, s’inscrivent dans un milieu (au sens large) qui leur dicte leurs principes. Les statistiques appartiennent au monde de la représentation : elles y trouvent les « cadres des catégories » qu’elles remplissent, et donc valident en retour20.

    26Ces impuretés semblent disparaître lorsqu’on passe des statistiques à la statistique. Ouvrez un manuel quelconque, admirez la rigueur de ses définitions, craignez ses démonstrations mathématiques, et demandez-vous quel rapport il y a entre la production des statistiques et l’art statistique.

    27Le champ qui nous occupe (économique et social) est un champ particulier dans l’univers des applications de la statistique. L’oubli de cette singularité provoque maints embarras : des techniques mathématiques de même nature, respectant le même symbolisme et les mêmes règles, œuvrent dans des domaines aussi variés que la sociologie, la biologie, la psychologie etc ; ce sont les techniques de traitement et d’analyse des données numériques. Elles font d’ailleurs l’essentiel de l’enseignement statistique dispensé aux étudiants en sciences sociales21 indicateurs de tendance centrale et de dispersion, étude des liaisons (corrélation, analyses de la variance) d’une part, théorie et application des probabilités d’autre part. C’est à l’extérieur du champ économico-social, dans la théorie mathématique (Laplace etc) ou dans la pratique des sciences plus ou moins naturelles (Galton etc) que naquirent, se développèrent et se développent des outils analytiques indifférents à la nature et à la signification des données puisque généraux. De là découle une opposition regrettable entre observation et analyse, que l’on trouve formulée par exemple dans l’exposé de Coumot22 : « étant admis que l’on ait réuni du matériel et des documents exacts, notre tâche consiste à les mettre en œuvre et à y démêler un ordre ».

    28Il existe aujourd’hui un corpus de techniques d’analyse des données quantitatives articulé à des moyens techniques23 qui autorise à parler de la statistique. Quelles que soient l’origine et la nature des données, elles relèvent de ce corpus. L’enseignement, limité à l’apprentissage des procédures de traitement à partir d’éléments numériques pré-établis (exemples et exercices) privilégie la statistique par rapport aux statistiques. Fortement formalisée, celle-là se prête facilement à être enseignée et apprise a priori, tandis que l’observation est une affaire d’expérience24. A cela s’ajoute le rôle de sélection qu’ont les mathématiques dans le système scolaire français. L’image ainsi créée de l’activité statistique occulte le problème épistémologique. C’est là un facteur important du « fétichisme statistique »25.

    29S’il semble s’établir une complémentarité logique entre « observation » et « analyse », qui pourrait justifier une division du travail aux effets toujours pervers, leurs rapports sont plus complexes. Pendant longtemps, le principal problème a été la « collecte », jusqu’à ce que la statistique vienne au secours des statistiques : l’application de la théorie probabiliste, traitant initialement des données26, à leur obtention (« prise d’échantillon ») a révolutionné les modes d’observation et, facilitée par les moyens techniques modernes, changé la conception même de l’observation. Au lieu de devoir observer toute une population, on en tire un échantillon dont on induit les valeurs probables des caractères.

    30Le statisticien primitif (qui perdure en France jusqu’aux années 1950) est condamné à l’anecdote ou à l’exhaustivité. L’anecdote, c’est la statistique de salon et de société savante de province, taille de 8152 conscrits, durée de vie des cent premiers hommes célèbres du dictionnaire et autres fariboles27. L’exhaustivité, c’est le dénombrement intégral, à l’image du recensement, pendant longtemps idéal indépassable. Le coût en argent et en organisation d’une telle opération est si élevé qu’elle reste exceptionnelle. A défaut, on se contente d’observations partielles (par exemple quelques recensements locaux à la place d’un recensement national) dont toute inférence est douteuse, ou on se résigne à user de sources substitutives (statistiques administratives) avec la difficulté bien connue que l’information administrative, lors même qu’elle n’est pas pure routine bureaucratique, a un champ spécifique à l’organe qui l’établit, répond à ses critères et satisfait ses besoins28. En France, Carmille est le dernier et le plus terrible exhaustiviste : sa passion mécanographique dans les conditions d’économie dirigée de la seconde guerre mondiale lui fait réaliser, à la tête du SNS de 1940 à 44, un fichier exhaustif (en principe) de la population et des entreprises. Outre son usage individuel (mobilisation, répartition de la main d’œuvre et des matières premières), un tel fichier servirait de base à tous les dénombrements possibles à partir des variables retenues.

    31Le dénombrement exhaustif est sans doute à l’origine de la conception métrologique de la statistique qu’expose March : pour comparer deux arbres, dit-il, on les réduit par une « opération de l’esprit » à une seule dimension, la hauteur et, faisant l’hypothèse que cette hauteur est divisible en parts égales et identiques, on compte le nombre de parties sur chaque arbre. Les parties élémentaires dont on admet « l’identité provisoire au regard de l’opération » sont les unités. De même, pour comparer deux Etats, on prend une unité et on en compte le nombre. De manière générale, la statistique en tant que mesurage nous donne la grandeur des faits collectifs (March 1930)29.

    32Cette conception exprime l’activité du statisticien au cours du dépouillement du recensement : à partir des bulletins individuels, il dénombre les différents caractères (âge, sexe etc) pris comme faits collectifs dont on mesure le quantum en unités-habitants. Au reste, dans le manuel de March, cette vision est incidente et cède la place tantôt au pragmatisme30, tantôt au technicisme. Mais la conception métrologique tente toujours celui qui se heurte au besoin de théoriser l’activité statistique. Ainsi le titre de la communication citée de Thélot annonce un a priori épistémologique, « la statistique, science de la mesure », titre d’ailleurs incorrect puisqu’il faudrait dire alors « la statistique comme mesure » ou quelque chose de ce genre car dans ce cas elle relève d’une science de la mesure qui fournirait la « méta-langue ayant pour objet le langage métrologique » (Arkhipoff 1984). Un des concepts clefs de cette métalangue est celui de « fiabilité ». Mais Thélot le récuse partiellement sans pouvoir expliquer ce qui alors permet de choisir entre différents protocoles. D. Merllié souligne la contradiction : « peut-on encore parler « d’erreur de mesure », si (elle) n ’est que la forme que prend l’oubli du caractère construit de toute mesure ? » (op. cit p. 95).

    33De même, Arkhipoff, s’interrogeant sur l’application du « paradigme de la mesure » à la comptabilité nationale note que, du fait que cette dernière est une « modélisation », il existe « un type d’erreur inhérent à l’appareil qui est de l’ordre méthodologique » (op. cit. p. 33) et non plus métrologique31. La problématique de la mesure empêche alors de voir les problèmes, considérés comme bruits à éliminer, alors qu’ils sont de l’information.

    34Que la statistique mesure, et qu’à ce titre ses techniques prennent place dans une série de protocoles scientifiques respectables, est un postulat qui s’origine dans une strate ancienne de la pratique, le dénombrement32. Ce dernier a l’apparence d’un enregistrement, analogue à la variation d’une aiguille sur un cadran, car lourdeur des opérations et faiblesse des moyens obligent à se limiter à un petit nombre de variables, les plus évidentes, ie les mieux circonscrites et d’acception universelles. Au recensement, dit March, 10 millions d’enquêteurs doivent travailler comme un seul homme. L’observation semble alors refléter la réalité.

    35Au contraire, la prise d’échantillon, tout en multipliant les possibilités d’observation33, fait apparaître le rôle actif de l’observateur : il élabore, plus ou moins consciemment le protocole d’observation34 : sélection de l’échantillon et choix des techniques ; choix des caractères ; construction de caractères synthétiques. Ce questionnement, plus éloigné de ces a priori communs qu’on prend pour des propriétés du réel, ne peut passer pour un enregistrement : à l’unité métrologique succède l’unité statistique, c’est là un changement fondamental. L’individu n’est plus une « unité-habitant » mais une unité d’informations en même temps que le statisticien passe du « constat » des états à l’étude des pratiques. La démarche s’inverse : au lieu de partir d’un fait collectif à quantifier, elle prend des faits individuels qu’elle classifie, sans cependant renoncer à la réconfortante référence métrologique. Or classification implique modélisation : le problème métrologique de la fiabilité se double et se complique d’un problème méthodologique de validité, celui-ci englobant celui-là35.

    36Ainsi la complexification de la pratique statistique, trop vite qualifiée de « progrès de la connaissance » n’affecte sensiblement ni le noyau technique ni le noyau idéologique : observation et traitement restent dans une dichotomie dépassée alors qu’ils ne sont pas plus complémentaires qu’opposés36. Les deux appartiennent à des types différents, à des ordres de pratiques singuliers que le statisticien doit concilier ou réconcilier. Si l’analyse suit les mêmes règles dans tous les domaines et a pour discipline-mère les mathématiques, l’observation, c’est-à-dire la constitution des « faits » et l’élaboration des données, opère une mise en forme de la réalité, dépendante des structurations en champ de cette réalité et conditionnée par celles qui sont propres à chaque champ. Ce qui distingue la « réalité » statistique de la réalité, c’est seulement un degré plus élevé de formalisation.

    2.2. Le statisticien et son statut

    37Concepteur solitaire plutôt que « métrologue solitaire » (cf Note 31), le statisticien est cependant défini moins par son équation personnelle que par son équation statutaire.

    38Parler « du » statisticien au risque de laisser deviner un individu isolé qui pourrait être n’importe lequel d’entre nous, au risque encore de lui prêter une fonction transcendante (à l’instar « du » législateur cher aux juristes) alors qu’il personnifie simplement un métier abstraction faite de ses formes concrètes (ainsi « du » boulanger), cette simplification commode est en partie légitime pour indiquer la présence d’un opérateur de représentation, et en partie illégitime puisqu’elle dissimule que, dans le domaine économique et social, la nature même de l’activité statistique exclut le travail individuel. Le statisticien « solitaire » est un être collectif.

    39Si le calculateur (qui fait de la statistique) peut être un Robinson, surtout à présent que le progrès technique permet d’épargner la main d’œuvre et de réaliser à l’aide d’une machine et du logiciel adéquat toutes sortes de traitements qui sans eux auraient dû être divisés, la production des statistiques relève de l’action combinée, c’est-à-dire organisée. Quand la population à observer dépasse une certaine taille et l’observation une certaine complexité, il faut recourir à un travailleur collectif, diviser le travail, établir des contrôles etc. La chaîne de production s’allonge, ainsi que la distance entre la conception et l’exécution37. Ces médiations qui tendent à se cristalliser, tant pour bénéficier de l’effet d’échelle que pour capitaliser la mémoire collective, sont autant de distorsions potentielles dont l’analyse relève des théories de l’organisation38.

    40« Le » statisticien présente deux caractères qui contribuent à l’institutionnaliser : la diachronie et la centralité. Il s’inscrit dans la durée parce qu’une observation ne prend sens que d’être comparée à d’autres, et notamment à elle-même à un autre instant : elle est auto-référente39. Durer, c’est assurer la continuité et si possible l’homogénéité des observations ; cela requiert une organisation. La fortune actuelle de la notion « d’investissement de forme » initiée par Thévenot40 vient de l’assimilation qu’elle autorise entre développement de l’organisation et accumulation de capital (immatériel).

    41D’autre part, le statisticien occupe une place centrale dans son « champ d’observation » : le statisticien, et non la statistique comme le prétendent d’innombrables définitions, recherche le général à travers l’infinie diversité du particulier. Cela implique en premier de définir une grille de lecture unique et de l’imposer aux situations particulières : dans ce langage devront se traduire ces situations particulières, c’est le rôle du questionnement. Dès lors, il en va de la société ou de l’économie comme de la nature : elles ne répondent qu’aux questions qu’on leur pose et, quoi qu’elles répondent, ce sera dans le langage imposé qui sera ainsi validé. On ne connaît de la réalité que la réponse aux questions qu’on lui pose : questionner est donc un acte de pouvoir41.

    42Intéressons-nous à cette relation puisque, à la différence de l’expérimentation en biologie, l’observation sociale porte sur des objets vivants, ie « non préparés en laboratoire », ayant leur sentiment d’identité, leurs représentations et comportements, et éventuellement pris dans des structurations propres. L’observation requiert donc l’acquiescement de l’objet, qu’il soit forcé, comme lorsque les renseignements sont obtenus dans un cadre administratif, ou volontaire (acceptation d’un interview, réponse à un questionnaire) et, même alors, il y a plusieurs façons de s’exécuter. De ce fait, et sans évoquer ici la dimension budgétaire et pratique de l’observation en masse, le statisticien ne peut être un observateur trivial : sa centralité épistémologique demande une centralité dans l’espace relationnel de manière à fonder son pouvoir et à obtenir des « termes de l’échange » (Bemoux 1985) favorables. Que peut faire un observateur quelconque ? se servir d’informations préalables sous réserve de leur accessibilité ou procéder à une monographie ; dans ce dernier cas, la limitation du champ permet de négocier la reconnaissance d’une centralité temporaire. Mais une observation étendue et répétée ne peut recourir aux négociations individuelles qui, abstraction faite de leur coût, entraînerait une variabilité contraire à la centralité et à l’uniformité de l’investigation. Le statisticien a donc besoin d’une légitimité reconnue qui économise les négociations et fasse bénéficier son pouvoir d’un consensus.

    43Le statisticien d’entreprise est rattaché à la direction dont il tire sa légitimité à l’intérieur des objectifs organisationnels. Le statisticien d’un syndicat patronal agit dans les limites de l’accord associatif. Le statisticien « global » est rattaché à l’Etat, que ce soit sur un mode fortement centralisé comme en France ou décentralisé42. Ce rattachement provoque une confusion : du fait que dans la tradition européenne, l’Etat est supposé incarner la société, naissent de forts arguments pour considérer les statistiques comme une connaissance de la société sur elle-même (cf supra Malinvaud) ; à la connaissance immédiate et sensible qui caractérise les « communautés », se substitue une connaissance médiate : les atomes sociaux, ou plutôt les particules élémentaires de la matière sociale, ne sont pas saisis en tant qu’individus mais en masse, en groupes de ressemblances et de différences ; l’appareil statistique, à l’interface de la société-objet et de la société-sujet, produit les représentations collectives sans lesquelles la « conscience sociale » n’existerait pas.

    44Cette thèse fait bon marché de la singularité de l’Etat au sein de la société et des particularités, essentielles et circonstancielles, de son rapport à la société. Voyez la statistique d’entreprise qui précède la statistique économico-sociale43 : elle naît bien de l’opacité des entreprises géantes ; soutiendra-t-on qu’elle est une connaissance de l’entreprise sur elle-même en oubliant qu’elle a pour client l’état-major, que c’est une connaissance directionnelle, finalisée par la gestion et la régulation ? De même, la statistique publique des 40 dernières années est finalisée par la régulation globale de l’économie et de la société à laquelle se livre, tente de se livrer ou croit se livrer l’Etat (cf. infra section III).

    45Expérimentateur en laboratoire et satisticien diffèrent tous deux des objets sur lesquels s’exercent leur pouvoir, qui n’est pas un pouvoir réel de disposition mais un pouvoir idéel de représentation. Mais, pour le statisticien, l’a-symétrie de la relation n’est pas donnée, elle doit être construite au profit d’une institution anonyme qui, absorbant les observateurs humains trop identiques aux observés, les fait bénéficier en bloc d’une différence de nature (« les bureaux », « l’INSEE »...). L’information n’est pas neutre, elle est neutralisée.

    46De l’autre côté, chez les observés, il en va de même : si le pouvoir de représentation se double d’un pouvoir de disposition, la relation stratégique devient conflictuelle ; c’est le cas chaque fois que la réponse individuelle entraîne des conséquences inacceptables pour le répondant. Par exemple dans la planification bureaucratique, le pouvoir d’obtenir des renseignements exacts suivant les normes fixées se heurte au pouvoir de rétention ou de travestissement des « informateurs » et les résultats relèvent davantage de la chasse que de la collecte ! On connaît aussi la fuite devant le recensement dans les sociétés agraires où il sert (ou pourrait servir) à établir le rôle des impôts (ou leur clef de répartition) ou celui de la conscription. De même encore, les réticences fiscales des entreprises devant l’investigation... Dans tous ces cas, l’observation ne vise pas à connaître le global mais l’individuel pour agir sur l’individuel. La neutralité de l’investigation pour les informateurs pris individuellement est une condition de la connaissance statistique44.

    47Enfin, sans que l’information elle-même soit un enjeu, sa possession peut l’être : les réseaux que cette possession organise, à la fois pour obtenir l’information et la redistribuer, peuvent donner une place, procurer des contacts, créer des habitudes relationnelles qui sont source de pouvoir. Ainsi par exemple de la rivalité entre Ministère de l’Industrie et syndicats patronaux pour la confection des statistiques industrielles dans les années 1950/60 en France (cf Volle 1982). La querelle de territoire (les entreprises relèvent des entreprises) couvre une question de statut : la position d’intermédiaire que confère la détention/rétention d’informations est riche en possibilités stratégiques et en bénéfices de tous ordres.

    48De cet examen résulte que « l’observation » statistique est une relation de pouvoir. D’où le fait que « le » statisticien soit installé dans un statut dont le pouvoir apparaît être un attribut45. « Le » statisticien (ie le travailleur collectif) est un organe de pouvoir dans son champ, mais ce champ est structuré et le débouché ou le client naturel du statisticien se trouvent là où existe le besoin d’une vision globale du champ c’est-à-dire chez les acteurs de champ, eux-mêmes en rapports stratégiques internes et externes.

    49Ainsi, faut-il sortir la statistique de la vieille problématique de la connaissance comme reflet de la réalité, et réintégrer la connaissance dans la réalité qui de ce fait devient inconnaissable.

    50Le statisticien est rarement attiré par « l’épistémologie de sa discipline » aux portes de laquelle il s’arrête ; cependant, comme on l’a vu apparaître dans la discussion précédente, à propos par exemple de la tentation métrologique ou de la conception de l’observation, l’activité statistique s’enracine dans une vision classique des rapports de la connaissance et de la réalité : la séparation sujet/objet et l’objectivité de la réalité qui en découle ; la possibilité de la connaissance et son critère, l’adéquation à la réalité... Dans la section suivante, je me propose de critiquer ces fondements cachés que le rationalisme du XIX° siècle a légués à la statistique et sur lesquels, sans se préoccuper de leur solidité, elle a construit son édifice.

    3. Connaissabilité et inconnaissabilité

    3.1. Le paradigme de connaissabilité

    51Le « démon de Laplace » métaphorise la possibilité théorique d’une connaissance absolue46 : seule l’insuffisance des observations limite la connaissance. Un observateur parfait aurait la connaissance totale dont les humains ne peuvent que s’approcher, de plus en plus près au fur et à mesure que la science progresse. Sans discuter ici la transposition de ce schéma aux sciences sociales47, notons avec Prigogine qu’il implique la séparation du sujet et de l’objet : l’homme, en objectivant le monde comme matière de connaissance, s’en exclut comme observateur et comme habitant, même lorsque l’observation s’applique aux phénomènes humains. Le fameux principe de Durkheim, « considérer les faits sociaux comme des choses »48 indique la position de l’observateur (la position qui constitue un individu en observateur) : c’est celle du « démon de Laplace » dont on s’efforce d’adopter le point de vue.

    52Ce « paradigme de connaissabilité »49 est, selon la belle expression de Prigogine, un « mythe fonctionnel » de la science européenne, une croyance infondée sans laquelle elle ne se serait pas développée, une espèce d’optimisme programmatique rendant possible la mobilisation d’énergies tendant asymptotiquement vers un but ultime. Cette dissolution du sujet dans la conscience connaissante et cette transcendance de l’objet existant en soi, conduisent à un « monde déshumanisé qui n’est pas culturellement acceptable » (op. cit) car il ne permet pas de penser l’intégration de l’homme à ce monde, que ce soit en termes de représentation ou d’action. Ce point du vue « tragique » est battu en brèche par l’épistémologie moderne, qui réfère la connaissance à ses conditions d’obtention et en admet la contingence, et surtout passe de l’idée d’un univers déterminé – donc théoriquement connaissable – à un univers incertain marqué par les interactions. Les « structures dissipatives » ont valeur exemplaire : loin de l’équilibre, un système devient « sensible aux bruits » ; ceux-ci produisent des phénomènes d’auto-organisation qui modifient la nature du système sans qu’on puisse parler de causalité50 et encore moins de retour à l’équilibre. « Nous commençons aujourd’hui à reconnaître ce qu’implique la notion d’un monde intrinsèquement actif », conclut Prigogine. Saluant sans le partager l’optimisme de l’auteur à propos de la capacité de l’homme moderne à sceller « la nouvelle alliance », il me semble qu’une telle révolution est non seulement laborieuse mais incertaine puisqu’elle demande de rompre avec la « philosophie du sujet » constitutive de « l’homo occidentalis » : si le sujet prescrit ses lois à l’objet dans lequel il croit les puiser, cette domination met le premier sous la dépendance du second. Dans la séparation du sujet et de l’objet, le sujet se délimite et se constitue en tant que tel. Cela explique que depuis vingt-cinq siècles les philosophes européens, et les hommes en général, aient partagé ce que Von Glasersfled appelle le « réalisme métaphysique » (Glasersfled 1988), ie l’idée qu’il existe une réalité objective et qu’une chose est vraie si elle correspond à cette réalité51.

    53A cette « correspondance plus ou moins figurative -iconique- » entre connaissance et réalité, l’auteur oppose la « convenance », notion qui désigne un autre type de relation que l’image suivante, empruntée à l’introduction de Watzlawick, permet d’illustrer : un bateau traverse au hasard un détroit dangereux, il n’y a pas de carte et les instruments sont en panne ; s’il ne coule pas, c’est que la trajectoire a « convenu ». Ce terme ne s’entend pas dans un sens positif d’adéquation mais de manière non négative (non inadéquation) : rien ne permet de savoir si la trajectoire a été adéquate, tout ce qu’on sait c’est qu’elle a « marché » : le bateau n’a pas pris la meilleure route, il s’est sans doute mis dans des situations périlleuses sans même s’en rendre compte, toutefois il n’a pas coulé et il est arrivé de l’autre côté. Si le navigateur a noté la route, elle pourra servir à d’autres, peut-être « marchera »-t-elle a nouveau, peut-être non.

    54L’image de la réalité que nous construisons, dit Von Glasersfeld, résulte d’une sélection : nous essayons en permanence et avec un degré de conscience variable des images et nous arrêtons à la première qui convient, comme un cambrioleur qui essaie des clefs dans une serrure. Cette sélection des images de la réalité ne suit pas un processus convergent d’essais/erreurs comme dans l’évolutionnisme darwinien : au contraire la nature ne retient pas les plus aptes, elle élimine les inaptes52. De même, dans notre action quotidienne et quel qu’en soit le domaine, nous rejetons les images ie les représentations qui ne conviennent pas et gardons celles qui nous « satisfont » (cf infra 3.2) pour l’action concernée, sans rien savoir de la réalité à laquelle nous croyons qu’elles correspondent. Ainsi sont produites nos images de la réalité. Nous ne percevons et ne pouvons percevoir que des messages de non-convenance auxquels nous nous adaptons : on ne sait rien, on ne peut rien savoir de la réalité, sauf ce qu’elle n’est pas, et encore cette connaissance négative ne nous apporte rien puisqu’elle s’exprime dans le langage de la tentative inadéquate53.

    55Von Glasersfled conclut :

    « le problème traditionnel disparaît dès lors qu’on ne considère plus la connaissance comme la recherche d’une représentation iconique d’une réalité ontologique, mais comme la recherche de manières de se comporter et de penser qui conviennent »
    op. cit. 41.

    56Toutefois, il faut prendre garde qu’un inébranlable positivisme ne nous conduise pas à interpréter ce schéma comme une connaissance partielle correspondant de loin à la réalité. Le bon sens nous dit en effet : si quelque chose ne marche pas, on essaye autre chose ; si quelque chose cesse de marcher, on le remplace jusqu’à ce qu’on arrive à un résultat satisfaisant parce que, n’étant pas infirmé, il peut servir de règle. Mais la règle peut convenir sans correspondre.

    57Illustrons cela par des exemples expérimentaux où l’on peut se référer à la réalité inscrite dans le protocole. Dans la « boîte de Skinner » (Riedl 1988), des pigeons sont disposés dans des boîtes isolées les unes des autres et ouvertes du côté de l’expérimentateur qui lance des graines à intervalles réguliers. Au bout d’un certain temps, il arrive que se soit répétée la co-occurence entre l’arrivée de la nourriture et un mouvement singulier du pigeon. Le pigeon recommence donc et nécessairement la fréquence des occurences augmente. Le schéma causal, variable d’une cage à l’autre, est peu à peu validé.

    58L’expérience de « récompense aléatoire » mise au point par Bavelas (Watzlawick 1988) porte sur des humains : on lit au sujet des paires de nombres ; il doit appuyer sur un bouton lorsqu’il pense que ces nombres vont ensemble, étant averti par une sonnerie de ses réponses justes. Le sujet pense avoir affaire à la recherche par tâtonnement d’une loi d’association. En fait, la sonnerie retentit sans rapport avec les performances. Dans la plupart des cas, le sujet découvre une loi et manifeste une « extraordinaire répugnance » à l’abandonner lorsqu’on lui explique l’expérience.

    59Dans ces deux exemples, le schéma de réalité n’a pas été infirmé et sa « non-correspondance » échappe à l’acteur. Si elle apparaît dans l’expérience, c’est qu’il existe une réalité de référence, connue de l’observateur. Le problème est que dans la vie courante nous n’avons pas et ne pouvons avoir cette référence. « D’une certaine manière », commente Watzlawick 1967, « on pourrait voir dans ce dispositif expérimental un micro-cosme de l’univers dans lequel, tous, nous avons élaboré (...) notre manière d’être au monde ».

    60Une fois établie la représentation convéniente, elle ne se défait pas facilement : son inertie provoque au mieux des effets de seuil, au pire un effet cliquet. Le besoin de stabilité de la représentation est d’autant plus grand pour l’individu (ou le groupe) que l’on se rapproche « des prémisses du 3° degré concernant son existence et le sens du monde dans lequel (il) vit » (op. cit. p. 268). L’exemple limite du paranoïaque peut servir de métaphore :

    61« Le système délirant du paranoïaque semble remplir sa fonction de principe explicatif de l’univers du malade tout autant qu’une conception « normale » de l’univers pour quelqu’un d’autre. Ce qui importe, c’est que l’homme agit en fonction d’un ensemble de prémisses sur les phénomènes qu’il perçoit et qu’au sens très large, son interaction avec la réalité sera déterminée par ces prémisses » (id 266/7).

    62Aussi, même en présence de signaux contraires, ces « prémisses » ne seront pas modifiés : les signaux seront recyclés ou annulés et, si cela est impossible provoqueront des troubles54. Cette inertie serait incompréhensible dans un schéma d’observation pure : dans ce cas, elle serait faible et analysable en termes de retards d’ajustement. Mais « l’observateur » de la réalité est aussi acteur dans la réalité. C’est à lui que la convenance se rapporte.

    « La connaissance devient alors quelque chose que l’organisme (quel qu’il soit) construit dans le but de créer un ordre dans le flux de l’expérience – en tant que tel, informe – en établissant des expériences renouvelables, ainsi que des relations relativement fiables entre elles. Les possibilités de construire un tel ordre sont déterminées et sans cesse limitées par les précédentes étapes de la construction »
    Von Glasersfeld op. cit.

    63La « création d’un ordre » est en effet indispensable à la représentation du monde, et surtout de soi dans le monde, et à l’action. La science classique avait précisément pour objet d’ordonner le monde en le classant et en en inventant des lois55 Remarquons au passage que l’activité statistique évidemment marquée par ce programme56 en réalise l’application là où la spéculation défaille et où l’expérimentation, au sens traditionnel depuis C1. Bernard, est impossible : la « recherche des propriétés communes aux faits considérés en masse » est une technique industrielle de production de régularités.

    64Dire qu’il n’existe pas de réalité mais seulement des réalités conduit à reconnaître à la connaissance un caractère tautologique : nous ne connaissons de la réalité que ce que nous y avons mis. Reste à savoir ce que « nous » y avons mis : la construction n’est ni ponctuelle ni consciente. Elle mêle les couches successives de l’expérience (qui, au fur et à mesure, conditionnent et davantage le développement de nos. conceptions) dans l’espace humain (individu, groupes, organisations, sociétés, aires culturelles...) et dans le temps humain. Le solipsisme ne concerne pas un sujet individuel mais un ensemble de sujets partageant l’image d’une réalité qui est alors « objective » (parce que socialisée) et « ordonnée » puisque l’établissement de régularités est un besoin de l’action, et tout particulièrement de l’action collective.

    3.2. La connaissance reflète l’acteur et non la réalité

    65L’action exige des décisions. Celles-ci ne suivent pas un principe maximum de rationalité mais un principe minimum d’économie. Selon le premier, chaque problème devrait être envisagé et examiné au moyen de la connaissance totale (tous les choix possibles sont – connus toutes les conséquences de ces choix – et pour chaque éventualité on dispose d’un critère maximisateur applicable). Selon le second, l’acteur cherche d’abord dans sa mémoire s’il a déjà rencontré le problème ou sinon des problèmes du même genre, et mobilise les solutions apportées pour les appliquer ou s’en inspirer ; c’est ce que March et Simon desquels je reprends cette analyse57 appellent des « procédures d’exécution ». La plupart des actes que nous avons coutume d’attribuer à la rationalité, disent les auteurs, proviennent de telles procédures. Lorsqu’on se trouve devant un problème nouveau, on ne suit pas non plus le programme de rationalité totale, mais on procède séquentiellement analysant l’une après l’autre les différentes solutions possibles en appliquant non un critère maximal d’optimisation mais un critère minimal de « satisfaction » : la première solution non rejetée est adoptée. C’est dire l’importance de la structuration du champ décisionnel, et donc celle des médiations à travers lesquelles le décideur forme son image de la réalité et des relations dont résultent les critères de rejet.

    66Au schéma du décideur individuel qui applique la rationalité absolue permise par une connaissance correspondant à la réalité, se substitue un décideur inséré dans une structure et appliquant la seule rationalité qu’autorise une connaissance relevant de la convenance58. Il me paraît fécond d’inscrire la théorie de la rationalité limitée dans le cadre de la théorie de la connaissance de Glasersfeld (cf. 2.1). March et Simon limitent leur présentation au domaine, des organisations alors qu’elle peut avoir une portée plus générale, dont témoigne l’extension opérée par Crozier (1977), en passant des organisations stricto sensu aux « construits non formalisés » que sont les « systèmes d’action collective »59 : ce que montrent ces analyses, c’est que la réalité est toujours construite, n’a jamais d’existence en soi mais « pour les autres », d’où l’accent mis sur les processus concrets de mise en forme qui rejoint les préoccupations « néo-constructivistes » de Glasersfeld. Pour moi, ce qui importe ici, c’est que ces processus comme les décisions auxquelles ils conduisent, sont déterminés par ce qui convient à l’organisation. Imaginons que la réalité envoie des message négatifs : ceux-ci, pour être perçus, doivent être exprimés dans la langue de l’organisation (ie être adaptés à sa vision de son environnement) ; pour être pris en compte, ils doivent rencontrer un des soucis de l’organisation ; pour entraîner la décision adéquate, ils ne doivent pas être perturbés, distordus par leur traversée des « construits » qui s’interposent entre réalité et décideur. Je résume brièvement les médiations qui façonnent l’image de la réalité à partir de laquelle le décideur applique le critère de satisfaction : « les démarches qui conduisent un responsable à définir la situation d’une manière particulière impliquent un entrelacement complexe de processus affectifs et cognitifs », ces derniers étant organisationnels et individuels (March et Simon op. cit. p. 148) : la départementalisation de l’objectif organisationnel en objectifs « secondaires »60 le degré d’adhésion du décideur à son objectif (éventuellement différencié et autonomisé de l’objectif global) le degré de compréhension qu’il en a, ses propres objectifs stratégiques, tout cela contribue à « distordre » les perceptions.

    67La normalisation des procédure décisionnelles a pour but, comme toute normalisation de minimiser la variabilité : elle consiste à préétablir des programmes d’action « souvent combinés avec des systèmes de classification » permettant d’affecter une situation à une classe particulière et de déclencher le programme approprié. En effet, la coordination de l’action collective demande un langage commun qui repose sur des classifications, véritables « schémas conceptionnels » des membres de l’organisation qui grâce à eux (et dans leurs limites) identifient et résolvent les problèmes décisionneles61. Ce langage a une fonction essentielle de stabilisation : d’une part, la fixation des codes permet la communication ; d’autre part, à travers eux, se formalisent les rapports de l’organisation et de son environnement. En ce sens, « l’absorption d’incertitude » concerne au premier chef l’incertitude organisationnelle, celle qui naîtrait d’une indétermination des comportements individuels : cette absorption répond à un problème relationnel et réduit à un résultant unique et difficilement discutable un ensemble de faits, d’interprétations. Il y a donc une diminution de l’indétermination au prix d’une certaine « liberté discrétionnaire » des personnes et des organes qui exercent cette fonction de normalisation. Ces organes ont d’autant plus d’importance que le besoin de coordination est grand. Je citerai le cas limite de la « légalisation des faits », la fixation de valeurs plus ou moins arbitraires à des variables internes ou externes qui intéressent toute l’organisation ; dans ce cas, le « fait légalisé » est la vérité officielle de l’organisation : le besoin peut s’en faire sentir chaque fois que l’on est devant une incertitude irréductible sur l’appréciation de laquelle des différences ou des oppositions empêcheraient une règle du jeu commune62.

    68Cette « limitation de la connaissance » est inévitable : l’action collective, pour atteindre ses buts, s’exerce par la médiation d’organisations (Crozier) qui façonnent les images de réalité à partir desquelles les individus agissent. Le dilemne posé par Morin (Morin 1981, 173) « c’est ce qui nous permet de voir qui nous empêche de voir » est ainsi précisé : « l’homme est prisonnier des moyens organisationnels qu’il doit employer pour agir » (Crozier op. cit. 304). Si l’on a souvent conçu les organisations à partir des êtres humains (schémas organicistes), l’inverse paraît aujourd’hui préférable : les organisations, par les frontières qu’elles établissent et la présence de règles, sinon toujours formelles du moins observables, ne peuvent-elles servir de modèle pour étudier les rapports de l’individu « socialisé » et de la réalité ?

    69Sans développer ce point davantage, retournons à la connaissance statistique : elle ne reflète pas la réalité, on ne saurait dire si et à quel degré elle lui correspond. Ce qu’elle dit et le langage dans lequel elle le dit conviennent au système auquel elle appartient. La méthode statistique satisfait un besoin de mise en ordre essentiel à l’action.

    3.3. Une orientation d’analyse

    70Si, comme j’ai tenté de le montrer, la réalité n’est pas observée mais construite, la question est de savoir comment cette construction est générée par un système affronté à un environnement. Si au contraire, on s’appuie implicitement sur le « paradigme de connaissabilité » et si on a l’idée que la connaissance correspond à la réalité, on va, comme c’est le cas de la plus grande partie des contributions à « pour une histoire de la statistique » (INSEE 1987) faire une histoire finalisée du « progrès statistique »63.

    71La première voie est peu pratiquée. L’ouvrage de Fourquet (1980) permet de la préciser : il étudie la Comptabilité Nationale Française en tant que pratique, procédant pour cela à une analyse à partir de l’expérience des principaux acteurs64. Les concepts (ou quasi concepts) de la comptabilité nationale sont ainsi rapportés à une problématique de l’action et plus précisément de l’action publique.

    72P. Miller (1986) formule ainsi la question sous-jacente :

    73« La question épistémologique porte ici sur le rôle que les corps de concepts jouent en générant les objets sur lesquels ils procèdent à notre information (...) Elle concerne (ensuite) l’interaction entre de tels appareils conceptuels et les pratiques institutionnelles dans lesquelles ils sont encastrés » (op cit p. 83, ma traduction).

    74L’objet n’existe pas « in limbo, attendant d’être reconnu par les investigateurs » (p. 99), il est le produit d’une investigation dont l’effet de réalité ne requiert aucun postulat idéaliste :

    « C’est à travers de tels concepts que nous catégorisons le monde social et, en le catégorisant, imposons des démarcations entre ce qui est dit du monde et ce qu’on peut vouloir en connaître et, par de telles démarcations (définissons) ce que nous pouvons en faire (...) c’est à travers nos concepts les plus abstraits que nous faisons de la réalité sociale un objet de pratiques »
    op. cit. p. 10065.

    75Mais d’où viennent ces concepts ?

    « (des) a priori conceptuels (...) déterminent ce dont nous pouvons avoir connaissance et quelle forme cela prendra (...) (ces a piori) sont pratiques et historiques, sociaux et institutionnels »
    p. 98.

    76Si les concepts ont une efficace, c’est qu’ils sont des catégories de l’action. Ils naissent alors de ses exigences, qui les façonnent, de sorte qu’après coup l’action apparaît comme la réalisation du concept, ou ce dernier, une propriété de la réalité telle qu’elle a été modelée par l’action et les représentations concomittantes. Il n’y a circularité que si l’on oublie le caractère diachronique et cumulatif des interactions : Miller souligne ainsi l’ancrage des « catégories de l’entendement » dans l’historico-social.

    77J’ai indiqué diverses dimensions que devrait prendre en compte une méta-statistique dont j’espère avoir montré la nécessité. En bref, il s’agit d’inscrire la statistique dans son paradigme épistémologique et l’activité statistique dans son « environnement ». Le lien entre ces deux démarches résulte de la nature et des limites de la connaissance ; celle-ci ne reflète pas une réalité extérieure, elle construit une image de réalité, des images, un ensemble ou un système d’images qui ordonnent le monde et le rendent ainsi « praticable » (Miller), qualificatif difficile à traduire sans périphrases.

    78Pour terminer, je souhaite insister sur la nécessité et la difficulté de cette approche multi-dimensionnelle : si, en considérant le contenu et le fonctionnement de l’activité statistique, on voit qu’on ne peut faire l’économie d’une analyse institutionnelle (cf. infra mon article sur l’INSEE), le risque est grand de couper l’acteur de son environnement, aboutissant (comme c’est souvent l’effet des analyses organisationnelles) à autonomiser l’institution. On ne ferait ainsi qu’inverser les termes du problème qu’il faut dépasser. Prigogine montre la nécessité pour la science de renoncer à son « extra-territorialité tant théorique que culturelle ». Mais « re-territorialiser » où ? L’environnement lui-même pourrait n’être qu’une justification fonctionnaliste en l’absence d’une interrogation sur la nature de la statistique et le type de connaissance qu’elle produit.

    Bibliographie

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    Notes de bas de page

    1  Je dois à la discussion qui a eu lieu au GREC (Groupe de Recherches Epistémologiques et Comptables) un certain nombre des questions qui sont à l’origine de cet article.

    2  Claude Thélot est actuellement chef de la division Emploi de l’INSEE. Il est l’auteur de ‘Tel père, tel fils ? Origine familiale et position sociale’ Dunod 1982.

    3  Thélot procède de manière pointilliste, notant à propos de différents exemples des problèmes qui occupent des places diverses dans un « protocole » dont l’auteur rend sensible l’existence sans l’analyser en tant que tel (pour une telle analyse, voir Desrosières 1986).
    Le lieu (implicite) de l’analyse est défini de manière interne : l’institution statistique et son activité.
    Cet empirisme, caractéristique du positivisme du statisticien, évite à l’auteur d’« entrer de plain-pied dans l’épistémologie de notre discipline à quoi l’exposé n’a voulu être qu’une introduction ».

    4  La mollesse conceptuelle du social face à la dureté (apparente) de l’économique est source de biais : tout en se félicitant que des statisticiens se tournent vers la sociologie et redécouvrent ses vieilles vérités, il est inquiétant de voir imputer au social les problèmes qu’on devrait poser à la statistique. Aussi dans cet article, j’essaie de viser la totalité de l’activité statistique.

    5  Des travaux individuels tels que Volle 1982 ou Salais 1986 ont été préparés dans ce cadre. Volle note (op.cit. préface) la commisération dont ses collègues entourent le statisticien « de production » passé à la recherche.

    6  Le meilleur exemple que je puisse donner est celui de l’indice des prix. Sans incriminer les multiples problèmes de technique et de définition (Roussel 1986), ni le fait que la mesure est constitutive du phénomène auquel elle s’applique (niveau général des prix), son usage social pour la discussion et la fixation des revenus lui donne une « efficace » dont le statisticien aimerait se passer. De même du « nombre des chômeurs » pris comme indicateur de politique économique et d’appréciation de l’action gouvernementale.

    7  Cette morale est fonctionnelle : des individus différents doivent effectuer des observations identiques. Cette normalisation est imposée par le caractère collectif de l’activité statistique.

    8  Je me souviens de la véritable enquête policière que nous dûmes conduire pour retrouver, à travers de rares publications, les principaux éléments de la méthodologie des statistiques de chômage (Besson et al 1981) Depuis, des indices d’un changement d’attitude ont été perceptibles.

    9  « A ce premier niveau de l’observation statistique qui semble ressortir à... l’empirisme pur de la mesure et du dénombrement, se pose le problème épistémologique, la relation de la réalité et de l’esprit qui cherche à la connaître », écrit Jean Ullmo (1980).

    10  Arkhipoff (1980) note que « si assurément le statisticien s’inquiète à juste titre de "la précision des chiffres qu’il élabore il semblerait aussi... se préoccuper de la ‘crédibilité’ de ses statistiques : c’est là une expression inconnue du langage scientifique traditionnel ».

    11  Sans discuter ici les nombreuses insuffisances de cet examen critique (Besson et al 1987 cha 9.1), je me borne à indiquer la démarche d’ensemble : « à l’origine de ce rapport se trouve un manque de confiance dans les statistiques relatives au chômage », ie plus précisément l’indicateur global. Malinvaud a la partie belle puisque cet indicateur a fait son temps (cf. l’article dans cet ouvrage). Sans cependant l’abandonner, il adjure le « grand public » d’éviter le simplisme du global et plaide pour une information « diversifiée ».

    12  Parce qu’elle appartenait à l’héritage des pères fondateurs (March en particulier). M. Comte attire mon attention sur les changements en cours : la banalisation des techniques sape la légimité conférée par leur possession. La re-création d’un pouvoir d’expertise ne passe-t-elle pas par le retour à la méthode ? Celle-ci repose en effet sur un savoir-faire peu formalisé qui fait appel à une expérience accumulée plutôt qu’à la simple compétence technique. L’automatisation qui minimise cette dernière au profit de la conceptualisation est un important facteur de changement.

    13  Volle 1982 le définit ainsi :
    « Ensemble de modes de voir et de modes de faire acquis dans l’institution statistique et perpétués par elle., (cet) habitus nous parut tellement inébranlable qu’il prit à nos yeux les dimensions d’un phénomène sociologique-propre à une profession, mais caractéristique aussi de l’insertion de cette profession dans la société » (p5).

    14  Il a pour cela maintes justifications que je conteste pas. Mais si la théorisation de l’activité statistique, difficile en raison de sa multi-dimensionnalité, a besoin de connaissances et de réflexions sur cette activité, le risque existe de s’enliser dans ce préalable. La susceptibilité du statisticien à l’encontre des discours généraux sur sa discipline, si elle est compréhensible, est une réaction de spécialiste qui cherche à échapper à sa compromission dans « le siècle ». Volle limite son champ au « métier de statisticien de production travaillant au sein de l’institution statistique ».

    15  Le « flair du statisticien », c’est-à-dire son expérience accumulée et sa connaissance directe de la pratique d’observation, peut être invoqué, de manière interne et sur un point particulier : il ne saurait remplacer des critères généraux explicites ie discutables.

    16  Reconnaissance limitée : la notion de « construction », intéressante négativement (construit vs donné) est ambiguë puisqu’elle renvoie à un processus et y positionne l’examen. Il est dangereux d’isoler ce processus de son « milieu » (au sens large), ie de ses déterminations contextuelles et des fonctions qu’il assure. Généraliser le « construit statistique » au « construit social » ne ferait que généraliser le vice rationaliste. je préfère parler de résultante que de résultat.

    17  Ullmo 1980 en fait au contraire un argument en faveur de la statistique : le statisticien, ne pouvant échapper au problème épistémologique, serait ainsi vacciné contre la « maladie » positiviste. Il « ne peut jamais se contenter du résultat qu’il obtient ».

    18  Voir Besson, Journet 1986 la.

    19  cf l’article de M. Comte, 2eme partie : la méthode comparative est féconde pour repérer ces a priori, qu’elle s’exerce dans le temps ou dans l’espace.

    20  Comme le remarque justement D. Merllié en conclusion de son article sur « le suicide et ses statistiques » (1987), ce ne sont pas seulement des « outils » mais aussi des objets de connaissance.

    21  et de manière générale de tout enseignement de la statistique. Y. Franchet alors directeur de l’ENSAE, s’interrogeait : « enseigner la statistique ou former des statisticiens ? » (1979). « La base de la formation des statisticiens est l’enseignement de la statistique mathématique. Cependant les problèmes que le statisticien doit savoir poser et résoudre au cours de sa vie professionnelle font appel à des connaissances, voire à des disciplines qui ne sont pas contenues dans les enseignements de statistique mathématique ». De même Arkhipoff (1980) se demande : « qu’est-ce qu’on entend par « faire de la statistique » dans un Institut National de Statistique ? et quelle est la part de cette statistique in actu dont il est possible de rendre compte par la seule statistique mathématique ? » (cf aussi Hogg 1972, Rosenfeld 1975, Kerridge 1976, Malinvaud 1978).

    22  Coumot 1843 p. 184 cité par Niceforo 1925 : « Cournot écrivait que la recherche et la critique du matériel statistique se font suivant des règles spéciales ‘dont nous n’avons pas à nous occuper » p. 38. La connaissance ne vise pas les faits mais les lois qu’ils permettent d’inférer.

    23  Il serait intéressant d’étudier les effets des techniques sur la pratique et la théorie statistiques. En parodiant la maxime fameuse du matérialisme sur le moulin à eau et le féodalisme, on pourrait dire : à la main, on a la « statistique calculée » basée sur des extrapolations de données partielles et douteuses ; avec la machine mécanographique, on a le dénombrement avec l’ordinateur, le « déterminisme multi-varié » remplace l’analyse des causes et des effets.

    24  Franchet note que « certaines notions qui apparaissent essentielles après quelques années de vie professionnelle... sont très difficiles à enseigner à des étudiants ayant une expérience pratique très réduite, et en particulier certains aspects de la collecte statistique » (op. cit p. 155). 11 cite Hogg (1972) pour lequel « l’un des problèmes les plus difficiles est celui de faire admettre aux Universités le besoin d’enseignements orientés vers la collecte des données ». De son côté, Arkhipoff après avoir remarqué que « la connaissance des points critiques se répand dans un institut de statistique par des voies souvent informelles » et que « la connaissance de telle difficulté n’implique pas nécessairement que le problème soit officiellement posé » (1980 p. 25), indique à propos de la formation statistique : « tout d’abord, l’enseignement qui prépare à un métier n’est jamais celui d’une théorie qui se fait mais celui d’une théorie déjà bien assise ».

    25  L’expression, également utilisée par Voile 1978, complète utilement « l’illusion statistique » de Morgenstern 1950. Celle-ci désigne la croyance à l’exactitude DES statistiques, celle-là à leur signification. Le fétichisme, c’est la confusion du signe et de la réalité, et l’attribution au premier des attributs de la seconde.

    26  Si Quételet est généralement considéré comme le fondateur de la statistique moderne (cf par ex Mothes 1968), c’est moins en raison de sa théorie de l’homme moyen, caricature utile de la démarche statistique (le français moyen), que de l’emploi de la technique probabiliste (Lazarsfeld 1970). Si l’hypothèse d’indépendance qui y préside est douteuse (Halbwachs 1912), l’objectivation des comportements individuels ouvrira la voie à des recherches sur les « faits collectifs » dans lesquelles la statistique ne sera pas seulement auxiliaire mais dictera une vision de la réalité.

    27  On en trouve maints exemples dans Niceforo 1925 dont la référence constante à l’anthropométrie indique l’ambition, et les limites. On n’est jamais très loin de Lombroso et de ses faciès criminels !

    28  Ainsi Levasseur remarquait déjà : « le nombre des indigents secourus n’est pas une mesure exacte des privations et des souffrances des classes inférieures ; il augmente avec les ressources de la société et il peut diminuer ou s’accroître selon les principes différents qui guident l’administration » (Levasseur 1867 T2 p 189). Remarquons que si l’auteur ne parle que des secourus, c’est qu’on ne sait rien des autres. De même, jusqu’en 1950, on n’a connu en France que les chômeurs indemnisés.

    29  p69 « à toute grandeur mesurable correspond une unité et un nombre qui en est la mesure » p70 « parce qu’il s’agit au fond d’une opération de l’esprit plutôt que d’une opération matérielle, il importe de ne pas perdre de vue le caractère logique de la notion de mesure » p71 « Dans la décomposition d’une grandeur en narties appelées unités, on admet l’identité de ces parties, bien que cette identité soit toujours relative au but de la mesure et de l’observation p. 73. « La considération de la Valeur à attribuer à l’unité de l’observation domine toute la méthode... car la valeur de l’unité est souvent incertaine » (Cha3 Grandeurs, unités, mesures).

    30  Si l’exposé dont chaque point est clair donne une impression de confusion, c’est que l’auteur envisage tous les aspects de l’activité statistique en épousant chaque fois le point de vue examiné. En pratique, son modèle semble être celui de la comptabilité, comme il résulte de toute la 1er partie et de l’introduction de la 2eme : « la base de la statistique est la même que celle de la comptabilité, c’est le compte, cad la notation numérique de faits concrets mis en ordre » (203).

    31  p31 « Tout le discours métrologique doit en dernière analyse se ramener à des réalités instrumentales (appareil de mesure) ».
    La CN pose deux problèmes principaux :
    i) « la difficulté., vient de ce que la CN est en dernière analyse un modèle, donc déformateur de la réalité directe » (p33).
    ii) « la socialisation métrologique porte sur les appareils » (37) : la « métrologie socialisée » repose sur la répétition de la mesure par plusieurs observateurs, ce qui permet l’étalonnage de l’appareil. La CN comme la statistique relève de la « métrologie du solitaire » : l’opération n’est pas reproductible, en raison de son coût et parce que les règles informelles l’emportent sur les formelles. Chaque « mesure » est unique. Si on peut standardiser les définition de la CN, cela n’apporte rien à propos de « la manière effective de collecter les données et de les réconcilier » (p35).

    32  ce postulat n’est pas seulement pratique pour la statistique mais aussi pour les disciplines qui trouvent en elle une source de légitimité. « L’avantage de la mesure est de l’ordre du langage », écrit Arkhipoff (29) « le second, corollaire du précédent, est que., grâce à la mesure la science devient vérifiable » Que deviendrait l’économie politique actuelle si elle était privée du secours de la statistique qui lui fournit sa matière, son objet, ses concepts et ses preuves ?

    33  la réduction de la taille de la population à étudier permet l’emploi d’enquêteurs professionnels donc un questionnement plus complet.

    34  souvent on se contente de reprendre des protocoles éprouvés ; en tous cas, on ne part jamais de zéro ; l’expérience accumulée, directe et indirecte, dégénère parfois en recettes standard.

    35  Ainsi du « nombre des chômeurs ». Il semble qu’il s’agisse d’une question métrologique dont notre étude (Besson et al 1981) envisage différents aspects. Le débat social de la fin des 70’, alimenté par des manipulations de l’indice, pataugeait dans le fétichisme statistique. La notion statistique de « chômeur » résulte de classifications ayant un certain domaine de validité dont le développement actuel des « situations intermédiaires » fait apparaître les limites normatives (cf article ci-dessous). Il est difficile d’articuler « fiabilité » et « validité » tant qu’on ne perçoit pas la différence de niveau entre les deux.

    36  ce que D. Merllié déduit des considérations empiriques de Thélot : « ne doit-on pas en déduire que l’activité théorique ne caractérise pas seulement la seconde (analyse) mais aussi la première (observation) ? Et que (...) toute l’activité du statisticien est théorique (...) ? » (op. cit. 96).

    37  cf l’article de M. Comte.

    38  je pense en particulier aux théories de la bureaucratie : l’impersonnalité des règles garantit l’objectivation statistique au prix de disfonctionnements internes (routine) et externes (les procédures codifiées se heurtent à la variété du milieu).

    39  c’est l’indice aussi de sa finalisation : l’information détermine (ou justifie) une action dont les résultats s’apprécieront par la variation « observée ». Par exemple, la variation (ou la variation de la variation) de l’indice des prix ou de l’indicateur de chômage. 3 millions de chômeurs ont une certaine signification ; la diminution de l’augmentation du chômage en a une autre.

    40  Thévenot 1986.

    41  « le pouvoir de A sur B est la capacité de A d’obtenir que B fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de A » Bemoux 1985 p ! 29. Cependant dans la relation stratégique B a une autonomie variable et peut « faire » de diverses façons (op. cit.). Sans envisager comme Baudrillard 1983 une « revanche de l’objet sur le sujet », le pouvoir est d’autant plus vide que l’objet est plus disponible.

    42  Ces illustrations ne prétendent pas à être une typologie. D’autres exemples pourraient paraître diminuer la force du lien institutionnel : dans tous les cas se pose le problème de légitimité ie d’acceptation de la relation (ou d’invention de subterfuges pour pallier une acceptation partielle). Le pouvoir d’expertise et l’anonymat (cf infra), pour exercer leurs effets, doivent être connus et reconnus.

    43  c’est dans les nouvelles entreprises géantes américaines du début du siècle qu’elle prend naissance pour répondre aux nouvelles exigences de rationalité organisationnelle.

    44  elle n’implique pas, et les informateurs le savent lorsqu’ils sont structurés, sa neutralité globale pour l’ensemble concerné. Ainsi une enquête sur telle catégorie d’entreprises qui montre une importante dissimulation fiscale, même si elle n’a pas de conséquence directe sur les entreprises répondantes (neutralité individuelle) renforcera la lutte contre la fraude et lui fournira des outils (estimations, ratios etc...).

    45  sur cette différence entre- le pouvoir-attribut et le pouvoir-relation, voir Crozier Friedberg 1977, en particulier Cha2.

    46  « la conception mécaniste du monde a trouvé son idéal dans la pensée de Laplace ie dans l’idée que tous les phénomènes sont en fin de compte des agrégats résultat d’actions fortuites d’unités physiques élémentaires ». Von Bertalanffy, An out line of general System theory p. 165 cit in Watzlawick 1967. « Le monde de Laplace, comme celui auquel aspirait Einstein, est un monde simple et limpide, sans ombre, sans épaisseur, qui se donne comme totalement indépendant de l’activité expérimentale, du choix des points de vue et de la sélection des propriétés pertinentes » Prigogine 1979 – 1986 pl31 Laplace symbolise par un « démon » (un Dieu ferait aussi l’affaire) la possibilité de la connaissance absolue : le « démon », capable d’observer, à un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constitutive de l’univers, en déduirait l’évolution vers le passé ou l’avenir.

    47  Quételet, remplaçant les masses par les individus, transpose ce mécanisme au domaine social, suivant le programme esquissé par Laplace lui-même « appliquons aux sciences politiques et morales la méthode fondée sur l’observation et la calcul qui nous a si bien servi dans les sciences naturelles » Essai philosophique sur les probabilités 1814 cit par Perrot INSEE 1977 pl29. L’individualisme mécanique de Quételet repose sur l’idée que les atomes sociaux sont régis par des « lois » analogues à celles de l’univers.

    48  principe fondateur de toute une tendance sociologique dont Héran 1984 analyse les rapports avec la statistique.

    49  « Le problème de la nature de l’écart entre le réel observable ou empirique et le réel total agite vivement nos jeunes physiciens », écrit Jean Fourastié (1980).

    50  « Au-delà du seuil d’instabilité, le système ne subit plus la contrainte, il s’organise à partir d’elle et son activité prend un caractère auto-déterminé... La contrainte est productrice d’un effet singulier avec lequel elle n’entretient pas de rapport simple » (Prigogine op. cit. Appendice 2 p. 427).

    51  « un réaliste métaphysique est un philosophe qui s’attache à l’affirmation qu’on peut considérer quelque chose comme ‘vrai’ seulement si cela correspond à une réalité indépendante et ‘objective’... Même après Kant la situation n’a pas changé., aujourd’hui comme toujours règne la conviction que la connaissance n’est connaissance que si elle reflète le monde tel qu’il est » (op cit. p22).

    52  Le marché n’en fait pas plus : pour une entreprise, la différence entre la performance et la survie indique la « marge de tolérance laissée par l’environnement ».

    53  « Le monde ‘réel’ se manifeste lui-même uniquement là où nos constructions échouent. Mais dans la mesure où nous ne pouvons décrire et expliquer ces échecs que par les concepts mêmes dont nous nous sommes servis pour construire des structures défaillantes, ce processus ne fournit jamais l’image d’un monde que nous pourrions tenir pour responsable de leur échec » (op. cit. p41/42).

    54  ainsi de la ’névrose expérimentale’ du chien de Pavlov qui « dépend pour sa survie de sa soumission à une loi (la distinction d’un cercle et d’une ellipse) qui se viole elle-même » parce qu’on a élargit progressivement la seconde jusqu’à ce qu’elle ressemble au premier, (op. cit. 217).

    55  « La science (moderne) ne prétend plus découvrir de l’univers sensible que des éléments sporadiques, groupés par l’homme en ‘systèmes’ intelligibles sans prétention... d’unifier ces systèmes en un système unique rationnellement descriptible » (Fourastié op. cit.).

    56  « grouper des objets avec d’autres d’après des analogies dont décide le jugement, distinguer les différences, placer chaque groupe dans un cadre plus général : telle est l’œuvre de la science dans toutes les parties de son domaine. Tel est aussi le processus schématique de la vie journalière » March (op. cit. p4).

    57  March et Simon 1958 « Organizations » (Dunod 1971) Cha 6 Limitation dans la connaissance des processus rationnels. Cette remarquable analyse qui, selon l’expression de Crozier dans son introduction à la traduction française « introduit dans le monde de l’efficacité les recherches sur les relations humaines cantonnées jusque là dans le monde de l’affectivité » (Op. cit. pXI) a eu plus de fortune du côté de la théorie des organisations que de celle de la connaissance.

    58  « entre la structure ‘objective’ d’un problème et sa solution dans l’action collective s’intercale une médiation autonome, celle des construits d’action collective. Comme on ne perçoit que ce qu’on sait résoudre et que l’on ne sait résoudre, du moins dans le court terme, que ce qui est traitable dans le cadre de construits existants, la conclusion est claire : instruments pour la solution de problèmes, les construits d’action collective sont aussi des contraintes pour ces solutions, s’ils ne les empêchent pas totalement » Crozier 1977 p. 21.

    59  « les systèmes auxquels nous pensons sont eux aussi des construits mais ce sont des construits non formalisés dont les règles sont empiriques et dont les acteurs... sont ignorants des mécanismes et de ce fait incapables de les contrôler ou de peser sur eux » (op. cit. p. 196).

    60  « la définition de la situation doit à tout moment être assez simple pour pouvoir être assumée par un esprit humain » March et Simon (op. cit. 149).

    61  « le monde a donc tendance à être perçu dans le cadre des concepts particuliers qui sont reflétés par le vocabulaire employé dans l’organisation. Les catégories et les schémas de classification particuliers qu’elle emploie (pour simplifier la réalité et la rendre oiganisationnellement programmable) deviennent, pour les membres de l’organisation, des attributs du monde plutôt que de simples conventions » (op. cit. 161). Nous sommes devant une réification fonctionnelle.

    62  (en raison de l’interdépendance entre les différentes parties d’une organisation) « il peut être important de faire une prévision officielle et d’utiliser cette prévision comme base d’action pour toute l’organisation » (op. cit. 163).
    Dans le cas d’une prévision, on peut juger par la suite de la fausseté ou de l’exactitude.

    63  Joelle Affichard dans son introduction souligne que la plupart des participants inscrivent l’histoire dans la « logique du développement de la demande sociale d’information », mettant ensuite l’accent sur les problèmes particuliers rencontrés pour la satisfaire (instrumentaux pour les statisticiens des ménages ; institutionnels pour les statisticiens d’entreprise). On reconnaît là « l’habitus professionnel » évoqué supra et la neutralité du statisticien.

    64  Fourquet recourt aux interviews ; Volle, suivant une démarche semblable à propos de la statistique industrielle (Volle 1982) se sert de ses souvenirs et des archives. Dans les deux cas apparait le « filtrage » des processus cognitifs : les aléas personnels, les relations, les rivalités bureaucratiques, les contraintes budgétaires etc jouent un rôle important (décisif, semble-t-il même à la lecture) dans la localisation et l’orientation du « progrès de la connaissance ».

    65  « it is through our most general theoretical concepts that we render social reality praticable – enable to having things donc to it ».

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    • Jean-Louis Besson
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    1  Je dois à la discussion qui a eu lieu au GREC (Groupe de Recherches Epistémologiques et Comptables) un certain nombre des questions qui sont à l’origine de cet article.

    2  Claude Thélot est actuellement chef de la division Emploi de l’INSEE. Il est l’auteur de ‘Tel père, tel fils ? Origine familiale et position sociale’ Dunod 1982.

    3  Thélot procède de manière pointilliste, notant à propos de différents exemples des problèmes qui occupent des places diverses dans un « protocole » dont l’auteur rend sensible l’existence sans l’analyser en tant que tel (pour une telle analyse, voir Desrosières 1986).
    Le lieu (implicite) de l’analyse est défini de manière interne : l’institution statistique et son activité.
    Cet empirisme, caractéristique du positivisme du statisticien, évite à l’auteur d’« entrer de plain-pied dans l’épistémologie de notre discipline à quoi l’exposé n’a voulu être qu’une introduction ».

    4  La mollesse conceptuelle du social face à la dureté (apparente) de l’économique est source de biais : tout en se félicitant que des statisticiens se tournent vers la sociologie et redécouvrent ses vieilles vérités, il est inquiétant de voir imputer au social les problèmes qu’on devrait poser à la statistique. Aussi dans cet article, j’essaie de viser la totalité de l’activité statistique.

    5  Des travaux individuels tels que Volle 1982 ou Salais 1986 ont été préparés dans ce cadre. Volle note (op.cit. préface) la commisération dont ses collègues entourent le statisticien « de production » passé à la recherche.

    6  Le meilleur exemple que je puisse donner est celui de l’indice des prix. Sans incriminer les multiples problèmes de technique et de définition (Roussel 1986), ni le fait que la mesure est constitutive du phénomène auquel elle s’applique (niveau général des prix), son usage social pour la discussion et la fixation des revenus lui donne une « efficace » dont le statisticien aimerait se passer. De même du « nombre des chômeurs » pris comme indicateur de politique économique et d’appréciation de l’action gouvernementale.

    7  Cette morale est fonctionnelle : des individus différents doivent effectuer des observations identiques. Cette normalisation est imposée par le caractère collectif de l’activité statistique.

    8  Je me souviens de la véritable enquête policière que nous dûmes conduire pour retrouver, à travers de rares publications, les principaux éléments de la méthodologie des statistiques de chômage (Besson et al 1981) Depuis, des indices d’un changement d’attitude ont été perceptibles.

    9  « A ce premier niveau de l’observation statistique qui semble ressortir à... l’empirisme pur de la mesure et du dénombrement, se pose le problème épistémologique, la relation de la réalité et de l’esprit qui cherche à la connaître », écrit Jean Ullmo (1980).

    10  Arkhipoff (1980) note que « si assurément le statisticien s’inquiète à juste titre de "la précision des chiffres qu’il élabore il semblerait aussi... se préoccuper de la ‘crédibilité’ de ses statistiques : c’est là une expression inconnue du langage scientifique traditionnel ».

    11  Sans discuter ici les nombreuses insuffisances de cet examen critique (Besson et al 1987 cha 9.1), je me borne à indiquer la démarche d’ensemble : « à l’origine de ce rapport se trouve un manque de confiance dans les statistiques relatives au chômage », ie plus précisément l’indicateur global. Malinvaud a la partie belle puisque cet indicateur a fait son temps (cf. l’article dans cet ouvrage). Sans cependant l’abandonner, il adjure le « grand public » d’éviter le simplisme du global et plaide pour une information « diversifiée ».

    12  Parce qu’elle appartenait à l’héritage des pères fondateurs (March en particulier). M. Comte attire mon attention sur les changements en cours : la banalisation des techniques sape la légimité conférée par leur possession. La re-création d’un pouvoir d’expertise ne passe-t-elle pas par le retour à la méthode ? Celle-ci repose en effet sur un savoir-faire peu formalisé qui fait appel à une expérience accumulée plutôt qu’à la simple compétence technique. L’automatisation qui minimise cette dernière au profit de la conceptualisation est un important facteur de changement.

    13  Volle 1982 le définit ainsi :
    « Ensemble de modes de voir et de modes de faire acquis dans l’institution statistique et perpétués par elle., (cet) habitus nous parut tellement inébranlable qu’il prit à nos yeux les dimensions d’un phénomène sociologique-propre à une profession, mais caractéristique aussi de l’insertion de cette profession dans la société » (p5).

    14  Il a pour cela maintes justifications que je conteste pas. Mais si la théorisation de l’activité statistique, difficile en raison de sa multi-dimensionnalité, a besoin de connaissances et de réflexions sur cette activité, le risque existe de s’enliser dans ce préalable. La susceptibilité du statisticien à l’encontre des discours généraux sur sa discipline, si elle est compréhensible, est une réaction de spécialiste qui cherche à échapper à sa compromission dans « le siècle ». Volle limite son champ au « métier de statisticien de production travaillant au sein de l’institution statistique ».

    15  Le « flair du statisticien », c’est-à-dire son expérience accumulée et sa connaissance directe de la pratique d’observation, peut être invoqué, de manière interne et sur un point particulier : il ne saurait remplacer des critères généraux explicites ie discutables.

    16  Reconnaissance limitée : la notion de « construction », intéressante négativement (construit vs donné) est ambiguë puisqu’elle renvoie à un processus et y positionne l’examen. Il est dangereux d’isoler ce processus de son « milieu » (au sens large), ie de ses déterminations contextuelles et des fonctions qu’il assure. Généraliser le « construit statistique » au « construit social » ne ferait que généraliser le vice rationaliste. je préfère parler de résultante que de résultat.

    17  Ullmo 1980 en fait au contraire un argument en faveur de la statistique : le statisticien, ne pouvant échapper au problème épistémologique, serait ainsi vacciné contre la « maladie » positiviste. Il « ne peut jamais se contenter du résultat qu’il obtient ».

    18  Voir Besson, Journet 1986 la.

    19  cf l’article de M. Comte, 2eme partie : la méthode comparative est féconde pour repérer ces a priori, qu’elle s’exerce dans le temps ou dans l’espace.

    20  Comme le remarque justement D. Merllié en conclusion de son article sur « le suicide et ses statistiques » (1987), ce ne sont pas seulement des « outils » mais aussi des objets de connaissance.

    21  et de manière générale de tout enseignement de la statistique. Y. Franchet alors directeur de l’ENSAE, s’interrogeait : « enseigner la statistique ou former des statisticiens ? » (1979). « La base de la formation des statisticiens est l’enseignement de la statistique mathématique. Cependant les problèmes que le statisticien doit savoir poser et résoudre au cours de sa vie professionnelle font appel à des connaissances, voire à des disciplines qui ne sont pas contenues dans les enseignements de statistique mathématique ». De même Arkhipoff (1980) se demande : « qu’est-ce qu’on entend par « faire de la statistique » dans un Institut National de Statistique ? et quelle est la part de cette statistique in actu dont il est possible de rendre compte par la seule statistique mathématique ? » (cf aussi Hogg 1972, Rosenfeld 1975, Kerridge 1976, Malinvaud 1978).

    22  Coumot 1843 p. 184 cité par Niceforo 1925 : « Cournot écrivait que la recherche et la critique du matériel statistique se font suivant des règles spéciales ‘dont nous n’avons pas à nous occuper » p. 38. La connaissance ne vise pas les faits mais les lois qu’ils permettent d’inférer.

    23  Il serait intéressant d’étudier les effets des techniques sur la pratique et la théorie statistiques. En parodiant la maxime fameuse du matérialisme sur le moulin à eau et le féodalisme, on pourrait dire : à la main, on a la « statistique calculée » basée sur des extrapolations de données partielles et douteuses ; avec la machine mécanographique, on a le dénombrement avec l’ordinateur, le « déterminisme multi-varié » remplace l’analyse des causes et des effets.

    24  Franchet note que « certaines notions qui apparaissent essentielles après quelques années de vie professionnelle... sont très difficiles à enseigner à des étudiants ayant une expérience pratique très réduite, et en particulier certains aspects de la collecte statistique » (op. cit p. 155). 11 cite Hogg (1972) pour lequel « l’un des problèmes les plus difficiles est celui de faire admettre aux Universités le besoin d’enseignements orientés vers la collecte des données ». De son côté, Arkhipoff après avoir remarqué que « la connaissance des points critiques se répand dans un institut de statistique par des voies souvent informelles » et que « la connaissance de telle difficulté n’implique pas nécessairement que le problème soit officiellement posé » (1980 p. 25), indique à propos de la formation statistique : « tout d’abord, l’enseignement qui prépare à un métier n’est jamais celui d’une théorie qui se fait mais celui d’une théorie déjà bien assise ».

    25  L’expression, également utilisée par Voile 1978, complète utilement « l’illusion statistique » de Morgenstern 1950. Celle-ci désigne la croyance à l’exactitude DES statistiques, celle-là à leur signification. Le fétichisme, c’est la confusion du signe et de la réalité, et l’attribution au premier des attributs de la seconde.

    26  Si Quételet est généralement considéré comme le fondateur de la statistique moderne (cf par ex Mothes 1968), c’est moins en raison de sa théorie de l’homme moyen, caricature utile de la démarche statistique (le français moyen), que de l’emploi de la technique probabiliste (Lazarsfeld 1970). Si l’hypothèse d’indépendance qui y préside est douteuse (Halbwachs 1912), l’objectivation des comportements individuels ouvrira la voie à des recherches sur les « faits collectifs » dans lesquelles la statistique ne sera pas seulement auxiliaire mais dictera une vision de la réalité.

    27  On en trouve maints exemples dans Niceforo 1925 dont la référence constante à l’anthropométrie indique l’ambition, et les limites. On n’est jamais très loin de Lombroso et de ses faciès criminels !

    28  Ainsi Levasseur remarquait déjà : « le nombre des indigents secourus n’est pas une mesure exacte des privations et des souffrances des classes inférieures ; il augmente avec les ressources de la société et il peut diminuer ou s’accroître selon les principes différents qui guident l’administration » (Levasseur 1867 T2 p 189). Remarquons que si l’auteur ne parle que des secourus, c’est qu’on ne sait rien des autres. De même, jusqu’en 1950, on n’a connu en France que les chômeurs indemnisés.

    29  p69 « à toute grandeur mesurable correspond une unité et un nombre qui en est la mesure » p70 « parce qu’il s’agit au fond d’une opération de l’esprit plutôt que d’une opération matérielle, il importe de ne pas perdre de vue le caractère logique de la notion de mesure » p71 « Dans la décomposition d’une grandeur en narties appelées unités, on admet l’identité de ces parties, bien que cette identité soit toujours relative au but de la mesure et de l’observation p. 73. « La considération de la Valeur à attribuer à l’unité de l’observation domine toute la méthode... car la valeur de l’unité est souvent incertaine » (Cha3 Grandeurs, unités, mesures).

    30  Si l’exposé dont chaque point est clair donne une impression de confusion, c’est que l’auteur envisage tous les aspects de l’activité statistique en épousant chaque fois le point de vue examiné. En pratique, son modèle semble être celui de la comptabilité, comme il résulte de toute la 1er partie et de l’introduction de la 2eme : « la base de la statistique est la même que celle de la comptabilité, c’est le compte, cad la notation numérique de faits concrets mis en ordre » (203).

    31  p31 « Tout le discours métrologique doit en dernière analyse se ramener à des réalités instrumentales (appareil de mesure) ».
    La CN pose deux problèmes principaux :
    i) « la difficulté., vient de ce que la CN est en dernière analyse un modèle, donc déformateur de la réalité directe » (p33).
    ii) « la socialisation métrologique porte sur les appareils » (37) : la « métrologie socialisée » repose sur la répétition de la mesure par plusieurs observateurs, ce qui permet l’étalonnage de l’appareil. La CN comme la statistique relève de la « métrologie du solitaire » : l’opération n’est pas reproductible, en raison de son coût et parce que les règles informelles l’emportent sur les formelles. Chaque « mesure » est unique. Si on peut standardiser les définition de la CN, cela n’apporte rien à propos de « la manière effective de collecter les données et de les réconcilier » (p35).

    32  ce postulat n’est pas seulement pratique pour la statistique mais aussi pour les disciplines qui trouvent en elle une source de légitimité. « L’avantage de la mesure est de l’ordre du langage », écrit Arkhipoff (29) « le second, corollaire du précédent, est que., grâce à la mesure la science devient vérifiable » Que deviendrait l’économie politique actuelle si elle était privée du secours de la statistique qui lui fournit sa matière, son objet, ses concepts et ses preuves ?

    33  la réduction de la taille de la population à étudier permet l’emploi d’enquêteurs professionnels donc un questionnement plus complet.

    34  souvent on se contente de reprendre des protocoles éprouvés ; en tous cas, on ne part jamais de zéro ; l’expérience accumulée, directe et indirecte, dégénère parfois en recettes standard.

    35  Ainsi du « nombre des chômeurs ». Il semble qu’il s’agisse d’une question métrologique dont notre étude (Besson et al 1981) envisage différents aspects. Le débat social de la fin des 70’, alimenté par des manipulations de l’indice, pataugeait dans le fétichisme statistique. La notion statistique de « chômeur » résulte de classifications ayant un certain domaine de validité dont le développement actuel des « situations intermédiaires » fait apparaître les limites normatives (cf article ci-dessous). Il est difficile d’articuler « fiabilité » et « validité » tant qu’on ne perçoit pas la différence de niveau entre les deux.

    36  ce que D. Merllié déduit des considérations empiriques de Thélot : « ne doit-on pas en déduire que l’activité théorique ne caractérise pas seulement la seconde (analyse) mais aussi la première (observation) ? Et que (...) toute l’activité du statisticien est théorique (...) ? » (op. cit. 96).

    37  cf l’article de M. Comte.

    38  je pense en particulier aux théories de la bureaucratie : l’impersonnalité des règles garantit l’objectivation statistique au prix de disfonctionnements internes (routine) et externes (les procédures codifiées se heurtent à la variété du milieu).

    39  c’est l’indice aussi de sa finalisation : l’information détermine (ou justifie) une action dont les résultats s’apprécieront par la variation « observée ». Par exemple, la variation (ou la variation de la variation) de l’indice des prix ou de l’indicateur de chômage. 3 millions de chômeurs ont une certaine signification ; la diminution de l’augmentation du chômage en a une autre.

    40  Thévenot 1986.

    41  « le pouvoir de A sur B est la capacité de A d’obtenir que B fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de A » Bemoux 1985 p ! 29. Cependant dans la relation stratégique B a une autonomie variable et peut « faire » de diverses façons (op. cit.). Sans envisager comme Baudrillard 1983 une « revanche de l’objet sur le sujet », le pouvoir est d’autant plus vide que l’objet est plus disponible.

    42  Ces illustrations ne prétendent pas à être une typologie. D’autres exemples pourraient paraître diminuer la force du lien institutionnel : dans tous les cas se pose le problème de légitimité ie d’acceptation de la relation (ou d’invention de subterfuges pour pallier une acceptation partielle). Le pouvoir d’expertise et l’anonymat (cf infra), pour exercer leurs effets, doivent être connus et reconnus.

    43  c’est dans les nouvelles entreprises géantes américaines du début du siècle qu’elle prend naissance pour répondre aux nouvelles exigences de rationalité organisationnelle.

    44  elle n’implique pas, et les informateurs le savent lorsqu’ils sont structurés, sa neutralité globale pour l’ensemble concerné. Ainsi une enquête sur telle catégorie d’entreprises qui montre une importante dissimulation fiscale, même si elle n’a pas de conséquence directe sur les entreprises répondantes (neutralité individuelle) renforcera la lutte contre la fraude et lui fournira des outils (estimations, ratios etc...).

    45  sur cette différence entre- le pouvoir-attribut et le pouvoir-relation, voir Crozier Friedberg 1977, en particulier Cha2.

    46  « la conception mécaniste du monde a trouvé son idéal dans la pensée de Laplace ie dans l’idée que tous les phénomènes sont en fin de compte des agrégats résultat d’actions fortuites d’unités physiques élémentaires ». Von Bertalanffy, An out line of general System theory p. 165 cit in Watzlawick 1967. « Le monde de Laplace, comme celui auquel aspirait Einstein, est un monde simple et limpide, sans ombre, sans épaisseur, qui se donne comme totalement indépendant de l’activité expérimentale, du choix des points de vue et de la sélection des propriétés pertinentes » Prigogine 1979 – 1986 pl31 Laplace symbolise par un « démon » (un Dieu ferait aussi l’affaire) la possibilité de la connaissance absolue : le « démon », capable d’observer, à un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constitutive de l’univers, en déduirait l’évolution vers le passé ou l’avenir.

    47  Quételet, remplaçant les masses par les individus, transpose ce mécanisme au domaine social, suivant le programme esquissé par Laplace lui-même « appliquons aux sciences politiques et morales la méthode fondée sur l’observation et la calcul qui nous a si bien servi dans les sciences naturelles » Essai philosophique sur les probabilités 1814 cit par Perrot INSEE 1977 pl29. L’individualisme mécanique de Quételet repose sur l’idée que les atomes sociaux sont régis par des « lois » analogues à celles de l’univers.

    48  principe fondateur de toute une tendance sociologique dont Héran 1984 analyse les rapports avec la statistique.

    49  « Le problème de la nature de l’écart entre le réel observable ou empirique et le réel total agite vivement nos jeunes physiciens », écrit Jean Fourastié (1980).

    50  « Au-delà du seuil d’instabilité, le système ne subit plus la contrainte, il s’organise à partir d’elle et son activité prend un caractère auto-déterminé... La contrainte est productrice d’un effet singulier avec lequel elle n’entretient pas de rapport simple » (Prigogine op. cit. Appendice 2 p. 427).

    51  « un réaliste métaphysique est un philosophe qui s’attache à l’affirmation qu’on peut considérer quelque chose comme ‘vrai’ seulement si cela correspond à une réalité indépendante et ‘objective’... Même après Kant la situation n’a pas changé., aujourd’hui comme toujours règne la conviction que la connaissance n’est connaissance que si elle reflète le monde tel qu’il est » (op cit. p22).

    52  Le marché n’en fait pas plus : pour une entreprise, la différence entre la performance et la survie indique la « marge de tolérance laissée par l’environnement ».

    53  « Le monde ‘réel’ se manifeste lui-même uniquement là où nos constructions échouent. Mais dans la mesure où nous ne pouvons décrire et expliquer ces échecs que par les concepts mêmes dont nous nous sommes servis pour construire des structures défaillantes, ce processus ne fournit jamais l’image d’un monde que nous pourrions tenir pour responsable de leur échec » (op. cit. p41/42).

    54  ainsi de la ’névrose expérimentale’ du chien de Pavlov qui « dépend pour sa survie de sa soumission à une loi (la distinction d’un cercle et d’une ellipse) qui se viole elle-même » parce qu’on a élargit progressivement la seconde jusqu’à ce qu’elle ressemble au premier, (op. cit. 217).

    55  « La science (moderne) ne prétend plus découvrir de l’univers sensible que des éléments sporadiques, groupés par l’homme en ‘systèmes’ intelligibles sans prétention... d’unifier ces systèmes en un système unique rationnellement descriptible » (Fourastié op. cit.).

    56  « grouper des objets avec d’autres d’après des analogies dont décide le jugement, distinguer les différences, placer chaque groupe dans un cadre plus général : telle est l’œuvre de la science dans toutes les parties de son domaine. Tel est aussi le processus schématique de la vie journalière » March (op. cit. p4).

    57  March et Simon 1958 « Organizations » (Dunod 1971) Cha 6 Limitation dans la connaissance des processus rationnels. Cette remarquable analyse qui, selon l’expression de Crozier dans son introduction à la traduction française « introduit dans le monde de l’efficacité les recherches sur les relations humaines cantonnées jusque là dans le monde de l’affectivité » (Op. cit. pXI) a eu plus de fortune du côté de la théorie des organisations que de celle de la connaissance.

    58  « entre la structure ‘objective’ d’un problème et sa solution dans l’action collective s’intercale une médiation autonome, celle des construits d’action collective. Comme on ne perçoit que ce qu’on sait résoudre et que l’on ne sait résoudre, du moins dans le court terme, que ce qui est traitable dans le cadre de construits existants, la conclusion est claire : instruments pour la solution de problèmes, les construits d’action collective sont aussi des contraintes pour ces solutions, s’ils ne les empêchent pas totalement » Crozier 1977 p. 21.

    59  « les systèmes auxquels nous pensons sont eux aussi des construits mais ce sont des construits non formalisés dont les règles sont empiriques et dont les acteurs... sont ignorants des mécanismes et de ce fait incapables de les contrôler ou de peser sur eux » (op. cit. p. 196).

    60  « la définition de la situation doit à tout moment être assez simple pour pouvoir être assumée par un esprit humain » March et Simon (op. cit. 149).

    61  « le monde a donc tendance à être perçu dans le cadre des concepts particuliers qui sont reflétés par le vocabulaire employé dans l’organisation. Les catégories et les schémas de classification particuliers qu’elle emploie (pour simplifier la réalité et la rendre oiganisationnellement programmable) deviennent, pour les membres de l’organisation, des attributs du monde plutôt que de simples conventions » (op. cit. 161). Nous sommes devant une réification fonctionnelle.

    62  (en raison de l’interdépendance entre les différentes parties d’une organisation) « il peut être important de faire une prévision officielle et d’utiliser cette prévision comme base d’action pour toute l’organisation » (op. cit. 163).
    Dans le cas d’une prévision, on peut juger par la suite de la fausseté ou de l’exactitude.

    63  Joelle Affichard dans son introduction souligne que la plupart des participants inscrivent l’histoire dans la « logique du développement de la demande sociale d’information », mettant ensuite l’accent sur les problèmes particuliers rencontrés pour la satisfaire (instrumentaux pour les statisticiens des ménages ; institutionnels pour les statisticiens d’entreprise). On reconnaît là « l’habitus professionnel » évoqué supra et la neutralité du statisticien.

    64  Fourquet recourt aux interviews ; Volle, suivant une démarche semblable à propos de la statistique industrielle (Volle 1982) se sert de ses souvenirs et des archives. Dans les deux cas apparait le « filtrage » des processus cognitifs : les aléas personnels, les relations, les rivalités bureaucratiques, les contraintes budgétaires etc jouent un rôle important (décisif, semble-t-il même à la lecture) dans la localisation et l’orientation du « progrès de la connaissance ».

    65  « it is through our most general theoretical concepts that we render social reality praticable – enable to having things donc to it ».

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    Besson, J.-L. (1989). Esquisse d’une méta-statistique. In L. Abdelmalki & J.-L. Besson (éds.), L’Observé statistique (1‑). Presses universitaires de Lyon. https://doi.org/10.4000/books.pul.37242
    Besson, Jean-Louis. « Esquisse d’une méta-statistique ». In L’Observé statistique, édité par Lahsen Abdelmalki et Jean-Louis Besson. Lyon: Presses universitaires de Lyon, 1989. https://doi.org/10.4000/books.pul.37242.
    Besson, Jean-Louis. « Esquisse d’une méta-statistique ». L’Observé statistique, édité par Lahsen Abdelmalki et Jean-Louis Besson, Presses universitaires de Lyon, 1989, https://doi.org/10.4000/books.pul.37242.

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    Abdelmalki, L., & Besson, J.-L. (éds.). (1989). L’Observé statistique (1‑). Presses universitaires de Lyon. https://doi.org/10.4000/books.pul.37167
    Abdelmalki, Lahsen, et Jean-Louis Besson, éd. L’Observé statistique. Lyon: Presses universitaires de Lyon, 1989. https://doi.org/10.4000/books.pul.37167.
    Abdelmalki, Lahsen, et Jean-Louis Besson, éditeurs. L’Observé statistique. Presses universitaires de Lyon, 1989, https://doi.org/10.4000/books.pul.37167.
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