Préface de Henri Guitton
p. 5-7
Texte intégral
1 Je voudrais au début de cette préface souligner l’originalité du titre donné à l’ouvrage : l’observé statistique. Ordinairement en effet, on s’occupe d’abord et principalement de l’observateur. Dès l’instant qu’on a trouvé pour lui ce qu’on estime constituer une bonne méthode d’observation, il semble que l’essentiel soit assuré. Le progrès des outils statistiques a curieusement favorisé une absence de réflexion sur la matière de la connaissance. C’est pourquoi je comprends mieux encore le sous-titre donné à ce livre : « sens et limites de la connaissance statistique ».
2 Sans doute l’observé est-il l’objet de la recherche. Mais on oublie peut-être qu’il est comme l’observateur, lui aussi sujet, et qu’il n’est pas indifférent à la manière dont on saisit ses actions. Il y a une telle variété dans l’ensemble des observés de la statistique ! En particulier, l’observé des Pays en Développement a une culture et des habitudes très différentes de celles des Pays Industrialisés. C’est pourquoi je suis particulièrement heureux de la participation à cet ouvrage de Lahsen Abdelmalki sur le problème marocain, et de Denis Requier-Desjardins sur les méthodes statistiques en Afrique sub-saharienne. Je suis impressionné par le terme d’« illusion de la connaissance statistique », et plus encore par celui de situation de « non-être statistique ».
3 La deuxième idée que je voudrais mettre en lumière est celle de la mesure, jointe à celle de l’exactitude. C’est par elle que j’ai découvert ma convergence de pensée avec Jean Louis Besson et ses collègues. Je devine qu’il s’est heurté dans son enseignement aux mêmes insatisfactions que j’ai ressenties. J’ai toujours été préoccupé par la difficulté de saisir la réalité ! Et cependant chacun de ceux qui s ’y emploient a l’impression qu’il a réussi à la saisir. En vérité, selon une formule que j’ai appréciée, « nous ne connaissons de la réalité que ce que nous y avons mis ». Comme il est dit en plusieurs passages, la réalité n ’est pas observée mais construite. Nous n’en avons pas pleine conscience, et c’est là que nous risquons l’illusion. « La connaissance reflète l’acteur beaucoup plus que la réalité ». C’est à travers nos concepts, parfois les plus abstraits, que nous fabriquons les réalités sociales et que nous prenons nos décisions.
4 Cette idée de fabrication pourra faire scandale. Quand on nous dit péremptoirement : ce ne sont pas nos constructions théoriques qui importent, ce sont les faits qui sont nos maîtres, je ne peux m’empêcher de penser que le mot « fait » est le participe passé du verbe « faire ». Quels curieux maîtres avons-nous ainsi édifiés comme s’ils étaient autres que nous-mêmes !
5 Je me trouve ainsi en plein accord avec le désir de dépasser ce qu ’on appelle la statistique en élaborant ce que nos auteurs dénomment une méta-statistique, conception qui se relie à celle de la sémantique et avec ce qui est appelé ici le paradigme épistémologique. S’il en est ainsi, nous sommes amenés à repenser le problème de la mesure et de l’exactitude. J’ai relevé plusieurs expressions saisissantes et imprévues qui, pour beaucoup, pourront surprendre : « l’exactitude de l’exactitude », et à l’inverse « l’inexactitude de l’inexactitude ». Derrière leur apparence insolite une profonde vérité apparaît.
6 C’est surtout à propos du chômage que la question se révèle. Je lis avec attention l’article qui lui est consacré. « Les trois âges de la notion de chômage » : genèse, extension, désagrégation. Déjà, dans le précédent ouvrage de nos auteurs (Besson & Comte Ed. « Des Mesures » A.E.H. 1986 Du compte à l’affabulation : les statistiques françaises du chômage), certaines formules avaient soulevé ma curiosité. Parmi plusieurs autres, j’avais relevé celles de « chômage sans chômeurs » et de « chômeurs sans chômage ». je m’étais moi-même laissé aller à prétendre que je ne savais pas ce qu’était le chômage que nous nous exerçons à mesurer par ce fameux taux rapporté à la population active. C’est selon une sorte de palmarès que l’on classe ainsi les pays. On mesure un phénomène que l’on ne sait pas définir. C’est en quelque manière la mesure qui lui donne existence.
7 Le chômage, si difficile à connaître, n’est pas un manque de travail en général mais « une forme déterminée de ce manque », celle qui concerne le travail salarial. C’est la progression du salariat qui a coïncidé avec la progression du chômage. Le mot de chômage est totalement impropre. D’abord il était par nature de courte durée. Dès l’instant qu’il dure il devient autre chose, une exclusion du système salarial qui en soi est loin d’être un régime de perfection. Réintégrer les exclus devrait consister à les insérer, notamment dans les travaux autonomes beaucoup plus humains. Ce devrait être, selon la formule du jour qui a tant de peine à prendre corps, la véritable insertion.
8 Comme j’aimerais que les analyses de cet ouvrage soient de mieux en mieux comprises par l’ensemble de ceux qui se consacrent à préparer le monde de demain ! Sans doute il faudra bien toujours mesurer, mais mesurer avec mesure, sans démesure.
Auteur
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Henri Guitton
De l’Institut
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Sauvages et ensauvagés
Révoltes Bagaudes et ensauvagement, ordre sauvage et paléomarchand
Pierre Dockes et Jean-Michel Servet
1980
L’Observé statistique
Sens et limites de la connaissance statistique dans les pays développés et en développement
Lahsen Abdelmalki et Jean-Louis Besson (dir.)
1989