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Amours clandestines : nouvelle enquête

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Marie-Carmen Garcia

Chapitre 5

La fête est finie

Texte intégral

« Tu comprends ses doutes, tu comprends qu’il tarde un peu à être à toi,
rien qu’à toi comme il te le jure
Il va franchir le cap, il va lui dire pour vous deux
Pas dès demain, non, mais bientôt, il en est sûr
Il te supplie d’attendre alors que tu ne fais que ça depuis bien trop longtemps
Attention tu vas le quitter
Oh, c’est trop dur pour lui, et toi qui ne le comprends pas
tu ne veux plus l’entendre
Oh tiens ça y est tu l’as quitté. » (Cherhal, 2004)

Quand on aime, on ne compte pas

L’argent ne fait pas le bonheur

1Les dimensions financières des relations amoureuses s’élaborent dans le silence. Mais « les principes de l’amour romantique, de la solidarité et du désintérêt au fondement de la relation conjugale contemporaine n’excluent pas pour autant les inégalités et les rapports de pouvoir » (Henchoz, 2008, p. 19). Or, les négociations explicites entre amoureux sont rares dans les couples officiels comme dans les dyades d’amants. Comme l’explique la sociologue Ilana Löwy, « l’honnêteté, la lucidité, la réflexivité ne cimentent pas forcément mieux les liens affectifs entre homme et femme que les illusions partagées » (2006, p. 228).

[Qui prend en charge les hôtels ?] C’est moi. C’est moi. Bon, en même temps, je suis à Lille [là où vit Laurence, lui vit et travaille à une centaine de kilomètres de cette ville] deux fois par mois, pour mon travail... Du coup... Ça entre dans mes frais professionnels. [Et quand vous partez en vacances ? (Les amants sont partis en voyage deux fois ensemble)] C’est moi. [Hésitation] Ah non ! C’était fifty-fifty. Jusqu’à présent, c’est plutôt fifty-fifty. [Est-ce que c’est quelque chose qui a été discuté entre vous ?] Non. En même temps, elle, elle est toute seule... Moi, je gagne vraiment un bon salaire... Jusqu’à présent, c’est vrai qu’on faisait fifty-fifty, et puis là, l’hôtel, les sorties... C’est moi qui paie. [Et pour vous, comment gérez-vous ce budget ? Est-ce que vous faites des arbitrages avec des dépenses familiales ?] Je ne culpabilise pas du tout vis-à-vis de ma femme, car je gagne quatre fois ce qu’elle gagne ! [Rires] Et puis [longue hésitation], je n’en profite pas... Je veux dire, je n’en profite pas au sens où il y en a qui s’achètent une voiture ou une montre de luxe. Moi, je n’en profite pas [sourire]. (Christian, juillet 2017)

2Quand j’ai posé à Christian la question de la gestion de l’argent destiné à sa vie amoureuse secrète, il l’a comprise dans le sens de « culpabilité par rapport à son épouse », alors que je ne l’avais pas formulée ainsi. Les discours d’autres hommes sur cette question se rejoignent : les frais occasionnés par la vie avec l’amante relèvent de ce que l’on « s’offre à soi » parce qu’« on l’a mérité ». Christophe, par exemple, a eu de nombreuses maîtresses. Il considère ses rendez-vous avec elles comme une sorte de récompense pour avoir bien travaillé. Il aime, par exemple, acheter du champagne et le boire avec son amante dans des hôtels luxueux, parce qu’il trouve que la relation est hors de l’ordinaire et qu’il a envie de s’offrir des moments et des choses extraordinaires à une occasion particulière. Pour Fabien, il s’agit moins de s’offrir une récompense que de s’octroyer un « moment à lui » dans un écrin adapté au bien-être et à la tranquillité. Avec sa maîtresse, par exemple, tous les deux ou trois mois, ils se voient un week-end entier dans un relais-château dans lequel il réserve une belle chambre et le dîner. Parfois, les week-ends se déroulent à l’étranger, dans une ville d’Europe où les amants se rejoignent pour savourer deux ou trois jours de quiétude.

3Pour ces hommes qui gagnent bien leur vie, la relation adultère constitue un temps à part, dans des lieux à part avec des pratiques à part. Ils se font plaisir et font plaisir à leur amante en proposant quelques dépenses hors de l’ordinaire. Les amantes de ces hommes ne sont guère moins fortunées qu’eux ; elles ne sont pas non plus beaucoup plus jeunes qu’eux et ne sont pas particulièrement en quête de soins luxueux. Nous sommes loin de l’idée que les maîtresses sont « entretenues » ou ruinent leurs amants, loin également de l’idée que leur présence ôte le pain de la bouche des enfants de l’homme marié. Chassons les mythes. Les hommes interrogés demeurent raisonnables et paient des chambres et des repas qui sont dans leurs moyens. Les tarifs peuvent paraître élevés, mais ils sont en accord avec leurs revenus et leur train de vie.

4Concernant les hommes disposant de moyens financiers modestes, la question semble se poser différemment. En effet, comme je l’ai déjà dit, Gérard, agent de maîtrise, a un train de vie bien inférieur aux autres enquêtés. Lui a beaucoup insisté sur le fait que sa relation adultère lui avait coûté cher. Sa maîtresse ayant des revenus supérieurs aux siens, elle l’a aidé à plusieurs reprises, et n’a pas manqué de le lui rappeler au moment de leur rupture.

Des fois, je passais une semaine avec ma femme et le week-end avec Suzanne... espacé quand même. Au tout début, c’était presque tous les week-ends. Après, j’ai espacé, et puis financièrement, aussi, hein... C’est que... Bon, il faut voir des deux côtés... Et que oui, financièrement, ce n’est pas simple, et... [Gérard raconte comment s’est terminée sa relation avec Suzanne, qu’il a quittée sans lui donner d’explications.] Bon, elle a pleuré. Beaucoup. Elle disait : « Tout ça pour ça, voilà ! » Et puis après, ce sont des reproches, du style : « Je t’ai aidé, à un moment donné, tu as eu besoin de moi. » Là, moi, je n’étais pas là, parce que moi, je n’ai pas eu besoin d’elle et je ne vois pas... Voilà. Elle a eu des problèmes, alors j’étais présent, pas comme mari, quoi. Mais j’étais présent. Mais je n’ai jamais eu l’impression qu’elle m’aidait. J’ai eu des soucis avec mon véhicule, lors de nos déplacements, elle m’a proposé de l’argent pour des frais, j’ai toujours refusé. Des fois, elle me disait : « Je t’offre quoi ? » Il y a des fois où j’étais très à bout, mais moi je disais : « Je ne veux rien. » Donc, elle le prenait mal... Elle m’a prêté de l’argent, des fois, mais je lui ai toujours rendu. » (Gérard, octobre 2017)

5L’exemple de Gérard porte à penser que pour les hommes dont les revenus sont relativement faibles, le coût financier de la double vie a son importance. En revanche, dans les milieux où les hommes ont une plus grande autonomie financière et dont une partie des revenus est destinée aux loisirs, les dépenses liées à l’amour clandestin ne constituent pas un problème Les principales dépenses sont celles destinées aux hôtels. Selon la fréquence des rendez-vous, le type de rendez-vous (quelques heures, une nuit, un séjour) et le budget dont disposent les amants, ces derniers peuvent être des hôtels à bas prix (dans le cas des rendez-vous hebdomadaires de quelques heures, notamment) ou luxueux (dans le cas de rendez-vous mensuels ou pour une nuit). Nombre d’hommes dont les professions le permettent s’organisent pour faire coïncider un déplacement professionnel avec une nuit d’hôtel prise en charge par leur entreprise, et une escapade avec leur amante. Cette pratique semble moins courante chez les femmes, sans doute parce qu’elles occupent moins souvent que les hommes des postes impliquant des déplacements, et qu’elles sont encore moins souvent elles-mêmes les cheffes de l’entreprise qui finance le déplacement. Il est plutôt rare – mis à part quand ils ont de très hauts revenus (comme Christian ou Fabien) – que les hommes dépensent des centaines d’euros personnels pour une nuit d’hôtel. Généralement, les sommes sont plus modiques et se distribuent entre trente et cent euros, selon le temps qu’il est prévu de passer dans la chambre.

6Cependant, dans de nombreux cas, les amants n’ont pas de frais de logement. Il y a tout d’abord les situations des maîtresses sans conjoint qui accueillent leur amoureux à domicile. Ensuite, certaines personnes en cohabitation (mariées ou non) ont des relations sexuelles avec leur amant ou maîtresse chez elles ou dans des lieux publics cachés des regards. C’est le cas de Lydie* et de son amant Max.

7Lydie a 64 ans, elle est mariée depuis quarante-trois ans, elle a deux enfants. À 60 ans, elle s’est dit : « Si j’ai l’opportunité, je fonce. » Son mari et elle ne faisaient plus l’amour depuis vingt ans et elle en souffrait énormément. Lasse de tenter d’éveiller le désir chez son conjoint, lasse de lui en parler, d’expliquer ses besoins sexuels, elle a voulu prendre un amant. De sa prise de décision à la rencontre qui allait la bouleverser, trois ans ont passé. C’est dans un musée non loin de chez elle qu’elle a retrouvé Max, un amour de jeunesse perdu de vue depuis des dizaines d’années. Ils s’étaient seulement croisés deux fois en quarante ans, mais ils se reconnurent immédiatement. Lydie eut plaisir à revoir son petit ami d’adolescence et réciproquement. Ils discutèrent un peu et ils se découvrirent l’un et l’autre une passion pour le vélo. Ils décidèrent alors de faire une sortie ensemble. Celle-ci fut suivie d’autres rendez-vous et un jour, en se séparant, Max embrassa Lydie.

Et puis la troisième fois que l’on s’est vus, je ne sais pas comment, mais il a dévié : on s’est embrassés et moi, j’ai eu... une explosion au point de vue physique, au point de vue hormonal. Une explosion ! Là, j’y pense, mais c’était fort, très, très fort. Donc, il m’a simplement embrassée [sourire] et je suis rentrée chez moi. Et le lendemain, je l’ai appelé, je lui ai dit : « Il faut que je te voie, je suis en manque. » Vraiment, ça m’avait réveillée... Une explosion ! (Lydie, novembre 2017)

8L’explosion du désir chez Lydie s’est rapidement transformée en sentiment amoureux. Max vit près de chez elle et comme leurs conjoints respectifs n’ont aucun goût pour le vélo, les amoureux se retrouvent deux fois par semaine pour partager leur passion.

[Vous vous voyez pour faire du vélo... Vous avez des relations intimes... Où est-ce que cela se passe ?] Alors, ou chez lui ou chez moi et souvent à l’extérieur : en voiture, dans les champs, la neige, dans les bois ! [Rires] N’importe où, où on se sent un petit peu préservés. Oui. Autrement, chez lui ou chez moi. Mon mari et moi, on garde notre petit-fils une fois par semaine chez mon fils en alternance, une semaine sur deux. Quand c’est mon mari, il s’absente alors toute la journée. Donc, là, moi je sais que je suis tranquille. Mais on a toujours notre porte de sortie, hein, on est toujours sur le qui-vive. Moi, je suis tranquille chez moi, mais quand je suis chez Max, je suis toujours prête à partir, je laisse mes affaires à côté de moi. Et puis, quand je vais chez lui, je ne prends pas toujours la même voiture, je ne prends pas toujours la même route. C’est pour les voisins. On ne sait jamais. Chez moi, les voisins ne sont jamais là, et puis nous, on reçoit beaucoup, alors une voiture qui passe, ça ne gêne pas. [...] On se voit donc chez l’un ou chez l’autre. On se voit souvent, je trouve [sourire]. [À quel rythme est-ce que vous vous voyez ?] On se voit deux fois par semaine pour pédaler, et puis autrement, du point de vue physique, une fois par semaine, régulièrement. (Lydie, novembre 2017)

9Les rapports sexuels de nombre de dyades d’amants ont fréquemment lieu « à la sauvette », dans une voiture, dans la nature ou sur leur lieu de travail. En outre, quelques personnes bénéficient de l’hospitalité d’un ou d’une ami.e qui prête un logement de temps à autre. Certains possèdent une résidence secondaire qui peut également faire office de lieu de rencontre occasionnel.

10Les autres dépenses sont constituées par les cadeaux traditionnellement échangés à l’occasion des anniversaires ou autres célébrations. Néanmoins, contrairement aux images que l’on peut avoir à travers les films et les séries, ces cadeaux sont le plus souvent de petites attentions peu onéreuses (livres, CD, bouteilles de vin, petits bijoux, parfois un mot doux, etc.) ou se présentent sous la forme de sorties au restaurant ou à un spectacle. En effet, les amours clandestines ne peuvent pas se permettre le luxe de laisser des traces. L’homme offrant de somptueux bijoux, des tenues chères ou des voyages fabuleux à sa maîtresse existe peut-être, mais je ne l’ai pas rencontré et n’en ai pas entendu parler. Je n’ai pas non plus eu vent d’hommes payant les crédits de leur maîtresse, leur loyer ou leur achetant voiture et appartement. Certaines femmes sont soucieuses de la répartition égalitaire des dépenses, d’autres non. Les discours à ce sujet laissent transparaître le modèle traditionnel de la galanterie qui prévaut dans les rencontres amoureuses hétérosexuelles. Il a la particularité, dans l’extraconjugalité, de perdurer au fil des ans.

11Les premiers temps de la séduction sont en effet marqués, comme entre personnes célibataires, par « les excès et la surenchère de manifestations intellectuelles ou culturelles [qui] manifestent le désir de séduire [des hommes], et par l’attention un peu béate [des femmes] à ces excès [qui les] encouragent à la séduction » (Deschamps, 2013, p. 396). Les formes d’ostentation impliquées par le désir conduisent les hommes à dépenser de l’argent pour la femme qui entre dans leur vie. Le plus souvent, il s’agit d’invitations dans des restaurants et des hôtels dont le coût est relativement élevé, pour marquer un intérêt qui ne serait pas purement sexuel. Cette orientation donnée à la relation par le type d’hôtel choisi est particulièrement prise en compte par les personnes qui font connaissance sur un site de rencontres. Effectivement, les rencontres sans lendemain sont courantes sur ces sites et le choix des lieux semble donner une indication sur l’engagement de l’homme. Ces dépenses générées durant la phase de séduction sont considérées comme raisonnables par les femmes dans la mesure où elles pourraient elles-mêmes les prendre en charge.

La comptabilité du temps

12Le temps joue en faveur de la tenue d’une comptabilité par certaines femmes, notamment de celles qui sont célibataires. Elles ne comptent pas les dépenses financières, elles comptent les heures, les jours, les semaines, les mois, les années qui s’écoulent sans que rien ne change. Cette comptabilité de l’amour est tenue de manière plus ou moins stricte et plus ou moins objective. Dans sa forme la plus souple, les amantes notent, organisent, célèbrent des dates jalonnant leur histoire d’amour caché. Dans cette version relativement ordinaire de la comptabilité de l’intimité, les femmes ont souvent une vision approximative de la fréquence de leurs rencontres avec leur amoureux, du temps qu’elles passent habituellement avec lui, de la date du début de la relation, des périodes de ruptures éventuelles et même des dates qui étayent la vie familiale officielle de l’homme : anniversaires des enfants, anniversaires de proches de l’homme et parfois anniversaire de l’épouse. Les femmes organisent également le calendrier des rencontres, anticipant notamment les rendez-vous de longue date. Dans ses formes plus strictes, la comptabilité du temps de l’amour par les femmes se traduit – outre la tenue d’un calendrier amoureux – par une prise de notes sur un agenda, carnet, ordinateur ou tout autre support permettant d’objectiver les jours et les heures durant lesquelles les amoureux se sont vus. Parfois, cette prise de notes se double de précisions sur les lieux et les activités réalisées ensemble.

  • 1  Le terme « ego-document » est attribué à l’historien hollandais Jacob Presser (1899-1970) (voir De (...)

13D’une manière générale, les femmes conservent, en outre, des traces de leur histoire cachée : rapporter, dans un journal intime, les mots échangés, des appels ; garder des objets symbolisant les rencontres avec l’homme aimé (carte de restaurant, serviette en papier d’un café, ticket de bus ou de métro, vêtement, photographies...). Conserver et objectiver la relation occulte est une tâche à laquelle de nombreuses amantes se consacrent. Ce travail de mise en patrimoine de la relation s’inscrit dans la continuité de pratiques spécifiquement féminines inaugurées au xixe siècle. Les femmes ont, à cette époque, commencé à établir un ensemble varié d’écritures intimes, de papiers personnels, d’ego-documents1. Garantes des mémoires familiales, les femmes « recueillent, sauvent et agencent l’éphémère patrimoine mémoriel » (Lacoue-Labarthe & Mouysset, 2012, p. 9) de leur vie de famille comme de leur vie amoureuse clandestine.

14Les hommes sont moins impliqués dans cette organisation et cette comptabilité du temps. S’ils se souviennent de la période et de l’année où ils ont rencontré leur amante, s’ils connaissent la date de son anniversaire, ils n’ont pas une vision très précise des périodes qui ont marqué leur histoire, ignorant, par exemple, en quelle année exactement il y a eu une rupture ou la date de leur première nuit avec leur amoureuse. Ils anticipent et organisent également peu les rendez-vous (mis à part les réservations d’hôtels) et les éventuels nuits ou voyages qu’ils réalisent avec leur maîtresse. Leur vision de l’avenir amoureux est également beaucoup plus floue : ils se posent rarement la question du devenir de leur couple de l’ombre.

Dettes d’amour

15Les années passent et l’homme ne quitte pas son épouse. Les aspects matériels de la relation changent alors de sens pour les femmes, notamment celles qui sont célibataires. Les cadeaux et sorties coûteux (toutes proportions gardées) proposés par les hommes peuvent alors être considérés par leur amante comme des offrandes à moindre coût par rapport à la séparation d’avec la compagne / épouse. Le sentiment d’être achetées est particulièrement vif chez les femmes qui souhaitent ardemment que l’homme quitte son épouse.

16J’ai parlé avec Laurence quelques mois avant de m’entretenir avec Christian. Elle se demandait quelle était la place qu’elle occupait dans la vie de cet homme. Il venait de lui proposer de faire ensemble une croisière qu’il paierait intégralement (Christian a des revenus élevés, Laurence un peu moins que lui, mais elle peut se payer une croisière). Laurence était dubitative : elle avait très envie de ce voyage, mais se disait que Christian « l’achetait ».

Et ce qu’il me propose maintenant... Je le vois... Ce qui fait que là, pour les prochaines vacances : « Ah, on part ensemble ? » « Eh bien non, on ne part pas ensemble, puisque tu n’as toujours pas changé ton schéma familial et que tu restes toujours avec maman et les enfants. » Donc là, ça a été : « Bon, eh bien, on va faire une thalasso ensemble, je te donne mon numéro de carte bleue, tu choisis ce que tu veux. » D’accord. Et puis une autre semaine de vacances : « Je voudrais te faire découvrir l’Espagne. » Bon, sept jours. Et là, il en est à « une semaine en croisière ». Et là, j’ai le recul, en me disant : « Il va là où il sait que j’adore. » J’adorerais faire une croisière, c’est royal. [...] Je regarde monter les enchères. Et là, ce matin, on en était à la croisière dans les fjords, une semaine. En fait, il m’achète. (Laurence, juillet 2017)

17Les amants sont partis en croisière, mais quelques mois après, Laurence a quitté Christian. Après notre entretien, elle avait en effet plusieurs fois demandé à son amoureux quelles étaient ses intentions. Il a fini par lui dire qu’il l’aimait, mais qu’il n’envisageait pas de quitter son épouse. Alors Laurence s’est éloignée de lui et a rompu. Aujourd’hui, elle est en couple avec un autre homme.

18Si, durant les deux ou trois premières années, les maîtresses acceptent leur condition de « femme de l’ombre » au nom du « malencontreux hasard » qui fait que l’homme qu’elles aiment est marié, à mesure que les années passent et qu’elles considèrent que la preuve de leur amour est faite, elles expriment leur désaccord avec une situation qu’elles jugent injuste et humiliante pour elles.

19Suivons l’histoire de Renaud et de Julia sur cette question. Renaud a vu Julia, son amante, pratiquement tous les jours durant quatre ans, et dormait parfois chez elle. Il partait en voyage occasionnellement avec elle également. Puis, un soir où Renaud quittait le domicile de Julia, son épouse l’attendait en face de la maison de sa maîtresse. Julia l’a appris dès le lendemain par son amoureux. Elle n’a pas su ce qui s’était dit entre les époux, ni comment les choses avaient tourné ensuite entre eux. En revanche, durant les jours qui ont suivi, Julia a constaté que Renaud était moins disponible. À la souffrance de ne pas avoir « son homme que pour elle », s’est alors ajoutée celle de l’attente infinie de l’appel, du texto, du rendez-vous avec lui.

C’est sûr que lorsque je suis avec lui, je suis bien. Mais ces instants-là, maintenant, sont moindres. Avant, j’en avais beaucoup, ça me satisfaisait. Maintenant, j’en ai tellement peu ! Là, je suis tout le temps en attente. Et c’est cet état-là que je déteste. Je me dis : « Comment tu en es arrivée là ma pauvre fille ? » [...] Je suis en attente d’un coup de fil, d’un texto ! Je suis là, devant un téléphone, à attendre quelque chose. Ça me fait peur. Je n’ai pas envie de finir comme ça. (Julia, septembre 2018)

20Les amantes célibataires donnent, reçoivent et attendent quelque chose en retour qui n’est pas de l’argent. Elles se donnent corps et âme aux hommes mariés qu’elles aiment. Elles leur offrent le monopole de leur corps, de leur cœur et de leur temps. Les propos de Nadège, une femme qui a divorcé un an après avoir amorcé une relation cachée avec un homme marié (qui l’est resté), résument bien cette remise de soi qui se traduit par des attentes infinies :

J’étais beaucoup dans l’attente. J’étais dépendante de son planning, je faisais tout pour lui. Si j’avais un déplacement professionnel à faire, mes vacances, mes week-ends, je les faisais en fonction de son planning. Tout était calqué par rapport à sa vie. Le soir, je rangeais, au cas où il vienne, je ne sortais pas, au cas où il passe. [...] Lui ne faisait pas ses week-ends ou ses vacances par rapport à moi, et moi oui. (Nadège, octobre 2017)

21« Tout donner » à celui qu’elles aiment est considéré par ces femmes comme la preuve de leur amour inconditionnel, plus grand que tout : plus important que leur temps, leur travail, leurs amis, leur famille... Plus important que leur santé, parfois. Pendant longtemps, des années, souvent, cette remise de soi inconditionnelle n’est pas remise en question, ni par les femmes ni par les hommes. Ces derniers ont rarement – je dirais même jamais – conscience du don que leur amante leur fait. Ils n’en demandent pas tant, ils en reçoivent plus qu’ils ne l’auraient espéré.

22Les offrandes matérielles ou symboliques (temps, exclusivité sexuelle ou affective, prise du risque d’être découvert, confiance...) entre partenaires illicites sont libres. Elles ne sont encadrées ni par le droit ni par des normes propres à ces relations. Exclues du droit de fait, les amours clandestines peuvent être rapprochées des relations amoureuses « libres », à la différence qu’au moins un des partenaires est engagé ailleurs et que, par conséquent, leur avenir est, comme nous le voyons, lié à l’avenir du couple officiel, et non pas seulement au désir des amoureux. Ainsi, chacun est théoriquement libre de donner ce qu’il veut et de rendre ou non : « Cette liberté signifie que le don ne pose pas de conditions de retour, ne s’assure pas d’un retour. » (Godbout, 2006, p. 92) Ces échanges intimes s’inscrivent ainsi dans des contrats moraux interpersonnels qui, à ce titre, renvoient uniquement aux attendus personnels de chacun des partenaires. L’idée que leur amoureux tire son épingle du jeu à leurs dépens s’élabore lentement, mais inexorablement, jusqu’à la rupture de la liaison chez nombre de femmes célibataires. Le sentiment d’injustice est particulièrement aigu chez celles qui ont quitté leur conjoint après la rencontre avec l’amant. C’est le cas d’Anne, dont j’avais exposé l’histoire dans le premier volet d’Amours clandestines, et qui montre comment l’image que les femmes ont de la relation peut évoluer.

23Après son divorce, Anne a eu le sentiment d’avoir été dupée indirectement par Laurent : elle avait divorcé du père de sa fille pour mettre fin à ses tiraillements intérieurs. Mais elle espérait que son amant quitterait aussi sa conjointe et qu’il vivrait avec elle. Ce projet, elle ne l’avait pas élaboré seule. Laurent lui disait depuis longtemps qu’il aspirait à faire sa vie avec elle et qu’il attendait d’être prêt pour quitter sa conjointe à laquelle, d’après lui, « il devait beaucoup » et qu’il ne voulait pas laisser dans une situation matériellement difficile, l’épouse n’ayant jamais eu d’emploi. Durant les premières années de leur relation, avant son divorce, Anne adhérait à ce discours. Elle rêvait comme Laurent d’une vie à deux, mais leur situation respective ne permettait pas la réalisation de ce rêve. Séparée de son mari, Anne a changé de point de vue. Elle a estimé qu’elle avait sacrifié sa famille pour Laurent et qu’en retour, ce dernier ne lui donnait rien.

24Les disputes et les ruptures entre les amoureux étaient devenues fréquentes. Anne a continué de souffrir des comportements de Laurent, qui la comblait quand il était avec elle et la laissait angoissée et frustrée pendant plusieurs jours quand il était avec sa conjointe. Anne ne se reconnaissait plus : elle était devenue cynique, méchante, aigrie et avait pris beaucoup de poids. Un jour, à la suite d’une violente dispute, elle menaça Laurent, preuves à l’appui, de tout dire à sa femme si jamais il revenait encore une fois vers elle : elle ne voulait plus jamais le voir ni entendre parler de lui. Laurent eut très peur et n’a plus contacté son amante durant plusieurs mois. Anne n’a pas mis ses menaces à exécution et, sans doute rassuré, Laurent l’a rappelée pour la revoir. Anne a repris alors sa relation avec lui. Elle lui en voulait, mais l’aimait. Elle s’est tournée vers l’ésotérisme et a été convaincue, alors, que son destin était de vivre avec Laurent et que les obstacles sur leur chemin n’étaient que des épreuves qui allaient la conduire vers « la plus belle histoire de sa vie ». Elle disait que personne ne croyait en son histoire, mais qu’elle savait qu’elle avait raison de persévérer. L’euphorie d’Anne dura quelques mois, puis de nouveau, la colère la reprit. Elle s’inscrivit alors sur un site de rencontres, espérant rencontrer un homme libre et tourner enfin la page avec Laurent.

  • 2  La fille d’Anne était une adolescente à ce moment-là. Sa mère ne lui avait pas dit que Laurent éta (...)

25Elle rencontra alors Sébastien. Elle était enfin heureuse de pouvoir de nouveau partager du temps avec quelqu’un sans se cacher, sans dissimuler. Elle pouvait lui téléphoner lorsqu’elle le souhaitait, elle pouvait partir en week-end et en vacances avec lui, elle pouvait rencontrer ses enfants, sa famille, prévoir l’avenir, faire des projets. Anne était comblée. Mais cette liberté retrouvée a été perdue lorsque, quelques mois après avoir rompu avec Laurent, celui-ci a réapparu. Il a dit à Anne qu’elle lui manquait et qu’il voulait vraiment vivre avec elle, mais qu’il ne parvenait pas à franchir le pas. Il lui demandait encore un peu de patience. Elle a pensé alors que « tout redevenait possible ». Rapidement, la femme a repris sa liaison avec l’homme marié, de manière plus intense encore qu’autrefois. Laurent a organisé un voyage en Italie avec son amante, des week-ends à la montagne avec elle et sa fille2, des sorties et des nuits ensemble. Anne a alors quitté Sébastien. Mais, une fois Anne redevenue libre, Laurent s’est montré moins présent, moins attentionné et le projet d’une vie avec Anne a été repoussé de nouveau, à jamais. Une nouvelle fois déçue, Anne a alors cessé toute relation avec Laurent et repris son histoire avec Sébastien.

26Mais au fil des semaines et après avoir passé les vacances d’été avec son nouveau compagnon, Anne trouvait que cette relation ressemblait à celle qu’elle avait avec son ex-mari : sympathique et apaisante, mais sans passion. Alors, elle a repris Laurent comme amant. Sa conviction que Laurent était l’homme de sa vie était encore plus puissante qu’avant. Quelques semaines après ses retrouvailles avec Laurent, Anne quittait définitivement Sébastien, sans explication. Alors, les souffrances morales revinrent et cette fois Anne se sentit perdre pied, ne maîtrisant plus rien de sa vie : elle n’en pouvait plus. Ses amis la voyaient dépérir et tous lui conseillaient de quitter Laurent, de ne plus le revoir et de l’oublier. Mais Anne ne pouvait se résoudre à considérer que son histoire avec Laurent était terminée : elle avait trop donné, elle y avait trop cru. Laurent, lui, avait renoué avec son mode de fonctionnement habituel, fait de rencontres torrides et de périodes de silence.

27Le profond mal-être qu’elle ressentait conduisit finalement Anne à faire appel à un psychologue. Elle commença alors à se percevoir comme une femme maltraitée émotionnellement par son amoureux, à concevoir qu’elle autorisait implicitement l’homme qu’elle aimait à avoir un comportement irrespectueux envers elle. Peu à peu, elle devint moins tolérante face aux silences et aux distances de Laurent, moins angoissée également à l’idée de le perdre. Un an après avoir amorcé le travail psychothérapeutique, Anne quitta Laurent. Elle lui en voulait d’avoir toujours donné des signes d’un avenir commun possible, de l’avoir laissée quitter son conjoint comme si cela ne le concernait pas, d’avoir passé des week-ends et des vacances avec elle et sa fille sans jamais avoir eu véritablement l’intention de s’engager avec elle dans une vie commune.

J’ai pris une porte dans la gueule. Ma famille a explosé en plein vol, il n’en a rien eu à foutre ni quand c’est arrivé ni après. Il a continué à vivre avec sa femme sous prétexte qu’un divorce conduirait ses enfants à l’échec scolaire ! [Rire sarcastique]. Ses enfants sont dans de grandes écoles, ils ont plus de 20 ans aujourd’hui ! Ses enfants sont des fils à papa. Il n’y a que l’image qui compte dans cette famille : les voyages lointains qu’on raconte aux copains, le classement scolaire des enfants, la couleur de la façade de leur maison, la marque des voitures, la silhouette de madame, le golf de monsieur... J’ai renié toutes mes valeurs avec Laurent. J’ai fini par aimer ce que je n’aimais pas, tout ce qui n’était pas moi. [...] Si je pouvais, j’aimerais dire à toutes les femmes qui vivent ça qu’elles arrêtent ! Les prévenir que c’est une arnaque, une perte de temps ! Un château de sable. Qu’est-ce qui me reste de mon histoire avec Laurent ? Quand je vois son nom apparaître sur mon portable, je le regarde avec indifférence et je ne réponds pas. Pendant plus de six ans, j’ai couru pour passer quelques heures avec lui. Je suis allée au bout du monde pour lui. Une année, il est parti aux États-Unis pour son travail et j’ai dit chez moi que j’avais un congrès de médecine là-bas et je l’ai rejoint. J’organisais mes rendez-vous professionnels en fonction de son planning ! Une fois, il est allé voir un voyant pour savoir si nous allions vivre ensemble !!! [Rires] Comme si la décision ne lui appartenait pas ! Je l’ai trouvé pathétique. Mais j’ai continué... Pourquoi ? Comment ? Je ne sais pas, mais sincèrement, ces histoires, ça n’en vaut pas la peine. Ces hommes, ils peuvent te dire à midi qu’ils t’aiment et le soir dire la même chose à leur femme. On ne peut rien construire avec des hommes comme ça. (Anne, octobre 2014)

28Après avoir tenu ces propos, Anne a repris sa relation avec Laurent. Celle-ci a perduré encore quelques mois de manière assez chaotique. Puis Anne est tombée malade et a été hospitalisée. À son retour de l’hôpital, elle a décidé de déménager dans une ville loin de Laurent et de mettre fin définitivement à leur relation. Je l’ai revue avant son départ pour une ville à 500 kilomètres de chez elle.

29Dans notre société, l’échange amoureux est un système social de « don et de contre-don » qui exige comme preuve de sa « vérité » des « renoncements » tels que l’abandon d’une relation amoureuse pour une autre (Hippert, 2012). Dans mon enquête, je n’ai entendu parler que de quelques hommes qui, après plusieurs années de liaison cachée, ont rompu définitivement avec leur épouse. Les récits recueillis montrent plutôt des hommes qui ont pensé être prêts à perdre de l’amour, de la considération, de l’affection de leurs enfants, de l’argent (Belleau & Martial, 2011) pour une vie avec leur amoureuse et qui se sont ressaisis. Or, comme l’écrivait Philippe Combessie dans la préface de mon livre, Amours clandestines :

Les personnes qui développent clandestinement quelque forme de relation extraconjugale durable sont en effet en permanence en situation de dette, et même en double situation de dette : dettes vis-à-vis de leur conjoint.e, qu’elles « trompent » selon la vulgate ordinaire, et dettes vis-à-vis de leur partenaire extraconjugal.e, à qui elles n’offrent pas la possibilité de venir occuper une place légitime dans leur vie. Or, à certains égards, de façon plus forte encore que le don, la dette crée du lien social – et la dette morale sans doute encore plus manifestement que la dette financière. (Combessie, 2016, p. 13)

30Les hommes qui ne consentent pas à quitter leur épouse (alors que l’amante est disponible) contractent ainsi, à leur corps défendant, une dette symbolique. Les maîtresses « ont donné » et se sentent flouées, car elles n’ont pas reçu le contre-don escompté et les hommes refusent de « rendre » ce qu’ils n’ont pas demandé explicitement : le don de soi, le divorce, l’exclusivité affective et sexuelle, la disponibilité... Comme l’explique Marcel Mauss, il n’est pas possible, dans une relation de don / contre-don (telle que la relation amoureuse) de se situer dans un entre-deux : on se confie entièrement ou on se défie entièrement (1925, 2007). Le don est un pari de la confiance préalable à l’instauration de la confiance réciproque (Caillé, 2000). Lorsque chaque personne prise dans ce type de relation accepte de coopérer pour que l’autre coopère, une situation d’endettement mutuel positif s’établit. Elle consiste :

non pas [en] la réciprocité simple du donnant-donnant (chacun fait sa part de travail à égalité), ni [en] la dette négative (« c’est toujours moi qui fais tout » ou, inversement, « je ne pourrai jamais m’acquitter de ma dette »), mais [en] cet état dans lequel chacun a le sentiment de recevoir plus qu’il ne donne, et où c’est d’ailleurs effectivement le cas [...]. Reste à savoir combien de temps ça peut durer, comment et pourquoi. (Messaoudene, 2012, p. 35)

31Dans les dyades étudiées, les femmes ont le sentiment de recevoir plus qu’elles ne donnent, aussi longtemps qu’elles ne sont pas assurées (ou convaincues) que l’homme ne quittera pas son épouse. Lorsque l’indisponibilité de l’homme pour une union officielle avec elles est certaine, la dette de l’un et de l’autre devient négative. On se trouve face à une forme d’incompréhension entre des partenaires qui, au fond, ne connaissent pas les règles du jeu amoureux dans lequel ils se trouvent. Ce jeu amoureux affiche, il me semble, une singularité parmi les différents enjeux sociaux de l’engagement affectif : il se présente comme une prémisse de conjugalité alors qu’il constitue une forme amoureuse en soi. En effet, dans une société où le sexe est censé symboliser l’amour, où les femmes sont socialisées pour avoir préférentiellement des rapports sexuels « par amour » (Albenga & Garcia, 2017), dans une société où les personnes pensent être libres de choisir leur conjoint et de le quitter, dans une société où l’amour est considéré comme le ciment du couple, dans une société où la succession des unions est légitime et normalisée, dans une société où la transparence, la vérité, le dialogue et l’harmonie constituent des valeurs supérieures du couple, une relation amoureuse entreprise par une personne mariée ne peut théoriquement qu’aboutir à une nouvelle union exclusive avec la (nouvelle) personne aimée.

32Les femmes et les hommes sont façonnés dans cette vision des choses et les débuts (parfois longs) de la relation clandestine se fondent à la fois sur un modèle amoureux romantique et sur le projet de couple. Mais ce dernier est prioritairement (voire exclusivement) porté par les femmes interrogées. Les hommes entendus, eux, sont déjà en couple et un amour à côté de celui-ci ne vient pas déranger fondamentalement leurs croyances ou leurs idéaux. Il ne constitue pas non plus une révolution intérieure. Bien que la plupart sachent dès le début de la relation qu’ils ne quitteront pas leur épouse pour leur maîtresse, l’amour pour leur amante en conduit beaucoup à passer par une période (qui peut durer plus d’une année) de questionnements intenses sur la possibilité de divorcer et de constituer un nouveau couple avec leur maîtresse. C’est au moment où les hommes acquièrent la certitude qu’ils ne quitteront pas leur épouse et qu’ils n’en informent pas leur amante (ceux que nous avons rencontrés, du moins) que semble se contracter la dette morale qui sera à la source des vives douleurs féminines et des déceptions masculines. Les hommes savent (plus ou moins clairement) qu’ils ne rembourseront pas la dette morale qu’ils ont implicitement contractée par le ravissement amoureux d’une femme. Cette dette contractée et jamais remboursée se traduit par des tensions importantes entre les amants : l’homme débiteur, la femme créancière peuvent-ils s’aimer durablement ?

33Pour la femme qui attend, l’angoisse de ne pas savoir de quoi son avenir sera fait est doublée par l’horreur produite par l’idée d’être « prise pour une pute » par l’homme qu’elle aime (Garcia, 2015). Au cours des siècles, les hommes appartenant aux groupes sociaux dominants ont, en effet, entretenu des maîtresses, se faisant souvent un devoir de les mettre à l’abri du besoin, qu’il s’agisse des favorites dans la société aristocratique ou des amantes et autres « danseuses » de la bourgeoisie émergente au xixe siècle. Le statut de maîtresse comporte donc une connotation prostitutionnelle historiquement construite : une femme ayant des rapports sexuels avec un homme dont elle n’est pas « l’officielle » est considérée séculairement dans nos sociétés comme étant une prostituée. Les femmes concernées en ont une conscience aigüe et éprouvent un grand sentiment d’humiliation, notamment quand l’homme marié ne leur donne pas de temps (cinéma, restaurants, promenades...) qui ne soit pas précédé ou suivi d’un rapport sexuel. Ce sentiment est plus particulièrement éprouvé par les femmes qui ne sont pas en couple. Armelle*, une femme célibataire ayant une liaison avec un homme marié, explique par exemple qu’elle a des rapports sexuels à chaque rencontre avec son amoureux et qu’elle se sent dévalorisée à cause de cela :

C’est quand il veut, quand il peut, et l’air de rien, c’est en fonction de ses besoins à lui. Et ça, je le prends comme un signal : il faut que j’arrête de m’adapter tout le temps à l’autre. J’ai besoin de réciprocité, et s’il n’y en a pas, ça s’arrête. [...] Ce n’est pas valorisant le côté « putain », il n’empêche que c’est ça ! (Armelle, décembre 2017)

34La crainte d’être considérée comme une prostituée et de se considérer soi-même ainsi semble se conjuguer avec le refus de recevoir des offrandes matérielles « en échange » (symboliquement) d’une relation destinée à demeurer clandestine. Les hommes qui ne quittent pas leur épouse pour leur maîtresse contractent ainsi une dette qu’ils ne pourront jamais rembourser et dont aucun don matériel ne semble pouvoir les dédouaner. Ces situations constituent les terreaux de la rupture entre les amants.

Rien ne va plus !

Je suis venu.e te dire que je m’en vais3

  • 3  En référence à la chanson écrite, composée et interprétée en 1973 par Serge Gainsbourg : Je suis v (...)

35Dans les situations étudiées, l’histoire d’amour n’a pas une fin heureuse pour la plupart des femmes. L’homme aimé ne quitte pas sa conjointe pour vivre librement son amour avec son amante et cette dernière en souffre. Les femmes expriment alors leur volonté de sortir de ce qu’elles appellent « une cage dorée », une « spirale infernale » ou un « piège », notamment lorsqu’elles sont célibataires ou qu’elles ont quitté leur mari pour leur amant. La situation des femmes mariées est quelque peu différente, car elles n’ont pas tout mis en jeu. Cependant, chez elles aussi, les idéaux amoureux sont revisités, les déceptions et les interrogations sont douloureuses. Elles vivent plus souvent que les hommes ces amours sur le registre de la culpabilité. Certaines l’atténuent en accusant leur mari de manquer d’amour ou d’attentions, les « obligeant » à aller « chercher ailleurs ».

Cela fait cinq ans ! Cinq ans au mois d’octobre que je vois Max [...]. Je pense que si mon mari le découvrait, j’arriverais à lui faire comprendre, parce qu’il sait que je suis en manque [de sexe]. Il le sait... Je lui ai dit, écrit... On en a discuté et lui, voilà, ça ne le branche pas. J’ai fait un petit suivi psychologique. [Avec votre mari ?] Non, seule. Bêtement, j’aurais dû le faire quand j’avais 40 ans, avec lui. Je ne l’ai pas fait. Voilà. Donc là, j’ai fait un suivi, il n’y a pas longtemps, et je me dis que peut-être que mon mari est asexué. Le médecin m’a dit que ça existait. On a eu des enfants donc ça a eu lieu, mais à chaque fois, c’est moi qui insistais, qui le décidais, qui le mettais en route, etc. Quand on s’est connus... Je ne pensais pas que ça allait être comme ça... Enfin, voilà. Je ne me sens donc pas fautive. (Lydie, novembre 2017)

  • 4  Je reste bien entendu prudente dans ce domaine, n’ayant pas eu accès à toutes les situations et hi (...)

36D’autres femmes se défont plus difficilement du sentiment de culpabilité. Convaincues que désir, amour et mariage (ou couple officiel) devraient se trouver chez une seule et même personne. Ces femmes semblent être enclines à divorcer. L’extraconjugalité paraît en effet les mettre face à une réalité avec laquelle elles ne veulent ou ne peuvent pas composer. Cela dit, le divorce ne suffit pas à mettre fin aux tensions internes. Après avoir quitté leur conjoint, elles demeurent la maîtresse de l’homme qu’elles aiment : elles ne sont plus alors que la femme d’un seul homme, mais ce dernier est l’homme de deux femmes. Les hommes ne consentent pas plus, comme nous l’avons vu, à quitter leur conjointe, parce que leur amante est devenue disponible. Le maintien de ces hommes dans une double vie ne tient donc pas à la situation conjugale de leur amante, mais bien à leur propre situation. Celle-ci est, comme je l’ai dit, travaillée par des valeurs autres que celle des femmes. L’amour et le sexe peuvent être trouvés hors du couple officiel sans que cela engage une remise en question de soi profonde du côté masculin. Avoir une amante devenue disponible pour un engagement conjugal ne conduit ainsi pas les hommes à quitter leur conjointe. Les femmes divorcées (ou séparées) par amour de leur amant et désamour de leur mari ne voient ainsi (généralement4) pas leur rêve de nouveau couple amoureux se réaliser.

37Rachel fait partie des femmes pour lesquelles le divorce n’a pas suffi à mettre fin aux souffrances morales. Elle n’acceptait pas l’idée de tromper son mari, elle n’était plus amoureuse de lui et elle lui a dit. Elle voulait que son mari quitte le domicile conjugal, mais elle ne voulait pas être à l’initiative de la rupture. Il a fini par partir. Rachel a par la suite quitté son amant. Se sentant emprisonnée dans une relation qui ne lui convenait pas, espérant en vain que Simon se rende disponible pour une vie avec elle, elle a eu un déclic, lors du mariage de sa nièce. Celle-ci s’est mariée dans la même commune que Rachel, et ce jour-là, en revoyant l’endroit où elle avait dit « oui » à Hugues, Rachel a ressenti un choc : « Entrer dans cette église en étant la maîtresse de quelqu’un, ce n’était tellement pas dans mes valeurs que tout d’un coup, je n’ai plus pu. » Elle a rompu deux jours après avec Simon.

J’ai rompu dès que j’ai senti que c’était possible, et il m’a fallu quand même trois ans ! Trois ans de souffrance ! J’étais accro. J’étais dépendante. Je suis une mère avant tout... Eh bien, mon fils m’a appelée une fois parce qu’il avait très mal au dos et il voulait que j’aille le chercher au lycée. Eh bien, j’étais avec Simon, et j’ai dit à mon fils de prendre un taxi [silence] parce que ça me faisait sauter mon rendez-vous avec lui. C’était inimaginable. (Rachel, novembre 2016)

38Elle a dit à son amoureux qu’elle souffrait trop, que ce n’était pas la vie qu’elle voulait. Elle voulait rencontrer un homme pour partager sa vie. Elle a pleuré durant un mois sans s’arrêter. Puis elle a décidé de suivre une psychothérapie et progressivement, la tristesse et la souffrance se sont estompées. Cependant, elle a continué de voir Simon encore durant un an pour faire des promenades sans aucun contact physique. Plus tard, la rencontre avec un autre homme, qui deviendra son nouveau conjoint, a mis fin provisoirement à ces rendez-vous. Rachel ne ressentait plus l’envie ni le besoin de voir Simon, elle était de nouveau amoureuse et son amour emplissait entièrement son existence. Mais, quelques mois après son installation avec son nouveau compagnon, Rachel a reçu un message téléphonique de Simon. Ce dernier lui faisait part d’un problème de santé assez grave. Elle a alors accepté de le revoir. Elle l’a soutenu moralement durant la période difficile des examens médicaux et du traitement. Simon a guéri et les anciens amants ont repris leurs promenades d’antan en cachette (sans contacts corporels).

39Le nouveau compagnon de Rachel, ignorant que Simon était, d’une certaine manière, revenu dans la vie de sa compagne, a perçu un malaise chez celle-ci. Il lui en a fait part et elle lui a alors avoué qu’elle revoyait Simon sur un mode amical. L’homme a peu apprécié cette nouvelle, ayant vaguement connaissance de son aventure avec Simon. Rachel a pris la mesure du danger que son ancien amant représentait pour son nouveau couple, mais elle a continué de voir Simon pour des promenades sans rien en dire à son conjoint. Aujourd’hui, elle dit que cela ne lui fait plus rien de revoir Simon : même s’il la prend dans ses bras, elle ne ressent rien. En revanche, Simon lui a fait part de son envie d’elle. Cela ne la trouble pas, d’après ce qu’elle explique. Ce qui la troublerait, dit-elle, ce serait qu’il lui dise qu’elle lui manque, qu’il ressent un vide affectif en son absence, mais la centration de Simon sur la sexualité n’émeut pas Rachel.

Il dit qu’il regrette nos parties de jambes en l’air. Il dit que si je l’appelle pour ça, il sera là dans la minute. Souvent, il me dit qu’on pourrait faire ça dans les bois, etc. Et je dis : « oui, mais non ». Mais ça ne me fait plus rien. C’est ça ma joie intérieure. Chaque jour, je me dis : « Mon Dieu, que je suis heureuse aujourd’hui ! Mon dieu, merci à la vie de m’avoir préservée. » Aujourd’hui, je me dis que si j’étais avec Simon, ce serait infernal. Vraiment infernal. Et lui, il a souvent besoin d’entendre qu’il est spécial pour moi et c’est vrai qu’il est spécial pour moi. (Rachel, novembre 2016)

40Rachel s’est engagée dans une nouvelle union, mais comme pour Anne et d’autres, l’amant continue de représenter une menace pour le nouveau couple. Quoi qu’il en soit, son parcours nous donne à voir une situation qui n’est pas singulière : une femme mariée quitte son conjoint pour son amant puis quitte l’amant avant de retrouver un nouveau conjoint.

Home sweet home

41Des hommes mettent aussi fin à leur relation cachée. Gérard a par deux fois quitté une amante de longue date. Avant de rencontrer Suzanne, il avait eu une liaison avec Gisèle durant trois ans. Il a rencontré cette femme de son âge, divorcée, dans le cadre professionnel et rapidement il a amorcé une liaison avec elle. Il venait d’avoir 50 ans et il avait envie de vivre de nouvelles choses. Alors, il s’est engagé pleinement dans cette nouvelle relation, et au bout d’un an et demi, il a décidé de quitter son épouse, Françoise. Il a d’abord vécu seul dans un petit appartement, puis s’est installé chez son amoureuse. Il a alors entamé une procédure de divorce. Mais Françoise l’aimait et ne voulait pas divorcer. Elle a proposé à son mari de continuer sa vie sans elle, mais sans divorcer, en échange de quoi, elle l’autorisait à retourner dans le foyer familial quand il le souhaitait et à partager repas et festivités familiales. Gérard a accepté avec bonheur cette proposition. En effet, il tenait beaucoup à sa vie de famille et aimait encore son épouse avec laquelle il a toujours eu des relations harmonieuses. Gérard s’est donc installé avec Gisèle dans ces conditions. Mais au bout de quelques mois, sa nouvelle compagne s’est révélée égoïste et méchante avec lui.

Elle me manipulait à sa façon. Par exemple, elle m’achetait des habits selon ses goûts. Je ne dis pas de ne pas faire un cadeau, mais elle m’imposait un style vestimentaire. Je crois qu’elle s’était mise avec moi parce qu’une autre personne qu’elle aimait n’était pas disponible et elle voulait que je lui ressemble. J’avais aussi perdu mon humour. Voilà, c’était très difficile de blaguer, et ça, ça a fait un chamboulement de ma personnalité. Je suis devenu très dur... Ce n’était plus moi. [...] Elle était très bizarre, elle ne voulait pas que je mette mes affaires dans sa penderie... Je ne comprenais pas. Elle était très indépendante : « son appartement », « ses affaires ». Elle aimait bien avoir ses affaires à elle. Elle me disait des choses méchantes, alors que c’est elle au départ qui avait voulu que j’aille chez elle. Moi, je n’avais rien demandé ! (Gérard, octobre 2017)

42La première année de cohabitation passée, Gisèle n’eut plus envie de faire l’amour avec Gérard. Elle lui exprimait en lui faisant des reproches et en le narguant. Gérard, lui, la trouvait de moins en moins désirable et il n’eut bientôt plus envie d’elle non plus.

Et sexuellement, ça ne menait à rien. Elle commençait à me dire comment il fallait faire ! Et j’avais droit au pilou-pilou ! [Rires] Alors là ! C’était tout ce qu’il ne fallait pas faire ! Ça cassait tout ! Quand je l’avais rencontrée, c’était les dessous sexy et tout et là, c’était le pyjama ! Vraiment, elle me plombait ! Je n’arrivais plus à avoir de relations sexuelles. Alors, quand ça ne marchait pas, elle allumait sa clope et disait qu’elle attendait que ça revienne. (Gérard, octobre 2017)

43Gérard se posait des questions sur sa place dans la vie de cette femme et sur la possibilité de continuer avec elle. Il l’aimait et voulait continuer, mais il n’en pouvait plus : il se sentait angoissé, mal dans sa peau, sa confiance en lui déclinait de jour en jour. Il se résolut alors à consulter le médecin du travail. Ce dernier l’orienta vers un psychiatre.

J’ai un cousin, j’avais vu qu’il était devenu un petit chien-chien avec sa femme qui était pareille qu’elle, et ça m’a fait réfléchir. Les derniers mois, je me suis donc repris en main et j’ai été voir un psychiatre parce que je déprimais. J’étais en dépression. Et ce psychiatre m’a dit que je devais choisir entre ma femme et elle et j’ai choisi ma femme. (Gérard, octobre 2017)

44Gérard profita de ses séances chez le psychiatre pour aborder ce qu’il appelle « ses problèmes d’érection », survenus quelque temps auparavant et qui l’inquiétaient beaucoup. Le travail psychothérapeutique porta ses fruits et Gérard retrouva la joie de vivre et du désir pour les femmes. Voulant « voir s’il était toujours capable », selon ses mots, il a alors fait l’amour avec son épouse lors d’une visite qu’il lui rendait : « J’ai vu que j’étais capable, parce qu’avec ma femme, ça avait marché. » Gérard n’eut alors plus de doutes sur l’effet négatif que sa nouvelle compagne exerçait sur lui et sa libido. Il se dit, à propos des érections, que « si ça ne marchait pas avec cette personne, ça marcherait avec une autre ». Et, un matin, il se leva, pris ses vêtements, les mit dans un sac et quitta Gisèle :

J’ai pris des affaires, je les ai mises dans un sac, comme un chiffonnier. Elle m’a vu et m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? » Elle a fait sa pauvrette : « Ne pars pas... » Voilà, complètement déconfite. Elle a commencé à me parler mariage. Mais je me demande s’il n’y avait pas un côté pécuniaire, parce que sa boîte donnait 3 000 euros quand on se mariait. Bref, je suis parti. (Gérard, octobre 2017)

45Gérard est retourné avec son épouse. L’été qui a suivi son retour au domicile, il est parti travailler, durant ses vacances, dans un hôtel au bord de la mer. Il était homme à tout faire, s’occupant de l’entretien courant des installations. Il a ainsi rencontré Suzanne, une femme un peu plus âgée que lui et qui était en vacances avec son mari pour deux semaines à l’hôtel où il travaillait :

Dès que je l’ai vue, je savais qu’il allait se passer quelque chose. Je voulais sans vouloir... Je sentais qu’il y avait quelque chose entre nous. Je savais qu’elle était un peu plus âgée que moi : je pensais qu’elle avait un peu plus de 55 ans... Elle était très, très belle. On se retournait sur son passage ! Puis, petit à petit, on devient confidents, elle me parle de son mariage, de ses enfants. Elle est malheureuse. Je comprends qu’elle est mal mariée, et puis on s’est dit : « On va garder contact, avec Facebook et puis avec les téléphones. » Puis septembre passe et je décide d’aller la voir dans sa ville, ce n’était pas très loin de chez moi. Ça commence comme ça. La première rencontre, la deuxième rencontre, il ne se passe rien, on discute et tout. Elle fait en sorte que je ne lui prenne pas la main. Il y avait un petit jeu. Et puis en décembre, elle vient dans ma ville et on va au musée. C’est elle qui voulait aller au musée. Et puis bon, là, premier bisou. Et là, on commence à se voir en cachette, et ça va durer comme ça, en cachette, quatre ans. Puis je le dis à ma femme. Elle, elle me laisse fréquenter cette femme, comme avec Gisèle. Elle ne veut pas qu’on se sépare. (Gérard, octobre 2017)

46Gérard dit qu’avec Suzanne, il a vécu des choses beaucoup plus intenses qu’avec son épouse. Les sentiments étaient forts, mais c’est surtout la découverte du monde de la culture et d’une autre façon de vivre que la sienne qui a fasciné notre enquêté. Gisèle avait suivi des études supérieures et son mari bénéficiait d’une grande aisance financière. Bien qu’elle ne travaille pas, elle disposait d’un budget important, que lui fournissait son mari pour ses loisirs. Elle pouvait ainsi s’offrir des vacances et des week-ends avec son amoureux, visiter des musées et des expositions, aller au restaurant... Autant de choses que Gérard et son épouse n’avaient jamais faites. Gérard s’éloigna ainsi des activités qu’il partageait habituellement avec sa famille, car il n’y trouvait plus d’intérêt. Il allait voir seul des films « d’art et d’essai » et s’intéressait à la littérature.

47Durant quatre années, Gérard prétexta des réunions syndicales pour voir son amante en semaine et des « petits boulots » pour quitter le domicile durant les week-ends et les vacances. Son couple connaissait des soucis financiers et son épouse était habituée à ce qu’il fasse des « extras ». Quand il rentrait à la maison, il donnait de l’argent à Françoise pour lui prouver qu’il était allé en gagner. Cet argent, il le retirait sur son compte personnel ou bien Suzanne le lui prêtait. Cette dernière, quant à elle, avait très peu de relations avec son conjoint, ils se parlaient peu et ne faisaient pratiquement rien ensemble. En outre, son mari était très souvent en déplacement. Suzanne pouvait s’absenter du domicile conjugal sans avoir à donner d’explications.

48Trois ans après le début de leur liaison, comme nous l’avons vu, Suzanne perdit son mari. La relation entre Gérard et elle se poursuivit, mais Suzanne pressait désormais son amoureux de venir vivre auprès d’elle. Elle lui présenta ses enfants et lui demanda de lui présenter les siens, mais pour Gérard, il n’en était pas question. Il se demandait s’il voulait vraiment poursuivre son histoire avec Suzanne. Sa famille lui manquait, il était souvent absent et il se rendait compte qu’il ne savait plus ce que faisaient ses enfants, quels étaient leurs projets et comment ils vivaient.

49Les « problèmes d’érection » revinrent et Gérard fut très angoissé : il ne voulait pas revivre ce qu’il avait vécu avec Gisèle. Il aimait Suzanne et craignait que ce problème sexuel ne mette fin à leur relation. Il pensait qu’il ne « bandait plus » parce que l’amour déclinait. Il voulait sauver son histoire d’amour. Il tenta alors « le tout pour le tout » : il loua une chambre d’hôtes en Provence avec le dîner compris pour passer un week-end en amoureux et raviver la flamme. Il n’avait jamais fait ça. Mais le résultat escompté de cette escapade ne fut pas au rendez-vous :

Donc, j’avais des hauts et des bas, sexuellement, alors on s’accorde un week-end en Provence. J’avais prétexté quelque chose au travail et j’ai loué une voiture. Donc on est partis. Je n’avais jamais fait ça ! Jamais je n’avais fait ça. Mais ça n’a pas été une réussite. Que nenni ! On a passé une soirée où on a mangé à la table d’hôtes, et puis on s’est dit : « On ne va pas trop tarder pour y aller » [Rires] et puis... eh bien, c’est revenu. Le problème est revenu. (Gérard, octobre 2017)

50Suzanne et Gérard ne renoncèrent pas pour autant à partager une intimité, mais le problème de Gérard demeurait :

Donc... Après, on a eu d’autres moments intimes. Une autre fois, je partais avec le syndicat et j’en ai profité pour passer deux jours avec elle. Et puis, là, il y a eu un déclic, j’ai eu une érection... Mais je n’arrivais pas à aboutir. Désolé, je n’ai pas d’autre terme [gêné]. Donc j’avais acheté des cachets bleus et j’ai avalé les deux ! Oui, j’ai avalé les deux ! [Rires] [Les deux ?] Oui, comme le médecin m’avait dit que ce n’était pas très fort, c’était 25 mg, voilà. Donc là, ça a marché. (Gérard, octobre 2017)

  • 5  Médicament indiqué dans les troubles de l’érection et l’hypertension artérielle pulmonaire. Pour l (...)

51Grâce au Viagra5, le « problème » de Gérard trouva une solution. Mais sa relation avec Suzanne n’était toujours pas très satisfaisante : il l’aimait, mais n’avait pas toujours envie d’être avec elle alors qu’elle le sollicitait beaucoup. Il commença à la laisser plusieurs jours sans nouvelles, ne répondant pas à ses messages : il avait envie de jouer, il voulait voir si elle l’aimait.

Quand elle était mariée, moi, quelque part, ça me convenait. Et puis après, la donne a changé, elle perdait patience. [...] Elle était très séduisante, fascinante. Je crois que je lui ai apporté beaucoup, aussi. J’ai écrit beaucoup pour elle. Beaucoup de textes d’amour. Des textes pour nous. Je lui ai écrit aussi des textes érotiques [sourire]. Mais j’avais envie de jouer un peu, quoi. (Gérard, octobre 2017)

52La relation avec Suzanne prit fin de manière assez similaire à celle avec Gisèle. Du jour au lendemain, sans prévenir, Gérard coupa les contacts avec son amante. Il ne lui donna aucune explication, ne répondit à aucun de ses messages, ne la rappela pas et ne la revit jamais.

Ça fait un an qu’on ne s’est pas vus. Elle aimerait avoir des explications. Mais ça passe vite, hein ? C’est-à-dire que j’avais envie de revenir dans ma famille. Je voulais être plus à la maison, les enfants me manquaient, aussi. Ils ne vivent plus avec nous, mais ils viennent. Et puis, j’ai fait deux ou trois impairs. J’ai appelé Suzanne quand j’étais à la maison et mon fils a eu des doutes. Je me suis senti très mal. Mon fils a fait des études, il n’est pas bête et il est proche de sa mère. Il m’a fait une lettre et tout. [Est-ce pour cette raison que vous avez rompu avec Suzanne ?] Eh bien... déjà, j’ai appris son âge et ça m’a un peu bloqué. [Vous ne connaissiez pas son âge ?] Non. Non, elle cachait sa carte d’identité. Elle cachait toujours ses papiers et un jour je suis tombé dessus. Elle avait 71 ans [silence]. [Quel âge pensiez-vous qu’elle avait ?] Allez, j’aurais dit 59-60. C’est incroyable ! Là, ça a été la fin de la sexualité. [Donc c’est à cause de l’âge... ?] Oui, mais aussi, je voulais retrouver ma femme. Et puis, au fond, elle, elle attendait que je lui dise que je retournais avec ma femme. Elle me disait : « Si c’est trop dur avec moi, eh bien tu retournes avec ta femme ou tu refais ta vie. » (Gérard, octobre 2017)

53Aujourd’hui, Gérard rêve d’une retraite tranquille avec sa femme, entouré de ses enfants et petits-enfants, mais les larmes montent lorsqu’il se souvient de son rêve de vie avec Suzanne :

J’aurais bien fait ma vie avec elle. Oui. Si j’avais eu le courage... À un moment donné [il s’émeut]. D’un autre côté, je ne trouve pas ma femme inintéressante. Maintenant. Mais c’est grâce à tout ça. Ce n’est pas qu’elle n’était pas intéressante, ma femme, mais il y avait un fossé qui s’était creusé. Elle était toujours à la maison, elle était toujours en réserve et moi, je sortais beaucoup. Maintenant, je me suis rendu compte qu’elle fait des choses : elle brode, elle a un don. Elle en est très fière. Elle a gagné un concours. J’aimais les deux personnes... Mais différemment. Différemment. Je devrais dire à Suzanne pourquoi je l’ai quittée. Je devrais lui dire. (Gérard, octobre 2017)

54Les séances avec le psychiatre ont convaincu Gérard qu’il était « comme ça » à cause d’un « problème durant son enfance » : sa mère avait quitté son mari pour vivre avec son amant alors qu’il était un nourrisson. Jusqu’à 40 ans, Gérard a cru que cet homme était son géniteur, car il n’avait jamais connu que lui. C’est un membre de sa famille qui lui a raconté l’histoire de sa mère. Gérard était alors entré dans une grande détresse. Ses relations avec sa mère avaient toujours été compliquées et il rompit les liens avec elle et son mari. Pourtant, Gérard aimait et admirait cet homme qui s’était toujours bien comporté avec lui et l’avait élevé comme le fils qu’il était sans doute pour lui. Lorsque cet homme mourut, Gérard, qui avait déjà perdu sa mère et qui était sa seule famille, ne voulut pas payer de funérailles ni s’en inquiéter. L’homme fut alors enterré dans le « carré des indigents » de sa ville. Après avoir quitté Suzanne, Gérard décida d’aller sur la tombe de cet homme, pour lui demander pardon.

55Peu avant que j’achève le second volet de mon enquête, Jarod*, un homme de 53 ans, m’a fait part de son contentement, quatre ans après le début de sa liaison avec Ingrid*. Il avait connu son amante sur un site de rencontres alors que la relation avec son épouse était devenue très conflictuelle. Jarod avait eu quelques aventures et n’envisageait pas, en posant son annonce, d’entreprendre une liaison longue. Mais sa rencontre avec Ingrid, qui de son côté cherchait « un amoureux », comme elle lui dira par la suite, se transforma au fil des semaines en une liaison passionnelle. Durant la première année, les amants se voyaient pratiquement tous les jours après leur travail. Ensuite, ils organisèrent des escapades de plusieurs jours à l’occasion des déplacements professionnels de l’un ou de l’autre. Jarod n’imaginait pas vivre sans Ingrid. Il disait ne « pas se poser de questions » et ne « pas voir les années filer ». L’homme expliquait qu’il consacrait tout son temps libre à son amante, jusqu’aux vacances, qu’il ne passait plus en famille. Il n’avait plus non plus de relations sexuelles avec son épouse et ne conversait avec elle que pour régler des affaires domestiques courantes et des questions concernant l’avenir de leurs enfants. Jarod parlait de son amante comme de « sa compagne ».

56Cependant, un an après notre première entrevue (alors que la liaison entre Ingrid et Jarod durait depuis deux ans), je revis Jarod qui m’expliqua qu’il s’était éloigné de son amante. La passion et la joie avaient laissé place à de la culpabilité et à de la fatigue morale chez notre enquêté. Il avait aussi, disait-il, pris conscience qu’Ingrid ne quitterait pas son mari ni ne pourrait lui « donner plus » que ce qu’elle faisait. Il en était venu à comparer ce qu’il délaissait de sa vie familiale au profit d’une femme qui, elle, maintenait des liens étroits avec son conjoint et ses enfants. Jarod disait, en outre, qu’il était fatigué que ce soit « toujours la guerre » avec son épouse et que la vie était trop courte pour vivre en conflit permanent dans son foyer. Il estimait également qu’une réconciliation avec son épouse serait profitable à leurs enfants, jeunes adultes d’une vingtaine d’années. Jarod se projetait ainsi de nouveau dans une vie familiale traditionnelle. Il avait remplacé les escapades en week-end avec Ingrid par le bricolage, les courses et quelques promenades avec sa femme. Il avait aussi réintégré la chambre conjugale, désertée depuis trois ans. Ce n’était pas, selon ses propos, « l’amour fou » avec son épouse, mais il avait envie de « se poser ».

57Il souhaitait cependant poursuivre une relation – même amicale – avec Ingrid. Or cette dernière avait souffert du changement de priorités opéré par son amoureux, qu’elle avait interprété comme du désamour. D’après Jarod, elle avait réagi trop fortement et négativement à son changement de comportement. Alors, fatigué par les conflits avec son amante qui avaient succédé à ceux avec son épouse, il avait préféré mettre fin à sa liaison. Néanmoins, durant la crise de la Covid-19 du printemps 2020, il avait repris contact avec Ingrid et il s’était laissé aller, à la fin du confinement, à la reprise d’une relation avec elle avec une moindre implication matérielle et émotionnelle que durant leurs premières années. Jarod semblait avoir opéré une sorte de soustraction physique et mentale de la relation clandestine au bénéfice de la relation officielle. Mais la relation clandestine n’avait pas tenu face à ces changements et son amante avait fini par le quitter.

De l’autre côté du miroir6

  • 6  En référence au livre de Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir (1871).

58Gabriel* m’a écrit plusieurs fois, après avoir lu Amours clandestines (Garcia, 2016 a). Ses messages lui permettaient, disait-il, de faire le point et de soulager son esprit : « Vous écrire me permet de décharger un peu mon trop-plein de pensées qu’aucun de mes amis ne peut ou ne doit entendre. » Marié et amoureux de son épouse, il aimait aussi passionnément Laure, son amante depuis trois ans. Celle-ci, célibataire, un peu plus jeune que lui, lui demandait inlassablement de divorcer, mais Gabriel s’y refusait. Alors Laure l’a quitté.

Surtout, j’essaie de m’occuper à penser à ma maîtresse sans la contacter. En fait, je n’y arrive pas vraiment et environ tous les 3-4 jours, nous nous contactons par SMS sans nous voir. Je ne peux me résoudre à complètement fermer la porte... Elle me plaît tellement et j’ai tellement envie d’elle. Je suis perdu, en fait. Il faut que je trouve des valeurs et surtout des envies, des motivations ­ailleurs. Je crois que certains hommes sont vraiment des salauds. Je connais une femme qui a tenté de se suicider à cause de son amant. Parfois, je me méprise moi-même de ne pas être plus fort. (Gabriel, juillet 2016)

59Lorsque Gabriel a commencé à m’écrire, son amante l’avait quitté depuis quelques semaines. Tourmenté et un peu déprimé, l’homme profita d’une opportunité professionnelle pour partir loin de chez lui durant quelques semaines. Mais Laure savait où il allait et se rendit auprès de lui par surprise. Les retrouvailles entre les amants furent passionnées. La surprise de Laure et les trois semaines idylliques passées avec elle décidèrent Gabriel à quitter son épouse. Il m’écrivit un message dans lequel il me disait qu’il divorçait par respect pour son épouse, pour son amante et pour l’amour.

60Ce genre de dénouement étant exceptionnel, je tentais d’en savoir plus. Je lui demandais alors s’il pouvait me raconter comment il avait pris cette décision et comment il l’avait annoncée à son épouse. Sa réponse fut assez évasive, mais je notais un élément dans son propos qui me semblait significatif : de retour chez lui, Gabriel avait découvert des courriers électroniques que son épouse échangeait avec un inconnu. L’épouse ne semblait pas avoir rencontré l’homme en question, mais Gabriel comprit que sa conjointe avait, elle aussi, un jardin secret. Cela renforça sa conviction qu’il n’était plus à sa place auprès de cette femme. Cette découverte facilita la résolution du problème moral qui torturait Gabriel depuis longtemps : il avait choisi entre son épouse et sa maîtresse, il allait vivre avec Laure. Quelques semaines après, Gabriel m’envoya un dernier message pour me faire part de son bonheur. Il décrivait une vie idéale où l’homme, les femmes et les enfants avaient trouvé leur voie et leur place, où tout ce petit monde s’entendait à merveille, la fille de Gabriel « adorait » Laure, selon lui, et tout allait pour le mieux : tableau parfait d’une famille parfaitement recomposée. Je n’ai plus eu de nouvelles de Gabriel et je ne sais pas si la nouvelle union et la nouvelle configuration familiale ont duré. Je ne sais pas non plus si l’image d’Épinal qu’il m’a laissée en guise de conclusion était une description de la réalité ou la réalité que l’on pouvait décrire.

61Une autre correspondance, avec une femme, Carole*, m’a permis d’avoir connaissance d’un autre passage – sinon harmonieux, du moins convenant aux amants – de la clandestinité à l’officialité. J’ai contacté cette femme sur un blog où elle postait régulièrement des commentaires retraçant son histoire d’amour secrète. Mariée à l’âge de 25 ans avec un homme de plus de 40 ans, elle était chargée de projets dans une grande entreprise. Elle avait deux enfants de 12 et 17 ans, son mari était médecin à la retraite. À 40 ans, elle a cherché des aventures sur des sites de rencontres : la différence d’âge avec son conjoint était devenue pesante pour elle et sa relation conjugale était malheureuse. Pendant dix ans, elle a eu plusieurs amants, mais l’un d’entre eux, Didier, marié également, a pris une place particulière dans sa vie. Au fil du temps, ils sont tombés amoureux, bien qu’ils aient d’autres partenaires sexuels chacun de leur côté.

62Après six ans passés ainsi, à la suite d’un voyage en amoureux, Didier a quitté son épouse, ne supportant plus de mener une double vie. Carole, elle, a poursuivi la vie conjugale durant encore deux ans, puis a décidé à son tour de se séparer de son conjoint. Elle a alors quitté la grande maison familiale où ses enfants adolescents ont continué de vivre avec leur père et elle a intégré un petit appartement à Paris. La relation avec Didier est alors devenue exclusive et les deux amoureux se sont installés ensemble. Mais à ce moment-là, le mari de Carole est tombé gravement malade. Son épouse (elle n’avait pas divorcé) s’est alors occupée de lui, sans pour autant retourner vivre au domicile conjugal. Elle a essuyé au fil des mois les reproches de sa belle-famille ainsi que de son conjoint qui lui en voulait de l’avoir quitté. On la rendait responsable de la dégradation de l’état de santé de son mari. Les enfants sont, d’après Carole, restés relativement à l’écart de ces problèmes familiaux. Puis le mari est décédé, laissant un testament dépossédant son épouse de tout ce que la loi lui permettait de faire : Carole était stupéfaite et en colère. Elle a considéré ce dernier acte de son mari comme une offense et une vengeance. Je n’ai pas connu la suite de cette histoire, mais au moment où je l’ai laissée, Carole menait une vie heureuse avec Didier.

63D’autres histoires, comme celle de Virginie*, ont hélas connu un dénouement plus dramatique après avoir franchi le cap de l’officialité. Cette femme vivait une histoire d’amour avec un homme marié sans enfants. Au bout de quelques années, elle l’a convaincu de quitter sa conjointe pour vivre avec lui. Les amants ont chacun divorcé de leur conjoint et ont alors amorcé une vie à deux. Mais, après leur mise en ménage, l’homme s’est donné la mort, expliquant dans une lettre laissée à Virginie qu’il ne supportait pas la culpabilité d’avoir laissé sa femme. À cette culpabilité s’ajoutaient des problèmes financiers liés au divorce.

J’ai eu durant deux ans une histoire d’amour intense avec mon amant. Celle-ci s’est terminée le 23 août à 8 h, il s’est suicidé. Je suis complètement perdue, triste, vide de tout. Pour l’instant, je me noie dans le travail. Ce que je vis et endure, je ne le souhaite à personne. Notre histoire n’a pas été découverte, mais tout simplement nous avons choisi de le dire à nos époux respectifs. Cela devenait insupportable pour nous de se voir si peu, on était tellement pleins d’amour, toujours à se chercher, à se retrouver. Il a pris des médicaments et de l’alcool une nuit où il était seul, il avait des problèmes au travail et il culpabilisait d’avoir quitté sa famille. (Virginie, octobre 2013)

64Virginie est restée seule et profondément affligée à la suite du décès de son compagnon. Rejetée par sa famille et ses enfants, rejetée également par la famille de son compagnon, elle me disait que son amoureux lui manquait terriblement, mais qu’elle lui en voulait de l’avoir laissée dans une telle situation.

65Une autre de mes enquêté.e.s, Ève*, s’est mise en couple avec l’homme marié dont elle avait été la maîtresse célibataire durant quatre ans. J’ai réalisé plusieurs entretiens avec elle durant quelques mois et nous avons échangé par messages électroniques lorsque son histoire a pris fin, six mois après notre première rencontre. J’ai rencontré Ève pour la première fois après la réception d’un message de sa part où elle me disait avoir lu le premier volet d’Amours clandestines et être curieuse de savoir comment j’avais mené mon enquête, car elle-même avait envie d’écrire un livre sur un sujet proche. Nous avons déjeuné ensemble et elle m’a raconté qu’elle était divorcée depuis longtemps. Elle m’a expliqué qu’elle avait une relation sentimentale avec un homme marié et qu’elle souffrait de la situation. Elle ne comprenait pas pourquoi son amoureux restait avec une femme qui n’était pas la mère de ses enfants – il avait été marié auparavant – et avec laquelle il disait être malheureux. Les amants passaient beaucoup de temps ensemble, s’entendaient bien et Ève souhaitait partager sa vie avec son amoureux. Elle ne voulait plus passer des fêtes de Noël à pleurer et des week-ends seule. Ses enfants étaient grands, ils ne vivaient plus avec elle, elle était libre et ne voulait pas attendre indéfiniment de vivre au grand jour son histoire d’amour. Elle était déchirée, comme beaucoup de maîtresses libres, entre l’envie de continuer à espérer une vie officielle avec son amoureuse et celle de le quitter. Elle aurait voulu savoir si autre chose était possible et si cela valait encore la peine de supporter la situation, ou bien si rien de nouveau ne se profilait à l’horizon de la relation et dans ce cas, elle quitterait l’homme qu’elle aimait.

66Quelques mois sont passés à la suite de cette première entrevue, puis, à ma surprise, j’ai reçu un long courrier d’Ève qui m’expliquait que son amoureux avait quitté sa seconde épouse pour elle. Elle disait être heureuse de ce dénouement, mais ne souhaitait pas me revoir immédiatement pour un entretien (que je lui avais demandé), car la situation était compliquée :

La situation est tendue, extrêmement fragile, nous marchons un peu sur des œufs. Ce qui nous sauve, ce sont les longs échanges que nous pouvons avoir, nous ne gardons pas nos mauvais sentiments pour nous, nous cherchons toujours à nous expliquer et à comprendre. Nous pensons que nous sommes « compatibles », malgré ce décalage de nos situations personnelles. (Ève, juin 2018)

67Par la suite, Ève s’est interrogée sur les effets du changement de statut de la relation. Elle indiquait que la nature des échanges avec son amoureux avait évolué depuis qu’ils étaient en couple : la légèreté s’était envolée et les questionnements de l’un et de l’autre créaient un gouffre entre eux, qu’elle s’efforçait de combler par le dialogue.

Passer du statut de maîtresse à celui de « première dame » n’est malgré tout vraiment pas simple. Il y a plusieurs raisons à cela. Lorsqu’on est amants, nous ne voyons que les bons côtés, même si nous avons toujours pris plaisir à nous confier sur nos vies. Les échanges sont forcément plus légers, moins profonds. En devenant un couple, nous ouvrons nos portes intimes. Et l’un et l’autre avons le même constat, nous nous percevons différemment, nous découvrons nos « travers », nos « nous » les plus secrets, nos « nous » forts en apparence et paradoxalement extrêmement sensibles et fragiles. (Ève, juin 2018)

68Endosser le rôle de compagne, qu’Ève avait connu puisqu’elle avait été mariée, se révélait complexe :

Nos moments ensemble sont de fait bien moins drôles qu’avant ! C’est cela qui fait, je crois, la complexité de changer de statut. Un couple vit le quotidien de l’autre, et je ne veux pas de cette routine. L’équilibre est difficile à trouver. D’une maîtresse un peu barrée, je suis devenue la confidente, la psy, celle qui le tire vers le haut. J’étais même à un moment donné devenue la femme à la maison qui l’attendait. Il a mis le holà très vite, néanmoins, me disant que je n’étais pas là pour faire les repas et repasser des chemises. J’ai apprécié et pris du recul. Malgré tout, nous ne parvenons pas encore à être un couple à part entière. (Ève, juin 2018)

69Ève et son amoureux vivaient dans des logements séparés. La semaine, il logeait près de son travail et le couple se retrouvait le week-end chez Ève. D’après ce qu’il lui disait, cette organisation ne convenait pas à l’homme, car il n’aimait pas être seul. Il avait d’ailleurs, avant de franchir le cap de la séparation, voulu s’assurer auprès d’Ève qu’elle accepterait de vivre avec lui.

On se voit le week-end, mais toujours dans mon univers, avec mes amis. Le fait qu’il ne m’implique pas plus dans son monde à lui est frustrant pour moi. Alors la distance physique s’accroît parce qu’il y a la fatigue, son mal-être pesant, sa peur de demain, parce que je suis jeune et dynamique. [...] Ce décalage de phases est épuisant et je ne sais pas si j’aurai la force de patienter. Ça me ronge de le retrouver de plus en plus fatigué. [...] Nous réfléchissons à prendre une maison en commun à mi-chemin pour les week-ends, les vacances et quelques soirées quand cela est possible, tout en gardant chacun nos logements de la semaine. Cela nous ferait un objectif commun, et ce serait un vrai moyen de démarrer notre nouvelle vie, car chez moi, il n’est pas chez lui et ne souhaite pas s’impliquer, ce que je comprends aisément. Mais pour l’instant, un habitat commun n’est pas envisageable. Il n’est pas prêt, la rupture est trop récente et tout n’est pas réglé avec son ex. (Ève, juin 2018)

70Ève était effrayée et triste. Elle craignait de ne pas parvenir à construire le couple dont elle rêvait :

Et moi, cela m’effraie. Mais nous en parlons sans langue de bois, ce qui est, je le crois, un point positif. Les prochains mois seront décisifs, je pense. Si nous parvenons à passer ce cap, je crois que nous pourrons vraiment apprécier une vie ensemble, car nous sommes vraiment sur la même longueur d’onde. Mais c’est à la condition qu’il gagne en confiance, et qu’il reprenne foi en demain... et que moi je ne me lasse pas de le porter jusque-là... (Ève, juin 2018)

71D’autres mois sont passés après la mise en couple sans que j’aie de nouvelles d’Ève et un soir, j’ai reçu ce qui allait être son dernier message pour moi. Elle m’annonçait sa rupture :

Tout était bien parti puisqu’en juillet, mon amant depuis trois ans est devenu à plein temps mon compagnon. Chacun chez soi, mais une vraie complicité et de vrais moments pour nous... Et puis très vite, les choses se sont dégradées : il était différent, moins présent, avec des réactions similaires à celles qu’il pouvait avoir avec son ex lorsque nous étions amants. J’ai commencé à avoir de sérieux doutes et puis nous sommes partis en vacances. Il voulait qu’on emménage ensemble, mais aucun bien immobilier ne lui convenait. Je le trouvais distant, toujours accroché à son portable, il ne voulait plus que j’aille chez lui. [...]
Et puis, il y a eu ce week-end avec ses amis où il m’a carrément ignorée, refusant même que je participe à un dîner au restaurant alors que ses amis m’avaient invitée. J’ai rompu à ce moment-là. Nous avons repris contact une semaine après, des échanges par SMS uniquement dans lesquels il me confiait être malheureux, ne pas comprendre pourquoi j’étais devenue ainsi, qu’il n’avait jamais été infidèle, etc. Nous nous sommes même revus un mois plus tard, à plusieurs reprises, mais de manière amicale. Je voulais des réponses, il avait l’air heureux, mais continuait de me dire qu’il était triste sans moi. [...] Ça a fonctionné ainsi jusque fin janvier, quand j’ai découvert des mails d’échanges qu’il avait avec une autre femme. J’ai alors découvert son infidélité et pire que ça, qu’il envisageait de s’installer avec sa nouvelle conquête en même temps qu’il me le proposait. Il a pourtant continué de nier cette double relation et de me remettre la faute sur le dos, en disant que j’étais jalouse et possessive. [...] Ça a alors été la descente aux enfers pour moi, avec des nuits et des journées à tenter de sortir de ce cauchemar, à m’interroger sur ma responsabilité, à me convaincre que ces mails étaient la meilleure chose qui pouvait m’arriver, qu’il n’était qu’un manipulateur, un homme malheureux et éternellement insatisfait, mais je l’ai aimé et je l’aime encore, donc le chemin a été long et douloureux. (Ève, mars 2019)

72Dans la suite de son message, Ève fait part de sa crainte de « replonger » si elle poursuit les échanges avec cet homme et de vivre à nouveau les angoisses de l’incertitude et la désolation des déceptions. Et je comprends que notre premier rendez-vous aurait dû être pour elle l’opportunité de m’annoncer, un jour, que son histoire allait être exceptionnelle : qu’elle finirait bien.

Depuis notre rupture, je n’ai pu autoriser aucun homme dans ma vie. Je me sens sale, je ressens un profond dégoût pour cette espèce sans cœur. J’essaie de me reconstruire, mais j’ai perdu toute confiance en les hommes, mais en moi aussi. Alors oui, j’ai mis du temps à répondre parce que je n’avais pas la force de raconter mon histoire. Ce n’est pas celle que je voulais vous livrer. Je voulais être l’exception à la règle. Mon témoignage n’a de fait aucun intérêt à ce jour. Mais je suis heureuse d’avoir réussi à vous le confier. (Ève, mars 2019)

  • 7  Comme le personnage principal du roman Le Zèbre écrit par Alexandre ­Jardin. Un homme qui décide d (...)

73Les passages de « l’autre côté du miroir » semblent rares. La perduration d’un éventuel nouveau couple aussi. Quant à l’éventuel bonheur partagé entre les anciens amants devenus conjoints, rien ne permet de l’affirmer. Mais je peux dire qu’il me paraît abusif de comparer l’incomparable en matière amoureuse : un amour clandestin n’est pas un amour officiel et si l’un et l’autre répondent à des logiques communes, ils sont socialement, moralement, subjectivement et historiquement antinomiques : de la même manière qu’il semble assez farfelu de vouloir devenir l’amant de son épouse7, devenir l’épouse de son amant paraît tout aussi fantasque.

74Un éternel amour qui, une fois les obstacles de la clandestinité, de la morale et de la culpabilité levés, triompherait dans un couple merveilleusement amoureux pour toujours est du même ordre que celui de l’amour éternel, passionné, mutuellement gratifiant, épanouissant et autosuffisant après le mariage, les enfants, dans la vieillesse et dans la douleur : un espoir empreint de romantisme. Les sentiments s’élaborent et se développent dans des contextes spécifiques : ils ne sont pas « tout terrain ». Un amour extraconjugal n’est donc pas assimilable à un amour conjugal. Dire cela ne signifie pas que l’un soit meilleur, plus vrai ou plus complet que l’autre, c’est dire que les sentiments qu’une personne éprouve pour une autre personne ne tiennent pas uniquement (loin s’en faut) aux personnes.

Je suis une femme de 52 ans. À 45 ans, je me suis séparée de mon mari après vingt et un ans de mariage. Six mois après notre séparation, j’ai commencé une liaison cachée avec un homme de 48 ans marié depuis environ vingt ans, qui est restée secrète pendant trois ans, avec beaucoup de hauts et de bas. Puis elle a été mise à jour sans pouvoir toutefois vivre notre relation sereinement. [...] Il y a une année exactement, nous avons enfin pu et décidé de vivre ensemble, mais aujourd’hui nous nous séparons, car notre relation de couple est devenue invivable, nous n’avons pas réussi à trouver une harmonie et à trouver nos marques. Je suis en train de le quitter, j’ai tout perdu : mon travail, mon appartement, etc. Je suis retournée vivre momentanément chez mes parents. Je suis complètement démunie et pas mal détruite sentimentalement après sept ans de vie en turbulence. (Sylviane*, juin 2017)

75L’histoire d’amour « qui fait mal » semble constituer un modèle de référence puissant dans les socialisations féminines. « Le pire, c’est que je suis en train de recommencer une nouvelle histoire et que par manque de chance, cet homme est encore avec son amie... Je ne veux plus revivre cet enfer. » (Sylviane, juin 2017)

76Les sentiments ne sont pas « hors sol » social. Aimer une personne dans un contexte d’extraconjugalité n’implique pas le même rapport à soi et à autrui que l’aimer dans un contexte de conjugalité. Par conséquent, il serait imprudent (et c’est ce que les femmes font le plus souvent) d’imaginer que l’amour développé dans une relation triangulaire ou « à quatre » (conjoint.e.s et amant.e.s), cachée et stigmatisée, serait transférable tel quel dans le monde des amours licites et dans une relation duale. Je ne dis pas que cela est impossible, je dis que cela est socialement improbable.

77Les souffrances morales sont nombreuses, les déceptions aussi, et de ces amours auxquelles on a cru, il ne reste souvent que de l’amertume. Les hommes ne connaissent pas les sensations cuisantes d’échec et de perte de temps des femmes lorsqu’arrive la fin. Ils sont tristes, leur amante leur manque souvent longtemps, ils y pensent. Parfois, cela leur suffit à faire de cette vie cachée qui se termine une expérience positive. Parfois, ils recherchent une autre maîtresse et la trouvent pour quelques semaines ou quelques années. Les sites de rencontres constituent souvent un antidote efficace contre les chagrins d’amour clandestins.

78L’amour clandestin a aussi un coût moral pour les hommes. Ils ne revendiquent pas plus que les femmes l’expérience du bonheur dans l’extraconjugalité. Ils parlent plutôt d’un équilibre entre leur vie de famille et leur vie sentimentale. Comme pour les femmes, la sensation d’amour, l’histoire d’amour avec ses imprévus, ses rebondissements, ses intrigues constitue de toute évidence un moteur où la sexualité constitue la pièce maîtresse. Ils se « sentent vivants », comme disent certains. En somme, femmes et hommes se rejoignent dans l’envie de vivre une histoire d’amour, une romance. Les femmes la vivent plutôt sur un mode romanesque. Elles semblent socialisées pour aimer envers et contre tout, même contre un amour mort. Les hommes vivent leur amour caché plutôt sur un mode érotique. Bien entendu, « romanesque » et « érotique » se déclinent de différentes manières selon les individus, les contextes, les parcours et les configurations familiales, conjugales et amoureuses qui trament les liaisons clandestines. Dans certaines situations, l’histoire est particulièrement dramatique, dans d’autres, particulièrement érotique.

Notes

1  Le terme « ego-document » est attribué à l’historien hollandais Jacob Presser (1899-1970) (voir Dekker, 2002).

2  La fille d’Anne était une adolescente à ce moment-là. Sa mère ne lui avait pas dit que Laurent était marié.

3  En référence à la chanson écrite, composée et interprétée en 1973 par Serge Gainsbourg : Je suis venu te dire que je m’en vais.

4  Je reste bien entendu prudente dans ce domaine, n’ayant pas eu accès à toutes les situations et histoires possibles.

5  Médicament indiqué dans les troubles de l’érection et l’hypertension artérielle pulmonaire. Pour les troubles de l’érection, la dose usuelle est de 50 mg une fois par jour.

6  En référence au livre de Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir (1871).

7  Comme le personnage principal du roman Le Zèbre écrit par Alexandre ­Jardin. Un homme qui décide de raviver la flamme avec son épouse en lui envoyant des courriers anonymes, se faisant passer pour un amant potentiel (voir Jardin, 1988, 1990).

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