Conclusion
L’enfance des inégalités urbaines
p. 131-140
Texte intégral
Montrer qu’au même moment des enfants du même âge sont soumis à des conditions matérielles d’existence, des exigences morales et corporelles ou des sollicitations culturelles très contrastées, c’est donner à comprendre que les chances d’atteindre telle ou telle position, de connaître tel ou tel problème de santé ou de bénéficier de tel ou tel privilège sont très inégalement distribuées (Lahire, 2019 a, p. 58).
1L’analyse développée dans cet ouvrage a essayé d’articuler deux approches sociologiques rarement mobilisées ensemble, la description goffmanienne des comportements en public (Goffman, 1963, 2013) et l’approche dispositionnaliste des processus de socialisation (Lahire, 2013 ; Darmon, 2016). En effet, si Erving Goffman suggère que l’incorporation des normes s’opère par le biais des exigences correctives de l’entourage, « les enfants [devant] constamment réaccomplir leurs actions » (1971, 1973, p. 154), les cadres, les modalités, les temps et les effets de la socialisation (Lahire, 2013) demeurent largement implicites dans son œuvre. L’objectif d’une telle entreprise est double, dans la mesure où il s’agit de mieux comprendre, dans un même mouvement, la sociogenèse de la différenciation sociale et sexuée des usages des espaces publics urbains, ainsi que le rôle joué par la fréquentation ordinaire de ces espaces dans la « fabrication sociale des individus » (Lahire, 2013, p. 11).
2L’étude de la façon dont les parents enseignent à leurs enfants comment se comporter dans les espaces publics de deux métropoles européennes, Paris et Milan, constitue par ailleurs une contribution empirique à la connaissance des modalités de découverte de la grande ville contemporaine par les enfants. En mettant en lumière un certain nombre de « contenus » (voir Darmon, 2016) de leur socialisation aux espaces publics, cette analyse permet de mieux penser l’articulation entre l’« ordre de l’interaction » (voir Goffman, 1983) et l’action éducative mise en œuvre au quotidien par les parents. Elle apporte ainsi quelques éléments de réponse aux questionnements en cours sur les dimensions spatiales des processus de socialisation (Löw, 2001, 2015 ; Authier, 2012 ; Cayouette-Remblière, Lion & Rivière, 2019).
Des processus de socialisation ordinaires
3L’enquête a d’abord permis d’aborder le rôle joué par un ensemble d’agents et d’instances dans le processus de socialisation des enfants aux espaces publics urbains.
4Commençons par l’école : la position dans la carrière scolaire semble davantage définir l’évolution des pratiques urbaines des enfants que leur âge biologique, l’entrée dans l’enseignement secondaire marquant en particulier un tournant. Les choix scolaires effectués par les parents contribuent par ailleurs de manière significative à la différenciation des expériences enfantines par le biais d’un ensemble de répercussions sur les pratiques de mobilité quotidiennes (notamment la prise régulière des transports en commun en cas de scolarisation en dehors de l’espace local) et le rapport au quartier de résidence (en particulier avec l’inscription dans des réseaux de sociabilité plus ou moins délocalisés). Alors que les écoles jouent un rôle central dans la production de l’interconnaissance locale, la fréquentation de l’établissement de proximité tend à renforcer la confiance exprimée par les parents dans la supervision collective et informelle des pratiques urbaines des enfants dans le quartier de résidence. Dans le même temps, les autres parents représentent autant de repères et de juges, ce qui tend à favoriser l’alignement des pratiques au sein des groupes de pairs parentaux, souvent homogènes socialement. Les pairs enfantins jouent quant à eux un rôle important dans le cadre des pratiques urbaines effectuées à plusieurs – qui rassurent fortement les parents –, mais qui est aussi en lien avec la pression à l’autonomie que les groupes de pairs enfantins tendent à exercer, en particulier après l’entrée au collège. La famille élargie peut également jouer un rôle important dans la découverte progressive du quartier et de la ville par les enfants, en particulier sur le terrain milanais. Les parents ne sont donc pas les seuls à jouer un rôle actif dans le processus de socialisation des enfants aux espaces publics.
5L’exposition intensive aux messages médiatiques et aux faits divers ne laisse par ailleurs pas les parents insensibles, indépendamment de leurs convictions quant à la réalité du danger. Ce récit envahissant et inquiétant, y compris quand on s’en méfie, constitue un trait saillant de leur expérience, du fait de projections mimétiques plus ou moins contrôlées et conscientes dans les situations dramatiques rapportées. Le travail d’encadrement parental n’est dès lors pas exempt de dilemmes, liés notamment à la tension entre un désir (plus ou moins vif) de promouvoir l’autonomie des enfants et des craintes (là encore plus ou moins vives) relatives à leur sécurité.
6Dans ce contexte, la découverte de la ville par les enfants s’effectue de manière progressive, du domicile vers les espaces les plus publics, en passant par une gradation fine d’espaces perçus par les parents comme protégés, où la circulation motorisée est interdite ou a minima fortement régulée et où s’exercent des formes de contrôle des comportements des enfants et des tiers. En grande partie assurée par d’autres parents, cette « coveillance » informelle érige l’espace local en scène centrale du processus de socialisation aux espaces publics, du fait de la perception largement partagée d’une interconnaissance rassurante, y compris lorsqu’elle n’est que superficielle (Blokland & Nast, 2014). Ces observations permettent de mieux comprendre le changement du rapport au quartier impliqué par la parentalité (Authier, 2001), lié notamment à l’inscription dans de nouveaux réseaux dans le cadre de la scolarité et des activités extrascolaires des enfants (Weller & Bruegel, 2009 ; Kosunen & Rivière, 2018). Elles illustrent le caractère socialisant pour les parents eux-mêmes du « travail parental » (Déchaux, 2009) qu’ils mettent en œuvre au quotidien : si ce livre s’intéresse de manière spécifique à la socialisation des enfants aux espaces publics par leurs parents, il invite aussi à penser la (re)socialisation des parents ou, pour le dire autrement, à s’intéresser à la socialisation des socialisateurs (Darmon, 2016). Alors que les parents qui se désintéressent des faits et gestes de leurs enfants dans les espaces publics tendent à être perçus et définis comme de « mauvais » parents, le travail d’encadrement des mobilités constitue une facette de la « bonne » parentalité contemporaine (Martin, 2014).
7Les souvenirs qu’ont les parents de leur propre expérience enfantine suggèrent d’ailleurs une évolution de l’interprétation du rôle d’encadrant assuré par les parents : leurs récits décrivent une transformation des standards éducatifs, davantage d’attentes et de responsabilités pesant selon eux sur les épaules des parents d’aujourd’hui, plus impliqués dans l’éducation de leurs enfants, et ce, dans un contexte perçu comme plus dangereux du fait de l’augmentation du nombre de véhicules motorisés et de la visibilité nouvelle du risque pédophile. La nostalgie que beaucoup d’entre eux expriment semble dès lors en partie associée à leur impression que la parentalité urbaine est un rôle social plus exigeant et éprouvant que quand eux-mêmes étaient enfants, un parallèle intéressant pouvant être opéré avec les angoisses ressenties et exprimées par de nombreux parents au sujet des parcours scolaires de leurs enfants (voir notamment Oberti & Rivière, 2014).
8La peur de l’enlèvement, et en toile de fond celle de la pédophilie, conduit à opérer un parallèle avec la peur diffuse du viol par un inconnu planant sur les pratiques urbaines des femmes (Warr, 1985), alors même que la menace la plus sérieuse est, dans le cas des enfants comme dans celui des femmes, constituée par les proches (Jenks, 1996 ; Lieber, 2008). Il s’agit alors pour les parents d’orchestrer un processus d’apprentissage ambigu, inculcation simultanée de règles d’interaction et de circulation, mais il s’agit aussi de la nécessité de ne pas s’attendre à un respect inconditionnel de ces règles par les autres usagers des espaces publics urbains, en particulier les adultes. Les parents s’efforcent de trouver un équilibre entre la méfiance et la politesse dont il convient de faire preuve envers les inconnus et transmettent un guide pour l’interaction qui s’avère en définitive assez proche de la posture de réserve décrite par Georg Simmel, combinaison d’indifférence et d’aversion (1903, 2004).
Principes de différenciation de l’encadrement parental
9Ce livre a décrit l’encastrement des pratiques urbaines des enfants dans des logiques éducatives et des conditions matérielles de vie contrastées, en distinguant de manière idéale-typique trois manières d’encadrer. Plutôt caractéristique de l’action éducative des parents des classes populaires, l’encadrement « protecteur » associe une anticipation relativement faible de la prise d’autonomie de l’enfant, un intérêt limité pour la transmission de compétences de mobilité, une forte inscription dans l’espace local et un rapport d’appropriation aux espaces communs proches du domicile. Plutôt caractéristique de la fraction économique des familles des classes intermédiaires et moyennes-supérieures, et plus généralement des familles qui s’inscrivent dans une perspective de mobilité sociale ascendante, l’encadrement « préparateur » se distingue par une forte anticipation de l’autonomie, articulée autour d’un idéal d’acquisition continue d’expérience et de compétences. L’ancrage dans l’espace local est relativement négligé et la présence autonome des enfants dans les espaces publics résiduelle, la réussite scolaire des enfants tendant à l’emporter sur toute autre considération. Enfin, l’encadrement « stratège », plutôt caractéristique de la fraction culturelle des classes intermédiaires et moyennes-supérieures, tente de combiner l’idéal de la préparation à celui de la protection par le localisme. Une forte attention à l’acquisition de compétences d’interaction et de mobilité et à la réalisation d’expériences en autonomie se trouve alors associée à une valorisation du quartier en tant qu’espace assurant bien-être et sécurité à l’enfant.
10Si elles mobilisent différents leviers, ces trois manières d’encadrer les pratiques urbaines des enfants ont en commun de tenter de maîtriser l’incertitude liée à la fréquentation des espaces publics, que ce soit par la sensibilisation aux dangers du monde extérieur et la préférence pour la proximité (encadrement protecteur), par une préparation poussée à la mobilité dans la ville (encadrement préparateur) ou par une tentative d’alliance des idéaux de la proximité et de la préparation et une quête d’accumulation de capital social local (encadrement stratège). L’encadrement protecteur et l’encadrement stratège invitent en effet à relever l’importance du capital social local dans l’exercice de l’encadrement, l’interconnaissance jouant un rôle décisif dans la sécurisation perçue des mobilités enfantines. Son accumulation et son entretien font l’objet d’un investissement marqué de la part des « stratèges », souvent arrivés dans leur quartier peu de temps avant ou après la naissance de leur premier enfant.
11L’enquête montre par ailleurs que l’encadrement parental s’exerce de manière différenciée selon le sexe de l’enfant : les filles et les garçons tendent à se voir enseigner des normes distinctes de présentation de soi et de comportement en public, et les filles voient leur présence autonome dans les espaces publics urbains plus encadrée. Des normes d’usage genrées se dégagent des enseignements transmis par les parents, structurées par une représentation largement partagée d’espaces publics masculins et hétéronormés, au sein desquels les filles feraient l’objet de sollicitations bien plus fréquentes et plus pressantes que les garçons. Ces craintes spécifiques aux filles émergent au moment de la puberté, les garçons tendant à faire l’objet d’inquiétudes plus prononcées au début de la phase d’âge étudiée durant l’enquête : tout se passe comme si la puberté marquait leur accès au statut de (jeunes) femmes, ce qui implique manifestement un certain nombre de restrictions à l’exploration autonome de la ville.
12L’encadrement parental contribue donc à distinguer les conditions dans lesquelles les filles et les garçons découvrent les espaces publics urbains. Cette mise en lumière de l’existence de différents types de socialisation (voir Darmon, 2016) invite à articuler les processus de socialisation sexuée et leurs variations de classe : tandis que les parents les moins dotés en capital culturel et scolaire aspirent avant toute chose à « protéger » leurs filles sur le registre de la naturalisation des différences, ceux qui en sont les plus dotés tendent à mettre en avant leur volonté d’anticiper l’asymétrie des rapports de genre dans les espaces publics pour « préparer » leurs filles à des risques présentés comme objectifs. Mais si ces derniers critiquent et questionnent la division sexuelle des rôles sociaux, ils n’en mettent pas moins en œuvre des pratiques d’encadrement spécifiques pour leurs filles, de manière révélatrice de l’écart qui subsiste entre les discours des parents critiques à l’égard des stéréotypes de genre et leurs pratiques réelles (Dafflon-Novelle, 2006 ; Pélage et al., 2016 ; Court, 2017).
13Le fait de ne pas avoir approfondi l’étude des effets des configurations familiales (voir Lahire, 1995) sur les pratiques parentales constitue un regret, dans la mesure où ces configurations semblent participer de leur différenciation. Le temps que les parents peuvent consacrer à l’action éducative joue en effet un rôle décisif (Garcia, 2018), qui apparaît de manière évidente en situation de monoparentalité. Dépourvus d’un partenaire sur lequel s’appuyer pour partager la charge du travail parental, les parents veufs, séparés ou divorcés sont condamnés à l’exercice solitaire de l’encadrement, souvent plus lâche que lorsqu’il est assuré en duo du fait de l’impossibilité de répartir les tâches et les rôles (Valentine & McKendrick, 1997 ; Lehman-Frisch, Authier & Dufaux, 2012), en particulier lorsqu’ils ont plusieurs enfants. L’exemple du téléphone portable montre bien la spécificité de l’encadrement monoparental : alors que le recours à cet outil dans la supervision des mobilités est très clivé (et certainement clivant) socialement (Rivière, 2014 b), cette fracture tend à s’atténuer dans le cas des parents seuls, auxquels il permet d’atteindre une forme d’ubiquité en rendant possible d’« organiser les activités familiales alors que le corps est absent » (Lahire, 1995, p. 35).
De la différenciation des expériences aux inégalités
14S’il s’agit d’une « grande illusion » que de considérer que « le savoir demeure inchangé dans le processus de transmission de l’émetteur vers le récepteur » (Lahire, 2007 a, p. 273), et si ce livre n’entend nullement considérer les enfants comme autant d’objets passifs de la socialisation1, l’étude de l’action socialisatrice des parents permet de formuler des hypothèses relatives aux effets que l’encadrement parental est susceptible d’exercer sur les enfants, notamment la transmission et l’incorporation de dispositions différenciées (manières d’agir, goûts et dégoûts, perception de hiérarchies sociales et urbaines).
15La différenciation sociale de l’encadrement parental invite en effet à penser l’existence de processus d’incorporation de rapports différenciés aux espaces publics, au quartier et à la ville selon les propriétés sociales des familles. Alors que les enfants des classes populaires sont davantage cantonnés dans leur espace de résidence, les enfants des classes moyennes-supérieures développent des réseaux de sociabilité plus étendus. Au-delà de leur contribution à la fabrique quotidienne de la ségrégation urbaine, les pratiques d’encadrement parental contribuent sans doute à la construction d’un rapport plus ou moins dominant à l’espace urbain, les enfants se sentant plus ou moins à l’aise et légitimes dans les espaces publics et plus ou moins confiants dans leur capacité de maîtrise et d’adaptation aux événements, déclinaison urbaine du sentiment de légitimité décrit par Annette Lareau à propos des enfances dominantes (2003). On pense ici notamment à la faculté de s’orienter seul, d’emprunter les transports en commun de manière autonome, de faire face à l’imprévu ou de savoir interagir avec des inconnus dans différents types de contextes urbains. Les pratiques d’encadrement parental tendent par ailleurs à davantage ancrer les enfants des classes populaires dans leur espace de résidence, alors qu’elles favorisent la projection dans la ville des enfants des classes moyennes-supérieures. Relevons toutefois que l’encadrement protecteur, qui est le plus localiste des trois types distingués, est loin de ne développer aucune disposition à l’autonomie, les enfants faisant plus tôt l’expérience de pratiques urbaines non supervisées par des adultes dans le quartier de résidence et d’une intense interconnaissance locale. On peut sans doute alors parler d’un rapport dominant au quartier, tout l’enjeu de la démarche des stratèges constituant d’ailleurs à tenter de concilier une socialisation au rapport dominant à la ville et une insertion effective dans les réseaux de sociabilité locaux.
16Garçons et filles acquièrent aussi probablement des manières différenciées d’agir et de percevoir dans les espaces publics urbains. L’encadrement parental participe en effet selon toute vraisemblance à l’acquisition de compétences et à l’intériorisation de dispositions sexuées, ces « manières durables d’agir, de penser et de percevoir, socialement codées comme féminines ou masculines et attendues d’un sexe plus que de l’autre » (Court, 2017, p. 90), ainsi qu’à l’acquisition d’un rapport plus ou moins assuré et confiant aux espaces publics. Cette différenciation sexuée de la socialisation aux espaces publics des enfants permet de mieux « comprendre les peurs féminines » (voir Condon, Lieber & Maillochon, 2005) : l’ensemble de recommandations qui sont adressées de manière spécifique aux filles (gestion de la présentation de soi, évitement de lieux et de moments, recherche d’une escorte) éclaire en effet la genèse du rapport distinct aux espaces publics des hommes et des femmes adultes (Lieber, 2008). Socialisées à l’évitement et à la discrétion, les filles ne le sont guère à la remise en cause des normes de genre, et cela, quel que soit le type de famille dans lequel elles évoluent. La façon dont les parents, envisagés en tant qu’agents centraux de la socialisation des enfants, accompagnent et encadrent de manière différenciée la découverte et les usages que les enfants font des espaces publics selon leur sexe suggère ainsi que l’association opérée par le sens commun entre espaces publics, féminité et danger (Lieber, 2008) est en partie (re)produite par l’action éducative des parents.
17Au-delà du seul rapport à la ville, les observations formulées dans ce livre conduisent à considérer que l’encadrement parental contribue à la fabrique des filles et des garçons, les espaces publics urbains devant dès lors être considérés comme l’un des différents « espaces de construction du genre » évoqués par Isabelle Clair (2012, p. 54). Ce travail permet dès lors, au-delà de la simple description de la différenciation des pratiques éducatives, de prendre en considération la transmission d’avantages différentiels (Lareau, 2003) aux enfants qui pourront, par la suite, constituer autant de ressources que d’obstacles à leur réussite scolaire puis professionnelle (Lahire, 2019 c).
Le poids des contextes locaux
18Ce livre montre par ailleurs le rôle structurant des contextes locaux dans la mise en œuvre des pratiques d’encadrement parental. Le choix de les étudier dans une perspective comparée a permis de décrire leur inscription dans différentes sociétés urbaines et nationales et la nécessité de prendre en compte les arrangements locaux entre le marché, la famille et l’État (Oberti, 2009).
19Le volet milanais de l’enquête a ainsi permis de mettre en lumière la structuration des pratiques par l’organisation locale de la fourniture de welfare, qui repose largement sur les familles et sur le tiers-secteur, notamment sur sa composante catholique. Dans le triangle Monza-Padova, la famille élargie, et notamment les grands-parents, est bien plus souvent impliquée dans la prise en charge des enfants que sur le terrain d’enquête parisien. La faiblesse de l’action publique en direction des familles se reflète également dans le rôle central joué par les patronages paroissiaux dans les sociabilités enfantines, ceux-ci délivrant un service parapublic de prise en charge des enfants en dehors du temps scolaire, davantage assuré par les services municipaux à Paris. La perspective comparée conduit également à souligner le rôle joué par les marchés scolaires dans la socialisation aux espaces publics des enfants, un fort contraste entre les deux terrains d’enquête reposant sur la combinaison de la sectorisation de l’instruction publique à Paris et d’une distribution inégalitaire de l’offre scolaire dans l’espace urbain (Oberti, 2005). Dans un contexte de durcissement de la compétition scolaire, certains profils de parents perçoivent une incitation à l’évitement des établissements publics de secteur : la forte hiérarchisation des établissements scolaires constitue dès lors un facteur d’éviction de l’espace local d’une partie des enfants, ce qui n’est pas sans effet sur la fabrique quotidienne de la mixité dans la mesure où les familles qui s’inscrivent le plus dans la logique de performance scolaire sont souvent les mieux dotées en ressources culturelles, économiques et sociales. Tandis que cette différenciation des parcours scolaires contribue à la différenciation sociale des expériences enfantines de la ville et du quartier sur le terrain parisien, l’évitement des établissements scolaires publics de proximité tend pour l’essentiel à s’opérer par le biais des écoles privées catholiques locales sur le terrain milanais.
20Le choix d’une approche localisée dans un contexte de mixité sociale a par ailleurs permis d’observer que le fait de grandir dans ce type d’espace tend à être envisagé par certains parents, et notamment par les « préparateurs », comme une expérience rentable pour les enfants, reconvertible notamment à moyen terme sur le marché de l’emploi. Complémentaire de la « socialisation par le voyage » caractéristique des enfances favorisées (Réau, 2009, p. 74), cette socialisation au cosmopolitisme et aux inégalités sociales par le lieu de résidence peut être perçue comme une préparation au monde de demain. Du point de vue des pratiques urbaines, l’expérience de la mixité est alors envisagée comme permettant d’acquérir une meilleure capacité de réaction face à l’imprévu et d’évoluer avec aisance dans des contextes urbains variés. En miroir, l’acquisition de ces compétences et dispositions est jugée plus difficile quand les enfants grandissent dans des espaces socialement homogènes. L’enquête suggère d’ailleurs des formes de convergence des pratiques liées à l’expérience du côtoiement d’enfants et de parents « différents de soi » (Van Zanten, 2009 b) et conduit à formuler l’hypothèse que la mixité favorise une certaine porosité des pratiques éducatives. La distinction binaire opérée par Annette Lareau entre l’« éducation concertée » caractéristique des classes moyennes américaines et la « croissance naturelle » caractéristique des classes populaires semble ainsi pouvoir être nuancée, dans la mesure notamment où l’on observe sur les deux terrains une influence désinhibante des modes d’encadrement populaires sur les pratiques des parents des classes moyennes-supérieures. Réalisées dans un contexte résidentiel plus ségrégé, les observations de Lareau et de son équipe de recherche (2003) ne semblent dans cette perspective pas suffisamment prendre en compte le rôle joué par le contexte de résidence dans la structuration des pratiques éducatives (voir également Authier & Lehman-Frisch, 2012).
21Cette analyse du rôle structurant des contextes locaux invite à approfondir l’étude des dimensions spatiales de la socialisation des enfants dans d’autres types d’espaces, par exemple en comparant différents contextes résidentiels au sein d’une même métropole. Réaliser une comparaison de ce type permettrait notamment de mieux comprendre le rôle que jouent les choix scolaires dans la différenciation des expériences enfantines de la ville ou encore la façon dont la socialisation sexuée aux espaces publics urbains se décline selon le contexte de résidence. Une telle démarche permettrait d’interroger de manière fine la façon dont les processus de socialisation sont en partie définis par les contextes locaux, tout en conférant plus de profondeur aux travaux menés sur la ségrégation résidentielle et en permettant de mieux en saisir les effets.
Leurs enfants dans la ville post-Covid
22Pendant la période de confinement à domicile de la population au printemps 2020, le mot d’ordre consistant à « rester chez soi » pour « sauver des vies » a concerné au premier titre les enfants2. Nombre de commentateurs ont, à raison, souligné leurs conditions très inégales de confinement et notamment l’exposition différenciée des enfants aux violences intrafamiliales, l’accroissement sensible des inégalités scolaires et bien sûr l’existence de criantes inégalités de logement (taille, densité d’occupation, accès éventuel à un jardin ou à un extérieur). Comme ce livre espère avoir à son tour contribué à le démontrer, les espaces publics ne constituent pas dans la même mesure une ressource selon les caractéristiques du logement dont on dispose.
23Au-delà de ce rôle de révélateur et de renforcement d’inégalités préexistantes (Lambert & Cayouette-Remblière, 2021), on peut s’interroger sur la marque que la crise sanitaire résultant de l’épidémie de Covid-19 laissera sur les usages des espaces publics urbains et notamment sur les usages enfantins de ces espaces. Alors que la question de la (faible) place accordée aux enfants dans la ville a gagné en légitimité et en visibilité dans de nombreux pays depuis une bonne dizaine d’années (voir notamment Tonucci, 1996, 2019), quelle sera la place des enfants dans la ville post-Covid ? Soutenues par un ensemble de sanctions symboliques, financières et même pénales, la promotion et l’imposition de nouvelles normes d’usage et d’interaction dans les espaces publics (comme le port du masque, les règles d’hygiène et de distanciation physique, la limitation du rayon géographique d’action ou encore du temps que l’on est autorisé à passer dans les espaces ouverts à tous) conduiront-elles à redéfinir la façon dont les parents enseignent à leurs enfants « comment se conduire dans les lieux publics » (voir Goffman, 1963, 2013) ? Dans quelle mesure les pratiques ordinaires d’encadrement du passage des enfants à l’autonomie dans le « monde d’étrangers » (Lofland, 1973) qu’est la ville seront-elles affectées par le fait que les passants, mais aussi le mobilier urbain, sont désormais susceptibles d’être perçus comme autant de vecteurs de contamination et donc comme autant de dangers potentiels ? En miroir, des consignes spécifiques seront-elles transmises aux enfants pour qu’ils ne risquent pas de contaminer les autres usagers des espaces publics ? De nouvelles lignes de partage entre parents vont-elles faire leur apparition, liées aux nouvelles préoccupations sanitaires et à la définition de nouveaux comportements (ir)responsables ? Dans quelle mesure les ressources (économiques, culturelles, sociales) et les trajectoires (professionnelles, résidentielles) des familles contribueront-elles à éclairer ces éventuels contrastes ?
24Quoi qu’il en soit, dans des sociétés urbaines déjà caractérisées par une inquiétude diffuse pour la sécurité des enfants dans les espaces publics, la probabilité que ces derniers deviennent encore plus des « enfants d’intérieur » (Karsten & Van Vliet, 2006) n’est pas négligeable. Trois décennies après la montée en visibilité du risque pédophile, faut-il redouter que les enfants des parents rencontrés au cours de l’enquête ne deviennent à leur tour des parents nostalgiques d’une insouciance et d’une liberté révolues ?
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014