1Tenter de comprendre la nature, les raisons et les enjeux de ce qui est perçu aujourd’hui comme une montée des revendications identitaires et religieuses liées à l’islam, tenter également de comprendre pourquoi et comment ces revendications peuvent se répercuter jusqu’au sein de l’école, tout cela nécessitait que soit d’abord restituée la trame historique et sociale dans laquelle est prise en France la « question de l’islam », et avec elle, celle de la scolarité des élèves issus de l’immigration postcoloniale musulmane. Les pages précédentes auront au moins permis d’en prendre la mesure et de se prémunir contre la tentation des lectures trop simplificatrices. Elles invitent à ne pas perdre de vue la pluralité des dimensions de cette question.

2L’enquête qui est au cœur de cet ouvrage a été réalisée entre 2016 et 2018, sur le territoire de la ville de Vénissieux. La trentaine d’entretiens de longue durée qui la composent avaient pour ambition d’examiner cette « question de l’islam », particulièrement dans sa dimension scolaire, du point de vue de ceux dont elle est le vécu quotidien : les familles françaises de culture et de confession musulmane, les enseignants affectés dans les établissements scolaires qui accueillent leurs enfants, les responsables éducatifs de ces établissements. Ce type d’enquête ne prétend pas à la représentativité, au sens strict et statistique du terme. Une certaine représentativité toutefois peut ici lui être accordée : celle qu’on accorde à un microcosme. Vénissieux présente en effet un ensemble de traits sociologiques et historiques qui en font, pour le chercheur, un observatoire exemplaire.

Un terrain lyonnais : Vénissieux

3Parmi les raisons du choix de la ville de Vénissieux comme terrain de recherche figurent bien sûr au premier plan le nombre important de descendants de l’immigration postcoloniale dans sa population, ainsi que la forte visibilité de l’islam sur ce territoire. Une autre raison d’importance a toutefois pesé : elle a trait à l’événement de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme ».

4La Marche de 1983 est en effet inscrite dans l’histoire de Vénissieux, et fait partie intégrante de l’identité mémorielle de la commune. Nous l’avons très vite constaté au cours de nos entretiens exploratoires. Une responsable d’un centre social de Vénissieux, informatrice précieuse par sa fonction et aussi par son parcours personnel1, parlait même d’un « avant » et d’un « après » la Marche. La mémoire de la Marche est aujourd’hui encore très vive dans le quartier des Minguettes, berceau de l’événement. Nous l’avons amplement vérifié auprès de nos différents interlocuteurs rencontrés sur le terrain : intermédiaires, institutionnels, responsables d’établissement, enseignants, parents. La Marche a été évoquée spontanément et à plusieurs reprises par les différentes catégories d’acteurs qui ont participé à cette enquête.

5Quelques données statistiques permettront de tracer à grands traits le portrait sociologique du territoire. La population totale de Vénissieux est de 63 102 habitants2. Elle est jeune : les enfants de 0 à 14 ans représentent 24,7 % de la population totale et les jeunes entre 15 et 29 ans comptent pour 20,1 %. Si nous additionnons ces deux pourcentages, nous arrivons à 45,7 % de la population qui a moins de 29 ans. Près de 50 % de la population du territoire de Vénissieux a donc moins de 30 ans.

6Les actifs ayant un emploi représentent 52,1 % de cette population. Les chômeurs déclarés en représentent 16,2 %. Les retraités sont 5,2 % sur le territoire. Les étudiants, élèves et stagiaires non rémunérés représentent quant à eux 10,5 % de la population. 15,6 % de la population font partie des inactifs. Vénissieux, aujourd’hui, compte donc une population très jeune et un taux de chômage bien au-dessus de la moyenne nationale qui est de 8,5 % (INSEE pour l’année 2019). Ce caractère tend même à s’accroître.

7À cette esquisse d’un portrait sociologique, il est indispensable d’ajouter les grandes lignes du portrait historique de Vénissieux. Nous nous appuyons sur un numéro de la revue Millénaire 3 du Centre de ressources prospectives du Grand Lyon, consacré au quartier des Minguettes à Vénissieux (Panassier, 2008).

8Nous y apprenons qu’à la fin du xix^e siècle, Vénissieux est un bourg rural qui compte 3 500 habitants, dont l’activité principale est l’agriculture. Le maire de l’époque est persuadé que l’avenir de sa commune passera par son industrialisation. La fin du xix^e siècle voit l’installation massive d’industries chimiques, textiles et mécaniques. Ce mouvement devient exponentiel au xx^e siècle : « Avec le développement industriel s’installe et se développe un fort mouvement ouvrier. La victoire du PCF aux élections municipales de 1935 conforte ce mouvement. » (Panassier, 2008, p. 7). Ce sont les débuts de Vénissieux comme « banlieue rouge ». En effet, l’identité communiste de Vénissieux, comparativement à d’autres villes, ne s’efface pas jusqu’à aujourd’hui. Les ouvriers de Vénissieux sont particulièrement actifs pendant le printemps de « Mai 68 », ainsi que pendant les années 1980, le début de la crise. Cela donnera à Vénissieux la réputation de « ville rebelle ».

9Dès l’année 1917, l’on constate l’arrivée de plus en plus importante d’une population étrangère ; ce sont des immigrés italiens et espagnols dans un premier temps. Cette immigration alimente les usines en main-d’œuvre. Arrivent plus tard, dans les années 1940, pendant la guerre, d’autres types de populations, dont notamment la population coloniale d’Afrique du Nord. Le développement de la commune s’accompagne donc de l’arrivée d’une population issue de l’immigration de plus en plus importante.

10Dans les années 1960 et 1970, les grands ensembles se multiplient. Ils accueillent des populations immigrées qui vivaient plutôt en centre-ville, dans des logements insalubres ou dans des bidonvilles. Les immigrés postcoloniaux sont installés pour la plupart aux Minguettes, dans les grandes tours. Le témoignage de la directrice adjointe du centre social le confirme : « Du coup, toutes les années 1970, c’était à la fois du relogement et de l’accueil des populations nouvelles, la main-d’œuvre de ces années-là. On avait une sacrée mixité. Quand je parle des colonies, je parle de toutes les colonies : il y avait beaucoup de populations issues du Cambodge, du Vietnam, d’Algérie, des îles de la Réunion, de la Guadeloupe. » Pour ces populations, ce fut une réelle évolution. Pour certaines, elles quittaient des logements vétustes avec sanitaires sur le palier pour entrer dans des logements de trois, quatre ou cinq pièces avec sanitaires intégrés. À l’époque, ce changement était vécu comme une véritable ascension sociale.

11Mais entre les années 1975 et 1980, les choses changent. Les classes moyennes accèdent à la propriété, notamment en raison des lois Barre-Barrot de 1975, favorisant l’aide à la personne. En conséquence, la population française mais aussi les populations d’origine italienne, espagnole et portugaise quittent les quartiers collectifs. Les familles qui occupent les logements vacants sont essentiellement issues de l’immigration. La mixité qui existait alors commence à s’atténuer fortement. La crise économique accentue l’homogénéité sociale, et Vénissieux voit la concentration d’une population de plus en plus fragile.

12Les émeutes très médiatisées de l’été 1981 n’arrangent pas les choses. À deux reprises, en 1981 puis en 1983, aux Minguettes, des jeunes incendient des voitures et s’affrontent violemment avec les forces de l’ordre. Ces émeutes sont la conséquence « d’une succession de contrôles de police très mal vécus et surtout d’un fort sentiment latent de discrimination, d’injustice et d’avenir sacrifié, partagé par toute une population issue de l’immigration et porté ainsi par les plus jeunes » (Panassier, 2008, p. 15). Dans la région lyonnaise, particulièrement, les relations entre les jeunes et les forces de l’ordre sont tendues. Dans l’opinion, cet été fait date : c’est la première fois que l’on voit autant de voitures brûlées. C’est le début des émeutes de banlieues. La directrice adjointe du centre social était une enfant, à l’époque, mais en garde des souvenirs forts :

Fin des années 1970, il y a eu des problèmes sur le quartier de la Démocratie, qui n’existe plus actuellement. Les premières tours détruites en France. Ils avaient vidé le quartier. Les années 1980, dans mon souvenir, j’ai 9 ou 10 ans quand il y a eu les échauffourées. Je me rappelle les mères de famille super inquiètes qui attendaient dehors pour essayer de rameuter leurs grands parce qu’ils se faisaient tirer comme des lapins.

C’est alors que la France découvre ses banlieues. Dans les années 1990, l’évolution de la ville de Vénissieux montre l’affaissement de la mixité sociale, et la population se paupérise de plus en plus. Ces années-là et les années 2000 voient l’arrivée de nouvelles vagues de migration.

13Ce bref tableau était nécessaire à la bonne compréhension des entretiens réalisés au cours de l’enquête de terrain. Nous devrons le garder à l’esprit.

L’enquête et ses choix méthodologiques

14Dans la conception et la conduite des entretiens avec les différents interlocuteurs, une hypothèse (ou plutôt une ligne directrice, un fil rouge) était présente, comme un horizon pour s’orienter dans la complexité de ce que masque et révèle tout à la fois l’expression « question de l’islam ». Qu’il s’agisse des années 1980 au cours desquelles les familles de l’immigration musulmane prennent conscience qu’elles resteront en France, de l’événement majeur que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, des affaires du voile, ou des relations qu’entretiennent les jeunes issus de l’immigration maghrébine avec l’école, y compris quand s’y expriment des revendications identitaires et religieuses, une revendication de « reconnaissance » nous a semblé présente. Mais que faut-il entendre par « reconnaissance » ? La notion pourrait paraître usée par excès d’usage. Dans un article de la revue Esprit, significativement intitulé : « Être reconnu : droit ou fantasme ? », Michaël Foessel ouvre sa réflexion sur une simple question : « Qui ne souhaiterait être reconnu ? » (2008, p. 61).

15En effet, entendu en son sens ordinaire, la notion pourrait sembler peu consistante. Certes, elle a fait l’objet, dans la philosophie sociale d’Axel Honneth, d’une élaboration théorique de grande ampleur, et nous nous y référons. Mais avant de se saisir de cette référence nécessaire, il fallait commencer par tenter de comprendre comment s’exprime chez les principaux acteurs, les familles françaises de culture et de confession musulmane, cette demande de reconnaissance, et quels contenus lui sont donnés. Il était aussi nécessaire de tenter d’analyser comment cette demande est perçue par ceux qui y sont confrontés sur le terrain qui est tout particulièrement au cœur de notre investigation : l’école.

Le choix de l’entretien compréhensif

16Le choix méthodologique de l’entretien compréhensif découle de cette exigence. Il fallait veiller à laisser ouvert le champ de la compréhension, afin de mieux accéder aux modes de pensée et d’agir des acteurs, sans trop en préjuger. Il s’agissait d’abord et avant tout de les entendre et de les comprendre selon la manière dont ils pensent et vivent les évolutions de l’islam et ses répercussions. L’orientation émique3 que s’efforçait de suivre cette enquête, examinée rétrospectivement, profite de cette orientation, voire l’exige : cherchant à comprendre comment les acteurs pensent et agissent, ne doit-elle pas commencer par ne pas prédéfinir comme particularismes ces modes d’action et de pensée, ne pas les enfermer par avance dans la thèse du repli identitaire et particulariste, et maintenir un horizon d’universalité ?

17C’est dans cet esprit qu’a été conçu le guide d’entretien. À partir d’un canevas d’ensemble, il a été construit en fonction des trois types d’interlocuteurs : les parents, les enseignants et les responsables éducatifs (chefs d’établissement). Les questions ont été formulées de manière à favoriser un récit de vie, le but étant d’établir une relation suffisamment empathique pour qu’une confiance s’installe avec l’interlocuteur. L’entretien compréhensif, en effet, « commence bien par l’empathie et l’engagement mutuel de deux personnes » (Kaufmann, 1996, p. 53). Dans les familles, ce sont majoritairement les femmes, les mères, que nous avons entendues. De ce point de vue, la composition de notre « échantillon » pourrait paraître déséquilibrée et pourrait constituer un biais pour la recherche. Il nous semble qu’il faut plutôt y voir une donnée, une information : les personnes dans les familles qui ont accepté de nous rencontrer sont très majoritairement des femmes. Une autre information mérite d’être signalée : à plusieurs reprises, les pères se sont joints à l’entretien.

18Favoriser l’échange et libérer la parole de l’interlocuteur est essentiel ; mais c’est aussi la principale difficulté de ce type d’entretien. Les questions elles-mêmes se modifient, voire se construisent parfois pendant l’entretien. Elles dépendent tout particulièrement de l’autre. C’est lui, l’enquêté, qui, en quelque sorte, transforme, affine, éclaire les questions de départ ; c’est pourquoi le guide d’entretien demeure un matériau souple et mutable.

19Il s’agit donc d’une méthode exigeante. Nous ne prétendons pas l’avoir parfaitement mise en œuvre. Dans ce type d’enquête, le sens se construit avec l’enquêté, et cette construction est sensible dans le déroulé de l’entretien lui-même.

Des rencontres de proche en proche

20Une autre difficulté inhérente à l’enquête par entretiens compréhensifs tient à la constitution de l’échantillon d’enquêtés. Il n’a pu se construire que selon la méthode dite « aléatoire », un enquêté permettant d’ouvrir la porte d’un autre. Notre connaissance du territoire de Vénissieux a certes facilité ces rencontres de proche en proche. La première intermédiaire à laquelle nous avons recouru travaille dans un centre social du quartier des Minguettes à Vénissieux, et l’une de ses activités est d’organiser et de coordonner, en relation avec les collèges et les familles, les séances de soutien scolaire. Elle nous a donc aidée à solliciter des familles, et ce d’après plusieurs critères. Le premier était le critère religieux, sans préciser le degré de pratique de ces familles. Le deuxième critère était celui du territoire : les familles devaient résider à Vénissieux. Le troisième critère était celui de la scolarisation des enfants de ces familles : avoir au moins un enfant scolarisé au collège ou au lycée. Le dernier critère concernait l’origine migratoire et la nationalité : les familles devaient être d’origine algérienne, françaises et nées en France. Le recours à d’autres intermédiaires a permis d’élargir l’échantillon souhaité. Les entretiens se sont alors déroulés au domicile des intéressés.

21Une démarche sensiblement comparable a été utilisée concernant les entretiens réalisés avec les responsables d’établissement, ainsi qu’avec les enseignants : certaines de ces personnes ont été contactées grâce à notre intermédiaire du centre social, d’autres directement, d’autres encore par l’intermédiaire de l’une d’entre elles. Pour la plupart, ces entretiens se sont déroulés à l’intérieur des établissements ; un seul s’est tenu au domicile d’une enseignante.

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22Un dernier élément, au terme de cette brève présentation, mérite d’être souligné. Comme le lecteur ne manquera sans doute pas de le constater, l’ensemble de ces entretiens témoigne d’un haut degré de réflexion chez la plupart des interlocuteurs, qu’il s’agisse des enseignants et des responsables éducatifs, ou bien des parents de familles musulmanes. Nous le verrons, ces réflexions touchent bien souvent à des questions de philosophie politique de la plus grande importance, même lorsqu’elles ne sont pas présentées ou conceptualisées comme telles. On pourrait y voir un biais et se demander, par exemple, si la parole enseignante, supposée plus intellectuelle, n’est pas conduite par là même, au cours d’un entretien, à surinvestir le registre de la conceptualisation. Peut-être. Mais le même constat vaut pour des parents, hommes et femmes, dont la formation scolaire n’est pas du niveau de celle des enseignants. Une autre hypothèse peut alors au moins être proposée : c’est dans la situation sociale, éducative et politique où ils se trouvent que ces différents acteurs, dans l’urgence de lui donner du sens, puisent leurs compétences d’analyse.