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Amours clandestines : nouvelle enquête

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Marie-Carmen Garcia

Conclusion

Texte intégral

« J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main
Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin. » (Brassens, 1966)

1« Est-ce qu’il n’y a pas des normes sociétales qu’il faut quand même respecter ? », me demandait Rachel. L’interrogation portait spécifiquement sur les normes d’exclusivité dans le couple. La réponse socialement admise serait « oui ». Oui, parce que l’institution matrimoniale intègre la notion de fidélité ; oui, parce que les conseils en bien-être et santé valorisent le couple, la famille ; oui, parce que les personnes trompées souffrent ; oui, parce que l’infidélité est souvent considérée comme un acte égoïste, infantile et inconséquent ; oui, parce que de toute évidence, l’infidélité n’emplit pas de bonheur toujours et pour toujours celles et ceux qui la pratiquent. Le « oui » l’emporte ainsi largement au regard des normes dominantes.

2Pourtant, des femmes et des hommes trompent leur conjoint.e et récidivent, malgré les difficultés, la réprobation sociale, les choix difficiles, des séparations et des souffrances. La multiplication et l’ambiguïté des normes conjugales, sexuelles, affectives dans notre société semblent expliquer en partie ces parcours de « monsieur et madame Tout-le-monde » que rien de particulier ne destinait à tromper et encore moins à tromper durablement leur conjoint.e., et qui pourtant sont pris.e.s dans des existences qu’ils ou elles jugent complexes. Ces personnes ne rompent pas avec les normes conjugales dominantes (ce qui serait peut-être le cas de personnes revendiquant le polyamour, l’échangisme ou encore « l’amour libre »), comme nous l’avons vu : elles les transgressent en secret.

3Ces transgressions ordinaires des normes conjugales s’inscrivent dans un processus constitué d’imperceptibles changements presque insignifiants en eux-mêmes qui, cumulés, donnent un résultat inattendu (Boudon et al., 2003) pour les personnes concernées : la « double vie ». Cette dernière est ainsi le produit d’une dérive et non, comme on pourrait l’imaginer, d’une intention ou d’un projet.

4Un jour, on fait l’amour avec un.e autre ; un autre, on va au cinéma avec lui ou avec elle ; une autre fois, on passe une ou deux nuits ensemble. Les amours clandestines connaissent peu de limites (les amants inventent toutes sortes de manières de s’aimer), mais elles sont séparées de la conjugalité par une frontière – pratiquement – infranchissable. Il ne s’agit pas seulement de la limite entre le ou les couple(s) officiel(s) des amants, d’une part, et la dyade clandestine, d’autre part ; il s’agit d’un gouffre presque insurmontable symboliquement entre la relation amoureuse cachée et une relation amoureuse reconnue socialement (officielle).

5Cette frontière entre le « caché » et « l’officiel » constitue la source principale des souffrances morales des femmes. Rester dans l’ombre implique, en effet, une transformation profonde et douloureuse des valeurs qu’elles ont incorporées au fil de leurs socialisations en tant que femmes. Cette frontière symbolique est, par ailleurs, garantie et gardée par les hommes, qui, eux, ont incorporé en tant qu’hommes des représentations du couple et de l’amour en plus grande congruence que leurs aimées avec la « double vie ». En outre, les socialisations masculines se fondent sur des modèles de sexualité valorisant le pluripartenariat, à la différence de ce qui se passe pour les femmes. Cela étant, les dissensions qui apparaissent au fil du temps entre les maîtresses et leurs amants provoquent des souffrances morales chez les hommes aussi. Les amours clandestines ne constituent des havres de bonheur éternels ni pour les femmes ni pour les hommes.

6L’encadrement théorique de l’enquête a proposé le genre comme grille d’analyse. De ce point de vue, malgré l’insistance de certain.e.s lectrices et lecteurs, et malgré les doutes émis par d’autres sociologues sur la question, la seconde phase de l’enquête n’a pas montré de symétrie entre les attendus des femmes et des hommes. Il est vrai que le « point de vue crée l’objet ». Cela étant, le point de vue du genre n’exclut pas l’observation de formes d’atténuation de la domination masculine ; l’épistémologie féministe non plus. J’ai interrogé pour ce livre, volontairement, des femmes et des hommes qui sont venus à moi pour me dire qu’il n’y avait pas de souffrance dans leur relation amoureuse cachée. J’ai ainsi entendu, tenu compte et analysé des discours d’amants et d’amantes heureux.ses.

7On peut dire que le bonheur des dames s’explique par une transformation dispositionnelle au long cours, une sorte d’adaptation aux normes amoureuses et sexuelles incorporées par les hommes. Les femmes (rencontrées) heureuses en amour extraconjugal ont en effet suivi des parcours au cours desquels elles ont plus ou moins volontairement renoncé à des aspirations de conjugalités amoureuses et à être les « femmes d’un seul homme ». D’une certaine manière, elles ont aussi, dans la relation avec l’amant et avec la complicité tacite de celui-ci, mis la figure de l’épouse au second plan.

8Les amours cachées que l’on pourrait qualifier d’heureuses sont ainsi, d’après mes données, le fruit d’une socialisation secondaire (autrement dit à l’âge adulte) des femmes qui atténue certaines de leurs inclinaisons pour l’amour « absolu », pour le monopartenariat et pour la conjugalité comme symbole de l’amour. Ces inclinaisons ne semblent pas être totalement mises en veille : des regrets, des espérances ténues persistent. Il est difficile de dire ce qui favorise ou non cette socialisation secondaire qui rend les amours confidentielles heureuses, mais il semble que certains contextes amoureux, familiaux et conjugaux y sont plus favorables que d’autres : l’expérience amoureuse des femmes, leur relation avec leur conjoint, la manière dont l’amant organise la relation, etc.

9Hormis ces processus d’atténuation de différence entre les normes amoureuses masculines et féminines, l’infidélité conjugale apparaît comme un conservatoire producteur et reproducteur des normes et des valeurs viriles fondatrices historiquement du désir hétérosexuel. Dans les milieux étudiés, il s’agit peut-être de l’un des derniers espaces où les féminités et masculinités archaïques peuvent se révéler, se développer et s’épanouir. Les hommes semblent être les grands gagnants de l’infidélité, mais pour les femmes, la noirceur du tableau doit être nuancée. Les femmes mariées avec amant souffrent, pour beaucoup d’entre elles, mais souffrent-elles plus ou différemment que dans une situation monogame au long cours ? La question mérite d’être posée, car on sait, par ailleurs, que la conjugalité n’est pas toujours et partout une source de satisfaction et d’épanouissement (représentation positive de soi, sentiment de bien-être, adéquation entre les dispositions et le contexte, congruence entre les socialisations des partenaires) pour les femmes.

10Finalement, en faisant un retour vers l’autre axe théorique de ce travail (le cadrage institutionnel des faits sociaux), il apparaît qu’aux marges de l’institution conjugale, les limites au déploiement de la virilité, dans ses expressions symboliques et sexuelles, sont plus souples qu’à l’intérieur du couple institué. On sait que, dans le domaine privé, la famille notamment, l’action des pouvoirs publics pour l’égalité entre les femmes et les hommes est relativement inefficace : le contrôle institutionnel du sexisme et de la misogynie reste au seuil du foyer, sauf situation particulière (plainte pour violences conjugales, notamment). Cela étant, dans les milieux socialement bien dotés (capital scolaire, culturel, économique), les individus adhèrent à la norme d’égalité dans le couple et les représentations dominantes sont certes celles de la complémentarité des rôles sexués, mais avec une aspiration à l’égalité. Ces normes et représentations régissent également les dyades d’amants (de milieux sociaux intermédiaires et supérieurs), mais avec une différence saillante dans les pratiques et représentations entre ce qui se passe à l’intérieur de l’institution conjugale et ce qui se passe à sa marge : la valorisation paroxysmique de la puissance masculine comme valeur recherchée (implicitement ou explicitement) par les femmes chez leurs amants et comme valeur incarnée par ces derniers (volontairement ou à leur corps défendant).

11Ainsi, les souffrances, mésententes et autres malheurs de la dyade secrète sont singuliers dans la mesure où les hommes sont d’emblée et pour aussi longtemps que dure la relation dans une position virile à partir de laquelle ils ont la possibilité d’organiser la relation, ses contenus et ses limites. Mais ne nous y trompons pas : comme je l’ai dit dans la partie théorique de ce livre, ce qui a été observé et analysé ici est une configuration sociale particulière (la dyade amoureuse secrète) qui en aucun cas n’exprime ce que sont ces hommes et ces femmes en dehors de cette configuration. Les amants virils et parfois cruels peuvent se révéler dans le domaine conjugal attentionnés et dociles ; les amantes dociles et aimantes peuvent se révéler autoritaires et froides dans leur couple officiel.

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