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Les paradoxes de la féminisation

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Gilles Combaz

L’inspection dans l’enseignement primaire : une profession longtemps réservée aux hommes ?

Texte intégral

1Les personnels concernés par les analyses développées dans ce chapitre sont les inspecteurs de l’enseignement primaire. Actuellement, ils appartiennent au corps des inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN), composé de trois catégories d’inspecteurs : ceux qui sont affectés au premier degré ; ceux qui dépendent de l’enseignement technique et ceux qui œuvrent dans le domaine de l’information et de l’orientation. Seuls les premiers sont étudiés ici et nous préciserons leurs missions dans un encadré (voir infra). Avant d’aborder la question de l’accès des femmes et des hommes à ce type de poste et du déroulement des carrières de ces personnels, il importe de retracer la genèse de ce corps de fonctionnaires. Pour cela, nous prendrons largement appui sur l’ouvrage historique de Jean Ferrier, Les Inspecteurs des écoles primaires, 1835-1995 (1997). Son travail montre qu’il s’agit d’une profession longtemps réservée aux hommes. Ses analyses permettent de suivre précisément l’évolution de la part des femmes dans ce corps d’inspection jusqu’au milieu des années 1990. Nous compléterons l’étude en mobilisant des statistiques nationales exhaustives pour les années 2011, 2015 et 2018. Cette phase est indispensable, mais elle n’offre qu’une image quelque peu figée du phénomène qui nous intéresse. Elle ne nous informe que très peu sur les processus qui conduisent femmes et hommes à accéder aux postes d’inspecteurs. Pour analyser finement les étapes qui jalonnent le déroulement des carrières de chacun, nous avons mené 36 entretiens biographiques. L’exploitation de ce type de matériau débouche sur la mise au jour d’inégalités qui se constituent graduellement au cours des trajectoires empruntées par chaque personne interrogée. L’analyse de l’articulation des différents temps de vie (professionnelle, personnelle, familiale, etc.) s’avère là aussi fructueuse. L’ensemble des démarches méthodologiques mises en œuvre pour cette recherche est présenté en annexe.

Une très faible représentation des femmes jusque dans les années 1970

  • 1 Ordonnance royale du 26 février 1835.
  • 2 Règlement du 27 février 1835 relatif aux inspections des écoles primaires, cité par Ferrier (1997, (...)

2C’est le ministre de l’Instruction publique François Guizot qui crée le corps des inspecteurs des écoles primaires en 18351. Il s’agit d’un inspecteur spécial nommé directement par le ministre. Il dispose dans les faits des responsabilités actuelles de l’inspecteur d’académie. Sa compétence porte « sur l’état matériel et la tenue générale de l’établissement, sur le caractère moral de l’école, sur l’enseignement et les méthodes2 ». En créant ce corps de fonctionnaires, le ministre de l’Instruction publique souhaite que l’école se dégage de l’emprise des pouvoirs locaux pour devenir un service public. Hiérarchiquement, l’inspecteur dépend alors du recteur et du préfet, auxquels il adresse ses rapports. En 1842, chaque département compte un inspecteur primaire. À partir de 1854, les ministres de l’Instruction publique qui se succèdent poursuivent le travail entrepris et insistent sur le rôle pédagogique de l’inspecteur. Jusqu’en 1882, seuls les hommes accèdent à cette fonction. En 1879, le député Arthur Chalamet propose de créer des inspectrices en nombre égal à celui des inspecteurs. Son argumentation est la suivante :

Les écoles primaires de filles ont besoin d’être inspectées tout aussi bien que celles des garçons. Elles le sont aujourd’hui par des inspecteurs primaires ; mais n’y aurait-il pas avantage et convenance à ce qu’elles le fussent par des inspectrices ? Les femmes instruites peuvent, tout aussi bien que les hommes, surveiller l’enseignement, et quant à ce qui concerne l’éducation, surtout celle des enfants de leur sexe, elles ont certainement plus d’aptitude qu’eux (cité par Jean Ferrier, 1997, p. 89).

  • 3 Décret du 23 décembre 1882.
  • 4 Pour les écoles maternelles, elles partagent cette fonction avec les inspectrices des écoles mater (...)

Cette proposition suscite de nombreuses résistances et l’une des raisons avancées consiste à dire que les élus locaux n’accepteraient pas de s’entretenir avec des inspectrices pour régler les questions scolaires, surtout dans les zones rurales. Ce n’est qu’en 1882 que les femmes peuvent officiellement accéder à ce type de poste3. Elles sont alors chargées de l’inspection des écoles de filles et des écoles maternelles4. Les oppositions perdurent et, en 1891, le ministre de l’Instruction publique Léon Bourgeois publie un décret qui réduit les compétences des inspectrices. Elles ne peuvent pas s’occuper des affaires relatives à la création ou à la construction des écoles publiques. Elles ne sont pas consultées pour l’ouverture d’écoles privées ou de classes pour adultes. Une certaine forme de division du travail est encouragée en rappelant les qualités « naturelles » des femmes :

[...] aux femmes, on peut laisser les questions pédagogiques dans les écoles de filles et dans les écoles maternelles. Il est souhaitable aussi qu’elles s’occupent de l’hygiène et des soins pour les mêmes élèves, de l’enseignement moral et ménager pour les filles. En revanche, traiter avec des architectes, des maires, des hommes, cela n’est pas concevables. On n’imagine pas qu’une femme, par essence vouée aux travaux domestiques, à la maternité et à l’éducation des enfants, puisse avoir une compétence dans ce domaine. (Ferrier, 1997, p. 90)

3Dans un texte publié dans Le Manuel général de l’instruction primaire en 1890, Pauline Kergomard, qui est alors inspectrice générale des écoles maternelles, se montre très favorable à l’entrée des femmes dans le corps d’inspection de l’enseignement primaire. Elle semble néanmoins réservée au sujet de leurs compétences administratives :

Le devoir des premières inspectrices primaires sera donc de se mettre à la hauteur en faisant preuve d’initiative pour tout ce qui est de leur génie spécial – je veux parler ici de l’éducation proprement dite – et de beaucoup d’esprit de discipline, même de docilité, en ce qui concerne les questions administratives, pour lesquelles elles ont – sauf exception – moins de goût ; auxquelles, en tout cas, elles sont moins habituées. (Kergomard, 1890, p. 628)

4Un autre obstacle est évoqué pour justifier le fait que les femmes ne peuvent embrasser la carrière d’inspectrice : les contraintes liées à la mobilité. Dans un mémoire qu’il rédige pour le congrès de l’enseignement de 1889, M. Legouge, inspecteur primaire d’Auxerre, écrit :

Je me plais à reconnaître aux femmes les plus grandes capacités en matière d’éducation et d’enseignement ; il est de toute justice qu’une très large part leur soit faite dans la direction des écoles à tous les degrés ; mais il faut tenir compte de leur nature délicate et fragile, et je me figure difficilement que des inspectrices puissent se plier à toutes les exigences de la visite des écoles et de l’administration. C’est dans un intérieur, chez elle, et non sur les routes ou dans les auberges, qu’une femme est à sa place (cité par Delhome, Gault & Gonthier, 1980, p. 51).

5De 1882 à 1970, la part des femmes au sein du corps des inspecteurs est très faible. Selon les dossiers personnels de carrière dépouillés par Jean Ferrier, nous obtenons, pour les périodes retenues par l’auteur, les proportions suivantes : 0,06 % en 1913, 7 % en 1939, 8,8 % en 1970.

6Jusqu’en 1989, il existe une distinction nette entre les postes d’inspectrices des écoles maternelles, réservés aux femmes, et les postes d’inspectrices et d’inspecteurs de l’enseignement primaire, accessibles aux deux sexes. En 1989, cette séparation disparaît au profit d’un corps unique, ce qui semble avoir un effet mécanique sur la présence des femmes au sein de ce nouveau corps de fonctionnaires. En 1994, sur l’ensemble des 1 450 inspecteurs, 30 % sont des femmes (Ferrier, 1997, p. 326). Mais l’évolution amorcée se poursuivra-t-elle pour les périodes suivantes ?

Le statut et les missions de l’inspecteur de l’enseignement primaire

En 1972, le décret du 4 juillet instaure un changement de statut et d’appellation : les inspecteurs de l’enseignement primaire deviennent des inspecteurs départementaux de l’Éducation nationale (IDEN) et les hommes accèdent à l’inspection des écoles maternelles. Une note de service du 28 septembre 1989 généralise la mixité des circonscriptions (maternelles et élémentaires). En 1990, trois corps d’inspection fusionnent : les IDEN, les inspecteurs de l’orientation et les inspecteurs de l’enseignement technique. Les missions des inspecteurs de l’enseignement primaire sont principalement de deux types. Pour la grande majorité d’entre eux, ils sont chargés d’une circonscription et sont donc les supérieurs hiérarchiques des enseignants du premier degré. Ils veillent à l’application, dans les écoles élémentaires et maternelles, des mesures qui découlent de la politique scolaire mise en œuvre par le ministère de l’Éducation nationale (MEN). Ils évaluent et conseillent les enseignants du premier degré. Ils contribuent également à leur formation initiale et continue. Une minorité assume des responsabilités particulières auprès du directeur académique des services départementaux de l’Éducation nationale ou du recteur. Ils interviennent dans les secteurs suivants : adaptation scolaire et handicap, école maternelle, utilisation des techniques de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE). Par ailleurs, dans chaque département, un inspecteur de l’enseignement primaire seconde le directeur académique des services départementaux pour le premier degré. Eu égard à leur statut et à leurs missions, nous pouvons considérer que les inspecteurs de l’enseignement primaire appartiennent à l’encadrement intermédiaire du ministère de l’Éducation nationale.
Source : décret nº 90-675 du 18 juillet 1990 portant statuts particuliers des inspecteurs d’académie – inspecteurs pédagogiques régionaux et des inspecteurs de l’Éducation nationale, JORF nº 177, 2 août 1990, version consolidée au 14 avril 2018.

Une augmentation progressive, mais une féminisation différenciée

  • 5 MEN & direction générale des Ressources humaines (DGRH), service de l’encadrement, 2015.

7Le terme « féminisation » est entendu ici dans son sens quantitatif comme l’augmentation du nombre de femmes dans le corps des inspecteurs du premier degré, tous types de postes confondus. Ainsi, en 2011, la proportion d’inspectrices a augmenté de manière significative par rapport à 1994, mais l’équilibre n’est pas encore atteint. Sur les 1 581 inspecteurs recensés, 54 % sont des hommes et 46 % sont des femmes (voir tableau 21). L’évolution allant dans le sens d’une réduction des écarts se poursuit puisqu’en 2015 les proportions sont respectivement de 52 % et 48 %5. La parité est presque atteinte, mais ces chiffres globaux masquent une répartition différenciée selon le sexe en fonction du type de poste. Comme cela a été mis au jour pour les postes de cadres au début des années 2000 (Laufer & Fouquet, 2001), il s’agit d’une féminisation différenciée, les postes les plus valorisés, c’est-à-dire autorisant des évolutions de carrière plus importantes, restant principalement occupés par les hommes. Les missions assumées par les inspectrices et les inspecteurs sont multiples, mais une majorité d’entre eux (près des trois quarts) exercent dans une circonscription où ils sont chargés, entre autres, d’évaluer les enseignants. Bien qu’elles soient moins nombreuses, les femmes sont un peu plus représentées que les hommes dans ce type de poste – 76,2 % en 2011 et 73,7 % en 2015, contre respectivement 73 % et 72,9 % pour les hommes (tableau 21).

Tableau 21. Répartition dans l’inspection du premier degré selon le sexe et le type de fonctions exercées en 2011 et en 2015 (effectifs et %)

Tableau 21. Répartition dans l’inspection du premier degré selon le sexe et le type de fonctions exercées en 2011 et en 2015 (effectifs et %)
  • 6 La définition donnée dans le deuxième chapitre demeure valable pour les inspecteurs de l’enseignem (...)
  • 7 Les DASEN sont nommés par décret du président de la République sur proposition du ministre de l’Éd (...)
  • 8 Ces personnels peuvent être affectés à l’administration centrale du ministère de l’Éducation natio (...)

8Les écarts selon le sexe sont plus accentués pour celles et ceux qui exercent des fonctions sur des postes à profil6. Ces derniers offrent des opportunités pour progresser dans la carrière en passant, entre autres, les concours d’inspection du second degré (inspecteur d’académie et inspecteur pédagogique régional) ou en accédant au poste de directeur académique des services départementaux de l’Éducation nationale (DASEN), appellation actuelle des inspecteurs d’académie7. À cet égard, le fait d’occuper le poste d’adjoint au DASEN représente une étape importante ouvrant des perspectives d’évolution professionnelle. Les hommes accèdent plus souvent que les femmes à ce type de poste (6,4 % en 2011 et 6,8 % en 2015, contre respectivement 4,6 % et 4 % pour les femmes). Ils sont aussi plus fréquemment en position de détachement8 ou affectés à un rectorat (7,3 % en 2011 et 8,4 % en 2015, contre respectivement 4 % et 6,1 % pour les femmes). Cette forme de mobilité constitue un atout pour la progression dans la carrière.

9Les résultats consignés dans le tableau 21 montrent par ailleurs que les hommes occupent un peu plus fréquemment des postes dédiés à l’usage des nouvelles TICE. Si l’on compare avec les profils évoqués jusqu’ici, cette voie ne représente pas nécessairement un atout déterminant pour gravir les échelons au sein du ministère de l’Éducation nationale. Des compétences particulières sont également exigées pour accéder aux postes centrés sur le handicap et l’adaptation scolaire. Si les enseignants hommes sont plus nombreux à occuper des postes dans ce secteur particulier de l’Éducation nationale (Jaboin, 2010), ce n’est pas le cas pour le corps d’inspection. Les femmes font actuellement jeu égal avec les hommes. Et elles sont plus nombreuses à occuper des postes centrés sur l’école maternelle. Ces deux derniers profils de postes ne constituent pas le moyen le plus efficace pour envisager des évolutions de carrière.

  • 9 Ce syndicat publie chaque année un annuaire qui recense tous les inspecteurs de l’Éducation nation (...)

10L’analyse secondaire de l’annuaire de 2019 élaboré par le Syndicat de l’inspection de l’Éducation nationale9 révèle qu’en 2018 les femmes devancent les hommes : sur les 1 501 inspecteurs recensés, 53 % sont des femmes et 47 % sont des hommes. La féminisation progresse, mais elle demeure encore relativement différenciée. Les postes les plus valorisés du point de vue de l’avancement dans la carrière sont plus fréquemment occupés par des hommes : 3,8 % en tant qu’adjoint du directeur académique des services de l’Éducation nationale contre seulement 2,3 % pour les femmes.

  • 10 Selon la DGRH du ministère de l’Éducation nationale, en 2015, les traitements mensuels bruts étaie (...)
  • 11 MEN & DEPP, Bilan social, 2015, p. 2.

11Comme nous l’avons mentionné pour les chefs d’établissement du second degré, le déroulement de carrière peut être analysé, entre autres, à travers les procédures de promotion. Le corps d’inspection de l’enseignement primaire comprend deux grades hiérarchisés : le plus bas, la classe normale, et le plus élevé, la hors classe. La reconnaissance symbolique n’est pas identique et les différences de rémunération sont assez marquées10. Les femmes accèdent moins souvent au grade le plus élevé : en 2015, 53,4 % des inspecteurs sont au grade le plus élevé (hors classe) contre seulement 40,3 % pour les inspectrices11.

L’analyse du recrutement pour étudier les inégalités d’accès à la fonction d’inspecteur

12Jusqu’en 1975, l’accès aux postes d’inspecteurs est conditionné par l’obtention d’un examen national : le certificat d’aptitude à l’inspection primaire, institué en 1880 (voir Ferrier, 1997, p. 158-169). À partir de 1975, le recrutement se fait par concours : le concours de recrutement des inspecteurs départementaux de l’Éducation nationale.

13Sans reprendre l’étude historique très fouillée de Jean Ferrier, nous rappellerons quelques-unes des évolutions qui ont marqué le recrutement des inspecteurs. Comme l’a montré l’historien, les données disponibles sont lacunaires et elles ne sont pas homogènes. Néanmoins, elles méritent d’être exploitées en poursuivant deux objectifs complémentaires. L’analyse des statistiques relatives aux candidatures permet d’apprécier indirectement la façon dont les femmes et les hommes décident de s’engager dans la carrière d’inspecteur. Par ailleurs, l’étude de la réussite aux épreuves ouvre des pistes de réflexion sur les attentes de l’institution en matière de recrutement.

14Entre 1926 et 1985, le nombre global de candidatures augmente régulièrement, passant de 160 à 1 296, puis il a tendance à diminuer progressivement pour atteindre 454 en 2019. Ces variations s’expliquent probablement par de multiples facteurs que nous ne pouvons pas tous cerner ici. Néanmoins, il apparaît que le nombre de postes ouverts au recrutement a une incidence non négligeable sur le nombre de candidatures.

15Jusqu’en 1980, la part des femmes demeure très faible, avec des ratios variant entre 0,15 en 1946 et 0,37 en 1980 (tableau 22). Il semble y avoir une première inflexion en 1985. Signalons en premier lieu qu’il s’agit de l’année où le nombre de postes offerts au recrutement est le plus important (155). Ceci entraîne presque mécaniquement une augmentation du nombre de candidats : 1 296 (chiffre jamais atteint jusqu’ici et que l’on ne retrouvera pas par la suite). L’année 1985 se distingue également des périodes précédentes dans la mesure où la part des candidates augmente significativement pour atteindre un ratio femmes-hommes de 0,59. Ensuite, cette féminisation des candidatures se développe régulièrement et, en 2019, les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes (ratio de 2,26). Comme indiqué dans l’encadré dédié aux missions des inspecteurs (voir supra), les circonscriptions deviennent mixtes en 1989 (écoles élémentaires et écoles maternelles) et le corps des inspecteurs primaires fusionne avec celui des inspectrices des écoles maternelles. Nous ne pouvons donc écarter l’hypothèse d’un transfert des candidatures. Le ratio femmes-hommes de 0,74 (jamais atteint jusqu’alors) laisse penser qu’une partie des candidates aux postes d’inspectrices des écoles maternelles se présente désormais au recrutement des inspecteurs primaires.

16Les données disponibles révèlent par ailleurs qu’au cours des années 2000 la part des candidats masculins a chuté brutalement. Là aussi, les éléments explicatifs sont sans doute nombreux, mais nous ne pouvons ignorer le parallélisme qui existe entre ce que nous avons observé pour les chefs d’établissement du second degré (voir le deuxième chapitre) et ce que nous constatons ici pour les inspecteurs du primaire. L’augmentation régulière des candidatures féminines a-t-elle contribué à dévaloriser la carrière d’inspecteur et à décourager les hommes de s’engager dans cette voie ? Peut-on reprendre ici les analyses développées par Marlaine Cacouault-Bitaud (2001) à propos des magistrats, des médecins et des enseignants ? Les entretiens biographiques que nous avons menés apporteront peut-être quelques éléments de réponse.

Tableau 22. Recrutement des inspecteurs de l’enseignement primaire entre 1926 et 2019

Tableau 22. Recrutement des inspecteurs de l’enseignement primaire entre 1926 et 2019

17Les résultats consignés dans le tableau 22 montrent que, entre 1926 et 2017, la réussite varie assez peu selon le sexe (à l’exception de l’année 1946, où la proportion de femmes est deux fois plus élevée que celle des hommes, mais où les effectifs sont très réduits). L’année 2019 semble marquer une rupture : les candidates sont deux fois plus nombreuses que les candidats, leur réussite au concours est toutefois plus faible. Là aussi, nous ne pouvons que souligner le rapprochement avec les tendances mises au jour pour les chefs d’établissement du second degré. Aucun élément à notre disposition ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’une différence de niveau d’exigence que s’imposeraient les candidats.

Le déroulement des carrières

18La féminisation au sein du corps des inspecteurs du premier degré démontrée précédemment apparaît néanmoins différenciée puisque l’accès aux postes à profil permettant des évolutions professionnelles significatives est plus fréquent pour les hommes. À présent, il faut vérifier si des inégalités entre les femmes et les hommes peuvent se construire dans le déroulement des carrières. Pour cela, nous avons mené 36 entretiens biographiques qui autorisent une appréhension fine des trajectoires de chacun. En nous référant à la méthode développée par Daniel Bertaux (2013), nous avons invité les personnes interrogées à retracer de manière détaillée toutes les étapes de leur carrière professionnelle en mentionnant les événements et les individus qui ont pu marquer cette trajectoire. Des relances ont été faites à propos des aspects familiaux, des perspectives de carrière, des activités extraprofessionnelles, du milieu social d’origine et de la formation initiale et continue. Ces entretiens duré entre quarante-cinq minutes et une heure trente. Ils se sont déroulés principalement en Île-de-France, en Rhône-Alpes et dans les Pays de la Loire. Les personnes interrogées étaient invitées à présenter précisément l’ensemble de leur parcours professionnel. Tous les interviewés ont choisi spontanément de faire commencer leur itinéraire à la fin de leurs études secondaires (en remontant jusqu’à la classe de troisième pour ceux qui se sont présentés au concours de l’école normale d’instituteurs à ce niveau de leur scolarité).

19Ces entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique qui a débouché sur l’élaboration de 19 catégories qui sont présentées en annexe. Celles-ci permettent d’apprécier de manière factuelle les étapes jalonnant l’itinéraire de chacun. Les différents parcours mis au jour ont probablement fait l’objet d’une reconstruction a posteriori cherchant à donner une forme de cohérence au récit. Ceci est tout à fait légitime. Faisant appel à des souvenirs parfois très anciens, il était impossible pour les personnes interrogées d’évoquer de façon linéaire leur parcours. Des événements douloureux (décès d’un parent proche, divorce, etc.) ont souvent été évoqués en fin d’entretien, lorsque nous avions réussi à établir un climat de confiance suffisant. À la fin de chaque entrevue, nous avons proposé une synthèse permettant aux interviewés de vérifier si des étapes importantes n’avaient pas été oubliées.

  • 12 Les principes qui ont guidé cette analyse sont présentés en annexe.

20Les 19 catégories issues de l’analyse de contenu ont fait l’objet d’une analyse factorielle des correspondances multiples et d’une classification ascendante hiérarchique qui a permis de construire une typologie constituée de 9 classes12. Souhaitant conserver suffisamment de précision dans l’exploitation des données, nous avons retenu la classification la plus fine proposée par le logiciel. En revanche, pour l’analyse et l’interprétation des résultats, nous avons opté pour un rapprochement de certaines classes qui, sociologiquement, sont proches. Plusieurs d’entre elles méritent d’être présentées et étudiées ensemble. C’est le cas, entre autres, pour les classes 1, 2 et 4 (voir tableaux 23, 24 et 25). Le profil de chaque classe est présenté en mettant au jour ses principales caractéristiques. Celles-ci sont ensuite illustrées par le portrait d’une ou deux personnes emblématiques de chaque groupe.

Un accès rapide au poste d’inspecteur

21Les personnes qui appartiennent aux classes 1, 2 et 4 partagent un point commun qui se révèle assez discriminant : elles accèdent plus rapidement que les autres au poste d’inspecteur. Ceci est important car il s’agit d’un poste à responsabilités correspondant, en règle générale, à une meilleure rémunération. Par ailleurs, un accès rapide autorise une progression dans la carrière qui n’est pas envisageable lorsque le cheminement est plus long. Notons que, quelle que soit la tranche d’âge considérée, le délai moyen pour devenir inspecteur est toujours plus court pour les hommes de notre échantillon (voir tableau III en annexe).

22En revanche, les individus des trois classes se singularisent par d’autres spécificités. La classe 1 est constituée d’une majorité d’hommes (6 sur 7). Ces personnes ont une ancienneté très réduite en tant que professeurs des écoles (moins de dix ans pour la plupart d’entre elles). Leurs collègues et leurs supérieurs hiérarchiques les ont incités à devenir inspecteurs et ils accèdent à ce poste dans un délai relativement court (voir tableau 23). L’itinéraire suivi par Monsieur A. illustre bien le profil des personnes de cette classe. Après avoir obtenu un master en sciences et techniques des activités physiques et sportives, il est reçu au concours de professeur des écoles. Il exerce pendant trois ans tout en commençant un doctorat en sciences de l’éducation. La décision de réaliser une thèse fait l’objet d’une négociation avec son épouse, qui accepte de prendre un congé parental pour s’occuper de leurs deux enfants. Ceci permet à Monsieur A. de mener de front ses activités d’enseignement dans le premier degré et ses travaux de recherche. Il est néanmoins contraint de travailler durant les congés et les week-ends et il indique au cours de l’entretien qu’il a réalisé de gros sacrifices par rapport à sa famille. Pendant la durée de ses études doctorales, Monsieur A. obtient un poste d’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université, qu’il occupe pendant trois ans. À l’issue de sa soutenance de thèse, il est qualifié aux fonctions de maître de conférences par le Conseil national des universités (CNU). Dans la foulée, Monsieur A. se présente au concours de recrutement dans plusieurs universités, où il se classe dans des rangs honorables sans pour autant être retenu. Prenant conscience des sacrifices que sa famille a consentis jusqu’ici, il décide de mettre fin à ses tentatives d’intégrer la carrière d’enseignant-chercheur. Son épouse souhaite reprendre les études qu’elle avait interrompues pour élever leurs enfants. Monsieur A. décide alors de se présenter au concours d’inspecteur de l’enseignement primaire. Il est reçu à la première tentative, à 34 ans. Il y a tout lieu de penser que ce poste ne constitue qu’une étape dans une carrière qui va se poursuivre.

23Quelques mois après l’entretien, Monsieur A. se présente au concours d’inspecteur pédagogique régional, spécialité « établissements et vie scolaire ». Il n’est pas reçu, mais Monsieur A. nous précise, lors d’échanges qui ont lieu après l’entretien, qu’il ne renonce pas pour autant. Cette trajectoire ascendante n’est rendue possible que par le soutien actif de sa famille. Néanmoins, elle ne peut pas être assimilée à la « carrière au masculin » que nous analyserons plus loin (classe 9). En effet, Monsieur A. prend en considération les aspirations de son épouse et renonce à la carrière universitaire qu’il convoitait initialement. Il se situe presque dans la configuration des couples à double carrière où les deux conjoints progressent alternativement dans leurs trajectoires professionnelles (Colle & Christin, 2008).

  • 13 Les conseillers pédagogiques participent à la formation initiale et continue des enseignants du pr (...)
  • 14 L’instituteur maître formateur est un enseignant chevronné qui reçoit dans sa classe de jeunes ens (...)
  • 15 Les écoles d’application accueillent des enseignants stagiaires qui sont formés par des professeur (...)
  • 16 Au sein de la fonction publique, il s’agit d’occuper un emploi provisoirement sans avoir passé le (...)

24Les personnes de la classe 1 ont accédé rapidement au poste d’inspecteur. Toutefois, au moment de l’entretien, les perspectives de progresser dans la carrière restent très hypothétiques, ce qui en inquiète certaines. C’est le cas de Monsieur M., qui obtient le concours à 36 ans. Après une licence d’histoire, il se présente plusieurs fois au concours de professeur des écoles, sans succès. À la troisième tentative, il est classé sur la liste complémentaire, ce qui lui permet d’accéder à un poste d’enseignant dans une école rurale de la Drôme pour deux ans. Il demande ensuite une mutation pour son département de naissance. Il l’obtient et est nommé dans une école élémentaire. L’inspecteur de circonscription lui en propose la direction. Il accepte et exerce cette fonction pendant trois ans. À l’issue de sept ans d’enseignement, dont trois en tant que directeur, Monsieur M. souhaite devenir formateur. Une opportunité se présente : un poste de conseiller pédagogique de circonscription13 se libère. Il se porte candidat et est retenu. Il s’agit d’un poste provisoire et Monsieur M. ne le conserve qu’une seule année. Il devient ensuite maître formateur14 dans une école d’application15 et, au cours de cette période, il coordonne également les projets développés dans une zone d’éducation prioritaire (ZEP). Il a alors l’occasion de travailler en étroite collaboration avec l’adjoint de l’inspecteur d’académie. Le travail réalisé avec ce responsable l’incite à préparer le concours d’inspecteur, qu’il passe une première fois sans succès. Très motivé, Monsieur M. envoie 100 dossiers de candidature spontanée dans toute la France pour faire fonction d’inspecteur16. L’inspecteur d’académie du département de la Loire le contacte pour lui proposer un poste à Roanne. Après un temps de réflexion et des échanges avec sa famille, Monsieur M. accepte. Il s’engage dans cette nouvelle voie professionnelle tout en préparant le concours, auquel il est reçu lors de sa seconde tentative. Durant l’entretien, Monsieur M. précise qu’au cours de cette période sa vie personnelle et familiale a été mise « entre parenthèses ». Son entourage proche – parents et concubin – ne l’a pas freiné dans cette évolution sans toutefois y adhérer pleinement. Conscient des sacrifices réalisés pour parvenir à son objectif, Monsieur M. souligne, après coup, l’importance de ménager un équilibre entre ses responsabilités professionnelles et sa vie de famille. Interrogé sur les perspectives qui s’offrent à lui, Monsieur M. se montre quelque peu désemparé car il ne souhaite pas terminer sa carrière en étant qu’inspecteur. Il passe en revue les différentes possibilités qui l’intéresseraient (inspecteur pédagogique régional spécialisé « vie scolaire », poursuite d’études pour devenir universitaire, sous-préfet, etc.). Ces opportunités lui semblent cependant inaccessibles dans un avenir proche.

25L’inégalité qui est repérable ici entre les femmes et les hommes de la classe 1 se manifeste par la rapidité pour accéder au poste d’inspecteur. Mais, pour la plupart des personnes de ce groupe, cette progression paraît quelque peu « bloquée » au moment où l’entretien a été mené.

26La classe 2 est constituée de 2 femmes et de 1 homme, assez jeunes, qui ont exercé une autre profession dans le secteur privé avant de devenir inspecteurs. Ils ont très peu d’ancienneté en tant qu’inspecteurs (voir tableau 24). Le poste que chacun occupe au moment de l’entretien ne semble constituer qu’une étape, car des perspectives de carrière sont envisagées (adjoint du directeur académique des services de l’Éducation nationale, administrateur civil, etc.).

27Le cas de Madame V. est emblématique de ce type de trajectoire. Après de brillantes études secondaires, elle obtient une maîtrise de linguistique. Très rapidement, elle suit son mari, médecin, qui a obtenu un poste en Afrique. Sans avoir d’emploi fixe, Madame V. profite de cette situation pour donner des cours et réaliser des traductions pendant deux ans. Revenue en France, elle est embauchée dans l’industrie pharmaceutique. Elle est notamment chargée d’organiser des colloques internationaux pour des chirurgiens, ce qu’elle fait durant six ans. Madame V. considère que ce poste est passionnant, mais qu’il est incompatible avec une vie de famille. Souhaitant avoir plusieurs enfants, elle décide de devenir enseignante du premier degré. Au cours de l’entretien, elle précise qu’elle ne supporte pas de rester trop longtemps dans le même poste. Elle devient directrice d’école très rapidement (après trois ans en tant que professeur des écoles). Lorsque son quatrième enfant intègre le collège, elle aspire à un nouveau changement professionnel, car elle a l’impression « d’avoir fait le tour de la question ». Elle fera successivement fonction de principale adjointe de collège et d’inspectrice du primaire. À l’issue de cette expérience de deux ans, elle passe le concours d’inspecteur. Elle est reçue à la seconde tentative et exerce pendant trois ans. Quelques mois après l’entretien, Madame V. a réussi à obtenir le poste d’adjointe au directeur académique des services de l’Éducation nationale. Issue d’un milieu social très élevé, elle possède un capital social important. Profondément marquée par son expérience dans l’industrie pharmaceutique, Madame V. a conservé le goût d’organiser la communication et de favoriser les relations entre les groupes professionnels. Il est possible que ces caractéristiques l’amènent à briguer d’autres postes au sein de l’Éducation nationale.

Tableaux 23 à 25

Tableaux 23 à 25

28La classe 4 regroupe 1 homme et 1 femme qui ont accédé rapidement aux postes d’inspection, malgré l’hostilité de leur conjoint et de leur entourage familial élargi (parents et beaux-parents notamment). Pour ces deux personnes, la progression dans la carrière professionnelle semble passer avant toute autre chose (voir tableau 25). Le parcours professionnel de Madame P. en constitue une bonne illustration. Ses études de biologie (menées jusqu’à la maîtrise) devaient initialement la conduire à la préparation du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) de sciences de la vie et de la terre pour devenir enseignante du second degré. Ayant échoué, Madame P. passe le concours de professeur des écoles. Elle exerce pendant cinq ans et, très rapidement, elle se spécialise dans l’accueil des enfants avec des difficultés d’apprentissage langagier. Repérée par son supérieur hiérarchique, elle est encouragée à devenir successivement maître formateur et conseillère pédagogique de circonscription (poste qu’elle occupe pendant cinq ans). Madame P. mène en parallèle ce fort engagement professionnel marqué par une succession assez rapide d’étapes et des responsabilités familiales assez lourdes : elle a trois enfants. Au cours de l’entretien, elle indique très clairement que ses choix n’ont fait l’objet d’aucune négociation avec son mari, qui s’est montré hostile. Par ailleurs, la parentèle proche (parents et beaux-parents) n’est pas très favorable non plus aux choix professionnels de Madame P. Cette dernière passe outre et décide seule de passer le concours d’inspecteur. Au cours de l’entretien, elle précise qu’elle n’a pas forcément attendu le moment le plus favorable pour accéder à ce type de poste, mais qu’elle n’a aucun regret. Elle déplore le fait que notre société porte encore un regard critique vis-à-vis des femmes décidées à mener de front un fort engagement professionnel et une vie familiale intense. Le soutien réitéré de ses supérieurs hiérarchiques lui a néanmoins permis de gravir rapidement les divers échelons de sa carrière.

29Ces trois classes (1, 2 et 4) rassemblent 12 personnes, soit le tiers de notre échantillon. Les inégalités entre les sexes se manifestent ici par un accès plus rapide des hommes aux postes d’inspecteurs, mais, pour une majorité d’entre eux, les perspectives de carrière demeurent à l’état de projet au moment de l’entretien. Pour d’autres personnes interrogées, ces perspectives ne sont même pas envisagées. Le poste d’inspecteur représente l’étape ultime de toute une carrière réalisée au sein de l’enseignement du premier degré.

Le poste d’inspecteur comme couronnement de la carrière

30Si dans le regroupement précédent les femmes sont minoritaires (4 sur 12), ce n’est pas le cas pour les classes 3 et 5, qui rassemblent une majorité d’inspectrices (9 sur 13) ayant accédé au poste à l’issue d’une longue carrière dans l’enseignement du premier degré (voir tableaux 26 et 27). Pour ces personnes, l’inspection représente la dernière étape de leur itinéraire professionnel. Au cours des entretiens, aucune ne mentionne d’autres perspectives professionnelles. Les itinéraires suivis par Madame N. (classe 3) et Madame E. (classe 5) illustrent parfaitement ce profil.

31Après des études d’histoire interrompues en licence, Madame N. passe le concours de l’école normale pour devenir institutrice. Elle enseigne pendant quinze ans dans plusieurs écoles. Repérée par son inspecteur, elle est incitée à passer le diplôme pour devenir maître formateur, fonction qu’elle exerce pendant dix ans. Elle collabore avec des professeurs d’école normale et des universitaires pour la rédaction de manuels scolaires. Ceci l’incite à reprendre ses études. Elle passe successivement une licence et une maîtrise en sciences de l’éducation. Elle aurait souhaité poursuivre cette formation, mais sa charge de famille (éducation de trois enfants avec un mari très accaparé par l’entreprise qu’il vient de créer) l’empêche de prolonger ce cursus universitaire. Au cours de l’entretien, Madame N. indique que, à l’issue de vingt-cinq ans d’exercice, elle commence à « saturer » et elle aspire au changement. Toujours intéressée par la formation – notamment celle des enseignants –, elle devient directrice d’une école d’application, ce qui lui permet de continuer à collaborer avec les professeurs des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Elle assume cette responsabilité pendant dix ans et, là encore, elle éprouve la sensation d’en avoir « fait le tour ». Elle décide alors de passer le concours d’inspecteur. Au moment de l’entretien, elle est inspectrice depuis trois ans. Elle indique qu’elle n’a jamais eu de plan de carrière. Elle serait éventuellement intéressée par un poste d’inspectrice spécialiste centré sur l’école maternelle, mais cela ne se concrétisera pas. Pour Madame N., l’accès au poste d’inspectrice représente le couronnement d’une carrière consacrée à l’enseignement dans le premier degré. Il est intéressant de noter qu’elle fait partie d’une « lignée » d’instituteurs (un oncle, deux tantes et un grand-père). Nous ne pouvons réellement nous prononcer sur les effets – directs ou indirects – d’une telle configuration familiale, mais il y a peu de raisons de penser que ce contexte ait pu contribuer à restreindre les ambitions professionnelles de Madame N. Elle est peut-être fière de se situer dans la filiation de cette parentèle, qui a sans doute fait partie des fameux instituteurs de la IIIe République, les « Hussards noirs » que Charles Péguy évoque dans L’Argent. Pour autant, cet ancrage n’est pas nécessairement incompatible avec des perspectives de carrière impliquant de quitter l’enseignement du premier degré. Nous savons par exemple que de nombreux universitaires ont commencé leur carrière comme instituteurs. Le lecteur objectera à juste titre que ces évolutions concernent davantage les hommes que les femmes.

Tableaux 26 et 27

Tableaux 26 et 27

32Comme Madame N., Madame E. a eu une longue carrière d’institutrice avant de devenir inspectrice. Initialement, elle ne se destinait pas au métier de l’enseignement. Son père, artisan coiffeur, souhaitait que sa fille devienne médecin. Cette dernière ne suit pas les conseils de son père et obtient une licence d’anglais. À l’issue de celle-ci, Madame E. passe le concours de l’école normale d’instituteurs. Une fois sa formation terminée, elle devient très rapidement enseignante dans le secteur de l’éducation spécialisée pour lequel elle se passionne et où elle exerce durant dix ans. Repérée par ses inspecteurs, elle est incitée à devenir conseillère pédagogique de circonscription. Elle assume cette fonction pendant quatorze ans. Au cours de cette étape professionnelle, ses supérieurs hiérarchiques lui demandent d’assurer deux périodes d’intérim d’inspection, dont l’une dans un domaine qu’elle connaît bien : celui de l’adaptation scolaire et du handicap. Au cours de l’entretien, Madame E. précise qu’en tant que conseillère pédagogique de circonscription elle a ressenti une frustration dans la mesure elle n’avait pas la responsabilité complète de piloter et d’accompagner les projets dans lesquels elle était pourtant très impliquée. Ceci l’encourage sans doute à passer le concours d’inspecteur. Mais cette décision n’est pas prise dans la précipitation. Madame E. indique qu’elle a attendu le moment opportun pour s’engager dans ce nouveau poste, qui nécessite une grande disponibilité. Elle insiste sur l’importance de préserver l’équilibre familial, qui semble prioritaire par rapport à la carrière. Madame E. n’envisage pas d’évolution de carrière, sauf pour convoiter un poste d’inspecteur spécialisé dans le domaine de l’adaptation scolaire et du handicap, qu’elle a fini par obtenir.

33Par rapport aux classes qui viennent d’être décrites, les suivantes se distinguent beaucoup plus nettement par la mise en évidence des dimensions personnelles et familiales.

Des dimensions particulières

34La classe 6 est constituée de 1 homme et de 1 femme pour lesquels les charges familiales sont presque inexistantes. Ainsi, la question de la conciliation entre l’engagement professionnel et l’investissement dans la sphère familiale ne se pose pour ainsi dire pas (voir tableau 28).

35Nous distinguerons ici les deux cas de figure. Le premier est celui de Madame B. Dès le début de l’entretien, elle précise qu’elle a toujours eu beaucoup de disponibilité pour développer un parcours professionnel riche et varié. Après avoir obtenu un baccalauréat scientifique, elle entame des études de médecine, qui se soldent par un échec. À la suite de cela, Madame B. passe le concours pour devenir institutrice. Parallèlement à son activité d’enseignante, elle poursuit des études en psychologie, allant jusqu’à la maîtrise. Très tôt, elle s’intéresse à l’enseignement pour les élèves en situation de handicap. À 26 ans, elle suit une formation spécialisée pour être institutrice dans des classes qui accueillent ce type d’élèves. À partir de cette période, ses supérieurs hiérarchiques l’incitent à envisager d’autres fonctions. Au cours de l’entretien, Madame B. précise qu’elle n’y est pas favorable et que, dans un premier temps, elle résiste à ces sollicitations, mais elle finit par accepter de devenir conseillère pédagogique à 29 ans. Elle exerce cette fonction pendant quatorze ans, jusqu’au moment où une opportunité se présente et qu’elle la saisit. Elle quitte provisoirement le ministère de l’Éducation nationale pour prendre un poste au conseil général. Elle est présidente du comité handisport pendant deux ans. Elle est responsable de tous les salariés et bénévoles qui travaillent dans cette structure. Après cette expérience, elle obtient un poste de conseillère pédagogique pour l’enseignement à destination des élèves en situation de handicap. Devenue une spécialiste dans ce domaine, elle est sollicitée pour assurer un intérim d’inspection. L’inspecteur d’académie, qui est le responsable des services de l’Éducation nationale au niveau du département, insiste pour que Madame B. passe le concours de l’inspection primaire. Elle ne réussit pas l’épreuve, mais demande dans la foulée un poste pour diriger un établissement qui accueille des enfants handicapés. Et, dans le même temps, elle reprend ses études de psychologie pour passer un master. Elle est reçue au concours de l’inspection primaire lors de sa seconde tentative et obtient un poste dans une ZEP, poste qu’elle occupe toujours au moment de l’entretien et qu’elle souhaite conserver. Interrogée sur sa vie familiale, Madame B. indique qu’elle est sans attache et qu’elle dispose d’une grande liberté. Parallèlement à son activité professionnelle, elle participe activement à la vie associative (notamment dans le cadre du Secours populaire). Elle a aussi une activité sportive intense et très régulière.

36Le second cas est celui de Monsieur D. Contrairement à Madame B., il est marié mais les deux conjoints ont mené leurs carrières respectives simultanément en acceptant des périodes de séparation assez longues. Au moment de l’entretien, Monsieur D. est inspecteur du primaire en situation de détachement. Après avoir obtenu un baccalauréat scientifique, il se destine à une carrière d’ingénieur. Ayant échoué dans cette voie, il passe le concours pour devenir instituteur. Il enseigne pendant treize ans et, au cours de cette expérience, il se spécialise dans le secteur du handicap et de l’adaptation scolaire. Il passe également une licence en sciences de l’éducation. Il change alors d’orientation professionnelle et passe le concours d’inspecteur de la jeunesse et des sports. Il exerce pendant neuf ans en métropole avant de demander un poste à Wallis-et-Futuna, où il est chef du service territorial dans le secteur de la jeunesse et des sports. À l’issue de cette expérience en outre-mer, il revient en métropole pour prendre un poste de directeur départemental de la jeunesse et des sports. Il quitte ce poste au bout de quatre ans pour demander son détachement dans le corps des inspecteurs du primaire. Monsieur D. indique qu’il a connu sa future épouse alors qu’il était directeur départemental de la jeunesse et des sports en Ardèche et qu’elle était secrétaire générale de ses services. À partir de cet instant, leurs carrières respectives se sont déroulées en parallèle avec, parfois, l’opportunité d’obtenir des postes situés dans la même région. Madame D. gravit les échelons dans son administration en essayant de suivre son mari. Ainsi, elle devient successivement intendante dans un lycée puis cheffe de service dans un rectorat. Elle part ensuite en Nouvelle-Calédonie pour rejoindre ses enfants (issus d’un premier mariage). Puis elle revient en métropole pour rejoindre son époux et pour exercer, de nouveau, la fonction d’intendante dans un lycée. Elle passe ensuite un concours pour devenir administratrice civile de l’Éducation nationale, ce qui lui permet d’obtenir le poste de directrice administrative et financière du lycée français de Brazzaville, au Congo. Elle a prévu d’occuper ce poste jusqu’à son départ en retraite. Elle rejoindra alors son mari en métropole. Monsieur D. a insisté à plusieurs reprises sur l’importance de la mobilité pour obtenir une meilleure rémunération. Dans cette perspective, le passage par des postes situés en outre-mer ou à l’étranger constitue un atout important.

Tableau 28. La classe 6, composée de 2 personnes

Tableau 28. La classe 6, composée de 2 personnes

37La classe 7 regroupe 2 inspectrices qui ont pu mener ce que Chantal Nicole-Drancourt (1989) appelle une « carrière au féminin » (voir tableau 29). Le parcours de Madame T. en constitue une assez bonne illustration, même si le soutien de sa famille n’est pas présent dès le début de la carrière. Après des études de biologie menées jusqu’en maîtrise, elle prépare le CAPES, auquel elle échoue, et devient alors professeur des écoles. C’est à moment-là qu’elle rencontre son premier mari, un architecte. Elle enseigne durant une vingtaine d’années en alternant les différents niveaux de classe. Madame T. précise que la première partie de cette période est difficile, car elle assure ses activités d’enseignement et l’éducation de deux jeunes enfants. Au cours de l’entretien, elle indique qu’elle souhaitait être une bonne mère tout en étant une personne compétente professionnellement. Elle divorce pour épouser un instituteur avec lequel elle aura deux autres enfants. Ses supérieurs hiérarchiques l’incitent à devenir conseillère pédagogique. Après quelques hésitations – elle se dit très attachée à ses élèves –, elle accepte et occupe cette fonction pendant cinq ans. Elle mentionne que jusqu’à ce qu’elle obtienne ce poste son second mari n’était pas très efficace pour assurer les tâches familiales et domestiques. À partir du moment où Madame T. devient conseillère pédagogique, son époux change radicalement d’attitude et son activité, réalisée à domicile, lui permet à elle de se consacrer pleinement à ses activités professionnelles. De façon concomitante, son supérieur hiérarchique l’incite à passer le concours d’inspecteur de l’enseignement primaire. Elle réussit à la seconde tentative et obtient le poste qu’elle occupe au moment où se déroule l’entretien. À plusieurs reprises, Madame T. indique qu’elle s’est souvent limitée dans la progression de sa carrière professionnelle. Interrogée sur les perspectives qu’elle pourrait envisager, elle indique qu’elle se réfrène. Elle souhaite pourtant demander un poste d’inspectrice à l’étranger, mais son mari se montre réticent. Elle estime qu’il n’est pas suffisamment ambitieux professionnellement et c’est elle qui l’incite à solliciter un poste de directeur d’école. Quelques semaines après l’entretien, nous apprenons que Madame T. a quitté son poste d’inspectrice pour devenir chargée d’étude dans l’un des services centraux du ministère de l’Éducation nationale. Le soutien de son mari a sans doute été déterminant au moment où la trajectoire professionnelle de Madame T. s’est accélérée. Mais les carrières brillantes suivies par ses deux sœurs ont sans doute joué un rôle important. Madame T. le signale spontanément au cours de l’entretien. L’itinéraire qu’elle emprunte se rapproche de la carrière au féminin définie par Chantal Nicole-Drancourt (1989), mais en bénéficiant d’une autonomie plus grande. Les cas où les femmes se mobilisent pour favoriser la carrière de leur mari sont plus fréquents que la situation inverse (de Singly, 1987). Il convient d’être prudent, mais nous pouvons faire l’hypothèse que le cas de Madame T. illustre, pour une part, les avancées qui ont bénéficié aux carrières professionnelles des femmes depuis deux décennies. Cette évolution rend probablement compte des relations dialectiques complexes qui se nouent entre les opportunités offertes par l’institution – et parfois l’encouragement des supérieurs hiérarchiques – et, par ailleurs, les dispositions de certaines jeunes femmes les incitant à ne pas négliger leur investissement professionnel. À cet égard, la teneur de certains entretiens nous invite à penser que des événements précis ont marqué la socialisation de plusieurs inspectrices en jouant un rôle de déclencheur.

Tableau 29. La classe 7, composée de 2 personnes

Tableau 29. La classe 7, composée de 2 personnes

38Valentine Hélardot (2009) a montré que les ruptures biographiques (décès d’un proche, maladie grave, divorce, etc.) peuvent avoir une incidence importante sur le déroulement de la carrière. C’est le cas pour les deux inspectrices de la classe 8 pour lesquelles un divorce a représenté une occasion de réorienter leur carrière (voir tableau 30). L’itinéraire de Madame L. illustre bien ce cas de figure. À l’issue d’une licence d’anglais, elle devient institutrice. Elle exerce pendant dix ans avant de devenir professeure d’enseignement général de collège pendant deux ans (anglais et français). Puis elle obtient successivement les postes de maîtresse formatrice (cinq ans) et de conseillère pédagogique (treize ans). Repérée au cours de ce parcours, Madame L. est encouragée par ses supérieurs hiérarchiques à passer le concours d’inspecteur. À plusieurs reprises au cours de l’entretien, Madame L. précise qu’elle n’avait pas du tout prévu d’accéder à ce type de poste. Et elle explique dans quelles circonstances elle a décidé de franchir le pas. Son premier mari occupait un très haut poste au ministère de la Défense. Il considérait qu’être institutrice représentait un excellent métier d’appoint permettant aux femmes de concilier l’exercice d’une profession et les responsabilités familiales. Ne partageant pas du tout cette conception, Madame L. a attendu que ses enfants soient suffisamment autonomes pour demander le divorce. C’est à ce moment-là qu’elle a décidé de réorienter sa vie personnelle et professionnelle. Elle consacre tout son temps à la préparation du concours d’inspecteur, qu’elle obtient à la première tentative. Elle devient inspectrice et, dans la foulée, elle se remarie.

Tableau 30. La classe 8, composée de 2 personnes

Tableau 30. La classe 8, composée de 2 personnes

39Faisant un peu le pendant de la classe 7, la classe 9 rassemble 5 hommes qui ont mené une « carrière au masculin » (voir tableau 31). Cette expression signifie que le déroulement de leurs carrières professionnelles a toujours eu la primauté. Leur entourage familial a été fortement « incité » à accepter la mobilité associée aux différentes étapes de leur progression. Plusieurs d’entre eux ont divorcé plusieurs fois et deux ont indiqué lors des entretiens que leur nouvelle conjointe « devait savoir à quoi s’en tenir » en matière de disponibilité. Aucun arbitrage n’est réalisé pour tenter de rendre « compatibles » le fort investissement professionnel et la vie familiale.

40C’est le cas pour Monsieur R. À la suite d’études de droit écourtées, il passe le concours de l’école normale pour devenir instituteur. Considérant que sa formation est insuffisante, il entreprend un cursus complet en sciences de l’éducation (licence puis doctorat). Il mène de front ses études et un parcours professionnel exigeant (instituteur pendant dix ans ; maître formateur pendant six ans et conseiller pédagogique de circonscription durant deux ans). Il devient inspecteur à 55 ans. Monsieur R. signale au cours de l’entretien que, à l’exception de ses parents, personne ne l’a encouragé dans cette voie. Il se présente comme une personne très solitaire et motivée, ne tenant pas trop compte des avis formulés par ses proches, notamment les trois compagnes avec lesquelles il a vécu. Il se sépare de la première lors de la réalisation de sa thèse de doctorat. Il explique qu’un contrat assez clair a été passé lorsqu’il a rencontré sa troisième compagne : le déroulement de sa carrière passe avant toute autre considération. Cette orientation n’est pas toujours présentée aussi explicitement au cours des entretiens, en raison de son caractère quelque peu radical. Ainsi, lorsqu’il évoque son propre itinéraire, Monsieur H. aborde les circonstances de son divorce de manière plus indirecte. Une partie de ses formulations laissent supposer que la rupture n’est pas liée à son fort engagement professionnel. Sa première épouse est enseignante dans le second degré et Monsieur H. explique que cette dernière a considéré qu’en devenant inspecteur il « pass[ait] de l’autre côté de la barrière » et devenait presque un « traître ». Elle a tenté de le dissuader de passer le concours d’inspecteur, mais Monsieur H. n’en a pas tenu compte. Ceci aurait été à l’origine de fortes tensions entre les deux époux. Monsieur H. finit par reconnaître que la forte charge de travail ainsi que l’éloignement géographique ont sans doute contribué à ébranler la solidité de son couple. Par ailleurs, il signale que ses enfants lui ont régulièrement reproché de ne pas être suffisamment disponible. Au cours de l’entretien, il précise qu’il met désormais en garde les nouveaux collègues inspecteurs à propos des possibles répercussions sur la vie familiale.

Tableau 31. La classe 9, composée de 5 personnes

Tableau 31. La classe 9, composée de 5 personnes

Bilan et perspectives

41Longtemps réservée aux hommes, la carrière d’inspecteur de l’enseignement primaire s’ouvre progressivement aux femmes au cours des années 1990. En 2015, l’équilibre est presque atteint, mais il s’agit d’une féminisation différenciée dans la mesure où les postes les plus valorisés restent principalement occupés par des hommes. Par ailleurs, l’analyse fine de 36 itinéraires biographiques montre que les carrières masculines évoluent plus vite ce qui offre des opportunités plus importantes (meilleures rémunérations, promotions plus rapides). Au cours des trajectoires individuelles, la conciliation entre l’engagement professionnel et les responsabilités familiales n’est pas du tout appréhendée de la même manière par les deux sexes. Une majorité de femmes interrogées donne la priorité aux dimensions familiales. Cependant, une minorité d’entre elles met l’accent sur la progression dans la carrière, y compris lorsque les charges familiales sont lourdes. D’autres, très épaulées par leur conjoint, peuvent se consacrer à leur carrière. Certaines n’hésitent pas à divorcer quand leur mari considère qu’elles exercent un « métier d’appoint » permettant d’élever les enfants du foyer. Une partie des hommes (5 sur 36) ont donné résolument la priorité à leur carrière professionnelle. Pour eux, les aspects familiaux sont relativement secondaires. Certains ont divorcé plusieurs fois et, souvent, l’entourage proche doit « s’adapter » aux contraintes de mobilité associées à l’évolution dans le métier.

42Ces différents itinéraires ne concernent que les 36 personnes interrogées. En aucun cas les résultats observés ne peuvent être généralisés. Nous avons choisi d’articuler l’approche quantitative à partir des statistiques nationales et l’étude fine des trajectoires par entretiens biographiques. Nous avons estimé que cette méthodologie mixte permettait d’appréhender les différentes facettes des inégalités de carrières des femmes et des hommes. À cet égard, nous avons montré que, pour une part, l’inspection dans l’enseignement primaire représente une voie qui favorise l’égalité entre les sexes. En l’absence de matériaux fiables, nous ne pouvons affirmer qu’il s’agit des effets liés aux politiques publiques centrées sur l’égalité professionnelle entre les sexes. Ceci étant précisé, il convient d’indiquer qu’une partie des inégalités observées – notamment à partir des entretiens biographiques – relève de dimensions sociétales qui dépassent le périmètre d’intervention des politiques publiques évoquées. C’est notamment le cas des aspects personnels et familiaux pour lesquels seuls des changements profonds de l’organisation sociale permettraient une réduction des inégalités entre les femmes et les hommes.

43La recherche qui vient d’être présentée n’a pas la prétention d’avoir totalement couvert le sujet. Le travail se poursuit actuellement dans plusieurs directions. La première concerne les femmes qui ont été inspectrices des écoles maternelles. Deux entretiens biographiques ont déjà été réalisés mais, étant donné leur âge avancé, il devient très difficile de rencontrer ces personnes. L’étude des dossiers personnels de carrière permettra de pallier cet inconvénient. Une recherche centrée sur les inspectrices du travail a montré toute la fécondité de ce type de démarche (Beau & Schweitzer, 2011). Et tenter de déterminer si les propriétés personnelles, familiales et sociales des inspectrices en poste actuellement sont comparables à celles de leurs collègues des décennies précédentes nous semble intéressant. Cette mise en perspective permettrait d’éclairer sous un jour nouveau le processus de féminisation qui s’est développé dès le début des années 1990.

44La deuxième piste de recherche que nous sommes en train d’explorer concerne les personnes qui ont été inspectrices et inspecteurs de l’enseignement primaire, mais qui, par la suite, ont accédé à des postes d’encadrement supérieur (directeur des services académiques de l’Éducation nationale, responsable d’un service au ministère de l’Éducation nationale, etc.). Dans ces cas de figure, il paraît important de mettre au jour les dimensions qui ont été déterminantes dans ce type de trajectoire ascendante et qui les distinguent de leurs collègues qui sont restés inspecteurs du premier degré. Ceci permettrait d’appréhender les « verrous » éventuels qui constituent le fameux plafond de verre limitant l’accès des femmes aux plus hautes responsabilités.

45Une troisième perspective de recherche mérite d’être évoquée. Actuellement, la première partie du concours de recrutement des inspecteurs (épreuve d’admissibilité) consiste à rédiger un dossier de reconnaissance des acquis de l’expérience professionnelle (RAEP). Le candidat doit développer une réflexion personnelle sur l’ensemble de sa carrière. Il lui est également demandé d’établir des liens entre l’expérience professionnelle accumulée et le métier d’inspecteur. Si nous avions la possibilité d’exploiter ces dossiers, nous pourrions apprécier la variété des profils des candidats et la façon dont ils se projettent dans leur futur métier. À cet égard, une double démarche pourrait être entreprise : identifier précisément les différents itinéraires professionnels à partir des éléments factuels disponibles et, par ailleurs, analyser finement les stratégies développées pour mettre en valeur les qualités et le potentiel de chacun. En outre, il serait pertinent d’étudier indirectement les critères retenus par l’institution pour sélectionner celles et ceux qui sont autorisés à passer les épreuves d’admission. Pour cela, il suffirait de comparer le profil des admissibles aux profils de l’ensemble des candidats. À ce stade de la réflexion, il semble difficile d’ébaucher une quelconque hypothèse, mais la démarche pourrait permettre de découvrir ce qui différencie les femmes et les hommes du point de vue des candidatures. Pour affiner l’étude, nous pourrions même imaginer qu’il existe des variations au sein de chaque groupe de sexe. Question complémentaire : comment l’institution prend-elle en considération ces différences et certains profils sont-ils plus en adéquation avec les qualités attendues d’un inspecteur ?

Notes

1 Ordonnance royale du 26 février 1835.

2 Règlement du 27 février 1835 relatif aux inspections des écoles primaires, cité par Ferrier (1997, p. 36).

3 Décret du 23 décembre 1882.

4 Pour les écoles maternelles, elles partagent cette fonction avec les inspectrices des écoles maternelles, dont le corps a été créé en 1881 (décret du 2 août).

5 MEN & direction générale des Ressources humaines (DGRH), service de l’encadrement, 2015.

6 La définition donnée dans le deuxième chapitre demeure valable pour les inspecteurs de l’enseignement primaire.

7 Les DASEN sont nommés par décret du président de la République sur proposition du ministre de l’Éducation nationale.

8 Ces personnels peuvent être affectés à l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale, en école supérieure du professorat et de l’éducation, au Centre national d’enseignement à distance, etc.

9 Ce syndicat publie chaque année un annuaire qui recense tous les inspecteurs de l’Éducation nationale (inspecteurs généraux, inspecteurs pédagogiques régionaux et inspecteurs du primaire) : Syndicat de l’inspection de l’Éducation nationale & UNSA Éducation, Annuaire des corps d’inspection de l’Éducation nationale, Paris, Belin, 2019.

10 Selon la DGRH du ministère de l’Éducation nationale, en 2015, les traitements mensuels bruts étaient respectivement de 4 485 euros pour la hors classe et de 3 647 euros pour la classe normale.

11 MEN & DEPP, Bilan social, 2015, p. 2.

12 Les principes qui ont guidé cette analyse sont présentés en annexe.

13 Les conseillers pédagogiques participent à la formation initiale et continue des enseignants du premier degré. Issus du corps des enseignants et repérés par leurs supérieurs hiérarchiques pour leurs compétences pédagogiques, ils passent un examen pour accéder à cette fonction. Une fois recrutés, ils travaillent soit en étroite collaboration avec un inspecteur ou une inspectrice, soit ils exercent au niveau d’un département pour assumer des missions particulières (arts plastiques, langues vivantes, etc.). Il s’agit de l’une des fonctions qui permettent aux enseignants du premier degré de progresser dans leur carrière, au même titre que la fonction de maître formateur.

14 L’instituteur maître formateur est un enseignant chevronné qui reçoit dans sa classe de jeunes enseignants stagiaires.

15 Les écoles d’application accueillent des enseignants stagiaires qui sont formés par des professeurs chevronnés.

16 Au sein de la fonction publique, il s’agit d’occuper un emploi provisoirement sans avoir passé le concours de recrutement correspondant.

Table des illustrations

Titre Tableau 21. Répartition dans l’inspection du premier degré selon le sexe et le type de fonctions exercées en 2011 et en 2015 (effectifs et %)
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-1.jpg
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Titre Tableau 22. Recrutement des inspecteurs de l’enseignement primaire entre 1926 et 2019
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-2.jpg
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Titre Tableaux 23 à 25
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-3.jpg
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Titre Tableaux 26 et 27
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 604k
Titre Tableau 28. La classe 6, composée de 2 personnes
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-5.jpg
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Titre Tableau 29. La classe 7, composée de 2 personnes
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 289k
Titre Tableau 30. La classe 8, composée de 2 personnes
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 454k
Titre Tableau 31. La classe 9, composée de 5 personnes
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/36064/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 520k

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