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Le Temple national

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Vincent Petit

Les soutanes de Marianne (1871-1914)

Christian Sorrel

Texte intégral

1Huit représentants et députés, un sénateur inamovible, lui-même ancien représentant... La présence de prêtres dans les assemblées parlementaires de la IIIe République entre 1871 et 1914 pourrait relever de l’anecdote, tout comme les candidatures ecclésiastiques malheureuses, en nombre toujours limité. Elle n’est pourtant pas dépourvue de signification dans un contexte tendu par la politisation des enjeux religieux et la diffusion de la violence anticléricale. Clerc et élu du suffrage universel, évêque ou professeur, figure de proue du conservatisme monarchiste puis abbé démocrate, le député en soutane cristallise les antagonismes et les mutations du monde catholique. Mais il est aussi un acteur du nouvel espace démocratique de la délibération au risque du conflit avec le modèle hiérarchique de l’Église qu’il incarne et de la disqualification de la parole sacerdotale.

De la monarchie chrétienne...

  • 1 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie, ses ouvrages, ses œuvres, son influence et son temps d’après (...)
  • 2 Vincent Petit, « Un ecclésiastique libéral en politique : les tentations électorales de l’abbé Bes (...)

2Alors qu’aucun clerc n’avait siégé au Corps législatif sous le Second Empire, la IIIe République naissante semble renouer le 8 février 1871 avec le précédent de 1848. Mais elle le fait modestement avec 3 élus seulement. Les élections complémentaires du 2 juillet, liées à l’autorisation des candidatures multiples, ne leur apportent pas de renfort. L’évêque d’Angers, Mgr Freppel, passé du catholicisme libéral ultramontain au parti ultramontain antilibéral, est battu dans la Seine, malgré la victoire de sa liste, préparée par l’Union parisienne de la presse selon un spectre politique large, des légitimistes aux républicains modérés1. Il en est de même dans le Doubs pour l’abbé Besson, futur évêque de Nîmes, proche des catholiques libéraux et réputé légitimiste en dépit de sa discrétion sur le régime. Il est victime des divisions des conservateurs et de la méfiance accrue des électeurs, y compris des pratiquants, à l’égard du cléricalisme : « Le vent ne soufflait pas du côté de la soutane », conclut l’intéressé2.

  • 3 Jacques Gadille, La Pensée et l’action politiques des évêques français au début de la IIIe Républi (...)

3Des 3 élus de février, une personnalité majeure se dégage, aussi connue que discutée, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, qui s’est imposé difficilement au septième et dernier rang (47 % des votants) dans son département du Loiret, où la liste conservatrice n’a obtenu que 2 élus. À près de 70 ans, éducateur et pasteur, écrivain et polémiste, académicien français, il a derrière lui un long passé de lutteur aux côtés des catholiques libéraux, soucieux de rapprocher l’Église et la société née de la Révolution de 1789. Il attaque les radicaux et les libres-penseurs qui doutent de sa sincérité. Il bataille contre les catholiques intransigeants qui lui reprochent son interprétation du Syllabus de Pie IX fondée sur la distinction de la thèse et de l’hypothèse, son refus de voter le dogme de l’infaillibilité pontificale dont il juge la définition inopportune et sa défense, dans la ligne de l’orléanisme, d’une monarchie faisant place aux « libertés nécessaires » pour protéger l’ordre social avec le soutien de l’autel3.

  • 4 L’Univers, 20 juin 1871.
  • 5 Michel Lagrée (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 3. La Bretagne(...)
  • 6 Chanoine Le Clanche (éd.), Correspondance de M. J. Jaffré, chanoine honoraire, recteur de Guidel, (...)

4C’est au camp intransigeant, la « droite pure4 », qu’appartiennent les 2 autres élus de 1871. Ils sont issus de la « terre des prêtres » bretonne qui semble désormais seule capable, ou presque, de porter des clercs au Parlement. Fils d’un émigré membre de la Chambre des députés sous la Restauration, pionnier de la renaissance culturelle bretonnante, prêtre après la mort de son épouse et de ses enfants, l’abbé du Marhallac’h doit sa place sur la liste conservatrice du Finistère à son action charitable auprès des Mobiles de son département en 1870 (72 % des votants, 11e sur 13). Mais il apprécie peu sa tâche et démissionne dès juin 1871 pour exercer son ministère sur les îles Glénan, avant d’être nommé vicaire général en 18735. L’abbé Jaffré, curé de Guidel, reste au contraire fidèle à son siège de représentant du Morbihan (75 % des votants, 9e sur 10), assidu aux séances et aux réunions des commissions de l’instruction primaire et de l’instruction secondaire. Provincial et rural, il critique l’atmosphère de Versailles, avec ses aristocrates « pommadés, frisés, parfumés », et aspire à « trouver un peu de boue et de crotte » en quittant la Chambre. Légitimiste et ultramontain, il est à peine plus indulgent pour Dupanloup, « le Vatel qui se charge d’accommoder les choses de l’Église aux goûts de la France moderne », que pour Gambetta, « le génie [...] de la destruction par décomposition et pourriture ». Mais il n’est pas tendre pour ses amis et le sursaut du 24 mai 1873 le laisse vite sans illusions : « Mac-Mahon sera un Thiers amélioré ; au lieu de mourir brusquement, nous mourrons d’anémie [...]. La mort brusque serait plus dans mes goûts6 ».

  • 7 Cité par François Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, membre de l’Académie française(...)
  • 8 Ibid., p. 260-283.
  • 9 Mgr Dupanloup à la tribune, Lyon, E. Vitte, 1901.
  • 10 Jean-Marie Mayeur & Alain Corbin (dir.), Les Immortels du Sénat, 1875-1918, Paris, Publications de (...)

5Ce pessimisme, Mgr Dupanloup le partage largement, par-delà l’écart qui sépare les deux hommes : « Le flot monte, la digue fait eau, qui ne le voit ? Courons tous, conservateurs de quelque nuance que nous soyons ; empêchons l’eau de filtrer, et le flot de jaillir, et la brèche de se faire », écrit-il en 1876 dans la brochure Où allons-nous ?7 Convaincu de la nécessité de la restauration de la monarchie, il plaide la cause de la fusion dynastique et demande au pape d’appuyer ses démarches auprès du comte de Chambord pour que celui-ci place « le salut de la France » au-dessus de la question du drapeau, « qui n’est pas un principe8 ». En vain. À défaut, il bataille à la Chambre pour défendre les intérêts de l’Église à propos de la question romaine, de la loi militaire (aumônerie, reports d’incorporation pour les étudiants, accomplissement des devoirs religieux des soldats), de la présence des ministres des Cultes dans les bureaux de bienfaisance et de la question scolaire, dans le but de couronner le combat des années 1840 en faveur de la liberté de l’enseignement (loi du 12 juillet 1875 sur le supérieur9). Il préserve les avantages acquis après son élection difficile à la chambre haute, 73e des 75 sénateurs inamovibles choisis en décembre 1875 (315 voix sur 632), juste derrière le catholique Henri Wallon dont il avait refusé en janvier l’amendement constitutionnel favorable à la République10. Et il continue à ferrailler, d’une plume de plus en plus déclamatoire, contre les intransigeants ou les anticléricaux, de Louis Veuillot à Edmond de Pressensé, de Léon Gambetta à Victor Hugo, en passant par le ministre italien Minghetti, dans un combat qui dépasse largement son rôle de parlementaire.

  • 11 René Hogard, Quarante-cinq ans d’épiscopat, Mgr Turinaz, évêque de Nancy et de Toul, 1838-1918, Na (...)
  • 12 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 146-147.
  • 13 Philippe Levillain, Albert de Mun : catholicisme français et catholicisme romain du Syllabus au Ra (...)
  • 14 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 210-211.

6La mort de l’évêque d’Orléans le 11 octobre 1878 prive le Parlement de toute soutane pour quelques mois. Le grief de cléricalisme, qui enfle, et les divisions de la droite nuisent aux candidats ecclésiastiques. En 1876, le jeune évêque de Tarentaise, Turinaz, un proche de Dupanloup, renonce à se présenter en Savoie, se refusant à devenir « un homme de parti » face à des notables divisés et un électorat en voie de républicanisation11. Au même moment, le légitimiste Freppel s’abstient dans le Nord, faute d’obtenir l’accord de l’archevêque de Cambrai, le cardinal Régnier, comme dans la Loire-Inférieure, où le comité royaliste récuse l’entente avec le camp bonapartiste exigée par l’évêque de Nantes, Fournier12. De son côté, un chanoine de Saint-Denis et ancien aumônier de la marine, Cadoret, qui déploie le drapeau de l’Empire, met en difficulté Albert de Mun dans le Morbihan, malgré le désaveu de l’évêque de Vannes, Bécel, du primicier de Saint-Denis, Maret, et du chef du gouvernement, Dufaure. Mais il est battu et ne se représente pas au scrutin consécutif à l’invalidation de Mun, justifiée par l’intervention du clergé13. Il faut donc attendre juin 1880 et une vacance dans la troisième circonscription de Brest pour voir un prêtre rejoindre la Chambre des députés, Mgr Freppel, enfin en position de réaliser son ambition politique, contrecarrée en 1878 encore par Albert de Broglie qui l’écarte du Sénat après la mort de l’évêque d’Orléans14.

  • 15 Lettre du rédacteur en chef de L’Océan Chavanon à Mgr Freppel, citée ibid., p. 250.
  • 16 Lettre de Mgr Freppel au rédacteur en chef de L’Océan Chavanon, citée ibid., p. 254.

7L’évêque d’Angers, dont les combats de la décennie écoulée contre les notables libéraux et les prélats modérés ont fait oublier les inclinations passées, est sollicité par les royalistes du Finistère, désireux de donner un élu en soutane violette à la « France catholique » et de faire « revivre la mémoire de Mgr Dupanloup sans aucun mélange d’alliage libéral15 ». L’évêque de Quimper, Nouvel de la Flèche, qui n’a pas été consulté, s’oppose à sa candidature, revêtue d’un caractère protestataire après les décrets Ferry contre les congrégations religieuses. Mais il ne parvient pas à entraver la campagne en faveur de son collègue, qui ne se rend pas sur place et aurait même voulu ne pas rédiger de profession de foi : « Un évêque déroge toujours plus ou moins à son caractère en demandant des suffrages. L’élection aurait une bien plus grande allure en se faisant en dehors de moi16. » Fort de l’alliance du château et du presbytère, il s’impose avec 68 % des voix et entreprend une « marche triomphale » de remerciement dans le bas Léon. Un an plus tard, lors des élections générales d’août 1881, il conforte son avance avec 74 % des voix.

  • 17 Lettre au comte de Falloux, 29 août 1874, dans « Correspondance-Falloux », site Biographie & corre (...)
  • 18 L’Anti-clérical, 12 mars-9 avril 1881 ; L’Univers, 10 mai 1881-16 février 1882.

8Le député de Brest est alors rejoint par un autre élu breton, l’abbé Dagorne, supérieur de l’école des Cordeliers de Dinan, qui n’avait pas hésité en 1874 à rappeler au comte de Falloux que les services rendus à l’Église par les catholiques libéraux ne sauraient justifier « un système que le Saint-Siège a cru devoir improuver, système qui aboutit définitivement à une confusion étrange, en même temps qu’il enlève à l’Église de Jésus-Christ, vis-à-vis des sociétés humaines, la place à laquelle elle a un droit imprescriptible et divin17. » Son élection est le fruit des circonstances qui ont conduit le gouvernement à priver son établissement du statut de petit séminaire et à le fermer après l’arrestation d’un maître accusé d’attentat à la pudeur et la mort d’un autre, interné chez les Frères de Saint-Jean-de-Dieu. Alors que Dagorne poursuit en diffamation les feuilles anticléricales qui l’accusent d’avoir fait séquestrer ce dernier, décidé à parler, le comité légitimiste le choisit comme candidat « sous l’inspiration de la plus légitime indignation contre les iniquités des expulseurs républicains ». Il l’emporte à une faible majorité, mais la Chambre invalide son élection en raison des pressions cléricales et il ne retrouve pas son siège en janvier 188218. Mgr Freppel reste donc le seul ecclésiastique de la Chambre où il est reconduit sans difficulté en 1885 au scrutin de liste, puis en 1889 au scrutin uninominal (95 % des voix).

  • 19 Lettre de Mgr Freppel au rédacteur en chef de L’Océan Chavanon, citée par Eugène Terrien, Mgr Frep (...)
  • 20 Philippe Levillain, Albert de Mun, op. cit., p. 780.
  • 21 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 365-366 et 433 ; Jacques Gadille, « Freppel ( (...)

9Élu du Finistère, l’évêque d’Angers intervient peu dans les affaires de son département et se vante de n’avoir jamais parlé « à un ministre de la République », contrairement à ses collègues prompts à « solliciter quelque faveur dans les ministères19 ». Il situe sa démarche sur le plan national avec la volonté de « harceler sans cesse le gouvernement », ce qu’il ne manque pas de faire au cours de ses onze ans de mandat, jalonnés de deux cents prises de parole, toujours argumentées, parfois techniques. Mais sa pratique parlementaire n’est pas monolithique et il n’hésite pas à se séparer de la droite dans ses votes jusqu’à exaspérer ses collègues tentés, avec Albert de Mun, de lui « flanquer des coups de poing20 ». C’est le cas en 1883 sur le dossier du Tonkin, qui réveille en lui la fibre du patriote alsacien, ou en 1885 à propos du manifeste des droites, trop « passionné », qu’il refuse de signer pour ne pas « attirer sur le clergé les foudres » du pouvoir21.

  • 22 Jean-Clément Martin, « Monseigneur Freppel et la Révolution française », dans Bernard Plongeron (é (...)
  • 23 L’Univers, 17-24 avril 1891 ; La Croix, 18-24 avril 1891.

10Mgr Freppel demeure fidèle, en revanche, à sa conviction monarchiste, malgré ses doutes sur le comte de Paris, et refuse de dissocier l’action religieuse de l’action politique, non sans indisposer le pape Léon XIII par sa véhémence. À ses yeux, la République est antichrétienne par nature et les lois laïques en sont l’essence, comme il le redit lors du centenaire de la Révolution en donnant une dimension apocalyptique à l’événement22. Il guerroie contre la lecture de l’encyclique Immortale Dei (1885) par l’archevêque de Rouen Thomas. Il rejette le parti catholique proposé par Albert de Mun pour ne pas favoriser l’indifférentisme et s’oppose aussi à lui sur le rôle de l’État dans la question sociale. Après le « toast d’Alger », il accuse le cardinal Lavigerie de vouloir « tuer l’idée monarchique en France », prend à parti l’évêque d’Annecy, Isoard, qui avait affirmé sa disparition et tente de convaincre le pape de renoncer au ralliement à la République. Quelques mois plus tard, en avril 1891, l’élection partielle de Morlaix se joue autour du programme « manifestement et uniquement catholique » de l’abbé Le Saout, ancien aumônier de la marine, candidat de dernière heure pour contrer l’anticlérical Rouilly. Si Le Saout est battu sans surprise (34 % des voix), sa démarche est saluée aussi bien par l’organe monarchiste du Finistère L’Océan, qui le félicite de ne pas avoir adhéré à la République tout en laissant paraître une réserve sur l’union catholique, que par L’Univers, qui refuse désormais toute inféodation au « parti royaliste » et polémique contre le « vieux libéralisme » orléaniste de La Gazette de France, également favorable au prêtre23.

  • 24 Alfred Baudrillart, Vie de Mgr d’Hulst, Paris, J. de Gigord, 1921-1925 (3e éd.).
  • 25 Jacques-Olivier Boudon, « La pensée et l’action politiques de Monseigneur d’Hulst, député de Brest (...)

11C’est dans ce contexte tendu que s’ouvre la succession de Mgr Freppel, mort en pleine activité le 22 décembre 1891. Le comité conservateur brestois se met aussitôt en quête d’un candidat et sollicite Mgr d’Hulst, qui accepte avec l’accord de l’archevêque de Paris, le cardinal Richard24. Noble et prélat romain, à défaut d’être évêque, recteur de l’Institut catholique de Paris, promoteur du renouveau des études dans le clergé, prédicateur de Notre-Dame, il partage avec le défunt l’attachement à la monarchie, l’hostilité au parti catholique et la conviction que la République est un corps de doctrines plus qu’une forme de régime. Mais contre lui, cet ami d’enfance du comte de Paris, fidèle au milieu du Correspondant, défend une monarchie parlementaire respectueuse des idéaux de 1789 et accepte de se placer sur le terrain constitutionnel pour soutenir les droits de l’Église dans la ligne de la déclaration des cardinaux de janvier 1892, dont il est le principal auteur25. Appuyé par l’évêque de Quimper, Lamarche, et les notables, porté par les curés du bas Léon, il est élu en mars 1892, quelques jours après la publication de l’encyclique sur le ralliement, et réélu aisément en août 1893 (92,5 % et 94 % des voix).

  • 26 « Monseigneur d’Hulst », Revue du clergé français, nº 50, 15 décembre 1896, p. 97-112 ; Émile Cavé (...)

12Le nouveau député reprend la posture de défense de l’Église chère à son prédécesseur (il monte à la tribune 22 fois en cinq ans), même si son genre d’éloquence ne le rend pas « populaire » et suscite même « un peu d’inquiétude », voire une « tristesse », chez certains observateurs qui lui reprochent de sacrifier l’exposé des principes religieux aux « conventions parlementaires », par exemple lors d’un débat sur le repos dominical des facteurs26. Sans abandonner ses préférences personnelles, il modère peu à peu son ton sous la pression de la Curie romaine, qui le juge trop distant à l’égard de la politique pontificale. Il apporte dès lors ponctuellement son appui aux républicains de gouvernement face aux radicaux et se rapproche des ralliés. Mais la mort met fin à son mandat le 6 novembre 1896 et sa succession tumultueuse consacre le passage de relais des notables ecclésiastiques aux abbés démocrates dans le contexte agité du ralliement.

... à la démocratie chrétienne

  • 27 La Croix, 15 septembre 1893.
  • 28 La Croix, 3 août 1893 ; La Vérité, 11 août 1893 (citant Le Moniteur de Rome).
  • 29 Justin Fèvre, La Consigne du pape : réponse à la Semaine religieuse de Langres du 29 avril 1893, P (...)
  • 30 L’Univers, 9 août 1893.
  • 31 L’Univers, 10 août 1893 ; Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 617-618.
  • 32 La Croix, 13 septembre 1893 ; Jean El Gammal, Politique et poids du passé dans la France « fin de (...)

13À vrai dire, l’évolution est amorcée depuis les législatives de 1893, qui constituent le premier test national après la publication de l’encyclique Au milieu des sollicitudes et que La Croix juge propices aux candidatures ecclésiastiques, promues par ses comités27. Mais rares sont celles qui aboutissent, compte tenu des tensions au sein du monde catholique et de la réserve du Saint-Siège28. Elles sont au nombre de 7, avec Mgr d’Hulst, et offrent des profils divers. La presse ralliée (La Croix, L’Univers) est discrète sur la candidature en Haute-Marne (Wassy) du curé de Louze, Mgr Fèvre, historien et polémiste ultramontain, en conflit avec Mgr Larue, évêque de Langres. S’il accepte le terrain constitutionnel, il le fait de manière offensive et est battu par l’opportuniste Rozet au premier tour29. Dans les Pyrénées-Atlantiques (Bayonne), le curé d’Ossès, Mgr Diharassary, reçoit l’appui de L’Univers, même s’il ne se place pas avec « toute la netteté » désirée « sur le terrain où nous appellent les instructions pontificales30 ». « Il ne s’agit point de la forme gouvernementale [...]. Ministre de Dieu, je me présente à vous portant en mains le drapeau de Dieu, et de Dieu seul, le drapeau de la liberté chrétienne », écrit l’ancien curé de Cambo, privé de traitement et déplacé sur ordre du gouvernement à la suite de la traduction en basque de la lettre pastorale de Mgr Freppel sur l’action électorale du clergé (1890), puis honoré d’une prélature romaine après avoir fait appel de la décision de son évêque31. Seul compétiteur face à l’opportuniste Harriague Saint-Martin après le retrait du duc de Gramont, qui se présente en rallié et dénonce en lui un « ultra-réactionnaire », il est éliminé au premier tour avec 41 % des voix32.

  • 33 Pierre Dabry, Les Catholiques républicains, histoire et souvenirs, 1890-1903, Paris, Chevalier et (...)
  • 34 La Croix, 28 juillet et 5 septembre 1893.
  • 35 La Croix, 29 août, 1er et 13 septembre 1893.
  • 36 L’Univers, 25 juin 1893 ; La Croix, 8 septembre et 14 octobre 1893 ; Vincent Rogard, Les Catholiqu (...)

14Les 4 autres prêtres candidats s’inscrivent dans le sillage de la seconde démocratie chrétienne, qui surgit des encycliques de Léon XIII sur la question sociale et le ralliement33. Modèle des abbés démocrates décidés à « aller au peuple », l’abbé Garnier, conférencier populaire, propagandiste de La Croix, fondateur de l’Union nationale, défie le socialiste Rouanet dans la Seine, au cœur du Paris anticlérical, celui du 18e arrondissement, où il effectue une percée inattendue au premier tour avant d’être battu au second (33 % des voix34). Dans le Lot-et-Garonne, l’abbé Rambaud, curé de Tonneins, se porte candidat au dernier moment dans la circonscription de Marmande pour défendre les « croyants opprimés dans leurs consciences », les « prolétaires et travailleurs affamés de justice sociale », les « agriculteurs dont les vœux légitimes sont chaque jour imprudemment foulés aux pieds » et les « fonctionnaires de tout ordre, révoltés de l’esclavage de plus en plus humiliant auquel on veut les soumettre ». S’il est battu au second tour par l’opportuniste Deluns-Montaud (40 % des voix), il remporte néanmoins un succès relatif qui brise, à ses yeux, le préjugé tendant à « faire du prêtre un épouvantail au milieu des élections » et à le « confiner irrévocablement dans sa sacristie » : « Vous avez acclamé l’intervention d’un curé dans la lutte électorale, bien convaincus que le prêtre, fils du peuple, est demeuré l’ami le plus dévoué, le plus désintéressé, l’ami toujours honnête du peuple », déclare-t-il à ses électeurs35. À Morlaix, les ralliés sollicitent pour le second tour l’abbé Patureau, un prêtre social du diocèse de Paris, où il administre la chapelle Saint-André à Montreuil-sous-Bois, refuge des ouvriers chassés de la capitale par la spéculation immobilière. Venu un peu plus tôt en Bretagne pour donner des conférences, il relève le défi et améliore le score de l’abbé Le Saout en 1891 (41 % des voix). Mais les monarchistes s’abstiennent ou votent même pour l’opportuniste Vichot36.

  • 37 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire, 1853-1928 : un prêtre démocrate, Tournai, Casterman, 1968.
  • 38 Jean-Marie Mayeur, « L’élection de 1893 », dans 1893-1993 : centenaire de l’élection de l’abbé Lem (...)

15Les tensions internes ne sont pas moindres dans la première circonscription d’Hazebrouck (Nord) qui voit la seule victoire d’un abbé démocrate, Jules Lemire37. Professeur de petit séminaire, venu du légitimisme contre-révolutionnaire, converti par souci missionnaire à la démocratie et à la réforme sociale plus qu’à la république, il se porte candidat malgré la réserve de l’archevêque de Cambrai, Sonnois, et le rejet d’une fraction du clergé. Il s’oppose au radical Joos et au modéré Outters, mais aussi au sortant, le général de Frescheville, dont le positionnement est contradictoire entre la droite constitutionnelle de Jacques Piou qu’il préside à Paris et les notables monarchistes qui le soutiennent localement. Il est porté par une campagne dynamique (réunions, journaux) et aidé par le jeune clergé qui partage son aspiration à incarner le peuple contre les notables et à promouvoir une république différente, tout en défendant l’identité flamande. Arrivé en tête au premier tour avec 35 % des voix, il bénéficie du retrait sans désistement du général de Frescheville et reçoit l’appui des démocrates-chrétiens parisiens, qui avaient imaginé dans un premier temps le remplacement des deux candidats catholiques par le comte de Mun, battu dans le Morbihan par l’abstention des réfractaires au ralliement. Il l’emporte au second tour avec 53 % des voix, malgré la défection de certains conservateurs, même si la stratégie de défense confessionnelle limite les pertes, et grâce à l’appoint de suffrages radicaux hostiles aux opportunistes. Georges Goyau, chantre de la politique pontificale, salue en l’abbé Lemire « la jeune Église débarrassée de tous les liens qui l’unissaient aux classes conservatrices », alors que les résultats d’ensemble des ralliés sont décevants38. Seule victime de l’attentat anarchiste de Vaillant, le nouvel élu attire vite l’attention sur lui à la Chambre comme au sein du courant démocrate-chrétien, qui se cherche, et du mouvement de renouveau ecclésiastique dont le congrès de Reims est l’expression en 1896.

  • 39 Abbé Millot, « Le clergé et les affaires publiques. À propos d’une élection récente », Revue du cl (...)
  • 40 Yves Déloye, Les Voix de Dieu : pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholiq (...)

16Dans ce contexte, marqué par l’« esprit nouveau » favorable à la convergence des modérés, la succession de Mgr d’Hulst constitue un test pour le ralliement. Les acteurs sont convaincus de la nécessité de faire appel une fois encore à un clerc, et la personnalité de Mgr de Cabrières s’impose à eux, malgré sa conviction monarchiste qui aurait pu être tempérée par une déclaration minimale en faveur du terrain constitutionnel. L’évêque de Montpellier se dérobe cependant, conscient de l’état des esprits dans la « démocratie cléricale » du Léon, où le presbytère conserve sa prééminence, mais tend à se séparer du château. Alors que d’autres évêques, ralliés, déclinent aussi l’offre (Touchet, Pagis, Perraud), le nom de l’abbé Gayraud, ancien religieux dominicain de Toulouse, émerge, fort de la notoriété acquise après son intervention à la journée antisémite du congrès démocrate-chrétien de Lyon (1896). Aussitôt, le comte de Blois lui oppose le drapeau de la monarchie. La lutte est violente et la mobilisation des prêtres assure la victoire de leur confrère qui obtient 53,5 % des voix en janvier 1897. Il célèbre aussitôt son triomphe sur la « coalition de l’orléanisme réfractaire et de l’anticléricalisme maçonnique », tandis que L’Osservatore romano salue le succès des directives pontificales sur les « dernières forces du gallicanisme, du régalisme et du voltairianisme ». Dans la Revue du clergé français, l’abbé Millot fait preuve de plus de retenue en proposant d’articuler prudemment le terrain politique et le terrain social dans une « neutralité active » facilitée par le ralliement, qui brise les liens avec les vieux partis, responsables de déboires répétés, et légitime le militantisme en vue de « la conquête des vraies libertés par la réforme des lois antireligieuses39 ». Quant à la majorité républicaine de la Chambre, sa réaction est à l’aune de sa peur à l’approche des élections de 1898 : elle invalide le scrutin en raison des pressions cléricales. Alors que les anciens confrères religieux de l’abbé Gayraud alimentent la polémique de la presse, le comte de Mun recherche un candidat de substitution et demande au pape d’agir : « La politique de ralliement prend, par suite de cette lutte, un caractère clérical qui la dénature et une apparence violemment démocratique qui en éloigne. » Rome refuse d’intervenir et l’abbé Gayraud est réélu en août 1897 avec 57,5 % des voix40.

  • 41 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français, op. cit., p. 4 (...)
  • 42 Il a refusé son affectation paroissiale et a été condamné en Cour de Rome.
  • 43 L’Est républicain, 3 avril 1898 ; Gérard Howald, « Les députés de Toul de 1871 à 1932 : docteur Gu (...)
  • 44 L’Univers, 13 mai 1898 ; La Croix, 11 et 18 mai 1898.

17Ce succès suscite de nouvelles vocations pour les législatives de 1898, mais la conjoncture n’est pas toujours propice, comme en Vendée ou en Isère. Les candidats se situent parfois à la marge de l’Église. C’est le cas à Wassy, où Mgr Fèvre, privé de sa cure, se représente, après un échec aux sénatoriales de 1896, en affirmant son adhésion à la démocratie et à la République, sans renier son intransigeance. Il est éliminé dès le premier tour avec 19 % des voix41. Il en est de même à Toul, où l’abbé Hémonet, frappé d’interdit par l’évêque de Nancy, Turinaz42, axe sa campagne sur « le juif étranger, menteur, voleur, Judas et bourreau de la France catholique ». La Croix de l’Est, elle-même teintée d’antisémitisme, lui oppose en vain le républicain catholique Piquart (5 % et 18 % des voix43). Les Croix régionales appuient en revanche les autres ecclésiastiques, issus des rangs démocrates-chrétiens. L’abbé Rambaud, en conflit avec le maire de Tonneins qui a interdit les processions en 1896, reprend la lutte à Marmande et se maintient au second tour face au progressiste Arago et au socialiste Melliet qui l’emporte de justesse. À Gourdon, l’abbé Magne, directeur de La Croix du Lot, conscient de son incapacité à rassembler les voix modérées sur son nom, se retire au contraire pour favoriser le progressiste Lachièze contre le radical Cocula. À Angers, le monarchiste Le Guay s’efface devant l’abbé Bossebœuf, directeur de La Croix angevine, bien placé au premier tour, sans empêcher l’élection du progressiste Joxé44. En définitive, les abbés Lemire et Gayraud restent les seules soutanes de la Chambre des députés après une réélection aisée (74 % et 88 % des voix).

  • 45 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire..., op. cit., p. 211-274.
  • 46 Michel Lagrée (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 3. La Bretagne(...)

18Quatre ans plus tard, la situation se dégrade pour les candidats ecclésiastiques. La violence anticléricale accompagne la faillite de l’« esprit nouveau » liée à l’affaire Dreyfus et à la lutte autour des congrégations. Les attaques ne manquent pas contre les idées de Gayraud et de Lemire. Si le premier rejoint le nouveau groupe de l’ALP, créé par le rallié Jacques Piou, il n’en est pas de même du second qui approfondit son ancrage républicain et refuse la protestation violente pour agir discrètement auprès du pouvoir45. Parallèlement, les démocrates-chrétiens s’éloignent des catholiques sociaux traditionalistes et se divisent sur les principales questions. L’avertissement de l’encyclique Graves de communi contre la dimension politique de la démocratie chrétienne (1901) accentue les difficultés et conforte les évêques exaspérés par l’activisme des abbés démocrates et leur sympathie pour le réformisme ecclésial. Il n’est donc pas étonnant que l’évêque de Quimper, Dubillard, qui entend « dompter » son clergé et interdire aux séminaristes la lecture des feuilles démocrates-chrétiennes, et le nonce apostolique, Lorenzelli, tentent d’évincer l’abbé Gayraud. L’évêque favorise la candidature du curé de Saint-Renan, l’abbé Stéphan, et la tension monte avec le sortant, qui menace de dévoiler les manœuvres dans les journaux et rejette l’ingérence de « l’agent diplomatique du Saint-Siège » dans une « question de politique intérieure électorale » où il agit en « citoyen français ». Le blocage est total et le clergé léonard assure la quatrième victoire de Gayraud, qui est aussi une défaite de l’évêque de Quimper, avec 60 % des voix contre 38 % à Stéphan46.

  • 47 La Croix, 18 et 30 avril, 7 mai 1902 ; L’Univers, 25 janvier, 9 et 13 mai 1902.
  • 48 Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme, op. cit., p. 197-200 ; Martin Dumont, Le Saint-Siège (...)

19Les tensions internes au catholicisme ne sont pas absentes des autres départements où des prêtres se présentent. Elles n’empêchent pas la réélection de l’abbé Lemire à Hazebrouck avec 78 % des voix. Elles restent discrètes dans le Lot, où l’abbé Magne change de circonscription (Figeac) et arrive en troisième position derrière des hommes de gauche (16 % des voix). À Toul, l’abbé Hémonet, toujours en situation irrégulière, brandit à nouveau le drapeau antisémite et gêne la candidature du docteur Gillet, soutenu par l’ALP, même s’il se retire au second tour sans se désister en sa faveur. À Angers, en revanche, l’abbé Bossebœuf, que Mgr Rumeau a désavoué et que l’ALP n’a pas investi, se maintient et rend inévitable la défaite du libéral Joubert face au progressiste Bichon47. Cette attitude alimente un débat sur l’action électorale du clergé en écho à des propos de Léon XIII, rapportés par l’évêque de Tarentaise, Lacroix, sur la nécessité d’une abstention rigoureuse. Le secrétaire d’État Rampolla en donne une interprétation restreinte à la propagande dans les églises et ne refuse pas aux prêtres le droit d’agir comme citoyens. Il s’agit de préserver les dernières chances du ralliement pour lequel les abbés démocrates restent utiles. Mais l’impatience grandit. Le nonce se plaint du « clergé démocratique », l’archevêque de Reims, Langénieux, demande « une disposition canonique » sur les candidatures de clercs et Albert de Mun souhaite leur interdiction48.

  • 49 La contestation de l’autorité de Mgr Dubillard par son clergé puis son transfert en Savoie fin 190 (...)
  • 50 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire..., op. cit., p. 309-366.

20La question rebondit en 1906 et entraîne peu à peu l’abbé Lemire dans la tourmente, alors que l’abbé Gayraud semble à l’abri jusqu’à sa mort le 16 décembre 1911, compte tenu de son appartenance disciplinée à l’ALP, de son acceptation du refus romain de l’« essai loyal » de la loi de séparation des Églises et de l’État auquel il était favorable et de son positionnement antimoderniste (il est réélu sans concurrent en 1906 et 1910, avec 90 % et 87 % des voix49). Toujours actif à la Chambre, le député du Nord irrite de plus en plus de catholiques par ses gestes en direction du pouvoir, ses relations avec les incroyants, notamment dans l’action sociale, ses essais de transaction sur la séparation, son rejet de l’ALP et ses amitiés libérales ou modernistes. À la veille des élections de 1906, le 2 avril, la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires évoque la nécessité pour tout prêtre désireux de se présenter à une élection d’obtenir le consentement de l’Ordinaire. Mais le Saint-Siège, qui veut éviter la rupture, en exempte finalement les sortants, malgré le raidissement lié aux plaintes de Mgr Sonnois et aux doutes de Pie X sur la valeur du « terrain constitutionnel », concurrencé par le « terrain religieux » qui a la préférence des monarchistes. L’abbé Lemire est réélu aisément (71 % des voix) et un apaisement intervient avec la nomination d’un coadjuteur, Mgr Delamaire, qui prend cependant vite ses distances50.

  • 51 Ibid., p. 393-505 ; Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme, op. cit., p. 413-415.

21En 1910, le conflit entre les partisans et les adversaires du député débouche pour la première fois sur une candidature confessionnelle rivale, celle du président de la Jeunesse catholique, Margerin du Metz. La campagne est violente et un deuxième tour est nécessaire pour la réélection de Lemire, appuyé par une partie de la gauche (54 % des voix). Non inscrit, il siège à côté des radicaux et vote parfois avec eux. Mgr Delamaire prend des mesures contre la presse lemiriste, sans oser aller au-delà, malgré le refus du prêtre de se retirer du combat municipal en 1912. Une nouvelle étape est franchie après la mort de l’archevêque, qui précipite le partage du diocèse de Cambrai. Fort du décret de la Congrégation consistoriale du 9 mai 1913, qui confirme les dispositions de 1906 sans exempter les sortants, le premier titulaire du siège épiscopal de Lille, Mgr Charost, un intransigeant, interdit à l’abbé Lemire de se présenter au scrutin de 1914 et lui demande de désavouer son journal. L’intéressé, qui récuse l’argument d’un ordre disciplinaire légitime et dénonce une injustice contraire à ses droits de citoyen et de prêtre, résiste, même après la décision de suspense a sacris et de privation de la communion comme « pécheur public » (janvier 1914). Il accepte son élection de vice-président de la Chambre des députés, désireuse de sanctionner l’abus de pouvoir, mais démissionne aussitôt pour ne pas être instrumentalisé contre l’Église à laquelle il demeure fidèle en portant la soutane et en assistant chaque jour à la messe. Le tumulte médiatique enfle jusqu’à sa victoire face au conservateur Degroote, au premier tour des législatives, avec 57 % des voix, dont une fraction vient de la Fédération des gauches. Élu peu après maire d’Hazebrouck, l’abbé Lemire poursuit sa carrière parlementaire jusqu’à sa mort en 192851. En juillet 1916, il recouvre ses pouvoirs sacerdotaux, quelques mois avant la publication du code de droit canonique qui introduit des dispositions restrictives sur les candidatures politiques des clercs.

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  • 52 Yves Déloye, « Socialisation religieuse et comportement électoral en France. L’affaire des “catéch (...)
  • 53 Frédéric Le Moigne & Christian Sorrel (dir.), Les Évêques français de la Séparation au pontificat (...)

22Du prince de l’Église au prêtre du peuple, les soutanes de Marianne sont diverses et leur destin illustre les tensions et les mutations du catholicisme national bousculé par la modernité démocratique et républicaine. Réduits à la portion congrue par la suspicion de cléricalisme qui n’épargne pas les croyants, les prêtres élus ne sont que l’une des figures de la politisation par la foi et pour la foi dont les voies sont multiples, des catéchismes électoraux à la mobilisation des femmes exclues du droit de vote52. Souvent placés en porte-à-faux dans l’institution ecclésiale ou l’enceinte parlementaire, surtout s’ils ne sont pas évêques, ils semblent appartenir au passé, malgré le projet démocrate-chrétien de légitimer le rôle politique des clercs pour changer le visage du catholicisme. L’heure de la « guerre des deux France » et de la séparation des Églises et de l’État est aussi celle des militants laïcs, invités à agir, et les décennies suivantes ne cesseront de renouveler et d’approfondir cette exigence, guidée par la parole hiérarchique, même si l’entre-deux-guerres donne une nouvelle chance aux parlementaires ecclésiastiques, portés par des pays de chrétienté53.

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Notes

1 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie, ses ouvrages, ses œuvres, son influence et son temps d’après des documents inconnus et inédits, 1827-1891, Angers / Paris, imprimerie de l’Anjou-René Haton, 1936, vol. 2, p. 11-12 ; Jacques-Olivier Boudon, « Le parcours de Mgr Freppel avant son élection au siège d’Angers », dans Bernard Plongeron (éd.), Catholiques entre monarchie et République : Mgr Freppel en son temps : 1792-1892-1992, Paris, Letouzey et Ané, 1995, p. 81-94.

2 Vincent Petit, « Un ecclésiastique libéral en politique : les tentations électorales de l’abbé Besson (1870-1871) », Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, nº 44, 2002, p. 189-202.

3 Jacques Gadille, La Pensée et l’action politiques des évêques français au début de la IIIe République, 1870-1883, Paris, Hachette, 1967 ; Mgr Dupanloup et les problèmes politiques de son temps, Orléans, Société archéologique et historique de l’Orléanais, 1980.

4 L’Univers, 20 juin 1871.

5 Michel Lagrée (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 3. La Bretagne, Paris, Beauchesne, 1990, p. 291-292.

6 Chanoine Le Clanche (éd.), Correspondance de M. J. Jaffré, chanoine honoraire, recteur de Guidel, député à l’Assemblée nationale, Vannes, imprimerie Lafolye frères, 1911 ; Jean-François Tanguy, « L’abbé Jaffré, paysan, érudit, député d’extrême droite à l’Assemblée nationale : un Huron à Paris », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, nº 112-3, 2005, p. 175-196 (lettres des 14 février 1871, 3 juin 1872, 29 mars et 15 novembre 1873, citées p. 185, 188 et 193-194).

7 Cité par François Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, membre de l’Académie française, Paris, Poussielgue, 1886 (5e éd.), vol. 3, p. 334-335.

8 Ibid., p. 260-283.

9 Mgr Dupanloup à la tribune, Lyon, E. Vitte, 1901.

10 Jean-Marie Mayeur & Alain Corbin (dir.), Les Immortels du Sénat, 1875-1918, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995.

11 René Hogard, Quarante-cinq ans d’épiscopat, Mgr Turinaz, évêque de Nancy et de Toul, 1838-1918, Nancy, Vagner, 1938, p. 75.

12 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 146-147.

13 Philippe Levillain, Albert de Mun : catholicisme français et catholicisme romain du Syllabus au Ralliement, Rome, École française de Rome, 1983, p. 448-481.

14 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 210-211.

15 Lettre du rédacteur en chef de L’Océan Chavanon à Mgr Freppel, citée ibid., p. 250.

16 Lettre de Mgr Freppel au rédacteur en chef de L’Océan Chavanon, citée ibid., p. 254.

17 Lettre au comte de Falloux, 29 août 1874, dans « Correspondance-Falloux », site Biographie & correspondances, 1874, en ligne : http://correspondance-falloux.ehess.fr/index.php?3834 (avril 2021).

18 L’Anti-clérical, 12 mars-9 avril 1881 ; L’Univers, 10 mai 1881-16 février 1882.

19 Lettre de Mgr Freppel au rédacteur en chef de L’Océan Chavanon, citée par Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 268.

20 Philippe Levillain, Albert de Mun, op. cit., p. 780.

21 Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 365-366 et 433 ; Jacques Gadille, « Freppel (Charles-Émile) », dans Roger Aubert, Jean-Pierre Hendrickx & Jean-Pierre Sosson (dir.), Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, Letouzey et Ané, 1977, vol. 18, col. 1257-1261.

22 Jean-Clément Martin, « Monseigneur Freppel et la Révolution française », dans Bernard Plongeron (éd.), Catholiques entre monarchie et République, op. cit., p. 111-122.

23 L’Univers, 17-24 avril 1891 ; La Croix, 18-24 avril 1891.

24 Alfred Baudrillart, Vie de Mgr d’Hulst, Paris, J. de Gigord, 1921-1925 (3e éd.).

25 Jacques-Olivier Boudon, « La pensée et l’action politiques de Monseigneur d’Hulst, député de Brest », dans Claude Bressolette (dir.), Monseigneur d’Hulst, fondateur de l’Institut catholique de Paris, Paris, Beauchesne, 1998, p. 220-244.

26 « Monseigneur d’Hulst », Revue du clergé français, nº 50, 15 décembre 1896, p. 97-112 ; Émile Cavé, Mgr d’Hulst député, Paris, C. Poussielgue, 1898.

27 La Croix, 15 septembre 1893.

28 La Croix, 3 août 1893 ; La Vérité, 11 août 1893 (citant Le Moniteur de Rome).

29 Justin Fèvre, La Consigne du pape : réponse à la Semaine religieuse de Langres du 29 avril 1893, Paris, Delhomme et Briguet, 1894, et Après ma candidature : lettre à M. Albin Rozet, opportuniste anti-clérical, Paris, Delhomme et Briguet, 1894 ; « Justin Fèvre », Revue du monde catholique, 15 septembre 1907, p. 662-663.

30 L’Univers, 9 août 1893.

31 L’Univers, 10 août 1893 ; Eugène Terrien, Mgr Freppel, sa vie..., op. cit., p. 617-618.

32 La Croix, 13 septembre 1893 ; Jean El Gammal, Politique et poids du passé dans la France « fin de siècle », Limoges, Presses universitaires de Limoges, 1999, p. 299.

33 Pierre Dabry, Les Catholiques républicains, histoire et souvenirs, 1890-1903, Paris, Chevalier et Rivière, 1905 ; Jean-Marie Mayeur, « Les “abbés démocrates” », Revue du Nord, nº 290-291, 1991, p. 237-249 ; Christian Sorrel, « Réformisme ou anticléricalisme croyant ? Réflexions sur l’itinéraire de deux abbés démocrates, Paul Naudet et Pierre Dabry », dans L’Anticléricalisme croyant (1860-1914) : jalons pour une histoire, Chambéry, Université de Savoie, 2004, p. 147-160.

34 La Croix, 28 juillet et 5 septembre 1893.

35 La Croix, 29 août, 1er et 13 septembre 1893.

36 L’Univers, 25 juin 1893 ; La Croix, 8 septembre et 14 octobre 1893 ; Vincent Rogard, Les Catholiques et la question sociale : Morlaix, 1840-1914 : l’avènement des militants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997, p. 194-195.

37 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire, 1853-1928 : un prêtre démocrate, Tournai, Casterman, 1968.

38 Jean-Marie Mayeur, « L’élection de 1893 », dans 1893-1993 : centenaire de l’élection de l’abbé Lemire à la députation, Hazebrouck, Éditions du Musée d’Hazebrouck, 1993, p. 89-117.

39 Abbé Millot, « Le clergé et les affaires publiques. À propos d’une élection récente », Revue du clergé français, nº 55, 1er mars 1897, p. 5-27. La réflexion porte aussi sur les modèles étrangers, voir Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme : Mgr Lacroix (1855-1922). Enquête sur un suspect, Paris, Éditions du Cerf, 2003, p. 122-123.

40 Yves Déloye, Les Voix de Dieu : pour une autre histoire du suffrage électoral : le clergé catholique français et le vote, xixe-xxe siècle, Paris, Fayard, 2006, p. 271-273 ; Gérard Cholvy, Le Cardinal de Cabrières (1830-1921) : un siècle d’histoire de la France, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 163-166 ; Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français aux lendemains du Ralliement, 1890-1902, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 355-391.

41 Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français, op. cit., p. 405-407 ; La Croix, 5 et 17 décembre 1896 ; L’Univers, 6 mai 1898.

42 Il a refusé son affectation paroissiale et a été condamné en Cour de Rome.

43 L’Est républicain, 3 avril 1898 ; Gérard Howald, « Les députés de Toul de 1871 à 1932 : docteur Gustave Chapuis 1893-1911 », Études touloises, nº 87, 1998, p. 17-18 ; Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite : un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998. Le cas de l’abbé Camper, prêtre interdit lui aussi, candidat à Ploërmel contre le duc de Rohan, est différent, même si La Gazette de France y voit le fruit de la campagne des abbés démocrates contre « les influences sociales et traditionnelles de la Bretagne » et l’expression d’une révolte « tirant de la démocratie chrétienne toutes les conséquences qu’elle comporte » : il représente la gauche républicaine et attaque la foi catholique en « renégat » ou « apostat » selon La Croix, 8 et 10 juin 1898. Voir aussi L’Express du Midi, 4 juin 1898 et La France libre, 11 juin 1898.

44 L’Univers, 13 mai 1898 ; La Croix, 11 et 18 mai 1898.

45 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire..., op. cit., p. 211-274.

46 Michel Lagrée (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 3. La Bretagne, op. cit., p. 390 ; Christian Sorrel, « Dubillard (François-Virgile) », dans Dominique-Marie Dauzet & Frédéric Le Moigne (dir.), Dictionnaire des évêques de France au xxe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 214-215 ; Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français, op. cit., p. 464-478.

47 La Croix, 18 et 30 avril, 7 mai 1902 ; L’Univers, 25 janvier, 9 et 13 mai 1902.

48 Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme, op. cit., p. 197-200 ; Martin Dumont, Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français, op. cit., p. 485-487.

49 La contestation de l’autorité de Mgr Dubillard par son clergé puis son transfert en Savoie fin 1907 sont aussi des facteurs favorables à l’abbé Gayraud, auquel le pape envoie sa bénédiction à la veille de sa mort. La Croix salue son « grand rôle » à la tribune, tout en évoquant « quelques réserves sur telle ou telle parole prononcée ou écrite, sur tel ou tel vote de détail » (19 décembre 1911).

50 Jean-Marie Mayeur, L’Abbé Lemire..., op. cit., p. 309-366.

51 Ibid., p. 393-505 ; Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme, op. cit., p. 413-415.

52 Yves Déloye, « Socialisation religieuse et comportement électoral en France. L’affaire des “catéchismes électoraux” (xixe-xxe siècles) », Revue française de science politique, nº 52 (2-3), 2002, p. 179-199 ; Bruno Dumons, Les Dames de la Ligue des femmes françaises, 1901-1914, Paris, Éditions du Cerf, 2006.

53 Frédéric Le Moigne & Christian Sorrel (dir.), Les Évêques français de la Séparation au pontificat de Jean-Paul II, Paris, Éditions du Cerf, 2013.

Auteur

Christian Sorrel est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2 et responsable de l’axe Religions et croyances du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA). Il est spécialiste de l’histoire du catholicisme français contemporain et de ses relations avec le Saint-Siège. Il a publié récemment Le Catholicisme français de la Séparation à Vatican II : un chemin d’histoire (Karthala, 2020).

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