La place de l’entreprise dans une approche du développement en terme de rapport salarial
p. 99-110
Texte intégral
INTRODUCTION
1Nous savons maintenant que les difficultés que traverse l’économie française ne seront pas surmontées sans une profonde transformation de ses structures. Les tentatives de relance du modèle de développement d’après-guerre même corrigé à la marge par l’introduction de nouvelles technologies ou par la flexibilisation des facteurs s’avèrent limitées et ne sauraient constituer à elles seules une solution.
2La période de croissance d’après-guerre, période très particulière dans l’histoire du capitalisme, a été largement étudiée depuis son entrée en crise. Ses spécificités intrinsèques ont été mises en avant. Parmi celles-ci, un courant dit « régulationniste » au sein duquel se trouvent R. Boyer, J. Mistral, M. Aglietta et beaucoup d’autres a mis l’accent – par delà les divergences qui traversent ce courant de pensée – sur l’importance du rapport salarial pour expliquer les caractéristiques de cette période d’après-guerre. Remis en cause à l’heure actuelle, ce rapport salarial qualifié de « fordiste » est ainsi placé au cœur de l’explication des difficultés actuelles. Son renouvellement ou l’émergence d’un « nouveau » rapport salarial, est considéré comme la condition sine qua non d’une sortie durable de la crise actuelle.
3Au-delà des particularités nationales, le rapport salarial fordiste a des caractéristiques bien connues : des gains de pouvoirs d’achat relativement stables et homogènes sont institutionnalisés dans des rapports sociaux normés au niveau des branches d’activité mais aussi au plan national. L’obtention de ces gains de pouvoir d’achat était la condition pour le salariat de l’acceptation de l’approfondissement permanent de la division et de l’organisation du travail de type taylorien. L’obtention de gains de productivité permettrait en effet d’élever le pouvoir d’achat tout en maintenant un niveau acceptable de profit.
4Ce qui nous intéresse dans cet article n’est ni de revenir sur ces caractéristiques du rapport salarial fordiste en tant que telles ni de faire un exercice de prospective en décrivant une ou plusieurs alternatives « possibles » à ce rapport salarial d’après-guerre. Face aux difficultés rencontrées pour réaliser de façon réaliste et utile une telle prospective il nous semble – et ce sera là notre propos – qu’il est nécessaire de formuler une méthode d’approche de la question que jusque là la théorie du rapport salarial, largement cantonnée dans un horizon temporel rétrospectif, n’a pas suffisamment précisée.
5Cet accent mis sur l’analyse rétrospective a notamment conduit à situer largement l’analyse au plan macro-social et macro-économique. L’Etat en tant qu’instance de mise en cohérence de la société, et les formes institutionnelles intermédiaires – notamment le cadre des négociations collectives – étaient les lieux privilégiées où s’opérait la régulation du rapport salarial. Selon nous, il s’en est suivi – aidé en cela par une attitude très générale chez les économistes d’hostilité face aux problèmes de gestion micro-économique – une mise à l’écart de l’entreprise en tant qu’élément actif et déterminant des formes du rapport salarial. Nous entendons montrer que dans la période actuelle, un retour au fonctionnement interne de l’entreprise avec des hypothèses renouvelées concernant les relations entre le micro et le macro économique est une condition essentielle pour appréhender correctement le processus de genèse d’un nouveau rapport salarial.
I – DEPASSER LE DETERMINISME TECHNOLOGIQUE ET METTRE L’ACCENT SUR LE DEVELOPPEMENT
6Il est important de souligner d’entrée l’extrême difficulté qu’il y a pour un économiste à décrire le développement autrement qu’à travers un déterminisme technologique. De plus, jusqu’à une date récente, il n’y a guère que pour les pays du Tiers-Monde que les économistes posaient ouvertement des problèmes de développement – c’est-à-dire d’orientation et de morphologie de la croissance – et non du seul rythme de cette croissance.
7La dynamique économique, que ce soit dans une approche néoclassique ou keynésienne, se pose bien en terme de croissance. Pour tous, le chemin est désigné par le progrès technique. Ainsi, une nouvelle donne technologique appelle une « adaptation » sociale pour permettre sa mise en place et sa diffusion. Non seulement on suppose que la morphologie de l’un (la technologie) déterminera la morphologie de l’autre (adaptation sociale), mais de surcroît cette question est supposée échapper à l’économie politique qui s’intéresse seulement à la vitesse de diffusion des technologies (et donc de gains de productivité) et aux conditions déterminantes de cette vitesse. Le social, dans un tel contexte, n’apparaît que sous l’aspect d’un frein (résistance au changement) à la diffusion du progrès technique. Dans la logique de cette approche, cette soumission du social au technique s’opère par le biais de la rationalité micro-économique qui fonde le comportement de l’entreprise, sur la base des données fournies par le marché, notamment les prix des facteurs de production. Rationalité unique et permanente, elle exprime la neutralité de l’entreprise face à son « environnement ».
8Face à cette approche de la dynamique économique, la théorie de la régulation, nous allons le voir, opère deux changements de perspective fondamentaux.
- En premier lieu, voulant montrer qu’en longue période il y a mutations internes du mode de production capitaliste et cherchant à caractériser la nature de ces mutations, l’analyse quitte le domaine de la croissance pour celui du développement. Ce premier changement concerne la finalité de l’analyse et son objet.
- En second lieu, compte tenu du caractère limité d’une analyse ramenant la dynamique économique au progrès technique dans un contexte de marché, l’approche en terme de rapport salarial introduit une catégorie supplémentaire dans l’analyse qui vient s’ajouter et compléter celle des marchés : les formes institutionnelles. De nature sociale, ces formes institutionnelles viennent, plus encore que la technologie, façonner, structurer un mode de développement et les conditions de la croissance au sein de chaque mode de développement.
9La dimension sociale ne s’appréhende plus alors simplement en terme d’adaptation à la technique comme c’était le cas précédemment mais comme forme additionnelle de structuration à travers l’existence d’institutions. Ces formes institutionnelles jouent un rôle fondamental dans la théorie de la régulation qui met l’accent sur le rapport salarial : ce sont elles qui assurent une permanence du poids des rapports sociaux dans la morphologie du développement, elles sont la condition du rejet du déterminisme technologique strict dans la théorie de la régulation. Mais les conditions d’apparition de ces formes institutionnelles n’étant pas clairement spécifiées, l’analyse a peine à sortir d’un cadre rétrospectif et descriptif d’une succession de phases de développement particulières renvoyant chacune à un rapport salarial encadré par des formes institutionnelles spécifiques.
II – LE RAPPORT SALARIAL : NOTION STRUCTURANTE UTILISEE AVANT TOUT POUR L’ANALYSE RETROSPECTIVE
10Le rapport salarial, à un niveau très abstrait, désigne selon R. Boyer le processus de soumission du salariat vis-à-vis du pouvoir et de la logique imposée par les détenteurs de moyens de production. A ce niveau, il y a domination sociale d’une classe sur une autre et le rapport salarial désigne la permanence du mode de production capitaliste en général dans ce qui le fonde socialement. Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas cette permanence du mode de production mais au contraire la succession de ses formes historiques spécifiques. C’est le grand intérêt de la théorie de la régulation que de mettre en avant l’intérêt de l’étude du rapport salarial pour l’analyse historique des formes successives de développement capitaliste. Précisément, les mutations du rapport salarial sont au cœur des mutations et de la dynamique du capitalisme. C’est un des acquis de la théorie mettant en avant le rapport salarial que d’avoir montré son importance centrale face aux autres sources de régulation : la concurrence intercapitaliste notamment.
11Précisons quelque peu la notion de rapport salarial. De façon très schématique, elle recouvre les processus de mobilisation, de mise en œuvre (ou d’usage) et de reproduction de la force de travail. Son usage permet de différencier des périodes du capitalisme selon les formes qui structurent ce rapport salarial. Ces structurations, nous l’avons vu, sont désignées par l’expression de formes institutionnelles. Ces formes encadrent, normalisent, finalisent la mobilisation, l’usage et la reproduction de la force de travail. Montrant notamment le caractère central des procédures de négociation collective dans la fixation des salaires et la soumission du salariat à un type de procès de travail particulier au cours de l’après-guerre, l’approche en terme de rapport salarial a permis de caractériser cette période à partir de ses invariants sociaux : structurels et comportementaux. Cette analyse a également permis de justifier du point de vue social la stabilité de certaines équations macro-économiques de la modélisation effectuée au cours de l’après-guerre.
12Mais, mettre l’accent de façon exclusive sur les formes institutionnelles pour définir le rapport salarial, c’est courir le risque d’enfermer l’analyse dans un cadre strictement rétrospectif et de caractérisation ex-post du mode de développement. Peu importe alors que l’on renvoie la genèse de ces structures à une mythique « lutte des classes » toujours rejetée dans l’histoire « antérieure » à la période étudiée, les structures en sont les sédiments, seules retenues et analysées. A la limite, pour une telle analyse rétrospective, il est même inutile de s’interroger sur les processus fondateurs de ces structures, seule leur existence importe.
13Analyse structurale, cette approche du rapport salarial est à même d’aider à comprendre la succession historique des modes de développement, ainsi qu’à concevoir une régulation globale interne de ces modes – notamment nous l’avons dit à l’aide de la modélisation permettant de bien repérer le réseau des contraintes économiques qui se noue autour d’un rapport salarial donné et de fonder correctement l’intervention de l’Etat. Il en va évidemment tout autrement dès lors qu’il s’agit de penser le dépassement d’un rapport salarial donné. On ne peut plus alors se contenter de ramener l’analyse du rapport salarial à celle des formes institutionnelles structurantes. Au contraire, c’est l’analyse de sa genèse qu’il convient alors d’effectuer.
14Pour ce faire, nous avons émis l’hypothèse d’un nécessaire retour à l’analyse du fonctionnement interne de l’entreprise. Avant de développer cette position il convient de préciser la conception de l’entreprise généralement retenue par l’analyse économique et de montrer qu’il existe une conception alternative – celle des gestionnaires et comportementalistes – qui nous paraît plus pertinente pour appréhender les mutations du rapport salarial.
III – DEUX CONCEPTIONS DIFFERENTES DE L’ENTREPRISE DISPONIBLES POUR ANALYSER LE RAPPORT SALARIAL EN DYNAMIQUE
15On sait que deux conceptions différentes de l’entreprise coexistent dans la littérature économique et managériale ; a priori chacune d’elle peut satisfaire l’approche en terme de rapport salarial.
16D’un côté, l’entreprise est considérée comme un lieu de combinaison rationnelle de facteurs ; des inputs sont transformés en outputs selon des modalités que l’on peut qualifier de « triviales » : une fonction univoque donnée. L’analyse se concentre alors sur la constitution des inputs à l’extérieur de l’entreprise et la formation de leur prix. Si le patronat joue un rôle en tant que macro-acteur dans l’édification du rapport salarial, il n’a selon cette approche jamais plus qu’un rôle de « grand horloger » (en l’occurrence celui d’appliquer la fonction univoque) : l’entreprise est un microcosme de la société, microcosme surdéterminé par cette société.
17Dans une toute autre perspective, l’organisation de la production, les conditions de la répartition du revenu dans l’entreprise ne sont pas analysées comme l’expression locale des contraintes qui s’imposent de l’extérieur. L’accent se déplace vers l’entreprise considérée comme une entité sociale à part entière engagée dans une action collective. Ce groupe humain a une Direction, un « management » qui conduit une action politique sur le groupe en question. L’entreprise n’est plus alors seulement un lieu où s’élabore une action en fonction de contraintes extérieures techniques, économiques, sociales et institutionnelles qui se concentrent notamment dans « le » rapport salarial. Sujette à de lentes ou rapides mutations, l’entreprise est perçue comme un lieu où s’élaborent des rapports sociaux.
18Ces deux conceptions sont en fait les expressions de deux réalités de l’entreprise constamment en interférence. Une claire articulation des deux nous semble essentielles pour comprendre, en temps de crise, la dynamique du rapport salarial.
3.1. L’entreprise microcosme ou la dynamique sociale subie
19Dans cette première approche, celle de la grande majorité des économistes, l’entreprise est un microcosme de la société dans laquelle elle s’insère. Des actes – de nature rationnelle – sont fondés sur la connaissance de cette société et, la connaissant, elle agit en conséquence.
20Pour ce premier courant, l’analyse des « difficultés » actuelles des entreprises s’analyse en remontant au plan général, au « pouvoir » – sous-entendu de l’Etat – et aux données du marché et du rapport salarial institutionnalisé. A priori, l’entreprise est constituée par un mode de fonctionnement qui reflète et « réagit » de façon univoque à son extérieur. Changer l’entreprise consiste à changer cet extérieur. En conséquence, ce qui explique la persistance de la crise actuelle, c’est notamment la multitude et le poids des contraintes extérieures qu’il s’agit de lever pour redonner aux entreprises leur vitalité perdue. L’accent est alors mis sur la flexibilité nécessaire à tous les niveaux – mais d’abord au niveau du marché du travail – et sur les mutations technologiques.
21Les solutions à la crise comme ses causes apparaissent clairement situées hors de l’entreprise, que celles-ci ou celles-là soient de nature sociale ou de nature technique.
22Ainsi, il convient avant tout d’accélérer les mutations techniques en mettant l’accent sur la recherche, en stimulant l’investissement, en facilitant l’accès des entreprises à l’information nécessaire, enfin en levant les obstacles sociaux à la diffusion des techniques. Les charges sociales et salariales qui pèsent sur l’entreprise doivent être allégées par le « pouvoir » afin de restaurer les marges des entreprises et leur capacité d’autofinancement. La flexibilité doit s’imposer également et surtout en ce qui concerne l’emploi pour permettre le bon fonctionnement de l’entreprise, tant en ce qui concerne l’introduction des nouvelles technologies que l’adaptation aux marchés en permanente mutation : l’échec des tentatives de restauration du fordisme étant partout manifeste.
23Les déterminants de la morphologie du futur rapport salarial se dégagent alors clairement. La technologie est reconnue comme ayant en elle-même un pouvoir structurant très important et, en dernière instance, elle est souvent perçue comme l’élément déterminant.
24Face à ce mouvement des techniques, c’est l’Etat qui est considéré comme l’acteur privilégié, ayant le pouvoir d’infléchir ou d’encadrer les rapports sociaux suscités par les techniques nouvelles. Le salariat quant à lui est tour à tour considéré comme subissant et devant s’adapter aux nouvelles donnes, ou, de par les modifications propres de ses caractéristiques et de ses attentes, comme le facteur social auquel il convient d’adapter l’entreprise et la régulation dans son ensemble. Le caractère extrême et contradictoire de ces positions n’est pas sans poser problème.
25C’est des forces et des contraintes extérieures à l’entreprise que l’on attend le changement. Y compris en ce qui concerne l’organisation du travail et de l’entreprise.
26Il est alors tentant d’expliquer les formes du rapport salarial à un moment donné par la rencontre d’un ensemble technologique d’une part et les caractéristiques du salariat d’autre part, l’équilibre des rapports sociaux globaux entre le capital et le salariat étant arbitré et codifié par l’Etat. Une fois cette codification et ce rapport établis, le « rapport salarial » contraint l’entreprise comme le marché la contraint dans la théorie classique. L’usage qui est fait de la notion de « norme » – la norme n’étant pas comme on le sait la moyenne mais l’imposition d’une moyenne – est significative à cet égard de cette externalité de la constitution du rapport salarial vis-à-vis de l’entreprise.
27Une autre conception, partant de l’entreprise, donne une image beaucoup plus souple de la société.
3.2. L’entreprise : lieu autonome d’initiatives sociales
28Trois raisons au moins expliquent le peu d’intérêt porté à la dynamique de l’entreprise pour expliquer la dynamique d’ensemble du rapport salarial :
- L’analyse économique, y compris à coloration marxiste, reste curieusement éloignée des stratégies patronales d’entreprises et entend expliquer les « relations industrielles » par d’autres déterminants que ces stratégies.
- L’entreprise n’est généralement pas vue comme un champ pertinent d’analyse, celle-ci n’étant que « représentative » de données extérieures à elle – cf. point précédent –.
- Fondée par des macro-économistes proches de l’Administration l’approche en terme de rapport salarial met naturellement l’accent sur les acteurs macro-sociaux plutôt que sur le développement propre à l’entreprise.
29A observer cependant ce qui se passe à l’heure actuelle dans beaucoup d’entreprises, ainsi qu’à écouter le discours produit par une partie du patronat, force est de reconnaître le simplisme des positions ci-dessus et d’admettre le caractère très actif des entreprises à l’égard des rapports sociaux. Loin de se contenter d’appels et de pressions à la flexibilité, à la dérégulation et de l’injection rapide des nouvelles technologies, un certain nombre d’entreprises rejette ce que nous avons nommé les normes fordistes et tayloristes et tente d’en édifier de nouvelles au sein des entreprises et sur la base du collectif salarié de l’entreprise.
30Ainsi, pour un nombre grandissant d’entre elles, on ne peut plus analyser la gestion de l’emploi, la gestion du personnel, la formation des salaires, la structuration et l’organisation de la production comme le résultat de données et de contraintes globales s’exerçant sur l’entreprise. L’observation révèle une très grande autonomie des formes sociales qui s’y expriment face aux rapports sociaux qualifiés de dominants. Loin d’être réalisées, comme cela était le cas dans les années 1970, pour des raisons humaines et sociales, ces transgressions s’opèrent au contraire au nom et dans le sens d’une meilleure efficacité économique.
31Ces divergences, ces « désobéissances » face aux normes montrent à la fois le caractère très relatif de ces dernières – intériorisées par l’entreprise plus que subies – et l’existence d’une capacité de réaction initiée par les entreprises.
32En fait, les normes sociales sont de deux types différents qu’il convient de bien distinguer : les normes « institutionnelles » qui sont extérieures à l’entreprise et s’imposent à elle et les normes internes à chaque entreprise. Ces normes internes sont faites de règles propres, de routines de gestion, de principes d’organisation et de socialisations qui à la fois spécifient les facteurs de production – que l’on peut quafifier de facteurs internes (Penrose) – et caractérisent les conditions de leur mise en œuvre.
33A titre d’exemple, citons les remises en cause actuelles du taylorisme dans de nombreuses entreprises qui d’évidence ne peuvent être expliquées par le simple mouvement des techniques ou des formes institutionnelles « rationalisées » dans une optique de maximisation du profit.
IV-TROIS HYPOTHESES POUR L’ANALYSE DE LA GENESE D’UN FUTUR RAPPORT SALARIAL
4.1. La question se joue d’abord au niveau de l’entreprise
34Ce n’est ni dans la flexibilisation des marchés du travail, ni dans la réorganisation institutionnelle des modalités de formation des salaires ou de la durée du travail qu’il faut chercher le cœur de la formation d’un nouveau rapport salarial. Centrée sur le mode d’obtention et de socialisation des gains de productivité, c’est au plan des conditions de mise au travail du salariat que se joue selon nous le dénouement de la crise. Alors que durant les phases de développement stables, la société dans son mouvement global et la dynamique des branches semblent ordonner l’entreprise, les périodes de mutation du rapport salarial se caractérisent par le primat des mouvements micro-économiques. L’entreprise cherche à se libérer des contraintes et à expérimenter de nouvelles formes de socialisation et de spécification des facteurs à son niveau. Certes, la liaison entreprise-société n’est jamais univoque, mais émettre des hypothèses concernant le primat de l’un ou de l’autre selon le degré de flexibilité ou de fixité du rapport salarial nous paraît primordial pour l’analyse du temps présent. L’Etat récapitule et ordonne : il ne génère pas.
35Notons que ce qui précède ne veut pas dire que le rapport salarial procède uniquement de l’entreprise : des formes institutionnelles sont nécessaires à son maintien. Mais nous voulons dire que ces formes institutionnelles encadrent, imposent la généralisation d’un mode de gestion de l’entreprise qui ne se réduit aucunement à cet encadrement.
4.2. Le patronat a l’initiative du changement
36On l’a vu, dans sa dimension la plus générale, le rapport salarial se définit comme « soumission » vis-à-vis du pouvoir et de la logique imposée par les détenteurs de moyens de production. Il apparaîtrait pour le moins curieux que ce soient les salariés eux-mêmes qui définissent les formes de cette soumission. Ils peuvent cependant en être les acteurs indirects mais principaux – au même titre que la technique – dès lors que l’on aborde la gestion de l’entreprise comme un exercice d’optimisation sous contrainte ou d’adaptation rationnelle à un environnement donné. Le patronat se vide alors de toute substance sociale, de toute épaisseur historique pour n’être plus que l’incarnation d’une loi elle-même incarnée dans le calcul économique et les critères capitalistes de gestion.
37Il nous semble essentiel à l’heure actuelle de rejeter cette approche au profit d’une vision plus politique de la gestion de l’entreprise.
38Dire que le patronat a l’initiative c’est affirmer qu’il jouit d’une certaine marge de manœuvre face à son environnement – marchés, normes, main-d’œuvre caractérisée –, qu’il a une stratégie consciente qui ne se ramène pas à un calcul économique sous contrainte. Ce point, qui peut paraître trivial, ne l’est pas dans l’analyse d’obédience marxiste actuelle, qui continue à relier de façon mécaniste les stratégies spécifiques des managers à une rationalité économique fermée. Tout se passe comme si la résistance collective des travailleurs au capital était la seule source vraiment « sociale » de transformation face au mouvement des techniques.
4.3. Mais l’histoire de l’entreprise ne se réduit pas à celle du patronat
39Face à cette lacune de l’analyse, toute une littérature managériale développe une théorie selon laquelle les initiatives patronales constituent l’unique déterminant de l’évolution des rapports sociaux. Ce dont nous avons besoin c’est au contraire d’analyser les expériences, les processus actuels de transformation des conditions de production dans les entreprises, non pas du seul point de vue de leurs résultats mais de leur constitution.
40Partant des stratégies des employeurs envers les travailleurs et de leurs motivations, il convient d’analyser le positionnement des travailleurs face à ces stratégies et les résultats qui en découlent. La société actuelle est faite de pratiques humaines conscientes provenant de toutes les couches de la société, elle n’est ni le fruit de déterminants structurels de la société, ni le fruit d’une créativité ouvrière considérée comme première. Les formes institutionnelles ne sont pas autonomes, elles sont le fruit de conflits d’intérêts entre couches et classes sociales qui en sont à l’origine et qui les transforment lorsqu’elles ne correspondent plus aux impératifs du développement.
CONCLUSION
41Le rapport salarial inclut la mobilisation, la mise en œuvre et la rétribution de la force de travail. Mettre l’accent sur l’entreprise, c’est donner le primat aux conditions de mise en œuvre sur les autres et nier que ces conditions de mise en œuvre soient assujetties au seul maniement des techniques. Mais, ce faisant, il est indéniable – et l’histoire nous le montre amplement – que l’articulation de ces conditions de mise en œuvre de la force de travail avec le mode de vie (notamment à travers la répartition des revenus) conditionne la dynamique de développement dans son ensemble. Disant cela, nous montrons qu’un « nouveau rapport salarial » ne se réduit pas à un nouveau fonctionnement social de l’entreprise : une entreprise renouvelée et un « retour » aux forces du marché ne suffiront pas à relancer le développement. Au contraire, des formes institutionnelles nouvelles sont une condition sine qua non de ce développement. Ce que nous avons voulu montrer dans cet article c’est que premièrement ces formes institutionnelles nouvelles ne suffisent pas à insuffler un nouveau rapport salarial et que, deuxièmement et plus fondamentalement, ces formes ne peuvent apparaître sans qu’il y ait d’abord des changements profonds au sein d’une partie à moins des entreprises. Ces changements « initiaux »– du moins est-ce l’hypothèse avancée ici – sont à l’initiative patronale et ne sont pas guidés par une quelconque rationalité supérieure assurant une complétude du système. Au contraire, ils sont de nature politique, soumis à une rationalité qui n’est que partielle. Il est ainsi nécessaire de mettre l’accent sur les stratégies patronales et sur la dynamique propre de l’entreprise en période de recomposition du rapport salarial comme c’est le cas actuellement.
42Avril 1985
Auteur
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