L’enjeu de la crise : aménagement, mutation ou disparition du rapport salarial ?
p. 71-97
Texte intégral
1En matière de rapport salarial, quel est l’enjeu de la période actuelle de crise ? Une des conditions d’en sortir, est-elle un simple aménagement du type de rapport salarial qui a porté la croissance d’après-guerre et que j’ai, avec d’autres, qualifié de fordiste ? Est-elle au contraire une mutation vers un rapport de type nouveau ? Ou, plus fondamentalement, une disparition du rapport salarial ?
2On sait qu’une réponse à ce type d’interrogation nécessite de conjuguer deux approches. La première est d’ordre théorico-historique : à partir d’une mise en perspective historique de la période actuelle et d’une analyse conséquente des causes de la crise présente, on déduit logiquement les « nécessités objectives » qui s’imposent pour en sortir. La seconde est d’ordre concrète – actuelle : elle consiste à prendre la mesure, par enquêtes, des pratiques patronales et syndicales qui remettent en mouvement des rivalités sociales tendant à se figer sur des positions acquises.
3Il s’agit bien de conjuguer ces deux approches. A s’en tenir à la première, le risque est grand de tomber dans le volontarisme politique. A l’inverse, la seconde met en relief des oppositions présentement irréductibles et telles que le destin commun qui naîtra nécessairement de leur affrontement ne peut être prévu. Toutefois, une telle conjugaison débouche moins sur une vision prospective du futur que sur un projet réaliste de transformation – en l’occurrence du rapport salarial – dans un avenir ouvert. Projet qui est toujours marqué par les attaches de celui qui se livre à une telle démarche.
4 Mon propos dans cet article n’est pas de le réaliser, ni de reprendre ce que j’ai écrit, avec A. Gauron dans la réédition de « Croissance et Crise » [4]. Il s’agit d’aller plus loin et, pour ce faire, je préfère prendre comme point de départ le dernier livre de M. Aglietta et Anton Brender « Les métamorphoses de la société salariale » [1], en m’appuyant par ailleurs sur des pratiques déjà systématisées par G. Archier et H. Serieyx dans « L’entreprise du troisième type » [3] et par la CFDT dans le rapport et la résolution de son 40e Congrès [6].
A PARTIR DES METAMORPHOSES DE LA SOCIETE SALARIALE
5Il n’est pas aisé de résumer la mise en perspective historique que proposent Michel Aglietta et Antonin Brender dans leur dernier ouvrage. Les phrases clef sont au moins les suivantes : « On assiste aujourd’hui à une crise de développement de la société salariale, société qui a résulté de l’intégration à titre viager du salariat dans le capitalisme grâce à une institutionnalisation du rapport salarial. Cette société repose sur la normalisation et a pour tonalité dominante le progrès social. Elle a submergé la société bourgeoise qui était fondée sur la loi et avait pour tonalité dominante l’enrichissement personnel. La crise actuelle a été provoquée par le changement de nature des progrès de productivité. L’apparition d’un nouveau système technique, en apportant de nouvelles bases de différenciation au sein du salariat, déstabilise le processus antérieur de normalisation et déchaîne des rivalités que les structures d’organisation antérieures ne sont pas à même de canaliser ».
6Le projet que les auteurs développent à la fin de leur ouvrage découle de cette analyse. « Un développement du dialogue social dans l’entreprise, une participation effective des salariés aux décisions concernant l’introduction du changement technique, une promotion de l’initiative ouvrière dans l’organisation de la gestion de la production sur la base de la responsabilité que consacre la rupture avec le taylorisme. Une reconnaissance du caractère collectif de la productivité permettant de relier la négociation des salaires effectifs aux performances économiques de l’entreprise et de placer la hiérarchie des salaires au cœur de la négociation collective. Ces transformations vont de pair avec un rehaussement du rôle social de l’entrepreneur (dans la mesure où) la socialisation de la production demeure suffisamment limitée pour ne pas mettre en doute la persistance de l’entreprise comme espace autonome pour la mise en valeur de sous-ensembles séparés de la technologie (et où) la décision stratégique demeure un pari irréductible au calcul qui, aujourd’hui encore et pour un avenir prévisible, ne peut être assumé que par des individus ou des groupes restreints d’individus. L’avenir prévisible appartient toujours à la société salariale et non pas au socialisme, qui impliquerait un dépérissement de l’entreprise en tant que telle ». Telles sont, rapidement esquissées, les caractéristiques du nouveau rapport salarial que contient ce projet.
7Avant de délimiter les problèmes que soulèvent, à mon avis, cette mise en perspective historique et ce projet, trois constatations s’imposent, dont découlent des points d’accords avec MA et AB et ainsi la possibilité de partir du cadrage général qu’ils proposent.
8Première constatation : le propos est stimulant, dans la mesure même où il participe à l’entreprise de fondation de l’économie et ne relève pas d’une simple analyse économique développée à partir de fondations acquises. En l’occurrence celles proposée par Marx. Je n’entends pas discuter ici le point de savoir s’il y a bien chez Marx « un a priori philosophique sur la nature du tien social : le refus de la différence, le rejet des rivalités qui en résultent comme force élémentaire de la cohésion sociale » (Cf. MA et AB page 9) ; ni si la thèse de R. Girard concernant l’origine de la violence (la mimesis d’appropriation) et des institutions sociales (comme produit de son développement généralisé et moyen de la réguler) n’est pas aussi chargée d’a priori.
9J’admets au moins, avec MA et AB, que la violence à l’échelle de la société ne naît pas seulement de l’exploitation d’une classe par une autre ; et que la cohésion sociale ne se limite pas au maintien de la lutte des classes dans les limites de l’ordre. Il n’est donc pas possible de s’en tenir à la proposition (marxiste) selon laquelle chaque classe tire son identité et sa cohésion interne de son affrontement à l’autre (mode de production) ou aux autres (formation économique et sociale). On ne peut notamment admettre que la concurrence entre capitalistes est régulée par le fait que ces derniers sont « unis comme les doigts de la main » (K. Marx), face à la classe des travailleurs qu’ils exploitent et parallèlement que le syndicat suffit à surmonter la concurrence entre salariés. Si la cohésion sociale suppose, de façon plus générale, que la différenciation des membres de la société ne soit pas enatique et que les rivalités soient canalisées, le capitalisme n’est pas un principe de cohésion sociale et l’on ne caractérise pas vraiment une société en disant qu’elle est capitaliste. Le qualificatif doit s’appliquer au principe de cohésion à l’œuvre. Que la bourgeoisie tire son existence de la propriété acquise par l’argent et de la loi qui, sur cette base, institue l’individu propriétaire abstrait comme sujet politique est peu discutable. A l’égalité dans l’échange – ce que j’achète vaut la somme d’argent que je cède – correspond l’égalité juridique des sujets du droit. La cohésion est le fait des règles de conduite nécessaires pour garantir, faire prospérer et transmettre le patrimoine acquis : les rivalités qui se développent dans la recherche de l’enrichissement privé – par la mise en mouvement de l’argent – sont ainsi canalisées. Cette cohésion reste toutefois partielle : les prolétaires, – c’est-à-dire les non – propriétaires en sont exclus1. M.A. et A.B. ont raison de dire qu’il s’agit d’une masse (indifférenciée) et non d’une classe sociale. Même si progressivement, et donc ultérieurement, se constitue une classe ouvrière sur la base de la différenciation en métiers et des savoirs empiriques qui les fondent, comme caractéristique principale du système technique de l’époque.
10Seconde constatation : les différences entre la société du début du 19e siècle et la société actuelle sont trop manifestes et leur aspect principal trop évident pour refuser de parler d’un basculement d’une société bourgeoise à une société salariale au sein du capitalisme. Le statut de salarié est la norme, le référent social. Ce n’est plus celui de propriétaire. Inversion que l’on ne peut maquer de rapprocher de l’émergence d’un nouveau type de caractère psychologique, l’individu « dirigé par l’autre » (D. Riesman, [13]) ou « de l’extérieur » (G. Mendel, [12]), succèdant à l’individu « dirigé de l’intérieur ». D est peu discutable que ce basculement est associé, au moins, à l’institutionnalisation du rapport salarial (cf. médiations syndicales et politiques) et que le principe de cohésion de la société salariale est la normalisation. « Ce qui est normal » submerge « ce qui est légal », ou du moins y a-t-il transformation du sens du deuxième terme avec le développement d’un droit fonctionel qui découle du processus de normalisation et qui est exorbitant au droit de propriété (ex. la législation du travail consacre ce qui est considéré comme normal au titre des conditions d’usage de la main d’œuvre). Le terme de « fordisme » est insuffisant à rendre compte de cette mutation : sans doute est-ce la raison pour laquelle M. Aglietta ne l’emploie plus.
11Troisième constatation : le projet est réaliste. Il s’inscrit dans l’air du temps – le renforcement des prérogatives de l’individu – et ne suppose par l’effacement d’une des composantes du débat social actuel, qu’il s’agisse des chefs d’entreprises, des syndicats de salariés ou de l’Etat. Si elle est réaliste, la métamorphose projetée n’en est pas moins ambitieuse. Elle va au-delà d’un simple aménagement du rapport salarial fordiste dont les deux piliers sont les principes tayloriens d’organisation et de division (ou mieux de différenciation) du travail et la codification des conditions d’usage et de rémunération de la main-d’œuvre salariée à des niveaux dépassant le cadre de l’entreprise. Elle emprunte aux pratiques patronales nouvelles visant à faire partager à tous ceux qui travaillent dans l’entreprise le projet d’un développement de celle-ci et elle emprunte aussi à la revendication de tout ou partie des syndicats de salariés de négocier les conditions d’introduction des changements technologiques en coure. Sans que les modalités concrètes de la conjugaison des deux soient d’ailleurs clairement précisées par MA et AB. La projection, à ce titre, reste ouverte. Sont cependant « hors champ » un retour en arrière, sous forme d’une déréglementation générale, et une sortie au-delà de la société salariale – confondue me semble-t-il pour les auteurs avec un au-delà du capitalisme. On ne peut qu’être d’accord avec cette exclusion de projets portés par des forces par trop minoritaires aujourd’hui.
LES LIMITES
12Mais certains problèmes de fond demeurent : la façon dont MA et AB les abordent et leur apportent, explicitement ou implicitement, une réponse est discutable. J’en retiens quelques uns, qui ne sont pas indépendants les uns des autres et sont, par ailleurs, souvent transversaux au découpage entre mise en perspective historique et projet. Quelle conception précise se faire du capitalisme ? La submersion de la « loi » par la « normalisation » est-elle aujourd’hui achevée ? La crise actuelle est-elle seulement l’effet de la technique et des transformations qualitatives qu’elle introduit dans la production industrielle ? le caractère hiérarchique de la différenciation au sein du salariat est-il dépassable ? Le socialisme s’identifie-t-il à la négation de l’entreprise, à partir d’un niveau suffisant de développement des forces productives ?
13La réponse à la première question est ambiguë si ce n’est contradictoire. Au départ, MA et AB envisagent le capitalisme comme une force de développement historique, sur la base d’une conception du capital comme mouvement de l’argent impulsant la production (forme inversée de la circulation simple : A – M – A, au lieu de M – A- M). D’où l’expression : « une société animée par le capitalisme ». Mais ultérieurement, ils retrouvent implicitement la conception marxienne du capital lorsqu’ils précisent le principe d’organisation de la société salariale : « elle se définit autour de deux rapports fondamentaux : la concurrence marchande et le rapport salarial ». Et ils font ensuite parler et agir le capital au sein de cette société dans la plus pure tradition marxiste (ex. p. 45 : « il faut que le capital accepte une avancée de la socialisation du revenu), en ayant pourtant abandonné le présupposé de cette langue de bois, à savoir l’identification entre le capital et les patrons (alias la bourgeoisie, la classe capitaliste, etc...). Mon intention n’est pas de dénoncer ces variations, mais de faire voir qu’elles manifestent un manque d’approfondissement de la distance à Marx dans un sens constructif. Cette imprécision des concepts de capital et de capitalisme – conséquence logique d’un nécessaire dépassement du marxisme pour comprendre la société actuelle – se retrouve dans la discussion des autres questions.
14Si « ce qui est normal » est le fondement de la cohésion de la société salariale, doit-on considérer que la domination de ce principe sur le principe de légalité tel qu’il découle du droit de propriété est acquise aujourd’– hui ? MA et AB opposent les deux principes sans vraiment discuter des conditions, logiques et historiques, de leur conflit. On le constate tout particulièrement lorsqu’ils traitent de la nouvelle classe dirigeante, en rejoignant certains aspects de l’analyse de J JC. Galbraith [8]. Ils notent que « la bourgeoisie en tant que classe constituée par la propriété privée n’est plus hégémonique parce que la compétition pour l’enrichissement personnel n’est plus la finalité directrice de l’accumulation » (cf. note p. 69) et que « si le développement du rapport salarial tend à détacher le mouvement (du capital) des avatars de la propriété personnelle du bourgeois, (si) le pouvoir dans l’entreprise tend à devenir anonyme et à se confondre avec l’organisation, il s’agit seulement d’une tendance, laissant place encore aujourd’hui à une nouvelle classe dirigeante ». Certes, la liberté de mouvement du chef d’entreprise qui en est encore le propriétaire est contrainte par des normes émanant d’institutions qui lui sont très largement extérieures – normes qui soumettent l’accumulation à la finalité du progrès social. Certes les patrons qui pèsent dans les négociations collectives sont ceux des entreprises anonymes. Ces nouveaux dirigeants sont des salariés dont la place ne découle pas de la possession d’actions mais de leur compétence dans un contexte où il est, en tout état de cause, « normal » que quelqu’un dirige l’entreprise. Pour autant leur dépendance vis-à-vis des propriétaires des actions – c’est le conseil d’administration qui les nomme et à qui ils doivent rendre compte de la gestion, et non au comité d’entre – prise – pour juridique qu’elle soit n’en demeure pas moins réelle. Le cours des actions en Bourse dépend toujours du résultat de l’entreprise, défini comme différence entre les ventes et les coûts (y.c. intérêts, mais avant dividendes). Et cette différence n’appartient pas aux salariés de par le jeu du droit de propriété. Or, mon avis est que cela n’est plus considéré comme « normal » aujourd’hui par la majorité des salariés – au même titre où, hier, il n’a plus été considéré comme normal que le fils du patron reprenne la direction de l’affaire lorsqu’il n’en avait pas les capacités. Entendons-nous bien : il est jugé « normal » aujourd’hui que les actionnaires soient rémunérés par des dividendes, mais en tant que prêteurs particuliers et non en tant que propriétaires. Pour autant, la fixation du montant des dividendes échappe encore à tout processus de normalisation, parce que ces derniers sont une modalité particulière d’affectation du résultat qui se joue entre les dirigeants et les actionnaires. On serait donc en présence d’une contradiction non régulée dans le sens d’une domination du principe de normalisation. Celle-ci peut être exprimée d’une autre façon. D’un côté, la législation actuelle reste dominée par le droit de propriété, en ce sens qu’elle ne donne aucun droit aux salariés de l’entreprise sur les conditions d’utilisation de sa capacité d’autofinancement, droit qui serait bien sûr exorbitant au droit de propriété. En conséquence de quoi, l’épargne d’entreprise (qui reste après versement des dividendes) « appartient » aux dirigeants de l’entreprise. C’est bien comme tels que ces derniers finissent par se poser face au personnel notamment lors des réunions du comité d’entreprise ou aux syndicats en cas de conflit ouvert ; ce qui permet de faire arrêter la discussion, mais non de dégager des normes exerçant leur fonction médiatrice. De l’autre, les bases d’une telle normalisation existent : il est « normal » que l’entreprise dégage une certaine capacité d’autofinancement à la fois pour rémunérer les actionnaires et autofinancer une partie de ses investissements, avec toutes les contraintes que cela impose sur les coûts de l’entreprise – et notamment sur l’emploi et les salaires. Ceci n’est pas contesté aujourd’hui. J’en conclus que la transition entre la société bourgeoise et la société salariale est inachevée. Ce que manifestent par ailleurs les difficultés de mise en place de l’impôt sur les grandes fortunes et des fonds salariaux. Un achèvement de cette transition implique, plus généralement, que la formation de l’ensemble des revenus de la propriété et de l’entreprise – pour reprendre la nomenclature des comptables nationaux – soit normalisée. Si leur formation a été, de fait, régulée, à la sortie d’un vaste bouclage macroéconomique au cours de la croissance d’après guerre, ce processus avait un caractère occulte. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un inachèvement : un tel processus n’a pas les vertus médiatrices de conflits d’un processus de normalisation. J’y vois, pour ma part, une des origines de la crise actuelle.
15Tel n’est pas le propos de MA et AB. La crise est liée, pour eux, à l’apparition d’un nouveau système technique. On ne peut nier ce dernier, ni contester qu’il perturbe et participe ainsi à la durée de la crise – tout en contribuant à son issue –. Mais je suis en total désaccord s’il s’agit de dire qu’il est à son origine. On ne peut mettre à son compte les manifestations de l’épuisement du mode de croissance d’après-guerre : baisse de la rentabilité, accélération de l’inflation, montée de l’endettement, flexion des gains de productivité. J’en reste à l’hypothèse d’une arrivée à ses limites d’une configuration économique capitaliste spécifique dite « fordiste » [4], [14] en reconnaissant que les poids respectifs de ce qui s’est joué du côté du développement – les limites à l’accroissement de la productivité dans la voie du taylorisme et la montée des prestations sociales – et du côté de la socialisation – l’absence de normalisation de l’épargne des entreprises et la contestation du travail d’OS – restent à préciser. On peut parler d’une crise du rapport salarial fordiste en ce sens que n’est pas seulement en cause l’inadéquation entre le système technique lié à la production de masse et la diversification de la demande ou à l’inverse, seulement celle entre le mode taylorien de subordination de la main-d’œuvre et les aspirations à un travail intéressant et responsable, liées à l’élévation du niveau d’éducation. Et l’on ne peut déduire du nouveau système technique qui s’affirme le nouveau type de rapport qui se mettra en place, même s’il bouleverse les bases antérieures de la différenciation au sein du salariat. Se pose en fait la question suivante.
16Le caractère hiérarchique de cette différenciation est-il dépassable ? MA et AB laissent percer une réponse positive lorsqu’ils disent que « la société salariale a été toumise jusqu’ici à une différenciation de caractère hiérarchique » (cf. p. 69). Ne faut-il pas, au contraire, considérer que ce caractère est constitutif du rapport salarial, parce que le pouvoir d’organiser la coopération dans l’entreprise appartient à l’employeur et non à la collectivité des employés ? De fait, si le pouvoir de certains à diriger l’entreprise découle de leur capacité à rassembler les capitaux nécessaires à sa marche, il ne peut s’exercer que de façon hiérarchique – du haut vers le bas – l’organisation taylorienne n’en étant qu’une forme particulière, quant à elle dépassable. Le flou dans lequel nous laissent finalement MA et AB à ce propos me paraît lié au fait qu’ils évitent de parler de « l’employeur », ceci s’accordant à une conception du rapport salarial où le « rapport » considéré est avant tout celui du salarié à la société. Je préfère alors parler de statut du salarié. D’où la nécessité de préciser ce qu’il faut entendre par rapport salarial. Pas seulement pour ce qu’il donne à voir de sa nature lorsqu’on l’envisage isolément. Mais lorsqu’on le considère inséré dans d’autres rapports sociaux, le rapport marchand et le rapport financier en l’occurrence. Ce détour théorique est nécessaire pour mieux cerner la relation existant entre telle forme spécifique du rapport salarial et tel système technique. Vieux débat – celui de la dialectique entre les rapports de production et les forces productives – mais que l’apport de MA et AB permettent d’aborder sous un jour nouveau.
17On ne peut alors qu’être étonné de les voir renouer, à la fin de leur ouvrage, avec une approche très orthodoxe du dépassement de la société salariale, et donc des bases « objectives » du passage au socialisme. Celui-ci reste pensé au singulier comme double négation du rapport marchand et du rapport salarial, à partir du moment où « la coopération organique des activités productives serait si étendue qu’elle ne pourrait être maîtrisée que par la société toute entière » (p. 226). Avec cette conception du socialisme, il est clair que nous n’en sommes pas là. L’avenir reste bien à la société salariale. Mais comment rendre compte alors du socialisme étatique, réellement existant à l’Est ? Et que dire du socialisme autogestionnaire, sinon qu’il s’agirait d’une utopie généreuse mais finalement sans fondement. On retrouve la question initiale : que faut-il entendre précisément par capitalisme ? Tout mode d’organisation de la production et de répartition de droits sur celle-ci qui repose sur la médiation monétaire est-il nécessairement capitaliste ? Si l’on accepte l’idée qu’un socialisme marchand puisse exister, on est en droit de se demander si le passage à ce socialisme n’est pas d’actualité dans la crise actuelle. Et même si la réponse est négative – en d’autres termes, si l’enjeu de celle-ci n’est pas une négation du rapport salarial – le fait même d’avoir posé la question dans ces termes permet de considérer la mutation qui se joue en ce moment pas seulement au regard du passé, mais aussi comme une étape dont les salariés dans leur grande masse seraient les agents conscients et non les simples acteurs – si ce n’est les spectateurs.
18Ces limites de l’apport de MA et AB qui viennent d’être mises en évidence ne concernent pas, en tant que tel, leur projet. On pourrait montrer en quoi elles se retrouvent dans certaines contradictions de ce dernier. Il me paraît préférable de poser de façon positive quelques jalons de l’approfondissement théorique qu’elles conduisent à envisager pour éclairer le problème central que soulève ce projet : la perspective d’une conjugaison positive entre la participation individuelle des salariés au développement de leur entreprise et l’élargissement du champ des négociations entre « partenaires sociaux » pour l’heure envisagée de façon contradictoire par lesdits partenaires. L’approfondissement nécessaire concerne, en résumé, les relations entre le. rapport salarial, le capitalisme et le socialisme, en envisageant ces relations tant d’un point de vue logique qu’historique.
RAPPORT SALARIAL, CAPITALISME ET SOCIALISME : UNE APPROCHE LOGIQUE
19Tout rapport social, de même que toute institution humaine, doit être envisagé dans sa forme simple et dans ses formes développées. La forme simple est ce que donne à voir ce rapport lorsqu’on l’envisage isolément. Inséré dans un système particulier de rapports sociaux, ce rapport apparait sous un jour nouveau, plus complet : il s’agit de sa forme développée. Rien n’interdit logiquement l’existence de plusieurs formes développées. On considère d’abord la forme simple du rapport salarial, puis sa forme développée « capitaliste » ; enfin l’hypothèse d’une forme développée « socialiste ». La démarche est logique, et non historique : on ne se préoccupe pas de la genèse des rapports considérés, ni des conditions de transition d’une forme développée à une autre. On adopte une formulation positive, sans faire état des concordances et des différences avec les propos tenus par d’autres, R. Boyer [5] et B. Drugman [7] notamment, sur le rapport salarial.
20La forme simple du rapport salarial est la suivante : une relation entre deux personnes, le salarié et l’employeur, médiatisée par deux choses, l’argent et le procès de travail (où va s’inscrire le salarié). En l’envisageant isolément, on ne préjuge rien de la nature de l’employeur ni de ce qu’il advient du produit issu du procès de travail. Ce rapport présuppose logiquement l’existence de l’argent et du procès de travail, ou plus précisément de procès de travail séparés les uns des autres. Notre propos n’étant pas une reconstruction d’ensemble, nous ne nous préoccupons pas d’expliciter comment l’un et l’autre peuvent être produits à partir de l’échange. Ainsi défini, le rapport salarial est un rapport transversal : ce n’est pas le « rapport » du salarié à la société. Ce n’est pas non plus le rapport entre les employeurs et les salariés. L’organisation syndicale (ou rapport de syndicalisation) des employeurs d’un côté, des salariés de l’autre n’est pas préalable à la passation du rapport salarial par l’individu salarié. Ce type d’organisation découle au contraire logiquement de l’existence du rapport salarial.
21L’ambivalence du rapport salarial se manifeste quand on considère chaque point de vue – celui du salarié et celui de l’employeur – puis le regard que l’un et l’autre portent en propre sur les choses qui servent d’intermédiaire (l’argent et le procès de travail), tout en lisant dans le regard que l’autre porte sur ces mêmes choses (le regard du regard de l’autre)2. Envisagé du point de vue du salarié, le rapport salarial se présente comme un rapport d’autonomie au regard de l’argent et de subordination au regard du procès de travail. Précisons ceci.
22Le salarié convoite l’argent qu’est prêt à lui remettre l’employeur, cet argent devenant sa propriété et lui permettant d’assurer ses conditions d’existence comme il l’entend. Il acquiert ainsi son autonomie, celle-ci étant relative au niveau de salaire, au degré de garantie de l’emploi et au temps laissé disponible par le temps de travail salarié. A n’envisager que cette dimension du rapport salarial, tous les salariés sont en concurrence pour trouver un emploi « tout court ». Il y a indifférenciation des salariés et rapport de concurrence entre eux. Il va de soi que les niveaux du salaire (sous ses diverses formes) et de la durée du travail salarié ne sont pas spécifiées par la seule existence du rapport salarial. A la forme simple de ce rapport peuvent être associées diverses formes spécifiques, selon les conditions dans lesquelles ces niveaux sont déterminés.
23Le salarié accepte, ou encore supporte, de se mettre sous les ordres de l’employeur. Il n’est pas libre de travailleur comme il l’entend. L’employeur s’approprie les conditions de mise au travail et le produit du travail du salarié. Il a la responsabilité d’organiser, s’il y a lieu, la coopération de nombreux salariés à un même objet. Cette subordination, ou dépendance, est bien sûr relative au degré de participation du salarié à la gestion du procès de production dans lequel il prend place. Autrement dit, les formes concrètes de cette subordination ne sont pas spécifiées, sauf à dire qu’elles s’inscrivent dans un cadre où « le pouvoir s’exerce sur » et non où « les travailleurs s’associent pour ». Diverses formes spécifiques peuvent être ainsi envisagées à ce titre. A cette dimension du rapport salarial est correlé un processus de différenciation des salariés (selon l’employeur, la qualification, la fonction, etc...), qui, d’une masse indifférenciée d’individus, fait passer à une organisation du salariat. Cette différenciation est liée au système technique (mode de relations à la nature) mais elle n’est pas produite par ce dernier. Notons bien que, contrairement à ce que postule la théorie néo-classique, ce n’est pas forcément le travail qui fait l’objet d’une répulsion (en contrepoint de l’attirance pour l’argent) mais au moins le fait de se placer en position de subordination, avec tout ce que cela peut impliquer dans telle ou telle forme spécifique.
24Quels aspects nouveaux se manifestent lorsqu’on envisage le rapport salarial sous sa forme développée « capitaliste » ? Cela revient à considérer les autres rapports sociaux fondant le capitalisme, en tant que mode social particulier de production et de répartition de droits sur cette production. Ce faisant, on peut rendre compte de la raison d’être du rapport salarial, au regard de ce qu’il advient du produit du travail, et de ce qui le permet, au regard des conditions dans lesquelles l’employeur se procure l’argent servant à payer le salaire. La réponse classique à la question « quels sont les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme ? » est la suivante : le rapport marchand et le rapport salarial. La forme simple du rapport marchand est un rapport entre deux personnes, le vendeur et l’acheteur, médiatisé par deux choses, l’argent et la marchandise. Envisagé comme tel, soit isolément, on ne peut rien dire de l’origine du produit que le vendeur est prêt à céder contre argent. La forme développée capitaliste du rapport marchand a la caractéristique suivante : le produit marchandé est issu d’un procès de travail dont les agents sont des salariés. Autrement dit, le vendeur est employeur. Le rapport marchand est bien un rapport fondateur, et non un rapport secondaire, dans la mesure où la « possibilité de vendre » détermine l’employeur dans son choix de réaliser tel produit et de mettre en œuvre tel procès de travail pour ce faire. Ainsi, le rapport marchand et le rapport salarial forment système ; et de ce dernier découle l’entreprise capitaliste comme institution humaine. Le capitalisme, en tant que système de rapports sociaux fondamentaux, est au moins constitué par ces deux rapports, et finalement par l’existence d’un rapport de concurrence entre entreprises autonomes les unes des autres.
25Est-ce suffiant ? Il ne s’agit là que d’une forme particulière de capitalisme, celle dans laquelle le vendeur-employeur est un individu qui est en même temps le financeur. Dès lors que l’argent versé au salarié doit préexister à la vente du produit qu’il réalise, il y a nécessité d’un financeur. Dans la forme particulière considérée à cette étape, l’individu qui est en même temps employeur et marchand apporte les capitaux nécessaires à la mise en œuvre du procès de travail. Ces capitaux ont pour origine le profit tiré de la vente (rappelons que l’on ne se préoccupe pas ici de l’accumulation primitive). On est bien en présence d’un système qui se ferme lorsqu’on ajoute que le salarié achète des marchandises avec son salaire (et ne l’utilise qu’à cela)3.
26Cette approche classique est corrélée au point de vue selon lequel il n’y aurait que deux séparations à surmonter : celle des producteurs entre eux, que surmonterait sans la nier le rapport marchand, et celles des travailleurs de leurs moyens de production, que surmonterait sans la nier le rapport salarial. Ce point de vue est contestable. Dans le contexte développé des rapports techniques (rapports des hommes à la nature) considéré, il y a trois séparations : celle des cellules de production entre elles, celle des travailleurs entre eux et celle des travailleurs de leurs moyens de production4. Il y a deux séparations seulement lorsque chaque cellule de production se réduit à un individu producteur. Et une seule s’il réalise lui-même ses moyens de production. Logiquement il faut trois rapports fondamentaux pour surmonter trois séparations. Avec la forme particulière de capitalisme envisagée jusqu’ici, deux rapports suffisent car le rapport salarial « capitaliste » particulier qui en résulte permet de surmonter à la fois la séparation des travailleurs entre eux et la séparations des travailleurs de leurs moyens de production. Cette forme particulière de capitalisme s’accorde à une distinction entre les capitalistes d’un côté et les travailleurs de l’autre, donc à deux classes aux intérêts opposés. La première exploite la seconde : elle vit de son travail. On doit envisager logiquement ceci comme un cas particulier : celui dans lequel l’employeur passe rapport financier avec lui-même.
27Les trois rapports sociaux fondateurs du capitalisme dans sa généralité sont le rapport marchand, le rapport salarial et le rapport financier. La forme simple du rapport financier est la suivante : un rapport entre deux personnes, le prêteur et l’emprunteur, médiatisé par deux choses, l’argent et l’opération financée que met en œuvre l’emprunteur. Envisagé de façon générale, ce rapport ne préjuge pas des conditions dans lesquelles l’argent est mis à disposition par le prêteur, sauf à dire qu’il ne s’agit pas d’un simple don. Dans ce dernier cas, le rapport s’éteint avec le don. Un rapport financier dure tant que l’argent reste à la disposition de l’emprunteur. Diverses formes spécifiques de ce rapport peuvent exister, notamment le prêt courant contre intérêt et avec remboursement qui n’implique aucun pouvoir du prêteur sur l’emprunteur ; l’apport participant à la constitution de l’emprunteur comme isntitution humaine et donnant pouvoir de contrôle sur l’activité de l’individu (ou du groupe d’individus) qui va diriger cette institution. La forme développée « capitaliste » du rapport financier est, de façon générale, caractérisée par la nature de l’opération financée – la mise en œuvre d’une production salariée destinée à être vendue – et l’accord sur un principe de rémunération, cette dernière découlant du profit normalement dégagée d’une telle opération. Au titre de sa forme spécifique « apport », le rapport financier participe – avec le rapport marchand et le rapport salarial – à la constitution de l’entreprise capitaliste. Mais ce n’est pas à égalité. Il est premier, en ce sens que l’employeur – celui qui va diriger l’entreprise – ne passe le rapport salarial qu’après avoir acquis sa capacité d’employeur par le rapport financier qu’il a noué avec d’autres (individus ou institutions elles-mêmes nées d’un rapport financier plus ou moins démultiplié). Rien n’interdit que l’employeur passe rapport salarial avec lui-même, (au même titre où l’on a dit qu’il pouvait passer rapport financier avec lui-même) ; mais ce n’est pas en tant que salarié qu’il dirige l’entreprise. Il tire son pouvoir de sa capacité à nouer rapport financier, et donc à rassembler les capitaux nécessaires à la marche de l’entreprise. Telles sont les caractéristiques de l’employeur « capitaliste » qui donnent tout son contenu à la forme développée « capitaliste » du rapport salarial, au-delà du fait que le produit du travail salarié est destiné à être vendu.
28L’entreprise capitaliste n’est pas le lieu déshumanisé de la combinaison des facteurs de production comme l’envisage la théorie néo-classique, ni le simple cadre local de l’exploitation d’une classe par une autre comme cela est le plus souvent envisagé d’un point de vue marxiste. C’est une institution résultant de la combinaison locale du rapport financier, du rapport salarial et du rapport marchand dont l’habillage juridique est d’être en général une « personne morale ». La reproduction de cette institution est soumise à une contrainte de rentabilité. Son organisation interne – c’est-à-dire l’ensemble des relations qui se nouent dans l’entreprise – reste ouverte, si ce n’est qu’elle doit être adéquate à la satisfaction de cette contrainte et procède du haut vers le bas.
29Envisagée non plus à l’échelle locale, mais à celle de l’ensemble de la société cette combinaison définit le capitalisme. Ce n’est pas une simple juxtaposition. Les trois rapports considérés forment système dans la mesure où la même médiation monétaire est à l’œuvre : il y a dans chaque cas un rapport monétaire5. Le salarié, le vendeur et l’emprunteur obtiennent de l’argent de celui avec qui ils entrent en relation. Cette unité fonde la relation de chaque individu à la totalité de la société : une concurrence générale de tous les individus pour obtenir de la monnaie se développe, au-delà de la diversité des rapports que chacun peut nouer pour s’en procurer. Le capitalisme repose sur cette unité qui fait de l’argent l’institution sociale fondamentale, autrement dit la communauté (K. Marx, dans les fondements de la critique de l’économie politique [11]) ou la souveraineté (M. Aglietta et A. Orléan, dans la violence de la monnaie [2]). Si « l’autre comme rival est inhérent au rapport monétaire » (M.A.), cette rivalité est générale dans le capitalisme. Dans ce cadre, « les yeux se détournent des visages vers les masques inanimés des choses », d’où une « altération du regard qui le rend cupide » (B. Guibert, [9]). Il n’en demeure pas moins que, envisagé comme tel, le capitalisme ne recouvre qu’une partie de la socialisation des individus. Pas seulement parce qu’il ne spécifie pas complètement les rapports dans l’entreprise et que d’autres rapports, secondaires, découlent des rapports fondamentaux – comme, du rapport salarial, le rapport de syndicalisation et le rapport de négociation entre organisations syndicales. Mais surtout parce que cette socialisation englobe l’organisation politique ainsi que tous les rapports propres à la société civile. Mon propos n’est pas de discuter de la cohérence réciproque des uns et des autres, sauf à noter que cette co-existence se traduit notamment par des médiations politiques, dont l’objet n’est pas de se substituer aux rapports « économiques » fondant le capitalisme, mais d’en circonscrire les formes spécifiques possibles.
30Envisageons maintenant l’hypothèse d’une forme développée « socialiste » du rapport salarial. En toute logique le socialisme est un mode social de production et de répartition de droits sur cette production différent du capitalisme s’il est le produit de la combinaison d’autres rapports sociaux fondamentaux, c’est-à-dire si au moins un des trois rapports – le rapport salarial, le rapport marchand et le rapport financier – est remplacé par un autre. A priori, il n’y a aucune raison pour qu’il n’existe qu’un socialisme. La conception classique du socialisme – planification de la production et propriété collective des moyens de production – est le contrepoint d’un capitalisme pensée dans sa forme particulière. Cette conception implique la négation à la fois du rapport marchand et du rapport salarial comme rapports fondamentaux, et donc de l’argent dans sa forme développée de capital. La monnaie, comme forme simple de l’argent, ne disparaît pas ; les produits finals de consommation continuent à être vendus, les travailleurs continuent à recevoir un « salaire » en argent ; mais ces rapports monétaires sont secondaires. L’Etat, produit de l’organisation politique des individus se confondant avec leur organisation économique de producteurs (la pyramide des conseils), impulse la production en planifiant celle que chaque usine doit réaliser et en répartissant les individus – travailleurs en conséquence. L’Etat étant l’émanation de leur association à l’échelle de la société, il en découle que les directions d’usine chargées de réaliser localement le plan ne sont pas des « employeurs ». Ainsi l’Etat a pris la place de tous les individus « marchands – employeurs – financeurs » qui, séparés les uns des autres, constituaient à eux seuls les entreprises capitalistes... Un tel socialisme ne peut voir le jour, logiquement, qu’à partir d’un système de production totalement intégré, ou encore d’un procès de travail unique dont sort un ensemble de produits finals de consommation, avec des équipements fixes inusables et dont on n’étend pas le parc. Le seul énoncé de cette proposition suffit à rechercher ailleurs ce que peut être le socialisme ; ou du moins à démêler les deux aspirations qui sont à l’origine de l’idée de socialisme, l’erreur étant de penser qu’elles ne peuvent être atteintes l’une sans l’autre parce que s’unifiant dans un objectif unique : supprimer l’exploitation. La première est relative au rapport salarial : dépasser la subordination qu’il implique au profit d’un rapport d’association entre individus – travailleurs. La seconde est relative au rapport marchand : dépasser l’anarchie de la production soumise aux lois du marché par un processus de planification. A partir du moment où ce processus est envisagé comme se substituant au rapport de concurrence entre entreprises, autrement dit s’il conduit l’Etat à diriger les choix de production des entreprises, ces deux ambitions sont contradictoires dans un contexte marqué par la persistance des trois séparations déjà notées : celle des cellules de production entre elles, celles des travailleurs entre eux et celle des travailleurs de leurs moyens de production. On doit donc envisager logiquement deux types distincts de socialisme : le socialisme autogestionnaire (ou libéral) et le sociafisme étatique.
31Le socialisme autogestionnaire repose sur le maintien du rapport marchand et du rapport financier et la négation du rapport salarial au profit d’un rapport d’association entre individus – travailleurs. Ce dernier rapport est le premier rapport constitutif de l’entreprise dans sa forme développée « socialiste autogestionnaire ». La direction de l’entreprise émane de cette association. Elle passe rapport financier en sorte de se procurer les fonds nécessaires à l’approvisionnement en moyens de production fixes et circulants6. La rémunération en monnaie des travailleurs procède d’une répartition de la valeur ajoutée nette dégagée du marché, en tenant compte de la rémunération convenue lors de la passation de(s) rapport(s) financier(s) et des objectifs de développement de l’entreprise. Dans ce système, le rapport de concurrence entre entreprises demeure, même s’il est circonscrit par une médiation politique. L’entreprise « socialiste autogestionnaire » reste soumise à une contrainte de rentabilité qui pèse sur les conditions de travail et les rémunérations que les travailleurs associés peuvent s’octroyer. Rien ne permet de penser qu’il y ait un accord général sur le projet de développement de l’entreprise et sur les avantages qui devraient en découler pour chacun. Des regroupements « syndicaux » autour d’objectifs communs sont à envisager sur cette base, de même qu’un développement de ceux-ci à l’échelle de la société, donc transversaux aux entreprises.
32Le socialisme étatique correspond à un autre système de rapports sociaux fondamentaux : rapport salarial, rapport financier et rapport de planification (remplaçant le rapport de concurrence) entre entreprises. L’Etat est le prêteur dans le rapport financier que chaque direction d’entreprise passe, ce rapport restant premier dans la constitution de l’entreprise « socialiste étatique ». L’entreprise doit satisfaire les objectifs du plan – niveau de production, distribution de celle-ci – dans le cadre d’une contrainte d’équilibre financier. Le rapport entre un employé et la direction de l’entreprise reste un rapport salarial, même s’il ne revêt pas la même forme développée que le rapport salarial « capitaliste ». Le terme de capitalisme d’Etat ne convient pas pour désigner un tel mode, dans la mesure où les choix de production de chaque entreprise ne sont pas dictés par les possibilités d’écoulement sur le marché. Mais il est évident que le renforcement des médiations politiques et l’extension du secteur public dans le capitalisme en constituent « l’antichambre ». Au même titre où le socialisme autogestionnaire s’inscrit mieux à la suite d’un capitalisme associant autonomie de l’entreprise et négociation entre « partenaires sociaux ». Mais ce propos relève moins d’une approche logique, de l’ordre du contrepoint, que d’une approche historique.
RAPPORT SALARIAL, CAPITALISME ET SOCIALISME : UNE APPROCHE HISTORIQUE
33D’un point de vue historique, donc chronologique, on s’intéresse aux changements de forme d’un rapport social ou d’une institution. On est conduit à repérer sa forme primitive – sa première forme d’apparition – puis ses formes dominantes successives au sein de la forme développée « capitaliste » – chacune étant relative aux spécifications que cette forme développée laisse ouvertes. L’adjectif « dominant » indique qu’à une période historique particulière un même rapport peut laisser place localement à d’autres formes, mais que celles-ci sont dominées – les spécificités de ces formes, étant, pour partie, déterminées par celles de la forme dominante de l’époque. L’important est de repérer les périodes de permanence d’une forme dominante et les périodes de changement de forme dominante, c’est-à-dire de mutation. Enfin, reste à poser le problème de la transition d’une forme développée à une autre, dès lors qu’une telle transition relève de la prospective (Nous ne traitons pas ici des formes de rapport salarial que l’on a dans les économies du socialisme réellement existant aujourd’hui).
34Mon propos étant d’éclairer la période actuelle, il n’est pas nécessaire de revenir sur la forme primitive du rapport salarial – le personnel au service du prince – sauf à noter qu’elle co-existe avec les formes primitives du capital – le capital commercial et le capital bancaire – sans former pour autant système avec celles-ci. On ne peut dire que le capitalisme est déjà à l’œuvre dans la société d’ancien régime. J’en reste au point de vue selon lequel son établissement correspond à la transition de la société d’ancien régime à la société bourgeoise.
35La forme dominante du rapport salarial « capitaliste » dans la société bourgeoise peut être caractérisée par une autonomie réduite et une subordination faible. Autonomie réduite en raison du faible pouvoir d’achat des salaires, d’une durée élevée du travail et de l’absence de toute garantie sociale. Dépendance faible de par la grande marge d’autonomie de décision et d’organisation dont disposent les ouvriers de métier sur la base d’un savoir empirique (partie prenante essentielle du système technique de l’époque). Cette différenciation en métiers se conjugue à une indifférenciation marquée s’agissant de ceux qui assurent des tâches de manutention ou de simple exécution sous les ordres d’un ouvrier de métier. Cette forme spécifique dominante correspond à une forme dominante d’entreprise : celui qui la dirige en a juridiquement la propriété au titre des capitaux qu’il a apportés, seul ou associé à quelques autres qui ont passé rapport financier avec lui. Ce type de rapport salarial évolue sous l’effet de quatre processus, à première vue disjoints. La constitution et l’action des syndicaux, tant patronaux, qu’ouvriers7, avec les premières formes de médiation syndicale qui en résultent en matière de détermination des salaires et de durée du travail : cela contraint le jeu des rivalités individuelles dans la concurrence au sein de chaque « camp ». Le développement des sociétés par actions qui tend à distinguer ceux qui dirigent les entreprises de ceux qui ont apporté des capitaux en souscrivant des actions. La mise en place d’une législation du travail, traduction d’une médiation politique des conflits sociaux inhérents au rapport salarial sous forme de contraintes imposées à l’usage de la main-d’œuvre. Le développement d’une action sociale face au dénuement et à l’absence d’enracinement des populations qui quittent la campagne pour trouver en ville un emploi salarié, qu’elle soit le fait des patrons, des municipalités ou des associations à base salariale (bourse du travail, mutuelles, etc...). Il n’en résulte pas, pour autant, une cohésion du salariat dans son ensemble. C’est une cohésion partielle – le mouvement ouvrier, la classe ouvrière – qui s’affirme sur la base d’un principe antagonique au principe bourgeois : non pas celui de propriété individuelle, mais celui de solidarité, de prise en charge collective et partant, de propriété collective. La conception classique du socialisme s’y enracine, en opposition au libéralisme de l’époque qui identifie autonomie de l’individu et propriété privée. La lutte entre ces deux principes – propriété privée et liberté de l’entrepreneur / propriété collective et action collective – occupe le devant de la scène au tournant du siècle, masquant en quelque sorte l’avènement d’un nouveau principe – la normalisation – et avec lui, celui de la société salariale.
36Il n’est pas nécessaire de revenir longuement sur la mutation de forme dominante qui s’opère avec l’application des principes tayloriens d’organisation du travail, la négociation collective des salaires et la mise en place de systèmes de protection sociale et de réglementation du travail, conjugaison qui caractérise le rapport salarial « fordiste ». Réelle autonomie contre forte subordination, l’une et l’autre étant relative à la place occupée, au niveau dans la hiérarchie, au titre des nouvelles différenciations que le taylorisme détermine au sein du salariat. Le type d’entreprise qui forme système avec ce nouveau rapport spécifique est la grande entreprise dont les dirigeants sont des cadres salariés. Des formes dominées n’en demeurent pas moins, notamment là où les rapports au sein de l’entreprise – son organisation – ne relèvent pas des principes tayloriens de différenciation ; mais elles comportent certaines caractéristiques du rapport salarial fordiste, dans la mesure où les conventions collectives et la législation du travail s’imposent à toutes les entreprises. Les niveaux auxquels se déroulent les négociations entre « partenaires sociaux » sont au-dessus de l’entreprise, celles qui ont lieu à l’intérieur de celle-ci – entre la direction et les syndicats – ayant comme principal objet de régler les conflits qui naissent de l’application des accords nationaux, de branche ou de région, ou la législation en vigueur. Le compromis durable qui fonde cette nouvelle forme de rapport salarial est d’exclure du champ des rapports contractuels la mise en œuvre de la coopération dans l’entreprise, de la laisser entièrement au chef d’entreprise, en échange d’une amélioration régulière et générale du pouvoir d’achat. Une organisation globale du salariat en résulte, que manifeste la constitution de syndicats unissant l’ensemble des salariés (si ce n’est tous les cadres). C’est bien un processus de normalisation qui est en jeu dans les médiations syndicales et politiques et les institutions qui en résultent. La permanence, sur toute une période, de ce rapport salarial spécifique est liée au régime nouveau de croissance économique qu’il autorise, avec l’avènement de la monnaie bancaire et l’organisation du financement par création monétaire.
37La fin de la croissance et la montée du chômage manifestent la crise de ce rapport : nombreux sont ceux qui ne peuvent plus se socialiser en l’établissant et acquérir ainsi leur autonomie. Nous avons déjà discuté de l’origine de cette crise. On peut résumer le propos en disant que le compromis passé a été remis en cause des deux côtés. Sa rupture entraine dans son sillage la crise du syndicalisme « de masse et de classe ». Laissons encore ouverte la question de la mutation en jeu, l’objet de cette partie étant de l’inscrire dans un cadre prenant en compte la perspective d’une transition au(x) sodalisme(s). L’hypothèse logique de deux socialismes tout à fait différents l’un de l’autre n’est pas d’école. Le constat que tout un chacun est à même de faire et que L. Joffrin [10] a résumé par une formule choc « la gauche au pouvoir devait rompre avec le capitalisme, elle a rompu avec le socialisme », peut donner lieu à deux interprétations : l’abandon de toute perspective de dépassement du capitalisme au profit d’une pratique social-démocrate d’aménagement de ce dernier ; ou la rupture avec le socialisme étatique, l’abandon de ce projet pour la recherche des voies de passage à un socialisme autogestionnaire-marchand, que l’on peut aussi qualifier de libéral. Le débat n’est pas posé explicitement dans ces termes. Sans doute parce que le « ou » ne convient pas tout à fait. En effet, comme ce passage implique une transition qui n’est pas instantanée, il y a pratique social démocrate pour y arriver ; mais celle-ci n’est plus classique, en ce sens qu’elle ne correspond plus à une organisation du capitalisme faite de médiations étatiques renforcées et d’institutions centrales à gestion paritaire, en contrepoint d’un libéralisme tout aussi classique. Là est le vrai débat. Je ne prétends pas qu’il soit tranché. Mais au moins qu’une transition au socialisme autogestionnaire n’est pas sans fondements dans la réalité sociale actuelle. Ce qui est moins vrai pour le socialisme étatique. Une telle transition implique en premier lieu la préexistence de formes primitives de l’entreprise « autogestionnaire ». A ce titre, il y a déjà aujourd’hui des créations ou des reprises d’entreprise qui reposent sur l’association de ceux qui y travaillent, même si leurs formes empruntent encore au principe de la propriété par l’argent. Elles manifestent que « cela est possible ». Mais ce n’est pas de l’extérieur que se réalise principalement une transition. Il faut aussi que, à l’intérieur de l’entreprise capitaliste, le développement de celle-ci devienne l’affaire de tous et que s’affirme le point de vue selon lequel « il serait normal que l’entreprise appartienne à ceux qui y travaillent » (et qu’en conséquence sa direction émane d’eux). Cela veut dire que la recherche d’un résultat financier assurant la survie de l’entreprise et sa capacité d’investissement est une préoccupation portée par l’ensemble du personnel et qu’inversement l’amélioration de la condition salariale devient un des mobiles du développement de l’entreprise que le chef d’entreprise a en charge d’impulser. Non pas en tant que prince éclairé sachant ce qui est bon pour ses sujets, mais sur la base d’une reconnaissance du fait que les salariés sont seuls à même de fixer le sens souhaité de cette amélioration en s’organisant de façon autonome pour faire prévaloir telle ou telle orientation. Des syndicats d’un type nouveau qui ont intégré dans leurs revendications les contraintes marchande et financière et se distinguent par les objectifs visés ; des directions de l’autre qui acceptent de négocier dans l’entreprise, y compris les choix stratégiques d’investissement au regard de ce qu’ils peuvent apporter pour l’emploi, la durée du travail, le pouvoir d’achat, les conditions de travail...
38... Il est clair que nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Certaines évolutions vont toutefois dans ce sens, du côté patronal comme du côté syndical ; mais elles ne se conjuguent pas, sauf exception. Cette conjugaison, envisagée précédemment, est-elle possible ?
VERS UN PROJET NEGOCIE DE DEVELOPPEMENT DE L’ENTREPRISE
39Du côté des chefs d’entreprise, certains recherchent ailleurs que dans une baisse des charges obligatoires (cotisations sociales et impôts) et un desserrement des contraintes imposées à l’usage et à la rémunération de la main-d’œuvre, les conditions d’un rétablissement de l’efficacité et de la rentabilité de leurs entreprises.
40Des pratiques nouvelles de gestion, que G. Archier et H. Seyriex ont notamment systématisé dans « l’entreprise de troisième type » [3], ont pour objet de faire en sorte que tous les membres du personnel, et plus seulement l’encadrement, partagent l’esprit d’entreprise et s’impliquent pour réussir son développement. Un autre type d’organisation de l’entreprise, tournant le dos au taylorisme, est mis en place : l’entreprise des groupes. Les contraintes du marché pénètrent dans chaque atelier ; l’amélioration de la qualité des produits, l’abaissement des coûts deviennent la préoccupation de tous, dans le cadre de la participation volontaire à des groupes – cercles de qualité, groupes de progrès – disposant d’une réelle marge d’autonomie et d’initiative en matière d’organisation du travail, de transformations techniques à apporter, etc... Chacun doit trouver les conditions de se réaliser dans son travail, et non plus de le subir avec comme seule perspective la paye de la fin de mois. Une telle modernisation sociale est, au-delà de la seule modemiation technique, la clef de la compétitivité de l’entreprise. Elle permet une coopération efficace.
41Cela résout en partie, mais en partie seulement, la crise du rapport salarial fordiste. Les aspirations de chacun vis-à-vis de l’entreprise ne se limitent pas à trouver l’occasion de déployer une activité enrichissante et de participer à la réussite d’un projet dont la finalité reste de gagner dans la compétition marchande. Surtout pour ceux qui ne sont pas, en fait, impliqués dans les choix stratégiques. Chacun en attend des contreparties au plan de la sécurité de l’emploi, de l’amélioration du pouvoir d’achat et du temps disponible. C’est toute la question de la répartition du surplus marchand de productivité généré. Faut-il en redistribuer l’essentiel aux clients pour gagner des marchés et maintenir ou accroître l’emploi ? Faut-il en faire bénéficier le personnel, et sous quelle forme ? Faut-il en conserver une part, et laquelle, pour autofinancer les investissements ? Aucune réponse n’est apportée à ces questions ; sauf à considérer que tout ceci reste réglé par l’application dans l’entreprise des accords passés au niveau de la branche, etc... Mais alors, aucune avancée n’est faite en matière de normalisation de l’épargne de l’entreprise et l’on ne voit pas pourquoi les mêmes causes ne reproduiraient pas les mêmes effets. Or le problème est bien d’articuler les améliorations négociées au niveau d’ensemble – et que tous les salariés devraient obtenir quelle que soit leur entreprise – aux capacités de celles-ci à améliorer leur efficacité économique. Les termes en sont connus : sans dynamique de progrès économique – entendu comme amélioration des conditions d’existence de tous – pas d’extension de la demande et donc de débouchés pour les entreprises ; sans compétitivité des entreprises, pas de moyen de financer ce progrès économique. Les modalités pour sortir des impasses de la régulation fordiste – inflation et endettement ou, lorsque la dynamique des négociations est bloquée, manque de débouchés et chômage – restent indéfinies, si l’on ne fait que juxtaposer une nouvelle configuration de l’entreprise à un processus inchangé de négociations collectives, dans lequel les salariés sont appelés à peser comme une masse indistincte pour appuyer les revendications portées par les appareils syndicaux.
42Ce type de syndicalisme est en crise. La réponse que certains syndicats, et notamment le CFDT, tentent d’apporter à cette situation est de se réancrer dans l’entreprise en privilégianet la négociation à ce niveau, dans le cadre d’un élargissement de son champ aux conditions de travail et à l’introduction des changements techniques. L’objectif est de traduire, au plus près, les aspirations des salariés et de faire en sorte qu’elles soient prises en compte par la direction de l’entreprise. Les négociations au niveau de la branche, etc... n’ont de sens que si elles s’appuient sur celles qui ont eu lieu dans les entreprises, en traduisant leurs orientations dominantes. Elles ont pour principal objet d’obliger les directions qui ont refusé de négocier à le faire. Une telle stratégie pose deux problèmes. Elle repose sur une représentation particulière de l’entreprise : « dans l’entreprise deux logiques sont en présence : celle du chef d’entreprise visant nécessairement un résultat financier assurant la survie de l’entreprise et sa capacité d’investissement et celle des salariés portant d’abord sur l’amélioration de la condition salariale et de la gestion du travail. Seule la reconaissance de ces deux logiques permet de progresser dans la maîtrise des mutations pour assurer au mieux une efficacité économique et sociale de l’entreprise » (E. Maire, 40e Congrès de la CFDT [6]). La négociation est alors fondée, en ce qu’elle permet de trouver un compromis entre ces deux logiques. Ce qui permet à E. Maire de dire : « le patronat qui veut moderniser tout seul, sans nous, quand ce n’est pas contre nous est en retard d’une époque ». Sans doute est-ce le cas lorsque le chef d’entreprise gère uniquement selon la première logique et n’entend pas discuter avec les syndicats ce qui a, jusqu’à ce jour, été décidé unilatéralement par lui. Mais la stratégie proposée est invalidée lorsque, comme on l’a vu ci-dessus avec la problématique du projet partagé, la direction de l’entreprise porte les deux logiques à la fois, persuadée qu’en prenant en charge tout ou partie des aspirations du personnel elle crée les conditions de bonnes performances marchandes et financières. Elle peut se passer des syndicats ; ils ne sont plus des intermédiaires obligés. Ceux-ci se trouvent cantonnés dans leur champ traditionnel d’intervention. Le second problème tient au fait qu’une entreprise particulière ne peut se permettre de prendre beaucoup d’avance sur ses concurrents, en matière de salaires et de durée du travail. Le décalage temporel entre la négociation locale et la négociation d’ensemble que retient la stratégie envisagée, conduit au blocage : les améliorations obtenues localement sont très limitées en sorte qu’il n’y a pas grand chose à globaliser. Pour autant, on ne peut qu’être d’accord avec E. Maire lorsqu’il dit : « toute société développée a besoin d’une régulation des rapports sociaux, des salaires, des qualifications, des conditions de travail, sinon elle est la proie de conflits brusques et incontrôlés. Cette régulation peut être législative ou contractuelle mais de toute façon, elle est indispensable pour les salariés comme pour l’économie ». Et, à l’inverse, constater que « l’entreprise du troisième type » reste inscrite dans la vieille idée libérale d’harmonie sociale, niant l’ambivalence de l’entreprise capitaliste, lieu à la fois d’une coopération à une même activité et d’un conflit d’intérêt : l’absence de médiation syndicale interne laisse à nu ce conflit.
43Un dépassement des limites propres aux nouvelles pratiques envisagées est cependant possible. Il s’agirait d’articuler les niveaux de négociation en les faisant porter à la fois sur les perspectives d’avenir et les possibles réalisations. Le premier élément d’un tel dispositif est la négociation dans l’entreprise du projet de développement de celle-ci, englobant les choix stratégiques, le type d’avantages matériels que les salariés en retireraient et les conditions d’efficacité économique à réaliser. Non pas une fois pour toutes pour une période, mais en révisant régulièrement ce projet en fonction des problèmes rencontrés. Y serait articulée la conclusion d’accords cadres de branche (ou pour l’ensemble des branches) globalisant les objectifs inscrits dans les projets locaux en matière de salaires, de durée du travail et d’emploi. Dans chaque entreprise, la direction conserverait l’entière responsabilité de la mise en œuvre du projet, tout en négociant avec les syndicats ce qui peut finalement être accordé au personnel compte tenu notamment des gains globaux de productivité réalisés et du cas flow dégagé. Les objectifs inscrits dans les accords cadres serviraient de référence dans ces négociations, ces objectifs étant traduits régulièrement en minima à respecter.
44Tout ceci est, j’en conviens, encore bien imprécis. Mais peut on être plus précis en la matière ? Mon objectif était avant tout de dégager les lignes de force d’une possible mutation du rapport salarial s’inscrivant dans la perspective de sa disparition, sans prétendre qu’elle est nécessaire pour sortir de la crise actuelle et que cette nécessité l’imposera.
45Octobre 1985
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REFERENCES
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[14] B. RUFFIEUX, Stratégie sociale et choix des investissements dans les entreprises, Cahiers IREP-Développement, no 8, 1985.
Notes de bas de page
1 Précisons que l’ensemble des prolétaires et l’ensemble des salariés ne se confondent pas, le principe de cohésion sociale bourgeois s’étendant à ceux des salariés qui sont « au service » de leur employeur pour l’aider dans les tâches qui lui sont spécifiques (encadrer, gérer...) et qui, à ce titre, sont en quelque sorte englobés dans la propriété de l’employeur privé.
2 Nous nous référons ici à la contribution récente de B. Guibert tout à fait fondamentale [9].
3 On courcicuite toutefois les rapports que l’individu-salarié noue avec d’autres individus pour constituer une unité de dépense (cf. le ménage).
4 Il en existe une quatrième : celle du travailleur de ses moyens d’existence ; mais elle découle des trois précédentes. En effet, si un travailleur n’était pas sans moyens de production et s’il n’avait pas besoin d’être avec d’autres pour produire, il pourrait produire ses moyens d’existence ; ou en produire d’autres ; on retrouve alors la séparation des cellules de production entre elles.
5 Notons bien que « rapport marchand » et « rapport monétaire » ne sont pas des expressions interchangeables. A les confondre, on est conduit à considérer le rapport salarial et le rapport financier comme des rapports marchands.
6 Voir en avances sur rémunérations.
7 Plutôt que salariaux, car ils dérivent de la différenciation en métiers.
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