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Le Temple national

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Vincent Petit

Le Consulat et l’Empire

Thierry Choffat

Volltext

1Le coup d’État des 18 et 19 brumaire an VIII (9 et 10 novembre 1799) avait été imaginé par l’abbé Sieyès afin de mettre fin au Directoire. Mais Sieyès avait besoin d’un sabre pour prendre le pouvoir et l’organiser à la manière constitutionnelle qu’il avait préparée depuis longtemps. Après plusieurs recherches infructueuses (on parla du général Joubert, puis de Moreau), les « brumairiens » firent appel au général Bonaparte, qui justement venait de rentrer de la campagne d’Égypte. De purement parlementaire, le coup de force devint militaire. Bonaparte s’avéra indispensable. Il élimina très vite Sieyès. Le régime napoléonien dura quinze ans. Malgré le caractère autoritaire des institutions, des chambres furent maintenues. Parmi les parlementaires on retrouvera une trentaine d’ecclésiastiques plus une dizaine d’anciens ayant le plus souvent quitté le clergé lors de la Révolution. Le quota n’est pas négligeable, même si leurs prises de parole furent rares.

L’organisation des chambres sous le régime napoléonien

2La Constitution du 22 frimaire de l’an VIII (13 décembre 1799) avait établi un Consulat. Le pouvoir exécutif était confié à trois consuls de la République française, le général Bonaparte, Cambacérès et Lebrun, tous nommés en principe pour dix ans et rééligibles. En réalité, le pouvoir restait concentré entre les mains du Premier Consul Napoléon Bonaparte. Quant au pouvoir législatif, il était divisé entre trois institutions différentes mais complémentaires :

  • Le Tribunat, composé de 100 membres chargés de discuter les projets de loi transmis par le gouvernement. Après débat, il peut les rejeter ou les transmettre au Corps législatif. En outre, les tribuns peuvent émettre des vœux sur les actes législatifs, signaler un abus de l’administration ou encore déférer au Sénat tout acte du gouvernement ou du Corps législatif lui paraissant frappé d’inconstitutionnalité.

    • 1 Règlement du Corps législatif adopté lors de la séance du 27 ventôse an VIII.

    Le Corps législatif, composé de 300 membres, parmi lesquels doit figurer au moins un représentant par département. Les députés adoptent ou rejettent simplement, sans les discuter, les projets de loi qui lui sont soumis par le gouvernement ou les orateurs du Tribunat. L’article 20 du règlement du Corps législatif indique même que « tout signe d’approbation ou d’improbation est interdit aux membres du Corps législatif et aux citoyens présents pendant la séance ». L’article 22 précise qu’« aucun membre ne peut parler qu’à la tribune et qu’après avoir demandé la parole au président et l’avoir obtenue1 ».

  • Le Sénat, composé de 80 membres nommés à vie et inamovibles, est essentiellement chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois qui lui seraient soumises par le gouvernement ou le Tribunat. Les sénateurs ont également à désigner les plus hautes instances du régime, consuls, tribuns, membres du Corps législatif, juges de cassation...

3Ces institutions sont en grande partie l’œuvre de l’abbé Sieyès, qui basait tout l’édifice constitutionnel sur les listes de notabilités communales, départementales puis nationales. Globalement, on avait un gouvernement qui gérait et proposait les lois, un Tribunat qui les discutait mais ne les votait point, un Corps législatif qui les votait mais ne les discutait point, et enfin un Sénat conservateur garant du respect des principes constitutionnels.

4« La puissance doit venir d’en haut et la confiance d’en bas », aurait exposé l’abbé Sieyès. Cela conduisit surtout au pouvoir personnel de Bonaparte, auréolé de ses victoires militaires et de ses talents de réformateur civil.

5La répartition des missions des institutions législatives n’encourageait guère les grands débats parlementaires qui étaient devenus une habitude sous la Révolution. Ecclésiastiques ou non, les tribuns, députés ou sénateurs s’opposèrent parfois à l’exécutif, surtout sous le Consulat, puis se cantonnèrent souvent à n’être que les membres de chambres d’enregistrement, plus ou moins dévoués au régime. Il n’empêche que juridiquement, ce ne sont pas les défaites de 1814 qui firent chuter Napoléon, mais bien un vote du Sénat, institution qui, dix ans auparavant, avait mis en place l’Empire et proposé à Bonaparte de se transformer en empereur des Français.

Une trentaine de parlementaires ecclésiastiques2

  • 2 D’après Louis Bergeron, 1,23 % des membres des collèges électoraux font partie du clergé : Louis B (...)

6Les tribuns devaient être âgés d’au moins 25 ans. Ils étaient primitivement élus pour cinq ans et renouvelables par cinquième chaque année. Ils étaient désignés par le Sénat sur la liste de notabilité nationale. Les anciens membres d’anciennes assemblées de la Révolution y étaient largement majoritaires puisque 49 d’entre eux sortaient directement du Conseil des Cinq-Cents et 18 du Conseil des Anciens. 19 avaient siégé à la Convention, 13 à la Législative et 6 à la Constituante. On y décela une forte opposition à Bonaparte, en raison de la présence de nombreux idéologues, d’hommes de lettres et d’intellectuels (Benjamin Constant, Pierre Daunou, André Chénier, Jean-Baptiste Say...). Cette opposition se manifesta très vite, notamment en élisant à la présidence du Tribunat le libéral Daunou, adversaire personnel de Bonaparte.

7Pourtant, les tribuns ne votèrent défavorablement que 7 vœux sur 94 durant les deux premières années de leur existence. Ils affichèrent ainsi leur refus du Concordat entre la France et la Papauté, puis ils se manifestèrent négativement au sujet de la rédaction du Code civil. L’institution fut épurée en 1802, l’assemblée étant réduite de moitié, ce qui permit d’éliminer certains opposants. Enfin, le Tribunat fut supprimé par sénatus-consulte du 19 août 1807.

8Nos recherches n’ont permis d’y déceler qu’un seul ecclésiastique en la personne d’Alexandre Thibaut (1747-1813), bachelier en théologie, curé de la paroisse de Souppes-sur-Loing et député du clergé du bailliage de Nemours aux États généraux de 1789. Il prêta serment à la Constitution civile du clergé et fut élu évêque constitutionnel du diocèse du Cantal de 1791 à 1793. Il fut un éphémère membre du Tribunat. Sa biographie indique que « sa franchise déplut au Premier Consul » et qu’il fut obligé de démissionner.

9On pourrait éventuellement lui adjoindre deux anciens ecclésiastiques, Antoine Mongez (1747-1835), qui entra dans l’ordre des chanoines réguliers de France de la congrégation de Sainte-Geneviève et soutint sa thèse en théologie en 1769, mais qui avait déjà quitté l’état ecclésiastique lorsqu’il devint brièvement tribun en 1801 ; et François Noël (1756-1841), ancien maître de quartier puis professeur au collège royal qui quitta lui aussi l’habit ecclésiastique aux débuts de la Révolution.

10Les 300 premiers membres du Corps législatif sont choisis par le Sénat parmi les notables issus de la Révolution. Seuls 17 d’entre eux n’ont jamais siégé dans une assemblée. 144 siégeaient juste avant aux Cinq-Cents et 97 aux Anciens. Les diverses tendances politiques sont représentées, mais on n’y trouve guère de véritables personnalités nationales, hormis sans doute l’abbé Grégoire qui s’imposa souvent par ses déclarations. À partir de 1802, on recrute de plus en plus des fidèles du régime consulaire puis impérial, des modérés, d’anciens émigrés, des notables et des fonctionnaires des administrations préfectorales, financières ou du corps diplomatique, sans oublier les militaires et les propriétaires, ou encore des nobles d’Ancien régime.

  • 3 Jean Tulard, « Les députés au corps législatif », dans Napoléon et 40 millions de sujets : la cent (...)

Un nouveau système apparaît avec la Constitution de l’an X. Les listes de notabilités disparaissent au profit des collèges électoraux. Les citoyens domiciliés dans le canton désignent les membres des assemblées cantonales. Celles-ci élisent les membres des collèges électoraux d’arrondissement à raison d’un pour cinq cents habitants de l’arrondissement et les membres des collèges électoraux de département à raison d’un pour mille habitants. Ces derniers doivent figurer parmi les six cents citoyens les plus imposés du département. Les membres des collèges électoraux d’arrondissement étaient désignés à vie. En plus des membres élus, dix au maximum étaient nommés par le Premier consul [...]3.

  • 4 Fabien Menant donne quant à lui un chiffre de 2,53 % d’ecclésiastiques parmi les législateurs dans (...)

11Sur l’ensemble de la période 1800-1814, on compte 923 députés différents, dont 19 ecclésiastiques (soit 2 % du total)4 selon nos calculs. Nous pourrions presque y ajouter 10 anciens membres du clergé qui, pour la plupart, ont quitté les ordres aux débuts de la Révolution.

12Quant aux sénateurs, c’est essentiellement l’abbé Sieyès qui se chargea de leur recrutement. Sur les 63 membres désignés lors de la séance du 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799), 38 avaient déjà siégé dans au moins une assemblée révolutionnaire. Socialement, ils sont en grande partie d’origine bourgeoise : 13 avocats, 12 militaires plus 3 marins, 7 négociants et 2 banquiers, ainsi que 9 nobles d’Ancien Régime. Le Sénat est un réceptacle pour les « grandes gloires nationales » comme les futurs maréchaux Lefebvre, Kellermann ou Sérurier, ou encore davantage pour de nombreux savants issus de l’Institut, tels Monge, Lacépède, Laplace, Cabanis, Berthollet, Volney... La première promotion ne comprend pas d’ecclésiastique, à part bien évidemment l’abbé Sieyès qui, avec Roger-Ducos, siège de droit en qualité de consul sortant. S’il n’y a qu’un membre du clergé, précisons tout de même qu’il y joue un rôle prépondérant par son implication dans l’œuvre constitutionnelle, par le fait qu’il désigna en grande partie les sénateurs et enfin parce que l’abbé Sieyès devint le premier président du Sénat.

13Puis vint le temps de compléter l’assemblée, faisant changer le profil sociologique du Sénat. De 1801 à 1813, on nomma 121 nouveaux membres, dont 42 nobles d’Ancien Régime, 41 militaires, 8 préfets, 6 ministres, 13 anciens membres du Conseil d’État et 10 ecclésiastiques. Le Sénat perdait certes son caractère de véritable institution parlementaire, mais il devenait le lieu où l’on faisait siéger des notables ou une élite, politique, militaire, religieuse, intellectuelle ou sociologique. Le titre de sénateur devient une récompense, un titre supplémentaire que l’on associe à ceux de maréchal, prince, cardinal, évêque ou d’ancien noble.

14Sur les 193 sénateurs qui siégèrent entre 1799 et 1814, 11 (soit 5,70 %) étaient des membres du clergé séculier. Le pourcentage est élevé et s’explique par la nomination de sénateurs en considération de leurs fonctions ecclésiastiques. Hormis l’abbé Sieyès et l’abbé Grégoire, nous n’avons pas affaire à de simples curés, mais presque ès qualités à des cardinaux ou évêques. La liste est en effet très représentative de la hiérarchie de l’Église catholique : le cardinal Fesch, archevêque de Lyon, grand aumônier de l’empereur et oncle maternel de Napoléon, le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen et frère de l’archichancelier de l’Empire, ancien deuxième consul avec Bonaparte, resté en quelque sorte le deuxième personnage du régime de 1800 à 1814 (les deux nommés par décret impérial de 1805), le cardinal de Bayane, Jean-Baptiste Bourlier, évêque d’Évreux, le cardinal de Belloy, archevêque de Paris, Hyacinthe de la Tour (ou Giacinto della Torre) archevêque de Turin, le cardinal Caselli, évêque de Parme, Charles Primat, archevêque de Toulouse et Louis-Mathias de Barral, évêque de Meaux puis archevêque de Tours.

  • 5 L’évêque de Barral rentra en France après le coup d’État du 18 brumaire et prêta immédiatement ser (...)

15Ces archevêques, cardinaux, évêques figurent parmi les plus grands dignitaires de l’Église catholique, et ils en représentent les différentes nuances. On y trouve ainsi d’anciens émigrés, restés fidèles au Pape et au roi de France durant la Révolution, tel Louis-Mathias de Barral, qui refusa de prêter serment à la Constitution civile du clergé et quitta le pays pour se réfugier en Suisse puis en Grande-Bretagne5. On y compte aussi ceux qui, au contraire, acceptèrent la Révolution, comme Charles Primat, qui devint évêque constitutionnel du Nord puis du Rhône de 1791 à 1798.

  • 6 Voir Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et les cultes : les religions en Europe à l’aube du xixe siè (...)

16Napoléon a ainsi souhaité concilier toutes les tendances, tous les horizons, idéologiques, géographiques, sociologiques. Les nominations peuvent être d’origine familiale comme Fesch ou Cambacérès, politiques comme Sieyès ou Grégoire, ou liées à leurs charges ecclésiastiques, puisqu’on y retrouve les évêques des principales villes de l’Empire6, Paris, Lyon, Rouen, Toulouse, Parme, Turin, Tours...

  • 7 On notera que si la nomination en qualité de cardinal date bien du 23 février 1801, la révélation (...)

17Certains ont été nommés sénateurs en raison de leurs missions de réconciliation entre Napoléon et le pape. Ainsi, Alphonse Hubert de Latier de Bayane (1739-1818) s’employa à hâter la conclusion du concordat de 1801. C’est déjà à ce titre que le pape Pie VII le créa cardinal in pectore le 23 février 18017. C’est encore à ce titre qu’il entra au Sénat le 13 avril 1813, après qu’envoyé comme légat à Paris, il ait participé à la rédaction du concordat de 1813. Rapportant sa nomination au Sénat conservateur, Le Moniteur du 8 avril 1813 l’expose clairement : « Le cardinal de Bayane, prélat distingué par ses vertus religieuses, l’étendue de ses lumières et les services qu’il a rendus à la patrie ; il a travaillé au concordat de Fontainebleau qui complète les libertés de nos églises, œuvre commencée par saint Louis, continuée par Louis XIV, et achevée par Nous. »

18Il en est de même pour Louis-Mathias de Barral (1746-1816) à qui le Premier Consul Bonaparte confia une mission importante en 1801, celle d’assurer la conciliation avec les fidèles de la « Petite Église » dans le diocèse de Poitiers. À titre de récompense, il fut nommé évêque de Meaux en 1802, puis aumônier de la princesse Caroline Murat, sœur de l’empereur, deux ans plus tard, puis archevêque de Tours en 1805. De nouveau, de Barral fut chargé de négocier avec le pape, ce qui lui valut d’entrer au Sénat conservateur le 20 mai 1806.

19Dans cette liste, deux ecclésiastiques seulement semblent avoir siégé successivement dans deux assemblées : l’abbé Grégoire (1750-1831), membre du Corps législatif puis du Sénat conservateur à partir du 4 nivôse an XII (25 décembre 1801), et le cardinal Carlo Francesco Maria Caselli (1740-1828), nommé député pour le département nouvellement créé du Taro le 21 septembre 1808, puis très rapidement sénateur le 18 mars 1809, sans probablement avoir véritablement siégé au Sénat.

20Enfin, on notera que les assemblées du Consulat et de l’Empire ont vu siéger quelques protestants. Ils sont peu nombreux certes, mais n’en sont jamais absents. Parmi ces huguenots, on pourrait citer Jean Bérenger (1767-1850), fils d’un ministre du culte protestant, président du Consistoire du Dauphiné qui, sous l’Ancien Régime, vécut plus de quarante ans dans la clandestinité sous le surnom de « pasteur Colombe » et fut plusieurs fois condamné à mort et brûlé en effigie sur la place Grenette à Grenoble. Bérenger sera actif lors du 18 brumaire, faisant rédiger par le Conseil des Cinq-Cents l’acte d’acceptation du coup d’État. Partisan d’une laïcité active, Bérenger intègre le Tribunat. Il en est nommé secrétaire puis président le 22 mai 1800. Nous pourrions également citer François de Jaucourt (1757-1852), président du Tribunat en 1802-1803, puis sénateur de 1803 à 1814, Emmanuel Duvillard, Jean Isaac Combes-Dounous, Pierre Frontin, Henri Olbers, fils de pasteur, ou encore le tribun puis sénateur François Antoine de Boissy d’Anglas...

21A priori, on ne repère aucun juif, malgré les différentes lois et mesures visant à organiser leur culte ou à les assimiler aux autres citoyens français.

Des ecclésiastiques discrets, voire muets

22Le régime reste démocratique, mais l’heure n’est plus aux larges envolées lyriques. Les débats parlementaires ne sont guère nombreux. C’est d’autant plus vrai que le Corps législatif vote les lois sans les discuter. Il ne faut donc pas compter sur les parlementaires pour assurer de vives discussions politiques. Sur ce point, les membres du clergé ne sont pas plus audacieux ni bavards que les autres. Cependant, on notera que certains ecclésiastiques ont joué des rôles non négligeables dans la vie politique du pays.

23Ainsi, il est remarquable que trois d’entre eux ont, à un moment ou à un autre, présidé une assemblée :

  • L’abbé Sieyès a été élu président du Sénat conservateur du 27 décembre 1799 au 13 février 1800. Le délai est certes très court, mais il permet à l’ancien consul d’installer l’institution. Lui succéderont François Barthélémy, François Denis Tronchet, François Christophe Kellermann puis Louis-Nicolas Lemercier avant que l’article 39 de la Constitution du 16 thermidor an X précise que les consuls sont membres de Sénat et le président. Sous l’Empire, le président du Sénat est nommé par l’empereur qui, de fait, ne choisira pas d’ecclésiastiques à ce poste.

  • Le prêtre Pierre Lefebvre-Laroche, ancien curé constitutionnel de Franciade-Auteuil, député de la Seine, nommé président du Corps législatif le 22 décembre 1801, pour quinze jours seulement.

    • 8 Adolphe Robert & Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, 5  (...)

    L’abbé Grégoire fut choisi le 4 nivôse an VIII par le Sénat conservateur comme député de Loir-et-Cher au nouveau Corps législatif. Il devint président de cette assemblée. « À cette époque, pendant les négociations qui précédèrent le Concordat, il fut question, ou tout au moins le bruit courut de sa promotion au cardinalat ; il démentit cette nouvelle dans une lettre du 30 fructidor au député Bordes : “Croyez, écrivait-il, que cet ornement prétendu (le chapeau rouge) n’est pas réservé pour les têtes qui sont simultanément religieuses et républicaines” ». Présenté trois fois comme candidat au Sénat conservateur, mais attaqué à la fois par les incrédules à cause de ses pratiques religieuses, et par les courtisans à cause de ses opinions républicaines, il n’entra au Sénat conservateur que le 4 nivôse an X. Plusieurs sénateurs avaient demandé préalablement que, tout en conservant ses croyances, il renonçât à leur manifestation extérieure, « inconciliable avec la dignité sénatoriale ». Grégoire repoussa sans hésiter ces humiliantes conditions : « J’ai sacrifié, écrivit-il à Sieyès le 3 nivôse, à la religion, à la République, repos, santé, fortune, mais je ne ferai pas le sacrifice de ma conscience : je sais souffrir, je ne sais pas m’avilir. J’aurai soin que ma lettre vous soit remise avant la séance dans laquelle le Sénat fera son élection : cela importe à ma conscience, à ma délicatesse, à mon honneur, à mon repos8. » Il n’en fut pas moins élu sénateur le lendemain.

24On pourrait presque leur ajouter l’ancien ecclésiastique Charles François Dupuis (1742-1809), mais ce dernier avait quitté le clergé bien avant la Révolution pour se marier. Choisi par le Sénat conservateur comme député de Seine-et-Oise au nouveau Corps législatif (4 nivôse an VIII), il le présida quelque temps et y siégea jusqu’en l’an XI.

25Si le Corps législatif est parfois appelé une chambre muette, le gouvernement, lui, a le droit de s’y exprimer. Le chef d’État vient en personne au début de chaque session prononcer un discours d’ouverture qui lui permet de rythmer les débats, d’y annoncer les sujets qui seront proposés aux députés. Napoléon y évoquera à plusieurs reprises les questions religieuses. Ce sera encore le cas en 1811, quand le souverain insiste :

  • 9 Archives nationales, AD/XVIII8/311, discours du 16 juin 1811, cité dans Fabien Menant, Les Députés (...)

26Les affaires de la religion ont été trop souvent mêlées et sacrifiées aux intérêts d’un État de troisième ordre. Si la moitié de l’Europe s’est séparée de l’Église de Rome, on peut l’attribuer spécialement à la contradiction qui n’a cessé d’exister entre les vérités et les principes de la religion, qui sont pour tout l’univers, et des prétentions et des intérêts qui ne regardaient qu’un petit coin de l’Italie. J’ai mis fin à ce scandale pour toujours. J’ai réuni Rome à l’Empire. J’ai accordé des palais aux papes à Rome et à Paris ; s’ils ont à cœur les intérêts de la religion, ils voudront séjourner souvent au centre des affaires de la chrétienté ; c’est ainsi que saint Pierre préféra Rome au séjour même de la Terre-Sainte9.

27À un moment où les parlementaires ont plutôt tendance à soutenir le pouvoir en place, plusieurs ecclésiastiques font figure d’opposants assez réguliers. Quelques-uns protestent contre l’occupation des États romains ou l’arrestation du pape. Avec deux autres sénateurs seulement, l’ancien janséniste Charles Lambrechts et Dominique Joseph Garat, l’abbé Grégoire s’exprime contre l’établissement de l’Empire en 1804. Seul, il parle contre le rétablissement des titres nobiliaires en 1806 et se prononce contre le divorce de Napoléon. D’ailleurs, en 1810, il refuse d’assister au mariage de l’empereur avec Marie-Louise d’Autriche, considérant qu’en qualité de prêtre d’une Église qui repousse le divorce, il ne peut pas sanctionner cette union.

28Dans ces relations parfois difficiles entre l’empereur et le pape, certains ecclésiastiques français choisissent Napoléon au détriment de Pie VII. C’est le cas de Guillaume Auguste Jaubert (1762-1825), ancien curé de Notre-Dame de Bordeaux, puis grand vicaire du diocèse. Il obtient l’évêché de Saint-Flour, en remplacement de l’abbé de Voisins, mort avant d’avoir reçu l’institution canonique. Mais, par suite des dissentiments avec Napoléon, le pape refuse tout d’abord les bulles à l’abbé Jaubert. Jaubert prend néanmoins possession de l’administration du diocèse, et ne reçoit ses bulles qu’en 1811. Comme elles ne font pas mention de la nomination impériale, Napoléon enjoint à l’évêque de s’en tenir au décret du chef de l’État. Les bulles papales ne sortent qu’en 1814 des cartons du ministre des Cultes Bigot de Préameneu. Jamais l’abbé Jaubert ne put réussir à se faire sacrer. En qualité d’évêque nommé, il assiste, en 1811, au concile national. Plus tard, il se fait présenter à Fontainebleau au pape, qui le reçoit assez froidement. Titré baron en 1809, l’évêque Jaubert est élu par le Sénat conservateur député du Cantal au Corps législatif, le 6 janvier 1813.

29Les quinze années de règne voient de nombreuses lois liées à la religion être discutées et votées. Dans les chambres, on y parle de la pacification de la Vendée et de l’Ouest de la France, du retour des prêtres émigrés, du rétablissement du culte catholique, de la reconstruction des églises, du Concordat de 1801, puis de celui de 1813, de la création des facultés de théologie, du Consistoire protestant, du Grand Sanhédrin pour les juifs, des relations avec le pape, de l’annexion des États pontificaux, de l’arrestation du pape... Le 8 avril 1802, le Corps législatif et le Tribunat adoptent le texte du Concordat à une forte majorité (on note tout de même un quart d’opposants), mais les 17 articles du Concordat sont augmentés de 77 « articles organiques » pour le culte catholique et de 44 pour toutes les communautés protestantes ; d’une certaine manière, l’Église est mise sur le même plan que les autres confessions chrétiennes, ce qui réduit l’importance relative du Concordat sans que Rome soit avisée ! Malgré cette succession de textes sur lesquels ils auraient pu s’exprimer, on ne trouve guère d’interventions de la part des tribuns, députés au corps législatif ou sénateurs appartenant ou ayant appartenu au clergé.

30Au moment de l’adoption du Concordat, le Corps législatif élit comme président Charles-François Dupuis, certes laïc mais auteur de L’Origine de tous les cultes ou la religion universelle, et c’est l’abbé Grégoire, hostile à toute négociation avec le pape, qui conduit la délégation de législateurs qui se rend auprès de Bonaparte. Cela montre une certaine défiance vis-à-vis du Premier consul et de ses projets concordataires.

31Parmi les parlementaires ecclésiastiques, l’abbé Grégoire est bien le seul à s’exprimer hautement dans les assemblées impériales. C’est encore lui qui, en 1814, avec Talleyrand, ancien évêque d’Autun, prépare la constitution d’un gouvernement provisoire et accélère la chute de Napoléon par le Sénat.

*

32Au total, une trentaine d’ecclésiastiques siégent dans les diverses assemblées du Consulat et de l’Empire ; c’est plus que sous le Directoire (3 députés seulement au Conseil des Cinq-Cents et aucun apparemment au Conseil des Anciens), mais ce nombre est surtout dû aux nominations au Sénat de cardinaux et d’archevêques, ès qualités de dignitaires de l’Église. Le régime multiplie les gestes envers les différents cultes et les fidèles. Des cardinaux et évêques sont considérés comme des dignitaires impériaux, sont titrés, honorés, associés à la vie politique du pays... Néanmoins, ces parlementaires se montrent plutôt discrets (comme les autres d’ailleurs) lors des débats et des votes. Enfin, la rupture avec le pape et avec l’Église éloigne bien des catholiques du pouvoir napoléonien.

Literaturverzeichnis

Bergeron Louis & Chaussinand-Nogaret Guy, Les Masses de granit : cent mille notables du Premier Empire, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1979.

Boudon Jacques-Olivier, Les Élites religieuses à l’époque de Napoléon : dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire, Paris, Nouveau Monde éditions / Fondation Napoléon, 2002.

Boudon Jacques-Olivier, Napoléon et les cultes : les religions en Europe à l’aube du xixe siècle, 1800-1815, Paris, Fayard, 2002.

Menant Fabien, Les Députés de Napoléon, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, p. 263.

Robert Adolphe & Cougny Gaston (dir.), Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, 5 vol., Paris, Bourloton, 1889-1891.

Tulard Jean, « Les députés au corps législatif », dans Napoléon et 40 millions de sujets : la centralisation et le Premier Empire, Paris, Tallandier, 2014, p. 189-191.

Anmerkungen

1 Règlement du Corps législatif adopté lors de la séance du 27 ventôse an VIII.

2 D’après Louis Bergeron, 1,23 % des membres des collèges électoraux font partie du clergé : Louis Bergeron & Guy Chaussinand-Nogaret, Les Masses de granit : cent mille notables du Premier Empire, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1979.

3 Jean Tulard, « Les députés au corps législatif », dans Napoléon et 40 millions de sujets : la centralisation et le Premier Empire, Paris, Tallandier, 2014, p. 189-191.

4 Fabien Menant donne quant à lui un chiffre de 2,53 % d’ecclésiastiques parmi les législateurs dans Les Députés de Napoléon, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, p. 263.

5 L’évêque de Barral rentra en France après le coup d’État du 18 brumaire et prêta immédiatement serment au gouvernement consulaire. Il engagea les prêtres de son diocèse à en faire autant et se démit spontanément de son évêché afin de faciliter le concordat de 1801.

6 Voir Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et les cultes : les religions en Europe à l’aube du xixe siècle, 1800-1815, Paris, Fayard, 2002, et, du même, Les Élites religieuses à l’époque de Napoléon : dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire, Paris, Nouveau Monde éditions / Fondation Napoléon, 2002.

7 On notera que si la nomination en qualité de cardinal date bien du 23 février 1801, la révélation officielle n’en fut faite que le 9 août 1802, soit un an et demi après. C’est que « M. de Bayanne, avant d’accepter cette dignité, en avait demandé la permission à S.M. Louis XVIII alors en émigration à Mittau » (Jean-Baptiste-Pierre Jullien de Courcelles, Histoire généalogique et héraldique des pairs de France : des grands dignitaires de la couronne, des principales familles nobles du royaume et des maisons princières de l’Europe, précédée de la généalogie de la maison de France, 1826, vol. 7, p. 195-197).

8 Adolphe Robert & Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, 5 vol., Paris, Bourloton, 1891.

9 Archives nationales, AD/XVIII8/311, discours du 16 juin 1811, cité dans Fabien Menant, Les Députés de Napoléon, op. cit., p. 305.

Autor

Thierry Choffat est maître de conférences en science politique à l’Université de Lorraine, président des Vosges napoléoniennes et administrateur du Souvenir napoléonien. Seul ou en collaboration, il a publié plusieurs ouvrages dont Les Comtois de Napoléon (avec le Dr Jean-Marie Thiébaud et Gérard Tissot-Robbe, Éd. Cabédita, 2006), La Bérézina : Suisses et Français dans la tourmente de 1812 (avec Alain-Jacques Czouz-Tornare, Éd. Cabédita, 2012), Michel Ney, « le brave des braves » (Vent d’Est, 2015), Antoine Drouot : le sage de la Grande Armée (Vent d’Est, 2017).

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