1Il est admis aujourd’hui que les approches cherchant à constituer une théorie de la « régulation » peuvent se présenter comme un courant organisé et ayant une relative unité1. Après une première phase qui visait à interpréter les caractéristiques spécifiques de la crise actuelle, ce courant affronte maintenant les problèmes de la sortie de crise, avec la définition d’un « nouveau rapport salarial » : c’est le cas notamment du dernier ouvrage de M. Aglietta/A. Brender qui nous semble être l’exemple le plus représentatif de ce processus, de par son caractère à la fois systématique et ouvert. Sans revenir ici directement sur les fondements de cette approche à partir de 1974, ni sur l’appréciation critique globale qui a été déjà entamée2, c’est d’un point de vue particulier que l’on interviendra : on cherchera ici, à introduire en contrepoint de la théorie de la régulation (vue essentiellement à partir de l’ouvrage d’Aglietta/ Brender) une autre approche située elle-aussi dans le champ du marxisme et comme elle assez spécifiquement française : cette approche, présentée aujourd’hui le plus souvent au travers de sa tentative d’élaborer des « nouveaux critères de gestion » (mais qui ne peut s’identifier à cela seulement), est mal connue. Il nous semble pourtant que, dans son développement-même et malgré son caractère inachevé, elle continue de soulever des questions qui, dans un pays où la tradition marxiste reste riche et joue un rôle dans la recherche économique, interroge particulièrement une théorie de la régulation qui se présente sous une forme plus accomplie. Aussi, nous tenterons tout d’abord de présenter brièvement cette seconde approche en situant son statut historique et épistémologique par rapport à la théorie de la régulation. Ensuite, nous délimiterons un certain nombre de points qui apparaissent comme des points de ruptures entre les deux approches et conduisent à s’interroger sur le contenu d’un « nouveau rapport salarial ».

I – RAPPEL HISTORIQUE ET EPISTEMOLOGIQUE

2Il n’est pas vain selon nous de revenir brièvement sur le processus de constitution et de développement de l’approche qui se prolonge aujourd’hui avec la recherche de « nouveaux critères de gestion ». En effet, c’est à partir de préoccupations au départ communes, et parfois même sur le terrain ouvert par cette première approche, que l’approche en termes de « régulation » s’est mise en place ; le rappel est donc éclairant pour repérer non seulement les lignes de partage importantes entre les deux approches, mais aussi leur évolution, car l’histoire théorique est peut-être moins linéaire qu’il n’y paraît.

1. De la relecture du « Capital » aux « nouveaux critères de gestion »

3On peut distinguer quatre étapes importantes dans l’histoire de ce courant depuis le début des années 60 jusqu’à aujourd’hui. Cependant par delà les étapes repérées, une rupture nous semble devoir être mise en évidence.

1.1, Quatre étapes

4Les quatre étapes suivantes paraissent significatives : lecture du « Capital » comme articulation inachevée des trois livres et élaboration d’un programme de recherches sur l’évolution du mode de production capitaliste, au début des années 60 ; caractérisation d’une phase particulière du capitalisme actuel (le CME) et mise en évidence de la crise du CME comme crise de structure, à partir de 1966 ; rattachement de la sortie de crise à la nécessité d’un nouveau type de croissance, à partir de 1971 ; débouchant, à partir de 1978, sur l’élaboration de critères de gestion nouveaux3.

5La tentative initiale de mettre l’accent sur l’évolution du Mode de Production Capitaliste (MPC) a représenté une rupture importante par rapport aux travaux marxistes des années 50 marqués très largement par l’alliance entre le dogmatisme vide et les éléments purement descriptifs (vision catastrophique, voire même « pourrissante » du capitalisme basée sur les lois générales de l’exploitation, de la concentration et de la paupérisation) : il y a véritablement eu alors une « mise en mouvement »4, ouvrant, face à la réalité, sur une relecture et un prolongement du « Capital » de Marx (dont la lecture était limitée à certains passages du seul livre 1, – le chapitre XXV étant alors compris comme l’aboutissement d’ensemble – en tenant donc pour négligeables les aspects contradictoires particulièrement relevés dans le livre III, et en ignorant le cheminement (non achevé) de Marx à travers les trois livres jusqu’à la mise en évidence des formes phénoménales du capitalisme5.

6A partir de 1966, ces développements comme on le sait, ont débouché, à travers une série de médiations non totalement explicitées, sur la reprise-reconstruction des deux concepts marxistes de suraccumulation du capital et dévalorisation du capital, articulés au couple baisse tendancielle du taux de profit/contre-tendances, et compris (au moins au départ) comme moments et expressions du procès d’ensemble du MPC tel qu’il avait été esquissé dans l’étape précédente. Ces deux concepts ont permis de reprendre, au-delà du cycle, la périodisation du MPC et notamment la définition du « CME », comme phase débouchant sur une différenciation durable et structurelle des taux de profit, l’intervention d’Etat (à travers notamment le financement poublic de la production et des consommations collectives) étant pensée comme forme essentielle de dévalorisation permanente et globale6. Cette étape qui culmine avec la publication du Traité (1971) a connu un retentissement important dans le monde universitaire surtout au travers de la reprise de la périodisation du « CME »7. Elle coïncide dans le temps avec l’intervention philosophique althusserienne en économie8 qui, à partir de motivations sensiblement différentes, aura elle-aussi des conséquences importantes sur une génération d’économistes universitaires. Ces deux voies, avec leurs interférences parfois9 , constitueront tout un champ d’intervention en théorie économique marxiste pour les années 70 (y compris, comme on le verra, par réaction).

7Il revient aux théoriciens du CME d’avoir avancé dès 1978 l’hypothèse de l’ouverture d’une crise de structure nouvelle de longue durée (crise du CME) à la fois en la reliant aux phases de longue période (cycles de Kondratieff10) ; et en mettant en évidence certains caractères spécifiques. Notons que l’ouverture d’une période nouvelle de suraccumulation et l’esquisse d’un dépassement non capitaliste introduisent explicitement (dès 1971) le thème de la « régulation »11 comme tentative de penser à la fois la cohérence et la contradiction du système social (ou plus strictement économique).

8Le milieu des années 70 voit un nouveau développement avec la liaison entre la recherche d’un nouveau type de croissance comme issue à la crise et les études sur la nature de la productivité ; le concept de suraccumulation était déjà lui-même relié au rapport entre travail passé accumulé et travail vivant en économie marxiste, mais sans être relié aux limites d’un type particulier de productivité. En même temps, de manière non immédiate, mais réelle, cette interprétation peut s’adosser sur certains travaux statistiques de l’INSEE sur la crise, concernant non seulement l’évolution en France du rapport produit/capital (ou productivité apparente du capital), mais aussi les liens contradictoires entre ce rapport et les différentes expressions de la rentabilité (« économique », « financière »...), éclairant par là certains temps de la crise12.

9La dernière étape, enfin, cherche à la fois à élargir un critère de gestion synthétique (mais à décomposer) permettant de traduire l’émergence d’un type de productivité basé sur le développement relatif des dépenses de travail vivant et sur l’économie relative de travail mort, et à « l’internaliser »13 aux niveaux mêmes de la gestion de la production, de manière décentralisée (au lieu d’en faire le levier d’une transformation à partir de l’Etat central)14.

1.2. Un développement pourtant non linéaire

10La succession des étapes suggère une continuité dans l’analyse proposée par ce courant, du « CME » aux « nouveaux critères de gestion », avec l’étude du contenu de la suraccumulation nouvelle de longue durée comme fil conducteur. Cette continuité peut être revendiquée15. Cependant il faut souligner, à notre avis, une rupture qui est importante pour notre propos car celle-ci déplace le champ d’interrogation sur lequel s’est mis en place initialement le courant « régulation ». On verra que ce dernier mesestime, selon nous, la portée de ce déplacement. En effet, le recentrage, à partir du milieu des années 70, autour de la mise en cause du type de productivité et donc autour du couple efficacité/rentabilité traduit :

• d’une part la recherche rigoureuse et en amont des formes suraccumulation du capital/dévalorisation du capital, des différents rapports quantitatifs et qualitatifs entre travail mort/travail vivant dans la crise actuelle au sein même du procès de travail (et sous des modalités technologiques nouvelles mettant notamment en cause une correspondance historique – à travers le machinisme – entre développement de la productivité du travail vivant total et accumulation du travail passé au sein du capitalisme) ; par là le passage à la « suraccumulation » acquiert un statut plus solide16 : la notion ne renvoie plus seulement aux ruptures de rentabilité mais aussi aux difficultés d’efficacité des capitaux engagés dans la production (avec une série de formes intermédiaires entre elles deux : efficacité potentielle, effective... etc... permettant de traduire leurs rappports contradictoires17 ; les développements (ou les blocages) de l’investissement, de la consommation sont à relier au point nodal du mode social d’obtention du surplus (et de ses limites). La « dévalorisation » ne peut ni synthétiser à elle seule les formes de « solutions » capitalistes à la crise de suraccumulation, ni être pensée, à rebours, comme le levier des voies de transformation non capitalistes. La notion se trouve relativisée : elle ne permet plus, à notre sens, de repérer l’ensemble des modifications de structures liées à une phase et n’est pas le strict pendant de la « suraccumulation ».
• d’autre part l’ouverture du champ de la gestion (sans doute pour la première fois dans le marxisme français) à une tentative de théorisation des formes les plus phénoménales à partir de l’analyse du type de croissance historique particulier de la productivité du travail (ce qui est différent des recherches d’indicateurs faites en pays dits de l’Est).

11D’une certaine manière, le contenu de la rupture18 peut se présenter comme un retour à la complexité du programme scientifique ouvert dans la première étape, mais en poussant plus loin à la fois du côté des formes abstraites (par l’articulation rapports de valeur/type de croissance de la productivité), et du côté des formes phénoménales (critères de gestion), face à une dérive partielle qui avait pu conduire à un rétrécissement19.

2. La mise en place d’un nouveau programme de recherche au sein du marxisme et les difficultés d’une confrontation

12Les rappels historiques précédents permettent de souligner que certains terrains de recherche, au sein du marxisme, s’étaient ouverts dès le début des années 1960, et avaient connu, par la suite, au sein d’un programme global, des traitements différenciés. La volonté de spécifier le mouvement de croissance de longue période du lendemain de la seconde guerre mondiale et sa crise, les premiers résultats acquis sur le plan théorique (mais aussi la confrontation avec les travaux statistiques de l’INSEE) lors des deux premières étapes notamment n’ont pas été sans effets sur l’élaboration de nouvelles recherches, dont celles qui, à partir de 1974, se sont centrées autour de la notion de « régulation ». Leurs auteurs, tout en se situant explicitement dans le champ marxiste20, mais en cherchant à se dégager de démarches qui, selon eux, continuaient à entraver sa pertinence, ont peu à peu élaboré un nouveau programme de recherche avec une articulation de concepts spécifiques. Il convient donc, tout d’abord, de situer plus précisément cette volonté de rupture, afin de souligner ensuite les difficultés d’une confrontation entre les deux programmes.

2.1. Origine de la mise en place d’un nouveau programme

13La nécessité de l’élaboration d’un nouveau programme de recherche à l’intérieur du marxisme renvoie (avec néanmoins quelques différences selon les auteurs), à deux motivations principales :

• la volonté de se dégager d’une conception des « lois » du capitalisme débouchant sur une téléologie, qui indiquerait de manière prédéterminée et mécanique l’issue fatale de ce dernier21. Cette mise en cause a recoupé le débat des années 1970 sur l’articulation forces productives/ rapports de production (avec les interprétations de la « révolution scientifique et technique » notamment) débouchant sur une critique de l’« économisme ».
• la volonté de se dégager d’une conception structuralo-marxiste insistant sur la permanence de « lois générales », à travers la reproduction de différentes structures et débouchant sur l’absence de mouvement (et donc de rupture)22. Cette mise en cause a recoupé les débats sur la « détermination en dernière instance par l’économique », débouchant là aussi sur une critique d’une forme d’« économisme »23.

14Au centre de cette double préoccupation se retrouvent les problèmes de la conception marxiste de la contradiction dialectique, portant ici en même temps sur la nature et le champ des rapports forces productives/ rapports de production au sein du MPC et sur le statut de l’action humaine (à travers les luttes sociales, mais aussi la politique économique par exemple...) comme rapport matériel et processus objectif (et non reflet extérieur)24.

15Par delà des notions existantes (formation sociale, mode de production, forces productives/rapports de production), qui sont maintenues (chez M. Aglietta du moins), des notions cherchent un sens nouveau (régulation) ou des notions nouvelles apparaissent (régime d’accumulation, rapport salarial, formes structurelles pour l’essentiel), visant à affronter différemment les points soulevés ci-dessus. Malgré un statut pour le moins variable25, elles ont produit de fait un champ nouveau :

16■ avec la notion de rapport salarial, l’extension de l’accumulation au-delà des seuls rapports économiques pour enserrer l’ensemble des rapports sociaux a été relevée, en mettant alors l’accent sur les transformations des conditions d’existence du salariat (rapport entre mode de vie, et notamment mode de consommation et développement de l’accumulation). Cette analyse s’ouvre alors à une présentation du mouvement d’homogénéisation/différenciation de la société (particulièrement nette dans le dernier ouvrage de M. Aglietta/A. Brender).

17■avec la notion de formes structurelles ont été délimités certains lieux typiques et critiques d’un régime d’accumulation, sanctionnant institutionnellement à un moment donné l’état de la lutte des classes, et assurant donc le rapport entre structures et comportements et entre niveau social et niveau individuel. Ces formes témoignent du rôle de la démultiplication des niveaux et pratiques étatiques dans la cohésion d’ensemble d’un régime d’accumulation avec une normalisation ou codification (par exemple la négociation collective pour la fixation du salaire nominal...) ; dérivées du rapport salarial existant, elles permettent aussi d’expliquer certains caractères de la crise actuelle (étalement dans le temps, forme inflationniste...).

18Au total, c’est une vision globale qui est construite, réélaborant la périodisation longue du capitalisme (accumulation extensive, accumulation intensive ou société bourgeoise/société salariale), débordant sur l’ensemble des sphères de la vie sociale, intégrant même les luttes sociales dans des procédures institutionnalisées à relier à la régulation elle-même.

2.2. Les difficultés d’une confrontation globale entre les deux programmes

19La confrontation entre ces deux programmes se réclamant du marxisme et la conformité de leurs résultats produits aux buts définis n’est pas aisée : en effet, en dehors des problèmes liés à l’instabilité déjà signalée de certaines notions employées et à l’enjeu très large d’une conception de la régulation non entièrement explicitée dans son utilisation en sciences sociales (et notamment économiques26), il faut au moins au départ relever l’opposition entre une vision très large cherchant à déployer plusieurs niveaux de concepts (la « théorie de la régulation ») et une approche qui semble plus restreinte, au point que certains semblent la réduire (à tort selon nous) à l’élaboration de « nouveaux critères de gestion ». Si, comme nous avons tenté de le montrer plus haut, cette élaboration est à saisir comme témoignant à la fois du recentrage et du prolongement d’un véritable programme global de recherche, il faut noter cependant que ce programme n’a pas encore globalement abouti27 : du repérage des formes historiques de productivité et de leurs limites jusqu’à la construction de critères de gestion, bien des concepts intermédiaires font défaut pour déboucher sur une vision globale déployant tous les niveaux de formes et les formes elles-mêmes de la réalité ; les formes d’organisation sociale, les formes d’internationalisation, les formes de la monnaie notamment ne sont pas encore véritablement articulées à la perspective d’ensemble ; par exemple l’inflation reste pour l’essentiel expliquée à partir de son lien direct avec les pressions sur les dépenses consacrées aux salariés et avec la croissance des dépenses et des charges de capital (elle permet temporairement de relever la rentabilité financière malgré la crise de productivité) : mais les formes monétaires historiques précises et les évolutions de la forme prix permettant cette liaison sont peu étudiées28.

20Si une confrontation globale semble donc quelque peu prématurée, nous allons cependant, conformément à notre intention de départ et compte-tenu des éléments avancés, relever quelques éléments de contrepoint que le premier programme introduit sur une notion centrale du second programme : le rapport salarial. Ces éléments témoignent, à notre avis, au minimum, de la pertinence d’interrogation de l’approche dite « nouveaux critères de gestion » (pour peu qu’on la saisisse pour ce qu’elle est).

II – CONTREPOINTS : RAPPORT SALARIAL ET RAPPORT TRAVAIL MORT/TRAVAIL VIVANT

21Les développements récents sur la mise en place d’un nouveau rapport salarial comme conditionnant la sortie progressive de la crise actuelle incitent à relever des différences importantes dans l’appréciation de l’évolution du rapport capital/travail dans la phase actuelle du capitalisme en crise. Ces différences peuvent, à notre sens, se rassembler autour d’un point fixateur : la « théorie de la régulation », en cherchant (de manière justifiée) à rendre compte du lien entre l’extension de l’accumulation et la transformation des conditions d’existence du salariat, est amenée à une conception unilatéralement intégrative du travail vivant au sein des processus économiques et sociaux capitalistes29. Cette conception conduit à déplacer les contradictions existantes sur un terrain qui, selon nous, réduit à la fois la profondeur de la crise et les « champs de possible » face à elle.

1. Le rapport salarial : une certaine vision des rapports travail vivant/travail mort

22Le rapport salarial est compris, dans le premier ouvrage d’Aglietta, comme « rapport qui fait de la force de travail une marchandise » et sa pleine réalisation est définie à partir du moment où les rapports marchands déterminent aussi le mode de consommation des salariés : dès lors ce sont les transformations des conditions d’existence du salariat et notamment la mise en œuvre d’une norme sociale de consommation qui apparaissent comme la clef du développement du capitalisme30. L’analyse se prolonge en montrant que cette norme traduit elle-même une véritable institutionalisation du rapport salarial, les conflits étant assimilés par des institutions sous formes de différenciation au sein de la norme31.

23L’ensemble des transformations permettant l’intégration du salariat est certes reliée à des modifications du procès de travail – le « fordisme » – et c’est la plus value relative qui fonde l’interaction entre les deux sections de production (en garantissant la non élévation de la composition organique du capital) ce qui devrait interdire une interprétation en simples termes de débouchés. Cependant l’analyse, dans son évolution même, bute de plus en plus nettement sur un certain nombre de points :

24– La définition de normes marchandes intégratives des conditions d’existences du salariat et permettant de traduire les gains de productivité acquis dans le procès de travail nous semble mésestimer les contradictions. En particulier la notion de « normes » doit être capable de rendre compte d’une évidence qu’il faut pourtant rappeler : la persistance et surtout le renouvellement, au sein même du processus de croissance, des inégalités sociales. Par exemple, même au sein de la consommation, et en dehors des inégalités d’accès et de structure, on ne peut sans doute pas saisir la diffusion de marchandises « de masse » (biens d’équipement ménagers, ou automobile), uniquement à partir d’un schéma diffusionniste : la même marchandise (et donc d’une certaine manière la « norme »), s’insère dans des logiques de reproduction économiques, sociales et mentales différentes selon les groupes sociaux (derrière la norme, les besoins), et qui ne se réduisent pas à une « gestion différenciée du salariat »32. Plus largement les inégalités, quand elles sont abordées dans l’analyse, ne peuvent être comprises, compte-tenu de leur caractère durable sous des formes renouvelées bien avant la crise, comme simple glissement des différenciations au-delà d’un point limite (d’ailleurs difficilement définissable) qui les transformeraient en « discriminations »33. Ces inégalités mettent en cause non seulement l’importance, l’unification et la régularité de l’absorbtion des gains de productivité, mais surtout touchent directement l’obtention même de ces gains (lien entre reproduction de la force de travail et mise en mouvement de cette force). De plus, comme l’ont souligné Barrère, Kebabdjian, Weinstein (1984), le développement des formes marchandes correspondant au nouveau rapport salarial s’est aussi accompagné du développement de formes non marchandes non capitalistes (principalement consommations collectives qui ne peuvent être directement prises en charge par le capital privé). Ce développement, qui traduit une socialisation, très peu pris en compte dans le premier ouvrage, est plus largement traité dans le dernier ; il ne peut être renvoyé simplement à la nécessité de valider de manière souveraine et de diversifier les pratiques de normalisation34.

25C’est donc, selon nous, à la fois les contradictions dans la reproduction du travail vivant et leur lien avec la place du travail vivant dans la production qui doivent être intégrés à la définition du rapport salarial.

26– L’étude du procès de travail fordiste, lui-même limité à l’organisation du travail à l’atelier, intègre très partiellement le rapport du travail aux moyens de production, la recherche de la continuité de l’ensemble de la production typique de l’usine étant réduite à l’utilisation de la chaîne de production35. Mais, au-delà du procès de travail lui-même, il faut noter que, déjà censé investir sans contradiction la sphère de la consommation permettant la reproduction du travail vivant, le capital semble s’affranchir facilement des contraintes nées de son existence nécessaire sous formes de capital productif et surtout de capital fixe (part déterminante du travail mort) ou, plus exactement, ces contraintes n’affectent pas le contenu du rapport salarial. En effet l’incidence du renouvellement du capital fixe sur la loi d’accumulation est bien introduite36, mais la succession et la permanence des dévalorisations (au sens de Marx) traduisent une contre tendance au développement inégal de la section des biens de production, et assurent ainsi la base matérielle de la pleine réalisation du rapport salarial. Cette réalisation sans problème de ce processus suppose en fait que le contenu précis des dévalorisations, à travers les différentes branches et les différentes entreprises, ne renvoie pas aux lois d’accumulation (qui permettent de fonder le rapport salarial) mais aux lois de la concurrence (selon la coupure définie par Aglietta dans le plan même de son ouvrage et reprise ensuite avec Brender à travers la définition de « deux ordres de régulation » : les « pratiques de normalisation » d’une part, les « fonctionnements locaux du capital » d’autre part). Ainsi la branche (et même l’entreprise) alors même qu’ils définissent des lieux de valorisation autour de la production d’une valeur d’usage ou d’un groupe de valeur d’usage déterminés, nécessitant notamment un type de moyen de production particulier, ne sont pas des niveaux effectifs intervenant dans la définition même du rapport salarial37. Dès lors il n’est pas étonnant que le capital semble particulièrement mobile (l’argent qui se valorise), les contradictions entre la diversité des lieux de valorisation et la forme matérielle du capital (capital fixe notamment) ne faisant pas partie du rapport social fondamental38. Pourtant ces contradictions, qui traduisent un certain type de rapport entre travail mort et travail vivant (ici sous la forme du développement relatif du travail mort) révèlent le mode particulier d’impulsion des forces productives matérielles soumises aux impératifs de la valorisation et ses limites.

27Ici, ce sont donc les contradictions propres au travail mort dans son rapport au travail vivant qui doivent, selon nous, être intégrées au contenu même du rapport salarial.

2. Rapport salarial, crise et sortie de crise

28La notion de rapport salarial, qui vise utilement à rendre compte de l’ensemble des rapports capital/travail au delà même de la production, nous semble biaisée par la manière particulière dont elle analyse les rapports travail vivant/travail mort. Cela se révèle particulièrement dans l’analyse de la crise actuelle et les propositions de sortie de crise. En effet, un développement de l’accumulation compris à partir de l’intégration non contradictoire du travail vivant (et des luttes sociales perçues comme simples luttes de classement), lui-même non directement relié au poids du travail mort, tend à faire de ce travail vivant à la fois le pôle de dysfonctionnement et l’élément à adapter au sein de l’économie et la société. Cette tendance, inégale selon les auteurs, mais réelle même chez M. Aglietta, est encore amplifiée par l’introduction des analyses sociologiques sur l’institutionalisation et la normalisation39 .

29– L’analyse de la période de croissance d’après-guerre comme étant fondée sur l’harmonisation, le synchronisme, la cohésion de l’expansion des deux sections de production rend malaisée la compréhension du déclenchement de la crise. L’insistance mise sur la cohérence du régime d’accumulation au détriment de la contradiction pose alors problème, avec la définition d’un point limite d’autant plus difficile à cerner qu’il ne trouve pas de fondements dans la phase antérieure. La plupart des auteurs font intervenir d’une part la crise du fordisme, comprise comme épuisement de l’organisation du travail (révélé par le développement de l’absentéisme, des grèves d’O.S....) et mettant en cause alors les gains de productivité ; et d’autre part une limite à l’expansion de la consommation de masse (avec déclin des branches motrices) mettant en cause la diffusion de ces gains, et cassant alors la dynamique de la plus value relative. Le caractère insuffisamment fondé de ces deux ruptures a été souligné40. Aglietta/Brender élargissent l’explication à un véritable blocage du principe de fonctionnement de la société salariale : celle-ci, en institutionalisant le rapport salarial à travers des normes, a produit des régularités qui sont devenues des contraintes pour le capital lui-même ; la norme se transforme en « carcan »41. Mais d’une part, le problème du point limite est seulement reporté sur une échelle plus vaste (la société entière) ; d’autre part, le risque est grand de refouler les contradictions sur le seul niveau institutionnel (au lieu d’en faire un niveau spécifique de développement de ces dernières), censé s’opposer à un mouvement autonome du capital. Il l’est d’autant plus si l’on réduit le rapport salarial à une forme institutionnelle dont le contenu repose sur la formation des salaires42 ; on est alors proche d’une interprétation « sociétale » (selon le terme de Drugman pour qualifier le rapport salarial) de la thèse prétendument keynésienne de rigidité des salaires nominaux. Au total, les critiques évoquant les risques d’un fonctionnalisme chez les théoriciens de la régulation ne semblent pas sans fondement43 : au demeurant, la crise du régime d’accumulation intensive est elle-même présentée par Aglietta, Brender comme « crise du fonctionnalisme », ce qui est bien une manière différente de repérer les contradictions44.

30– L’examen des possibilités d’évolution du rapport salarial nettement opposé aux tentations néolibérales fait renaître les interrogations déjà soulevées. Le raisonnement d’Aglietta, Brender, le plus poussé sans doute sur cette question, nous semble révélateur. En effet, si l’introduction d’un nouveau système technique exige selon les auteurs une socialisation de la production et de la source des gains de productivité, mettant alors en cause les cloisonnements anciens ; si les capitaux individuels ont bien des difficultés à assurer cette socialisation et sont tentés par une rentabilisation sous une forme liquide échappant à la production, le moyen décisif de rendre possible la mise en œuvre de ces gains passe par une valorisation du travail vivant limitée à une socialisation du revenu (directement par extension du salaire indirect, ou indirectement par réduction de la durée du travail). Celle-ci permettra en effet d’absorber ces gains dans des domaines de dépense (et donc d’emploi) nouveaux remplaçant ceux menacés par le nouveau système technique. Cette nécessaire socialisation détermine donc la ligne directrice de la rénovation de l’industrie : la transformation des modes de consommation et de l’investissement dans la consommation45.

31Là encore, le contenu du rapport salarial examiné ci-dessus (insuffisance de l’analyse des liens entre le statut du travail vivant dans la production et celui existant dans la reproduction, travail vivant traité principalement sous les formes de revenu et de consommation, séparation entre lois d’accumulation et lois de concurrence) se retrouve : la valorisation du travail vivant ne touche pas directement l’obtention des nouveaux gains de productivité (contenu des investissements, des innovations techniques...). La recherche de rentabilité est supposée pouvoir être directement compatible avec l’efficacité des investissements matériels, sous réserve d’une socialisation de revenu. Mais la volonté réellement transformatrice des auteurs au niveau des revenus (il ne s’agit pas pour eux d’un simple partage des revenus) peut-elle tenir dans ce cadre, et la profondeur de la crise n’ouvre-t-elle pas un champ plus large à la valorisation du travail vivant ? De manière plus cruciale encore, le problème de l’emploi, point central des contradictions des rapports travail vivant/travail mort dans la crise capitaliste, et singulièrement peu traité, ne paye-t-il pas ce décalage46 ?

32Face à cette conception, il nous semble que l’approche fondée sur le caractère historiquement limité des formes de développement de la productivité en MPC est positive, à condition de bien en situer l’apport : elle insiste en effet, comme on l’a vu, sur les contradictions entre rentabilité et productivité (les gains de productivité ne sont pas acquis : ils sont liés à la mise en œuvre d’un certain type de rapport travail vivant/travail mort, qui dépasse et intègre le problème de la socialisation du revenu). En liaison directe, elle commence une analyse des modifications quantitatives et qualitatives de l’emploi efficace (ne se réduisant pas à une diffusion des gains de productivité sous forme de réduction de travail, mais intégrant une modification du contenu même de l’emploi, avec intégration du temps de formation et du temps de gestion dans l’acte productif) ; cette analyse touche les limites de l’externalisation hors de l’entreprise des coûts de formation, de santé... conçus en termes de réparation avec recours à l’Etat ; elle fonde par là la nécessité d’une réarticulation véritable des rapports institutionnels au sens d’Aglietta / Brender47. La recherche de nouveaux critères de gestion met en cause l’espérance d’une reprise de l’amélioration de la rentabilité, même corrigée par l’introduction du long terme et du « progrès permanent des salaires comme revenus socialisés »48.

33En tentant une mise en rapport même partielle mais pratiquement inexplorée jusqu’ici, on a vu que les deux programmes de recherche se réclamant du marxisme se différenciaient nettement : ils sont en effet apparus dans des conditions différentes et ils reposent sur des conceptualisations non entièrement stabilisées et inégalement développées mais néanmoins différentes aussi bien quant au contenu que quant au champ couvert. Si le développement de la crise crée entre eux une série de convergences discernables mais peu soulignées ici, c’est néanmoins sur une interprétation globale différente du contenu et du niveau des contradictions propres au stade actuel du MPC qu’ils débouchent : crise mettant en cause le type même d’obtention et de distribution du surplus social et soulignant les difficultés d’une reprise capitaliste durable de la croissance pour l’approche « type de productivité » ; simple crise de développement préparant une nouvelle phase de croissance intense pour l’approche « régulation ». Si l’appréciation des rapports précis entre forces productives et rapports de production aujourd’hui mérite de la prudence (notamment depuis l’engagement récent mais volontaire des capitaux dans un redéploiement à contenu technologique et dans une redéfinition significative des frontières public/privé), c’est cependant celle-ci qui détermine les champs des possibles, et donc les champs de transformation et d’invention sociales. A cet égard il ne nous semble pas vain de lier la modification des « routines de gestion » (au sens large) à l’établissement de « nouveaux critères de gestion ».

34Avril 1985