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Amours clandestines : nouvelle enquête

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Marie-Carmen Garcia

Chapitre 4

Pour le meilleur et sans le pire ?

Full text

« Reste avec moi
Moi je tends les mains et je t’agrippe à l’idée de t’atteindre
Reste avec moi. » (Lemay, 2013)

Une femme qui pleure1

Être à lui seul

1Nous avons vu dans Amours clandestines (Garcia, 2016 a) que l’amoralisme affiché sur certains blogs tenus par des femmes ayant un amant s’articule avec une défense des valeurs du mariage et de la famille. Rappelons ici qu’il n’est pas rare qu’un discours amoral soit aussi porteur d’une morale familialiste, comme l’ont montré Christine Détrez et Anne Simon (2005) à propos de romancières connues pour leur style pornographique (Catherine Millet ou Bénédicte Martin, par exemple). L’amour de ces écrivaines pour leurs enfants ou leurs petits-enfants est ainsi souvent affirmé dans les quatrièmes de couverture de leurs romans, comme si, ce faisant, elles voulaient racheter une pratique jugée immorale par le dévouement aux enfants, qui démontrerait qu’elles sont en réalité de bonnes personnes. Ces blogs narrant une liaison affichent ainsi à la fois un amoralisme en ce qui concerne les normes conjugales et sexuelles, et un moralisme sur lesquels les différentes tendances familialistes (conservatrices ou libérales) s’accordent : responsabilité parentale, éducation des enfants, rôle du père, union hétérosexuelle, stabilité des relations conjugales (Lenoir, 2003, p. 16).

2Cela étant, en situation d’entretien, les femmes – même quand elles tiennent des blogs – n’abordent pas la thématique familiale ou conjugale spontanément (tandis que cela est systématiquement le cas chez les hommes), et lorsqu’elles le font, il ne s’agit pas de valoriser l’idée de famille (alors que c’est le cas chez les hommes). En revanche, certaines expriment, comme les hommes, un amour pour leur famille supérieur à leur amour pour l’amant (il s’agit, ­rappelons-le, de l’amour pour « l’idée de famille » et non pas pour les personnes qui composent réellement cette famille). Cependant, à la différence de ce que j’ai observé chez les hommes, cette posture ne concerne qu’une partie des femmes (alors qu’elle concerne tous les hommes) et n’apparaît qu’au fil du temps, tandis que du côté masculin, elle est au principe des modalités d’engagement moral, affectif et matériel dans la relation extraconjugale.

3Le récit de Rose constitue un bon exemple de la manière dont s’élabore, dans un parcours, un familialisme « au féminin ». Cette femme a vécu une terrible tourmente conjugale lorsque son mari a découvert sa liaison. Il a voulu divorcer, mais la jeune femme ne voulait absolument pas entendre parler d’une séparation d’avec le père de ses enfants. Elle redoutait cela par-dessus tout et a vécu dans une grande angoisse jusqu’à ce que le spectre du divorce disparaisse. Pourtant, les circonstances de la découverte du secret de Rose auraient pu présager une rupture. La femme recevait parfois Jean-Paul, son amant, chez elle. Un jour, le mari rentra au domicile à un horaire inhabituel et surprit son épouse avec cet homme dans la chambre conjugale. Rose raconte qu’il se contenta de tourner les talons en disant qu’il allait chercher les enfants à l’école. Jean-Paul fila discrètement, mais Rose était paniquée à l’idée que son mari se retrouve seul avec leurs enfants et qu’il leur dise ce qu’il avait vu ou les emmène loin d’elle. Elle supplia son mari de la laisser l’accompagner à la sortie de l’école. Il accepta.

Donc, je reviens à ce moment difficile. Mon mari a parlé de séparation et pour moi c’était inenvisageable, parce que pour moi, c’était le père idéal, et je ne me voyais absolument pas élever mes enfants sans leur père. Et puis, je n’imaginais pas vivre sans lui. Je sais qu’à un moment donné, il n’a pas voulu qu’on dorme dans le même lit, donc je me suis couchée en travers de la porte... J’étais vraiment désespérée. (Rose, mai 2017)

4À cette époque, Rose a promis à son mari de quitter Jean-Paul pour sauver leur couple, mais elle ne l’a pas fait : une conversation avec une collègue l’encourage, en effet, à ne pas tenir parole :

Ma collègue, avec qui je partageais le bureau depuis huit ans – qui n’était pas très proche, mais quand même –, était au courant de ma liaison, et elle m’a dit : « Ah, moi, ça m’est arrivé. J’étais sous la douche alors j’ai mis un peignoir pour faire croire, etc. Mais il a bien deviné et il m’a fait promettre d’arrêter là. Donc je lui ai promis et on a continué. » Donc je me suis dit : « Que les choses sont simples ! Pourquoi est-ce que je n’y avais pas pensé plus tôt ? »

5Trois ans après cet épisode, Rose a de nouveau été contrainte de choisir entre son engagement familial et son amour clandestin. Son mari a été muté et il ne pouvait plus rentrer chez eux que les week-ends. Rose a décidé alors de déménager avec ses enfants dans la ville où travaillait son mari, à 300 kilomètres de la résidence de Jean-Paul.

Voilà, je ne voyais pas que ça puisse durer comme ça longtemps. D’une part, mon mari ne tiendrait pas le coup, et d’autre part, ce n’était pas satisfaisant. Et en plus, je voyais bien que les perspectives de carrière plus intéressantes pour moi avaient disparu là où je travaillais. Enfin, quand je dis « carrière », je ne dis pas « gagner plus », mais « faire quelque chose de plus intéressant ». Il y avait aussi que la région parisienne ne m’apportait rien d’intéressant. Donc j’ai décidé de demander ma mutation pour la province. Donc, pour moi, ça voulait dire que c’était fini avec mon amoureux. C’était vraiment très, très dur, mais je ne me voyais pas élever mes enfants sans mon mari. Et puis j’étais profondément attachée à lui. Donc j’ai dit à mon amoureux que j’avais demandé ma dérogation écrite pour partir en province et lui m’a dit : « Eh bien, comment on va faire pour se voir ? » Ça m’a fait très, très plaisir, parce que ça voulait dire que lui, il envisageait que ça continue. Donc en fin de compte, on s’est organisés pour se voir tous les mois. (Rose, mai 2017)

6Le discours de Rose est singulier parmi les récits féminins. En effet, bien que les femmes valorisent le rôle paternel de leur conjoint dans la plupart des cas, elles envisagent tout à fait de séparer ce dernier du rôle de mari. Les femmes pensent habituellement que leur famille peut se recomposer avec un partenaire différent du père de leurs enfants sans que cela pose de problèmes insurmontables. Cela se traduit par une valorisation de l’amour conjugal bien supérieure à celui de la famille, comme l’exprimait Anne*, dont nous avons longuement étudié le parcours dans le premier volet d’Amours clandestines : « Pour moi, il y a le couple au centre, et autour, la famille. Mais c’est le couple qui est central : les enfants, la famille sont la conséquence du couple. » (Anne, octobre 2014) Rose fait ainsi figure d’exception. Peut-être est-ce parce qu’elle était prise dans un amour clandestin bien avant 40 ans, que ses enfants étaient petits et que son couple était relativement récent ? La précocité de son entrée dans la « double vie » pourrait, en effet, expliquer sa forte résistance à la séparation d’avec le père de ses enfants.

[Et comment expliquez-vous que vous préfériez être dans cette situation plutôt que de quitter l’un ou l’autre ?] Moi, j’étais bien comme ça. D’ailleurs, j’avais repris la psychothérapie et j’avais dit : « Là, je vais arrêter, parce que là, je me sens bien », et le psy m’a dit : « Oui, eh bien là, on n’a pas été très loin, ce qui ne m’étonne pas, mais si ça vous convient comme ça. » Et j’ai dit : « Ça me convient comme ça. » En fait, je ne sais pas si c’est à ce moment-là ou plus tard que je me suis fait la réflexion que si j’avais continué la psychothérapie, peut-être que ça aurait pu déboucher sur une séparation d’avec mon mari. Peut-être. Je pense que ça a contribué à ce que je continue. Je pense que si je n’avais pas eu cette liaison, j’aurais fait de la dépression. Je n’étais pas dans mon élément, quoi. Quand on était jeunes, mon mari disait qu’il avait cueilli une belle fleur dans un jardin et je me suis dit : « Il vaut mieux laisser les fleurs dans un jardin, elles vivent plus longtemps que dans un vase ! » [Rires] (Rose, mai 2017)

7Rachel, elle, s’est séparée de son mari deux ans après avoir rencontré son amant. Elle dit que son amour pour Simon n’a pas été le déclencheur de son envie de séparation, mais un projecteur sur la relation qu’elle maintenait avec son mari. Elle avait perçu un changement dans leur relation peu avant de rencontrer Simon et elle s’était donné deux ans pour « réchauffer la soupe », selon ses mots, ou le quitter. Alors qu’ils ne se disputaient pratiquement jamais, depuis quelque temps, cela leur arrivait fréquemment. Les relations au sein du couple se sont détériorées. Hugues a alors proposé à son épouse de faire une thérapie de couple, mais celle-ci a refusé, car, pour elle, il ne s’agissait ni d’un problème de comportement ni de communication, mais d’un problème de sentiments : elle n’était plus amoureuse de Hugues. Elle lui dit. Rachel aurait souhaité poursuivre son mariage malgré tout, mais son époux lui répondit qu’il ne voulait pas vivre avec une femme devenue sa meilleure amie.

Je n’ai pas quitté mon mari. C’est lui qui a décidé qu’il partait et je lui en suis reconnaissante ! Moi, je n’aurais pas réussi à lui dire de partir. Mais c’est tout de même moi qui ai proposé à mon mari que l’un de nous parte vivre dans l’appartement que nous avions acheté quelques années auparavant pour nos enfants et qui était disponible. Je lui ai dit que s’il voulait, je quittais la maison et je m’installais là-bas. Pendant un an, il n’a pas voulu qu’on se sépare. Il voulait que l’on continue à vivre ensemble. Puis un jour, il m’a parlé de travaux à faire dans la maison et je n’ai pas pu... J’ai cru que j’allais vomir en entendant ça ! Un moment après, je lui ai dit qu’il fallait qu’on parle du divorce et il m’a dit : « Mais Rachel, je ne veux pas divorcer. » Il l’a répété ensuite, mais à chaque fois, je n’ai pas répondu. Il a fini par comprendre. Comme il est très efficace, le samedi, on avait cet échange et le vendredi suivant, il déménageait. [...] L’une de nos dernières conversations, quand nous étions encore en couple – Simon était déjà dans ma vie –, portait sur la femme qu’il aimerait rencontrer s’il n’était plus avec moi. C’est un bon souvenir pour moi, cette conversation, car on voyait qu’il envisageait un avenir sans moi. Et aujourd’hui, il a rencontré une femme qui correspond à ce qu’il décrivait alors. Je la connais, elle est vraiment bien. (Rachel, novembre 2016)

8Rachel n’avait jamais imaginé qu’elle se séparerait de son mari. Elle pensait qu’ils vieilliraient ensemble. Sa relation avec Simon a placé son mariage sous un éclairage inédit. Elle pense que si elle n’avait pas eu cette liaison, elle serait peut-être encore mariée, mais sa vie serait, dit-elle, « beaucoup plus grise ».

9Claudia a connu un parcours semblable. Après deux ans de relation clandestine avec Olivier, elle a quitté son mari. Elle ne supportait plus le sentiment de culpabilité qui l’habitait en permanence ; sentiment renforcé par les reproches que lui faisait sa mère qui connaissait sa situation, car elle l’avait un jour aperçue dans la rue avec son amant. Sa mère la traitait de « pute » et la menaçait de dire à ses enfants qu’elle était une traînée. Dans ce contexte anxiogène, follement amoureuse de son amant, se sentant seule et perdue, il était devenu insupportable pour Claudia de tromper l’homme qui l’aimait et elle ne parvenait pas à se détacher de l’homme qu’elle aimait, elle.

De fil en aiguille, je n’arrivais plus à aimer mon mari et je me disais qu’il fallait arrêter. Pendant longtemps, je n’ai pas eu de relations sexuelles avec Olivier, j’étais très croyante et pratiquante catholique. On sortait, on discutait. J’ai dû arrêter une trentaine de fois pour retomber à chaque fois dans cette relation qui était tout ce qu’il y a de bien dans une relation : on n’a pas le train-train... Et puis voilà [...]. Après vingt-cinq ans de vie commune, j’ai fini par quitter mon mari et ma famille. La culpabilité m’assaillait, je me trouvais malhonnête de rester avec mon mari sans arriver à lui apporter l’amour qu’il me portait. Je me sentais injuste de rester et espérais naturellement secrètement construire quelque chose avec mon amant. En quittant la maison, la culpabilité n’était plus du tout là. C’était le plaisir, c’était une relation magnifique, des moments inoubliables. J’acceptais le fait qu’il soit avec quelqu’un d’autre, j’acceptais que probablement il avait d’autres amies à côté, j’acceptais. L’envie de cette personne était plus grande que tout [sourire]. Elle l’est encore ! Je me demande si je ne suis pas un peu débile ! [Rires] (Claudia, mai 2017)

10Nadège* fait aussi partie des femmes qui ont mis fin à leur mariage par amour pour leur amant. Un an après avoir amorcé sa relation avec Jules rencontré dans l’association des parents d’élèves et de dix ans son aîné, cette femme a annoncé à son mari qu’elle le quittait. Deux semaines après, elle vivait dans un nouvel appartement. Elle explique que son conjoint n’a rien fait pour la retenir et que c’était mieux ainsi. Elle dit que, sans doute, comme elle, il sentait qu’il n’y avait plus rien entre eux.

11Elle a quitté le domicile conjugal juste avant Noël et dit avoir ressenti un peu de solitude durant cette journée qu’elle a passée seule pour la première fois. Elle n’exprime ni regrets ni remords et dit « qu’il faut aller de l’avant ». Pourtant, si le divorce n’a pas supposé une dégradation importante de sa situation matérielle – mis à part qu’elle a quitté une grande maison pour un petit appartement –, les liens avec ses parents et sa fratrie ont été altérés par sa séparation. Elle est en effet issue d’une famille catholique et conservatrice, et ce divorce que « personne n’a vu venir » a été considéré par ses proches, notamment ses parents, comme un « caprice inconséquent ». Face à l’incompréhension et aux reproches familiaux, Nadège s’est détournée de sa famille. Elle a repensé à son histoire et a « pris conscience » (selon ses termes) que cette dernière l’avait enfermée dans un carcan de règles et de normes qui l’ont privée d’être elle-même durant de nombreuses années.

J’ai reçu une éducation stricte... Pas religieuse, mais mes parents ont été élevés là-dedans. Ils ont eu cette éducation [catholique] et ils m’ont dit : « Maintenant, les jeunes divorcent pour rien, il n’y a plus de valeurs... Ceci, cela... » [Nadège est agacée.] Pour eux, si on se marie, on se marie, et on doit régler le problème et rester ensemble. Donc oui, plutôt stricts. Moi, je ne suis pas beaucoup sortie quand j’étais jeune, la crise d’ado, je ne l’ai pas faite... Est-ce que c’est la crise d’ado que j’ai faite à 38 ans ? Je n’en sais rien. Mais j’ai été élevée quand même avec des règles : l’objectif, c’étaient les études. Puis, mes parents avaient une vie très routinière, très carrée. Mes parents n’avaient pas d’amis, ils n’étaient pas des fêtards. Du coup, j’aimerais bien rencontrer quelqu’un qui aime sortir, voir des amis. Avoir la liberté de dire : « On va faire la fête ». Mon mari était introverti, plutôt timide, donc je n’ai pas eu cette vie-là. Moi, je ne concevais pas que les gens qui avaient des copains-copines au collège pouvaient avoir de bonnes notes ! Moi, c’était l’école et c’est tout. [...] Ma mère passait son temps à me rabaisser, à me dire : « Tu n’auras jamais ton bac ! » [...] Moi, j’étais sérieuse, jamais une goutte d’alcool, jamais fumé. Trop droite ! Trop droite ! Alors, est-ce que mes parents attendaient vraiment ça ? Je ne sais pas, mais j’avais toujours l’image parfaite, j’entrais toujours dans le moule, à faire en sorte de m’adapter aux autres. Même dans mon ex-belle-famille, ils sont hyper cathos, j’étais parfaite. Même mes enfants, je les habillais toujours BCBG et maintenant, je m’en fiche ! S’ils veulent mettre des couleurs, qu’ils les mettent. (Nadège, octobre 2017)

12La remise en question des valeurs inculquées par leur famille d’origine, associée au besoin de trouver leur « véritable nature » est exprimée par pratiquement toutes les femmes qui ont choisi le divorce. Beaucoup d’entre elles, comme Nadège, s’appuient sur des lectures d’ouvrages de développement personnel pour expliquer leur « libération » : « Maintenant, je me dis que toutes les lectures que j’ai faites de développement personnel, eh bien, elles servent à ça : à voir les choses différemment, et je me dis qu’il y a pire que ma situation. » (Nadège, octobre 2017)

  • 2  Plusieurs recherches montrent que l’introspection et la réflexivité ne sont pas neutres socialemen (...)

13On constate ainsi que l’idéologie New Age dans ses dimensions culturelles (notamment les livres de développement personnel) et de « thérapie holiste » (chiropractie, homéopathie, naturopathie, acupuncture, reiki, etc.) – la dimension ésotérique n’est jamais convoquée pour expliquer le divorce – constitue un registre de justifications pour les femmes, aussi bien à l’heure de transgresser les normes d’exclusivité qu’au moment de la séparation. La « transformation de soi » et une « éthique de l’amour qui commence par l’amour de soi » (Geoffroy, 2000), caractéristiques du système de pensée New Age, sont ainsi un moteur d’action chez beaucoup des femmes rencontrées. Leur position sociale intermédiaire supérieure associée aux socialisations féminines2, d’une part, et les tensions internes générées par l’adhésion à la fois à l’éthique dominante de l’amour (être amoureuse toujours et être comblée par cet amour), aux attendus conjugaux (le couple est censé être un écrin d’épanouissement personnel) et l’idéologie individualiste (on se doit de s’aimer et de prendre soin de soi), d’autre part, sont à mon sens les principales explications de la présence massive de cette forme de pensée dans la population féminine que j’ai étudiée.

14Amoureuses et révoltées contre une vie considérée comme ennuyeuse (qu’il s’agisse de la jeunesse, du mariage ou des deux), ces femmes vivent le divorce qu’elles engagent sur le mode d’une liberté personnelle méritée et nécessaire. Le moment du divorce et les mois qui suivent représentent alors un renouveau exaltant. Elles déménagent, aménagent, réorganisent leur quotidien, essaient de maintenir de bonnes relations avec leur ancien compagnon, s’occupent de leurs enfants, envisagent parfois des reconversions professionnelles. La période de séparation est décrite comme un moment plutôt constructif, sinon joyeux, du moins plein de promesses.

15Ces femmes expliquent que sans la rencontre amoureuse, elles n’auraient sans doute pas quitté leur mari, mais elles n’expriment pas de regrets poignants concernant ce divorce. La liaison clandestine qui a provoqué l’envie de séparation n’est pas considérée comme le déclencheur de problèmes au sein du couple, mais comme un projecteur sur des faiblesses de ce couple, pensées comme ayant préexisté à la rencontre avec l’amant et mises en lumière par celle-ci. Dans leurs représentations, l’amour fou qu’elles portent (ou ont porté) à leur amant s’est développé sur un terrain de manque affectif dont elles n’avaient pas conscience avant de tomber amoureuses, selon elles. Cela dit, si l’espoir d’une vie avec l’amant est omniprésent dans leurs représentations, la séparation de l’amant et son épouse ne constituent pas une condition préalable au divorce. Les femmes pensent toujours que l’un des freins à la séparation de leur amant d’avec leur épouse est leur propre situation. Elles se sentent entièrement responsables de la relation et de la situation et elles agissent en conséquence. On observe ici l’un des effets des socialisations féminines et des discours sociaux qui conduisent les femmes à intégrer l’idée qu’elles sont seules coupables de l’état de leur situation amoureuse, notamment quand celle-ci les fait souffrir.

Un lointain naufrage

16Les hommes, quant à eux, se tiennent à distance des choix de leur amante lorsqu’elle décide de divorcer. Quand Laurence et son mari se sont quittés, dans une situation de grande tension, Christian a été très étonné par la violence de leur séparation. Il m’a dit : « Je ne savais pas que ça pouvait exister. » La séparation de Laurence, à son initiative, a été conflictuelle et Christian n’a pas « voulu s’en mêler ». Le changement de situation de son amante ne l’a pas perturbé, dans la mesure où, pour lui, la décision avait été prise, quelque temps auparavant, de ne pas quitter son épouse. Mais Laurence n’était pas au courant, et durant deux ans encore, elle a espéré qu’il quitte son épouse pour partager sa vie avec elle.

17L’étonnement de Christian face à la situation conjugale et familiale de Laurence, les distances qu’il a souhaité garder face à une décision qui la concernait elle, et non pas lui, sont représentatifs du discours des hommes face à ces événements. Ne demandant pas à leur amante de quitter leur mari, ne l’espérant même pas, les hommes sont stupéfaits lorsque cela arrive, et se sentent peu concernés par le divorce de cette dernière. Durant les périodes de séparation des femmes, ils sont d’ailleurs souvent assez absents. Rachel, elle, a beaucoup souffert de l’indifférence de son amant durant cette époque. Quand elle lui a envoyé un message lui apprenant que son mari avait quitté le domicile, il a cessé de lui écrire durant une semaine : « C’est vrai qu’il m’a toujours laissé tomber à des moments clefs. C’était horrible. » (Rachel, novembre 2016)

18La faible implication des hommes dans la décision de divorcer de leur amante et leur absence de changement de perspective quand la femme devient célibataire trouvent des explications sociales. Les maîtresses (mariées ou non) investissent une énergie considérable dans la valorisation et la confirmation de l’ego masculin. En reprenant ce qu’écrivait Virginia Woolf, elles « ont pendant des siècles servi aux hommes de miroir, elles possèd[ent] le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature » (1992, p. 54). Elles participent ainsi à la confirmation de la puissance masculine de leur amant. En effet, la satisfaction du désir hétérosexuel féminin est souvent rattachée à l’acceptation volontaire, pleinement assumée, d’une position d’infériorité par rapport au partenaire « mâle » (Dayan-Herzbrun, 1982). Les amants ne se vivent ainsi pas en rivalité avec le mari. Par ailleurs, les hommes ne cherchent ni explicitement ni implicitement à prendre un rôle de mari auprès de leur amante. Fabien disait même que la plupart du temps, il oubliait que son amante était mariée. Il n’y pensait jamais.

[Et vous ? Comment vous positionnez-vous par rapport au mari de Marie-Christine ?] Je ne me positionne pas du tout ! Alors [signe qu’il s’en fiche] ! Elle a un mari, je sais à quoi il ressemble, je sais beaucoup de choses sur lui, forcément. Mais je ne me positionne pas du tout. On pourrait imaginer une jalousie ou des choses comme ça, mais pas du tout, pas du tout. Ça ne me dérange en aucune manière. (Fabien, avril 2017)

19Les femmes donnent en outre toutes les garanties à leurs amants qu’ils sont seuls et uniques pour elles, aussi bien affectivement que sexuellement (même si certaines femmes mariées consentent au « devoir conjugal », elles leur assurent que cela est « sans plaisir ») :

C’est sûr que quand j’ai connu mon compagnon [c’est ainsi qu’elle appelle son amant], ça a changé les relations sexuelles avec mon mari. On est la femme d’un seul homme, alors j’ai fait en sorte d’avoir le moins de rapports sexuels possibles avec mon mari. (Laetitia*, octobre 2018) Moi, je couche encore avec Édouard, parce que sinon, ce serait la guerre à la maison ! Je sais que Joël, ça l’embête, mais comme je lui dis : « je n’ai pas le choix » si je veux que mon mari me laisse tranquille. Des fois, il y a eu des crises à la maison parce que je ne voulais pas coucher avec mon mari pendant plusieurs semaines et il disait que j’étais frigide. Ça m’énervait. J’ai aussi dit souvent que j’étais malade. Mais bon, je n’ai pas le choix. (Brigitte, novembre 2017)

20La séparation d’avec le mari ne change ainsi finalement pas grand-chose pour les hommes, puisqu’ils n’envient pas la place du mari et ne se sentent pas délaissés par l’union officielle de leur amante. Le divorce (ou séparation) de cette dernière ne remet en question ni le couple officiel de l’amant ni le couple clandestin. Les réactions des hommes face au veuvage de leur maîtresse confirment la faiblesse de la figure du mari dans les représentations masculines. Deux de nos enquêtés se sont trouvés dans cette situation.

Au cours de nos conversations, j’avais très vite compris que ça n’allait pas avec son mari : quelqu’un de très dur, de plus âgé qu’elle. Et donc, au cours de notre relation, il se passe une chose : il part du domicile conjugal et on le retrouve mort. Il est mort de sa belle mort en fait. [...] [Cela a-t-il changé quelque chose ?] Eh bien, elle voulait que j’aille vivre avec elle, mais je ne voulais pas divorcer. (Gérard*, octobre 2017)

21Le veuvage n’est comparable au divorce des femmes que dans la mesure où ces dernières deviennent libres. Cette liberté des femmes aimées ne transforme pas les modes d’engagement des hommes. Tout se passe, du côté masculin, comme si le fait que leur amante ne soit plus engagée auprès d’un autre homme ne changeait rien à leur relation, puisque cela n’affecte pas leur propre situation conjugale. En outre, on peut aussi se demander jusqu’à quel point les femmes se sentent engagées par les liens du mariage. Elles n’expriment pas ce sentiment en entretien et leurs amants ne perçoivent pas l’union officielle de leur amante comme un obstacle à leur amour. À l’inverse, pour les femmes, le mariage de l’homme est le principal obstacle à l’épanouissement et au bonheur amoureux.

Petits arrangements masculins

[Rose raconte ce qui s’est passé après la découverte de sa liaison par son mari]. Donc mon mari a rencontré mon compagnon... Enfin, non, pas mon compagnon, mon amoureux, et... Il m’a dit : « Oui, il ne te respecte pas, il m’a dit que si ça n’avait pas été lui, ça aurait été un autre. » Ce qui était vrai [sourire gêné]. Et donc il m’a demandé de rompre si on voulait continuer ensemble et j’ai dit « oui ». (Rose, mai 2017)

22Après avoir découvert que son épouse avait un amant, en les surprenant ensemble, chez lui, dans la chambre conjugale, le mari de Rose a été le voir. Les deux hommes se sont expliqués et, d’après ce qu’en a rapporté le mari à son épouse, l’amant a jugé qu’il n’était pas responsable des écarts de Rose qui, d’après lui, cherchait une aventure : lui ou un autre, cela aurait été pareil. Rose a acquiescé. Elle pense que son amant avait raison et elle ne semble pas être ennuyée par la réaction de ce dernier. Que son mari et son amant aient parlé d’elle en son absence ne lui paraît pas non plus étrange ou malvenu. De la même manière, la réaction violente de Jean-Paul à l’annonce de leur rupture lui paraît justifiée.

Et donc là, quand j’ai revu mon amoureux, je lui ai dit : « J’ai promis à mon mari de rompre » et... [elle pleure] je pense que c’est ce jour-là qu’il m’a giflée. [Qu’il vous a... ?] Giflée. Parce que j’étais... Ce n’est pas bien. Je lui ai dit : « Il arrive ce que je craignais, voilà. » Et là, il m’a giflée. Et quand il m’a giflée, j’ai compris que... [silence] Comme si j’avais prévu de lui faire mal. C’est comme ça que j’ai perçu la gifle. Il m’a giflée parce qu’il a pensé que j’avais tout prévu, que je savais que j’allais rompre. Je ne sais plus quelle a été ma réaction à ce moment-là, mais il m’a tout de suite prise dans ses bras. Voilà, il m’a prise dans ses bras. Je pleurais et on a fait l’amour, comme d’habitude. [Sourire] [Est-ce que c’était chez lui ?] Non, c’était dehors. (Rose, mai 2017)

23Rose a poursuivi, comme je l’ai dit, sa liaison avec Jean-Paul, malgré la promesse faite à son mari de rompre avec lui. L’amant et le mari ne se sont jamais revus, mais un pacte les avait liés, par-delà leur différend, au sujet de Rose. L’amant était parvenu, en quelque sorte, non seulement à se dédouaner, mais aussi à donner une image négative de son amoureuse. Image que le mari s’était empressé de rapporter à sa conjointe. Image que cette dernière n’a pas niée.

24Cette situation ne semble pas exceptionnelle. Un homme marié m’a raconté qu’il était l’amant d’une femme mariée avec laquelle il travaillait. Ils se voyaient régulièrement à la fin de la journée, dans un petit bois non loin de leur entreprise. Un soir, le mari soupçonneux suivit la voiture de son épouse qui se rendait à son rendez-vous. Il eut alors connaissance de l’adultère. Il ne dit rien à sa conjointe, mais alla trouver son amant, quelques jours plus tard, avec l’intention de le frapper. Il n’en fit rien, car rapidement, l’amant, au lieu de se braquer ou de se confronter au mari, fit preuve de coopération. Il lui expliqua qu’il regrettait son comportement et l’assura qu’il n’aimait pas sa femme. L’homme me raconta que leur conversation s’était bien déroulée, car le mari avait compris que l’amant ne comptait pas lui « prendre » sa femme. Bien évidemment, l’amant promit de ne plus voir cette dernière, et il tint sa promesse.

25Maurice et Helena, mariés depuis plus de quarante ans, se sont séparés à l’initiative d’Helena. L’histoire cachée qu’elle avait vécue s’était terminée et elle ne voulait plus rester auprès d’un époux auprès duquel elle étouffait. Elle a alors loué un appartement seule et Maurice est resté dans l’appartement familial. Le couple a été séparé cinq ans au cours desquels Helena a rencontré un homme en couple, Frédéric, plus jeune qu’elle, avec lequel elle a amorcé une relation amoureuse qui, à ce jour, dure encore. L’amoureux d’Helena a finalement quitté sa conjointe. Mais les deux amants n’ont pas voulu s’installer ensemble : Frédéric, parce qu’il pensait que cela ne lui conviendrait pas, Helena, parce que sa famille et son foyer lui manquaient et qu’elle percevait trop de différences d’aspirations et de modes de vie entre eux.

26Alors Helena est retournée vivre avec son mari. Ce dernier était d’accord avec l’idée de mener une existence à deux tout en gardant chacun sa part de liberté pour vivre des amours « contingentes », comme il les nomme. Néanmoins, lui ne raconte rien de ses histoires sexuelles ou sentimentales, alors qu’il connaît Frédéric, l’amoureux de son épouse.

Donc Helena a rencontré Frédéric. Un homme que j’estime beaucoup. Je l’ai rencontré [ton de l’évidence]. Moi, j’étais heureux. Moi, je le dis toujours : il ne faut pas que cet homme l’abandonne ou qu’il lui fasse un coup de salaud. Sinon, je lui file deux tartes ! Parce que cet homme-là, dans ce rapport-là, il a rempli beaucoup de choses... Je ne parle pas de sexe, hein, même s’il y a ça. Mais il l’a reconnue, il lui a donné des choses que moi, je ne lui donnais plus. Et en plus, c’est un type intelligent, il connaît beaucoup de choses. Donc, ça, c’est génial. Parce que moi, j’ai toujours dit : « Je ne peux pas être jaloux d’un con. » Je peux être jaloux de quelqu’un que j’estime et je respecte, mais d’un con, non. Je disais à Helena : « Un mec qui te saute bien parce qu’il a une grosse bite, moi, je m’en fous, par contre si tu tombes sur quelqu’un que je respecte et j’estime, je pourrais être jaloux. » Et j’ai dit ça à Helena : « Oui, je pourrais être jaloux de Frédéric, parce qu’il t’apporte quelque chose que je ne t’apporte pas. » Je l’ai rencontré et nous nous sommes expliqués. Je lui ai dit : « Écoute, la seule chose que je te demande – je ne te connais pas, mais tu m’as l’air honnête –, c’est de ne jamais faire un coup de salaud à Helena. Si tu lui fais un coup de salaud, tu auras affaire à moi. » Il m’a regardé et n’a rien dit. C’est très bien, il respecte le pacte et moi je suis content qu’elle le voie, qu’elle revienne. Je trouve que c’est bien, ça fait une autre dynamique et moi, je n’ai plus à me cacher pour mes histoires ! [Rires] (Maurice, mars 2017)

27J’ai eu deux entretiens avec Maurice, d’une part, et Helena, d’autre part. Au cours du second entretien, cette dernière m’a parlé de cet échange entre son mari et Frédéric. Elle n’avait pas apprécié que Maurice fasse la démarche de rencontrer son amoureux. Elle ne savait pas quels étaient les termes de la rencontre, mais elle avait le sentiment qu’elle avait en partie été dépossédée de son histoire.

28Ces arrangements entre hommes autour de la sexualité de l’épouse de l’un d’eux peuvent être interprétés de différentes manières selon que l’on soit homme ou femme, amant ou mari. Certains y voient sans doute une manière pour le mari de faire bonne figure, d’autres y voient peut-être une manière commode pour l’amant de ne pas avoir à s’expliquer face au mari, d’autres encore y voient probablement une preuve d’amour. Du point de vue sociologique, je dirais que nous avons affaire à une expression de la domination symbolique masculine. Elle se présente ici sous les traits d’une solidarité masculine caractérisée par des discussions « entre hommes » à propos des femmes. Il s’agit de définir ensemble le type de relation que, à la lumière de cet accord, chacun est en droit d’avoir avec la femme concernée.

29L’interprétation que le journaliste John Stoltenberg – qui se définit comme féministe – donne de la solidarité masculine me semble ici pertinente. Il explique comment celle-ci, quels que soient le lieu et le motif pour lesquels elle s’exprime, est une manière pour les hommes de réaffirmer leur appartenance à la classe des hommes en se rappelant les uns aux autres qu’ils ne sont pas des femmes (2003). Cette solidarité existe dès que deux hommes se rencontrent. Ils ont un intérêt objectif, intégré depuis leur plus jeune âge, à apprendre à créer des liens entre hommes, à la différence des femmes qui, elles, « vivent dispersées parmi les hommes » (de Beauvoir, 1949, 1986, p. 19). Les petits arrangements entre maris et amants semblent s’inscrire pleinement dans cette logique de domination et de renforcement identitaire : ne pas laisser aux femmes l’opportunité de semer le trouble dans l’organisation masculine du monde et parler à leur place.

30Le lien symbolique qui s’établit entre les hommes qui se partagent une femme – même quand il est décidé qu’un seul en aurait la jouissance, on a affaire à un partage opéré par des hommes pour des hommes – n’est pas nouveau. Il est issu d’une longue tradition de compagnonnage masculin. De la fin du Moyen Âge à la première modernité, le « cocuage » a empli les registres judiciaires, les recueils, les nouvelles et les fabliaux. L’analyse de ces écrits révèle que, loin de constituer un drame masculin, être trompé par son épouse était considéré par les hommes comme un destin qui leur était commun : « la condition de cocu définissait l’appartenance au groupe masculin » (Daumas, 2007, p. 259). Le partage-médiation entre mari et amant crée aujourd’hui comme autrefois du lien social entre des hommes, il crée un lien qui, selon différents auteurs traitant d’autres types de partages sexuels de femmes (viols, prostitution, par exemple), permet à deux hommes de se lier d’une manière supérieure à l’amitié : un lien comparable à la fraternité : « Mélanger les spermes comme on mélange les sangs pour sceller une amitié indéfectible, tel est le véritable sens du partage des femmes. » (Ibid., p. 261) Rappelons qu’il s’agit, dans le cas de figure où mari et amant sont informés tous deux de la situation et se rencontrent pour en discuter, d’un lien choisi. Ainsi, c’est bien parce que ce sont des hommes qui choisissent la manière dont ils vont se partager une femme que l’on peut considérer que nous avons affaire, dans les situations évoquées, à un renforcement de la domination masculine.

Maladie d’amour

Maux de femmes

31Nous avons vu que certaines femmes se séparent de leur conjoint, considérant que leur nouvel amour est une conséquence du désamour conjugal ou bien ne pouvant supporter leur sentiment de culpabilité. Ces femmes aspirent à se libérer des contraintes conjugales, d’un couple perçu comme une prison, des émotions négatives. Les premiers temps de la séparation, sans être joyeux, sont marqués par l’espoir d’une nouvelle vie. Même si elles ne se l’avouent pas (ou ne l’avouent pas à leur amant) immédiatement, elles espèrent que leur amoureux fera partie pleinement d’une existence qui promet d’être heureuse et épanouissante. Mais le sentiment d’être enfin libre est terni, au fil des mois, par un sentiment de solitude. Celui-ci apparaît cruellement chez les femmes lorsqu’elles réalisent que leur amoureux, lui, restera avec sa conjointe.

La solitude me pèse et le fait d’avoir rencontré des personnes sur un site de rencontres, ça ne m’a pas fait du bien, parce que je m’attache facilement. [Afin de se détacher de son « amour impossible », Nadège s’est inscrite sur un site de rencontres.] Au début, j’étais contente, je me disais : « Tiens, c’est rapide, en fait. Tout le monde dit qu’on ne rencontre personne sur les sites, mais ce n’est pas vrai. » Première rencontre, un gars super bien, je me dis : « Waouh, c’est super bien, en fait ! » Et une semaine après, badaboum, je n’ai plus eu de nouvelles. Je ne sais pas pourquoi. [...] Psychologiquement, j’aimerais bien avoir une personne, quelqu’un avec qui parler. Quand je sors, je vois les autres en couple et moi je suis seule au ciné, je me dis : « Mais pourquoi ça m’arrive à moi ? Je ne suis pas plus conne qu’une autre. » (Nadège, octobre 2017)

32Nadège espérait que Cyril, son amant, partagerait sa vie avec elle. Elle pensait que, comme il disait ne pas être heureux en ménage, il n’aurait qu’une envie : former un nouveau couple avec une femme aimée et aimante. Mais de toute évidence, Cyril ne partageait pas ce point de vue. Nadège ne comprend pas « comment on peut continuer à vivre avec quelqu’un juste parce que faute d’être heureux, on n’est pas malheureux ». C’est en effet ainsi que Cyril qualifiait sa vie conjugale : ni heureuse ni malheureuse. Il faut croire que la quête du bonheur conjugal ne revêt pas la même importance pour les amants et leurs amantes. Nadège et Cyril ont poursuivi leur liaison durant quatre ans avant qu’il n’y mette fin.

[Pourquoi vous a-t-il quittée ?] Je pense que la relation lui pesait. On n’en parlait pas à ce moment-là, mais il me disait depuis quelque temps : « Oui, tu m’as trop appelé hier », ou ce genre de choses, alors que je ne l’appelais pas plus que d’habitude. J’envoyais peut-être un petit message. Il était très stressé par la relation. Très parano, aussi. C’est vrai que la dernière fois qu’on s’était vus à Lyon, on était ensemble sur le quai du métro et on a croisé sa nièce, on n’était pas trop côte à côte, du coup, ça ne faisait rien, mais du coup ça n’arrangeait rien à sa parano. Donc, très parano, le regard des autres aussi... Mais surtout, ça lui pesait. Quelque part, ça lui pourrissait la vie, je crois. Il n’était pas bien. Je pense qu’il culpabilisait quand il rentrait chez lui. (Nadège, octobre 2017)

33Caroline a aussi expérimenté durant quatre ans un sentiment de solitude et d’incompréhension, après le refus de Marco de quitter sa femme pour vivre avec elle. Durant cinq ans, Caroline avait très envie de vivre avec Marco : « Pour moi, c’était clair, ah oui, oui, oui ! Pour moi, c’était clair. » Mais Marco lui disait que, lui, ne voulait pas divorcer pour ne pas faire de mal à son fils. Il expliquait à Caroline que lui-même avait manqué d’un père et qu’il ne voulait surtout pas infliger cela à son fils. Cependant, bien que Marco ne se soit aucunement engagé dans un projet de vie avec elle, Caroline s’est séparée de son conjoint un an après le début de sa liaison. Elle prétend qu’elle a pris conscience que son couple était terminé et que son amour pour Marco lui montrait une autre possibilité de vie. Caroline a ainsi décidé de divorcer sur la base de son envie de vivre avec Marco. Mais Marco n’a pas quitté son épouse. Alors pendant longtemps, Caroline lui en a voulu : elle se sentait seule et ne comprenait pas pourquoi Marco, qui disait l’aimer et être malheureux avec son épouse, ne faisait rien pour vivre avec elle.

34Puis elle a décidé de suivre une psychothérapie. Celle-ci a eu pour principal effet de la dissuader de vouloir vivre avec Marco. Caroline est arrivée en effet à la conclusion qu’« on ne peut pas baser une relation sur la fin d’une autre relation » et que Marco ne peut pas « combler ses manques ». Elle dit : « Je ne peux pas le rendre responsable de mon bonheur. » Comme d’autres femmes dans sa situation, Caroline se raisonne (ou est « raisonnée ») en mettant en question non pas l’homme à l’origine de son désir de vie amoureuse, mais son désir en soi, comme s’il était uniquement le fruit de son mal-être. Elle déclare ainsi : « Je voulais vivre avec lui parce que j’étais malheureuse. »

  • 3  Les normes sont produites à l’initiative de certains individus ou groupes d’individus : il y a ceu (...)

35Ce mode de pensée est courant chez les femmes qui souffrent d’amour pour un homme engagé. Nous pouvons supposer qu’il s’enracine dans l’idée, propagée par l’« industrie du bonheur », selon laquelle succès ou échec, maladie ou santé, richesse ou pauvreté, souffrance ou bien-être seraient de l’ordre des responsabilités individuelles : « Il n’y aurait pas de problème structurel, mais seulement des déficiences psychologiques individuelles ; autrement dit [...], il n’y aurait pas de société, mais seulement des individus. » (Cabanas & Illouz, 2018, p. 17) De ce point de vue, la souffrance morale serait un choix. Par exemple, Laetitia a suivi une psychothérapie d’inspiration jungienne durant quatre ans afin de trouver une issue à une souffrance morale qu’elle relie à sa relation clandestine, si forte que parfois, elle ne peut pas se rendre à son travail. Or, au bout de quatre ans, la psychothérapeute lui a dit qu’elle ne comprenait pas comment elle pouvait rester dans une situation où elle souffrait autant. Cette réflexion a plongé Laetitia dans un désespoir encore plus grand. Les discours de spécialistes du bonheur, de professionnels de la santé et de tout un ensemble d’entrepreneurs de morale3 placent ainsi la souffrance des femmes maîtresses d’hommes mariés du côté de leur responsabilité individuelle. Elles sont aussi – mais cela n’est pas contradictoire – considérées comme malades.

  • 4  Rencontré à propos d’un tout autre sujet, mais auquel j’avais exposé l’objet de mon enquête.

36« Ma clinique est pleine de femmes en dépression parce qu’elles aiment un homme marié », me disait un psychiatre4. D’autres spécialistes de la santé et du psychisme : médecins, psychologues, psychothérapeutes, sexologues, m’ont fait part de leurs convictions concernant ces situations : complexes, mais soignables. Qui faut-il soigner, d’après les spécialistes ? Les femmes.

37Il est vrai que, dans l’univers des amours clandestines, la souffrance morale s’exprime au féminin et présente les signes classiques de la dépression tels que tristesse, pleurs, anxiété, perte d’énergie, troubles du sommeil, irritabilité, stress. Or, ces signes sont genrés. En effet, « la faiblesse émotionnelle, signe de vulnérabilité, n’est pas socialement admise chez les hommes. Pour eux, l’alternative est d’exprimer la souffrance psychique sous des formes qui satisfont aux critères de la virilité » (Salle & Vidal, 2017, p. 44) : colère, agressivité, consommation d’alcool et de drogues, comportements à risque, hyperactivité. Ne se voient ainsi que les difficultés des maîtresses, convaincues d’avoir un problème personnel. Elles expliquent leurs souffrances comme le résultat de leur propre dépendance à un homme. Le vocabulaire de la toxicomanie revient souvent, comme nous l’avions vu dans le premier volet d’Amours clandestines, pour exprimer l’impossibilité que ces femmes ont de quitter l’homme marié.

Je trouve ça abominable, le fait d’être dépendante de lui. En plus, je cherche en permanence à me comparer à sa femme. Ça, c’est encore pire. Voilà, je suis en constante comparaison, c’est atroce ! Je ne veux pas passer ma vie comme ça. Je pense qu’il a compris qu’il avait une emprise sur moi. Aujourd’hui, je souffre. Tous les jours, je me dis : « Il faut que j’arrive au bout, il faut que j’arrête », et puis non, c’est trop difficile. Les week-ends, évidemment, c’est l’enfer. Aujourd’hui, tout me semble difficile. Les petits moments sont tellement infimes que je ne m’en satisfais plus. Mais arrêter est difficile. C’est comme une dépendance à une drogue... Ou n’importe quelle addiction. (Julia*, septembre 2018)

38La détresse des femmes dont l’amoureux ne quitte pas son épouse est stigmatisée (Garcia, 2016 b ; 2016 c) : elle est interprétée soit comme une imbécillité inhérente à ces femmes, soit comme une punition méritée. L’amour fait mal (Illouz, 2012), et en particulier aux femmes. Il ne s’agit pas de le nier. Il ne s’agit pas non plus d’assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression en suggérant qu’elles adopteraient délibérément des stratégies de soumission ou qu’elles prendraient plaisir à leur propre domination « par une sorte de masochisme constitutif de leur nature. [...] La reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance, cela n’implique pas pour autant que l’on soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience. » (Bourdieu, 1998, p. 62) Il s’agit de préciser que les ressorts de cette souffrance ne sont ni propres aux amours clandestines ni à la prétendue « psychologie féminine ».

La souffrance amoureuse paraît en effet irréductible à une époque, comme la littérature suffirait amplement à le prouver. Mais le sens qu’il convient de lui attribuer est conditionné par les cadres idéologiques et institutionnels qui structurent les différentes formes de vie, et peut même s’inverser lorsqu’on passe d’un contexte à un autre. La douleur, longtemps exaltée par le christianisme et le romantisme, est devenue honteuse à l’époque du capitalisme. Pour la mentalité contemporaine, psychologique et concurrentielle – et par opposition aux valeurs romantiques encore latentes dans notre culture –, le tourment du désir non partagé, autrefois célébré par l’amour courtois comme signe d’élévation spirituelle, est un symptôme de mauvaise santé psychique et l’indice d’un échec, d’une dévalorisation du moi. (Carnevali, 2013, p. 784)

39Les femmes que j’ai entendues sont, pour beaucoup, convaincues de leur faiblesse émotionnelle ou de leur carence affective. Elles adhèrent ainsi à des discours stéréotypés et stigmatisants à leur sujet. Julie n’a pas quitté son mari pour son amant, mais sa liaison a été déterminante dans son envie de « vivre autre chose ». Son amant a divorcé alors qu’elle était encore mariée, il s’est remarié par la suite avec une autre femme. Julie n’envisageait pas de partager sa vie avec son amant, mais elle espérait, après son divorce, vivre une histoire d’amour. Son récit est aujourd’hui amer, elle dit qu’elle a vécu deux histoires sans lendemain et aujourd’hui, elle se sent « cassée » par ses amours et surtout, responsable de ce qu’elle interprète comme un échec :

Mon mari a probablement eu la maîtresse qui est maintenant devenue sa femme et puis voilà. Enfin, moi, j’ai l’impression d’être assez cabossée de tout ça quand même [silence triste]. J’ai l’impression d’avoir fait tout faux. Je ne sais pas. [Qu’est-ce qui vous donne cette impression ?] Je ne sais pas... Parce que maintenant, j’ai l’impression que la seule façon dont je suis capable de vivre, c’est d’être seule. Je suis une grande solitaire. Je vais travailler toute la journée et j’aspire qu’à une chose, c’est : « foutez-moi la paix ». Et je ne trouve pas ça normal parce que je suis assez sociable. Les hommes ? On n’en parle pas ! Je n’en vois plus... Pourtant, je sors. J’ai 59 ans, donc je pourrais quand même encore espérer... Voilà. Je culpabilise. C’est les catholiques, on est bons pour ça ! [Sourire] [Êtes-vous de confession catholique ?] Oui, mais maintenant, je m’oriente vers d’autres choses, plus proches du bouddhisme, une autre spiritualité. (Julie, mai 2017)

40Parfois, les interprétations se tournent aussi du côté d’un autre grand mythe contemporain de la pseudo-psychologie : celui du pervers narcissique (ou du manipulateur froid et calculateur) et de sa victime. L’homme qu’aiment ces femmes aurait des besoins émotionnels abyssaux. Il les dévorerait psychiquement et émotionnellement afin de nourrir ses appétits insatiables d’amour et de sexe. Suivent différentes interprétations, tout aussi métaphoriques les unes que les autres : « l’homme, gouffre affectif », « la femme-mère nourricière », « l’homme-vampire », « le fantasme féminin du sauvetage », « l’homme prédateur ». Les images et les métaphores ne manquent pas pour décrire des psychismes « malades » et des relations « perverties ». Et comme le « pervers » est considéré comme non soignable ou du moins inatteignable par les spécialistes de la santé mentale ou du bonheur, c’est aux « victimes », les femmes, que l’on propose des soins.

41Nous retrouvons ici Laetitia qui, en grande souffrance morale, désespérée à la suite d’une psychothérapie qu’elle considère comme un échec, s’est tournée vers un autre psychothérapeute. Celui-ci l’a convaincue que l’homme qu’elle aimait était un pervers et un manipulateur. Il lui a proposé de suivre une thérapie avec son amant. Cette proposition l’a de nouveau plongée dans la détresse. En effet, ses relations avec son amant étaient très conflictuelles et violentes verbalement, et elle n’imaginait pas pouvoir lui proposer une démarche thérapeutique à deux. Après quelques semaines de mal-être intense et des lectures orientées vers la compréhension des « manipulateurs » et des « pervers », elle en est arrivée à la conclusion – dont elle m’a fait part – qu’elle était masochiste, se rendant de ce fait responsable de ses difficultés. Elle a alors cherché dans son passé la source de l’inclinaison qu’elle s’était découverte pour la douleur psychique. Elle est remontée ainsi dans son histoire familiale et a interprété sa situation à la lumière d’une relation avec son père qu’elle qualifie de « compliquée » et qui, selon elle, l’a conduite à ne savoir aimer qu’en souffrant. Dans mon enquête, ce type d’interprétation est proprement féminin. Seules les femmes s’engagent dans un travail de soi pour saisir des ressorts intimes de leurs manières de penser et d’agir, et il est fréquent que la relation avec le père ou la mère soit considérée comme étant à la source du mal-être.

42Cette mise en question permanente de soi, récurrente chez les femmes, peut être interprétée à la lumière des analyses d’Arlie Russel Hochschild (2017). Cette sociologue interprète les diverses thérapies (analyse transactionnelle, méditation, etc.) et les pratiques de bien-être émotionnel comme des indices de la glorification d’un modèle de sentiments – être sincère, authentique – correspondant au type d’individu attendu par les professionnels du développement personnel. L’auteure explique que les techniques psychothérapeutiques tournées sur l’individu sont « pré-politiques », au sens où elles inculquent des façons de se penser, d’agir, de plaire aux autres et de répondre aux attentes sociales et institutionnelles. Elle ajoute que ce sont des scripts ayant partie liée avec les conventions sociales standardisées (notamment dans les métiers de relations aux autres et de communication) qui organisent et orientent le travail émotionnel.

  • 5  La notion « d’incorporation » renvoie aux processus sociaux par lesquels le social façonne les ind (...)

43Ces scripts sont plus spécifiquement appris par les femmes appartenant aux classes moyennes et supérieures qui travaillent en lien avec les autres. Leurs appropriations varient donc d’un groupe social à un autre : il y a en effet des émotions et des comportements légitimes et d’autres non (pouvant être jugés alors comme « pathologiques » ou « déviants », « à corriger » par un « travail sur soi »). L’incorporation5 de ces scripts donne lieu à des sentiments de culpabilité quand les individus sont vus (ou se voient eux-mêmes) sous l’angle de conduites inadaptées, ayant des sentiments illégitimes (jugés comme exagérés, par exemple) ou des pensées qu’ils ne devraient pas avoir ou qu’ils devraient être capables de mieux contrôler. La souffrance des femmes amoureuses d’un homme en couple en est un exemple. Alors même que ces femmes se confrontent à des faits réels, à des rapports de domination ou à des événements malheureux, elles sont renvoyées à leur subjectivité, à leur imaginaire, qu’il s’agirait d’apprendre à mieux contrôler, voire à redresser (« lâcher prise », être « réaliste », « prendre sur soi », « prendre soin de soi », etc.).

44Le ressort des pratiques de bien-être ou de certaines psychothérapies (notamment celles émanant de la psychologie positive) est bien souvent l’imposition d’une norme psychique très contraignante, émergeant des processus d’individualisation contemporains qui valorisent un individu sachant prendre du recul sur ses émotions et ses difficultés existentielles, un individu autoréflexif, un individu amené à davantage de contrôle de lui-même et encouragé à s’ajuster aux contraintes extérieures (Faure, 2017), voire à réenchanter son quotidien, plutôt qu’à remettre en question (et à lutter contre) les contraintes sociales et les rapports sociaux qui conduisent aux difficultés existentielles, à la fatigue ou au mal-être.

45La défense d’un « droit au plaisir » prôné dans les années 1970 se traduit aujourd’hui par une souffrance liée à l’absence de plaisir. Cette souffrance est nouvelle et semble s’étendre à tous les secteurs de la vie sociale (travail, famille, couple, éducation...). Ne pas éprouver de plaisir et, a fortiori, éprouver du déplaisir dans une situation quelconque est perçu comme le symptôme d’un mal-être devenu intolérable. La perduration d’une situation qui les rend malheureuses se traduit souvent pour les femmes de mon enquête par une mise en question personnelle qui, selon les situations, conduit à la rupture avec l’amant ou avec le mari ou à une adaptation à la situation.

46Aucune de ces logiques ne devrait être considérée comme meilleure ou plus saine que l’autre. La morale dominante et les injonctions à l’autonomie et au bien-être donnent, bien évidemment, la préférence à la rupture avec l’amant : au nom de la famille, du couple, du « véritable » amour, de la monogamie, de la transparence, de la vérité, etc. Mais cette morale dominante et ces injonctions sociales prônent par ailleurs l’amour romantique, la réalisation de soi, la liberté sexuelle, la rupture avec les conventions, etc. Il ne faut donc pas s’y fier. La souffrance morale des maîtresses n’est, comme je m’efforce de le montrer, pas le fait de problèmes personnels de ces femmes (ni des femmes en général), mais d’un système social complexe dans lequel la domination symbolique masculine se conjugue avec l’injonction sociale à l’autonomie et au bien-être, d’une part, et valorise l’amour romantique en même temps que la sexualité libérée, d’autre part. Alors pourquoi la souffrance morale des maîtresses n’a-t-elle pas d’équivalent chez les hommes ?

Le silence des hommes6

  • 6  Titre du roman de Christine Orban (2003).
  • 7  Il s’agit ici d’une traduction propre du verbe espagnol « aguantar » qui signifie « tenir bon » da (...)

47Les premiers temps d’une relation amoureuse hétérosexuelle, quelle qu’elle soit, sont marqués par une ambivalence de la reconnaissance réciproque (construire le « nous amoureux », considérer que l’on « est en couple ») entre les partenaires : les hommes tendent le plus souvent à défendre leur autonomie et à ne pas « se sentir engagés », alors que les femmes œuvrent plutôt patiemment à la construction du couple qu’elles désirent (Castrillo-Bustamante, 2018). Elles font preuve d’abnégation et d’une grande tolérance face aux violences morales que leur amoureux leur inflige (retards lors des rendez-vous, infidélités, déni de la relation, silence durant plusieurs jours, sorties avec d’autres personnes sans concertation préalable...), mais surtout elles « tiennent bon7 ». Elles « tiennent », parce qu’elles pensent que leur relation leur apporte plus qu’elle ne leur coûte. Elles se sentent valorisées parce qu’elles ont une relation privilégiée avec un homme qu’elles admirent. Mais la valeur supérieure qu’elles attribuent à « leur homme » n’est autre qu’un ensemble de caractères (socialement construits) proprement masculins (force morale ou physique, autonomie, distance affective...) qui sont au principe même de leurs souffrances morales.

48La domination symbolique masculine qui s’exprime souvent dans les relations hétérosexuelles par une position socioprofessionnelle des hommes plus élevée que les femmes est également une source de satisfaction pour ces femmes. Elles « tiennent bon », alors que tout conduirait à penser qu’elles se fourvoient. Mais, d’abord, elles imaginent un avenir de couple radieux avec leur amoureux : « Fréquemment, quitter son partenaire ne signifie pas simplement quitter une personne, mais aussi renoncer à une espèce de “statut atteint”, le sentiment d’être une femme adulte qui est “enfin” parvenue à construire un couple stable. » (Castrillo-Bustamante, 2018, p. 387-388. Je traduis.) Ensuite, elles ont « appris » à aimer la virilité même dans ce qu’elle peut avoir de plus délétère pour elles.

[Exprimiez-vous des sentiments entre vous ?] Moi, je lui ai dit : « je t’aime », mais je ne me rappelle pas que lui me l’ait dit [sourire]... Je l’ai peut-être oublié. Par exemple, il avait une copine, avec qui il ne s’est rien passé, qu’il a connue à peu près en même temps que moi. Alors, de temps en temps, elle l’appelait, et je savais que c’était elle à la manière dont il lui répondait avec douceur, tendresse... Il ne me parlait pas comme ça à moi. (Rose, mai 2017)

49L’obstination dont font preuve les femmes pour poursuivre une relation douloureuse s’expliquerait, d’après des recherches portant sur les violences de genre dans les couples, par la poursuite d’une reconnaissance masculine de la part des femmes ; reconnaissance que les hommes leur refusent ou leur donnent seulement partiellement ou de manière intermittente (García-García & Casado Aparicio, 2008). Selon les travaux sociologiques, ces femmes ne sont alors pas dépendantes des hommes, mais de leur reconnaissance (Löwy, 2006).

50La souffrance amoureuse n’est ainsi pas le monopole des maîtresses, elle est un effet d’une ambivalence des hommes dans les relations amoureuses, notamment quand ces dernières sont peu codifiées, quand les rôles et les attendus des partenaires sont vagues et peu définis socialement. C’est le cas des débuts de relations officielles et des relations cachées. Il semble que dans ces situations, les hommes mettent une distance émotionnelle particulièrement grande avec leur partenaire et que celle-ci tente, jusqu’à l’épuisement psychique, de la réduire par le dialogue et la discussion. Il s’agit là d’un élément important de la construction de la souffrance morale féminine. Les femmes sont socialisées pour parler de leurs sentiments et émotions ; entendre ceux d’autrui et éventuellement conduire autrui à en parler. L’historienne Anne-Claire Rebreyend explique que dans les couples des années 1950, « l’usage parcimonieux de la parole, notamment quand il s’agit de manifester une émotion (autre que la colère), transcende chez les hommes les clivages sociaux, alors que c’est pour les femmes le moyen le plus simple de rompre l’enfermement » (2008, p. 197).

51Le silence des hommes est toujours douloureux, indéchiffrable et anxiogène pour les femmes. Ces dernières l’expérimentent comme un vide sentimental qu’elles s’efforcent de combler par leurs propres paroles. Les amantes contemporaines rêvent, comme les femmes mariées des années 1950-1960 (et sans doute de beaucoup des femmes mariées actuellement), d’un amour-fusion avec leur amoureux. Toutes soulignent qu’elles ne savent pas ce que leur compagnon pense ou ressent. Le modèle occidental de la fusion affective et charnelle entre amoureux imprègne la vision que les femmes ont de ce que devrait être leur relation clandestine (notamment parce que celle-ci est vécue comme une préparation à la vie de couple). Or, les hommes se murent dans un silence que le secret et l’impossible cohabitation facilitent énormément. Les femmes ne sont, à la différence de ce qui se passe dans un couple qui habite ensemble, pas en mesure matériellement de combler inlassablement le silence. Ne pas appeler, ne pas envoyer de message, ne pas répondre, ne pas donner de rendez-vous durant des jours ou des semaines à leur maîtresse est en effet d’autant plus aisé pour les hommes que ces dernières ne vivent pas auprès d’eux.

52Cela dit, les maîtresses nouent et renouent inlassablement les liens avec l’homme qu’elles aiment en encourageant les discours et les conversations amoureuses, en convoquant un futur idéal entre les amants ou en rappelant les instants précieux. Ce tissage féminin du lien n’est pas sans effet : les hommes y participent, avec plus ou moins d’implication, d’intérêt et de conviction. Le travail émotionnel des femmes encourage ainsi les hommes à s’exprimer, mais leur expression est plutôt un écho des attendus des femmes que l’expression d’un discours élaboré par eux. Les hommes parviennent ainsi souvent à produire un discours amoureux construit dans le cadre propice de la conversation amoureuse dont les femmes sont à l’initiative.

Des femmes satisfaites

53La plupart des femmes qui sont insatisfaites et malheureuses dans leur histoire d’amour caché la poursuivent, parfois longtemps, et dans tous les cas – pour celles que nous avons entendues – durant plusieurs années. Pour cet amour malheureux, pour cet homme qui ne vient pas, pour cette histoire sans avenir, certaines d’entre elles quittent leur époux, perdent la confiance de leurs enfants, ternissent leur image. Certaines quittent leur emploi, déménagent, renoncent à avoir un enfant et acceptent que leur amoureux en ait un avec son épouse. Ces femmes sont-elles prêtes à tous les sacrifices ? Et si oui, pourquoi ?

54Longtemps, cette question m’a taraudée, et mon analyse pour le premier volet d’Amours clandestines ne m’avait pas permis de comprendre la logique féminine, alors que ma propre expérience de femme aurait dû – me semblait-il – m’en donner les clefs. Je comprenais qu’il ne s’agissait pas de masochisme féminin (comme certains aiment le croire), ce dernier impliquant un certain plaisir dans la douleur, voire une quête de cette dernière. Il s’agissait plutôt d’un effet, quasi systématique, des amours cachées chez les femmes, malgré elles et dont elles-mêmes ne saisissaient pas les ressorts. Après la parution de mon premier livre, j’ai continué à recueillir des plaintes de femmes au sujet de leurs amours « impossibles » qui, envers et contre tout, se poursuivaient. Au fil des entretiens avec elles, je retrouvais les mêmes espoirs déçus et la même persévérance ; certaines histoires étaient plus poignantes, car ces femmes me faisaient part de tout ce que leur amour caché avait balayé sur son passage, tout ce qui ne reviendrait pas, tout ce qui était définitivement terminé. Nombre d’entretiens de femmes se terminaient avec l’idée que malgré les déceptions, les trahisons, les mensonges, les engagements non tenus, elles gardaient l’espoir que leur compagnon quitte son épouse. De plus en plus souvent, au fil de mon enquête, les récits ne laissaient pour moi au contraire entrevoir aucune possibilité de ce côté-là. Les récurrences étaient nombreuses et je finissais par devenir une Cassandre malgré moi : convaincue que rien de bon ne s’annonçait pour mes interviewées.

55Certaines femmes avaient cependant renoncé à l’idée d’un amour au grand jour et je dirais qu’il s’agit de celles qui semblaient connaître la situation la moins inconfortable, sans parler toutefois de bonheur ou d’un épanouissement total, ni même partiel, dans certains cas. Si renoncer à tout avenir avec l’homme aimé évite des désillusions, cela conduit aussi à doser son investissement amoureux, ce qui ne semble pas être au principe de très grands bonheurs (ni de très grands malheurs). Alors, les amours clandestines peuvent-elles rendre des femmes heureuses ?

56Certaines le sont. Elles se disent heureuses de vivre l’amour, d’avoir un homme qu’elles aiment et désirent et qui les aime et les désire en retour. Il y a du « merveilleux » dans les amours cachées, il y a du « romantisme », du « romanesque », du « tragique », bref, il y a une « histoire d’amour ». Marie-Christine, Lydie, Luce, Monica, Helena et d’autres disent leur bonheur de vivre l’amour. Les dyades amoureuses qu’elles constituent avec leur amant filent des jours heureux dans les coulisses de leurs vies officielles, dans le dos de leurs conjoints et en évitant le regard de leurs enfants. Aucune ne revendique ce mode de vie, aucune ne le conseillerait, mais chacune exprime son souhait que ça dure longtemps. Elles aiment et se sentent aimées. Elles aiment sans douleur, sans attentes impossibles, sans projets sur le long terme. Leur « petit paradis » est préservé assez largement des tracas de l’existence, des prises de décisions communes, du partage des lieux et des temps ; des amis et de la famille qui causent tant de troubles dans les couples.

57Ces amantes ont pour point commun d’avoir une longue expérience amoureuse, souvent pleine de rebondissements. Elles ont connu la non-réciprocité, le silence des hommes, avant d’amarrer sur leur « île dorée » à elles. Elles semblent également avoir en commun d’avoir accepté de ne pas constituer un couple avec leur amoureux. Certaines ont fait l’expérience préalable d’une histoire cachée douloureuse : promesses masculines non tenues, rêveries devenues désirs, renoncements. D’autres ont opéré une sorte de conversion de leur point de vue au cours de la relation, après une rupture assez longue avec leur amant.

58Le rêve féminin de faire couple avec son amant marié semble fondé sur une méconnaissance de l’organisation sociale des configurations amoureuses et de la domination masculine en la matière. Effectivement, les socialisations féminines conduisent à s’impliquer corps et âme dans la relation amoureuse et de la construire pour la transformer en une relation de couple. Certaines femmes semblent avoir connu des socialisations partiellement inversées (elles auraient plutôt été élevées comme des hommes [Mennesson, 2004]), incorporant des ambitions et savoir-faire professionnels que l’on trouve prioritairement chez les hommes, mais en tout état de cause aucune ne perçoit ni ne vit l’amour et le couple comme un homme. En revanche, leurs sentiments et leur envie de poursuivre la relation avec « l’homme qui ne quitte pas sa femme » impliquent pour elles une adhésion aux valeurs et représentations de ce dernier, donc à une économie des sentiments propre aux hommes.

59Ces amantes semblent avoir pris le parti d’une certaine autonomie affective et sentimentale qui, en quelque sorte, se rapproche de celle observée chez les hommes. Au lieu de travailler inlassablement au bien-être de leur amoureux et à leur histoire d’amour, elles ont tourné le labeur vers elles. Mais les contours d’une relation cachée, toujours flous et fluctuants, ne tiennent pas seulement au travail émotionnel des femmes. Les amantes heureuses ont des liaisons avec des hommes qui font montre d’une implication amoureuse, qui se soucient de leur amante et l’accompagnent, qui partagent avec elle sexualité, érotisme, mais aussi des activités de loisir et parfois les soucis de la vie ordinaire. Il s’agit également d’hommes dont les sentiments ou attirances pour leur conjointe n’interfèrent pas dans la dyade clandestine. Il s’agit d’amants qui – à l’instar des femmes infidèles – accordent une place centrale à leur histoire d’amour caché, aux risques et périls du couple et de la famille. Ces hommes dont les maîtresses ne souffrent pas (ou du moins pas excessivement) intègrent de manière variable – et pas forcément équivalente – l’expression des sentiments, une certaine sensibilité ou empathie et, dans tous les cas, une attention soutenue à leur amoureuse de l’ombre. Il faudrait, pour saisir pleinement ces configurations d’amours heureuses, aller voir ce qui se passe du côté des conjointes : une maîtresse heureuse implique-t-elle une épouse malheureuse ? Quoi qu’il en soit, dans ces dyades heureuses, les conjointes ne sont pas perçues et ne sont pas données à percevoir aux maîtresses comme des rivales. Enfin, je note que ces amours heureuses se déroulent plus aisément lorsque les enfants ne sont plus au domicile et que l’horizon d’une nouvelle vie de famille s’éloigne.

J’ai eu un cancer. En 2007. [Silence, elle pleure.] Et Fabien a vécu ça avec moi. Les trucs de la vie, en fait [silence]. Je pense à la première fois où j’avais une perruque... J’ai pris 15 kg en six mois. Il a toujours été là. Toujours. C’est du costaud. [...] Il a assuré, quoi. C’est vrai que je vis avec un homme hyper protecteur, et du coup mon mari a été d’une aide très différente. Et Fabien, je sais que quand je vais être dans une épreuve, il va me tirer vers le haut, il ne va pas être dans la plainte, alors que mon mari dirait plutôt : « Oh, ma pauvre ! » [...] Ce qui a changé aussi depuis le début, c’est qu’on a de plus en plus d’expériences culturelles ensemble : spectacles, théâtre... On a des moments de découverte culturelle. [...] Mais je ne saurais pas vivre sans mon mari, au final. Vraiment. C’est assez particulier comme processus. Donc voilà, je suis heureuse ! [Rires] (Marie-Christine, juin 2017)

60Le parcours amoureux de Marie-Christine n’a pas été linéaire. Il est notamment marqué, en ce qui concerne sa relation clandestine, par une rupture d’une année avec Fabien, bien après l’épreuve de la maladie et l’arrivée d’un bébé dans le foyer de celui-ci. Marie-Christine était fatiguée de porter la relation, elle avait l’impression d’être une « dame de compagnie » et cela la rendait malheureuse et l’indisposait. Elle a rêvé longtemps d’une vie avec Fabien et elle a souffert d’espérer et de comprendre qu’il n’en serait rien. Elle a ensuite souhaité une relation amoureuse clandestine palpitante et aventurière, mais Fabien n’est pas de cette trempe : il recherche quiétude et tranquillité en dehors d’un foyer où, selon ses mots, il y a « beaucoup de bruit ». Lasse d’une liaison qui s’enlisait dans une routine sans surprise, Marie-Christine a rompu. Durant la période de rupture, elle a connu d’autres hommes, mais aucun n’a eu grâce à ses yeux et, progressivement, les contacts avec Fabien ont repris. Aujourd’hui, elle se présente comme heureuse et épanouie dans sa vie sentimentale. La reprise de la relation s’est faite sous un jour inédit : Fabien est plus attentif à ses attentes et Marie-Christine tempère ses envies d’aventures. Elle a aussi redécouvert son mari. Elle le trouve beau, plus beau que son amant, d’ailleurs, et n’imagine plus vivre sans lui. La naissance de petits-enfants lui a donné un nouveau rôle qu’elle endosse avec enthousiasme. Le secret d’un amour clandestin heureux pour les femmes se nicherait-il dans une vie conjugale harmonieuse ?

61Le parcours d’Helena nous informe aussi à ce sujet, bien qu’il paraisse atypique. Après avoir vécu une liaison cachée, elle a rompu avec son conjoint durant cinq ans pour vivre seule. Elle a alors rencontré un autre homme. Puis elle est retournée vivre avec son mari tout en poursuivant son histoire d’amour. Maurice, son mari, est au courant, et a lui-même des amantes. Au cours de ce parcours quelque peu singulier, Helena a élaboré un précieux sentiment de liberté.

[Vous me disiez que vous aviez trouvé votre chemin de liberté.] Oui. Oh oui ! Je ne suis pas sûre que je pourrais supporter d’être uniquement avec mon mari. Ou alors, il faudrait que je trouve d’autres échappatoires. Malgré l’amour et le respect que j’ai pour lui, au quotidien, je ne peux pas être toujours avec lui. Mais il le sait. [...] Mon amoureux est quelqu’un de très tendre, c’est quelqu’un qui est à l’écoute. Je suis redevenue vraiment une femme. Je suis reconnue... Voilà. [...] On partage beaucoup de choses, et puis lui, il m’a tout de suite introduite dans sa famille. J’ai été très bien accueillie par tout le monde, tout en sachant que je suis mariée. [...] Moi, j’ai toujours dit que Frédéric, c’est la cerise sur le gâteau. Je suis très reconnaissante de vivre ça et de vivre mes deux relations. Mais je me dis que je le vaux bien ! [Rires] Bon, il y a des moments difficiles, ça n’a pas toujours été simple, mais par contre Frédéric, il ne me met jamais la pression. Là, par exemple, je suis partie une semaine en vacances avec mon mari, il me dit : « c’est ok ». Il sait très bien la relation que j’ai avec mon mari. Avec mon mari, on peut dormir dans le même lit, mais il n’y a pas d’érotisme, il n’y a rien. Parfois, je mets ma tête sur son épaule, mais il n’y a rien. Alors que mon mari, il a toujours beaucoup de textos, il a besoin de ça, mais plus entre nous. (Helena, mars 2017)

  • 8  Je suis ici la proposition d’Isabelle Clair « de considérer l’ennui comme un fait social, saisissa (...)

62Des femmes célibataires m’ont aussi fait part de relations amoureuses intenses et heureuses avec « leur homme marié ». Elles sont rares. Là aussi, les parcours sont émaillés de questionnements, souffrances et déceptions jusqu’à ce qu’un tournant soit pris à la suite d’une épreuve, une rupture ou un changement de vie. La disponibilité matérielle et affective de l’homme semble, dans ces cas de figure, déterminante pour le bien-être de la maîtresse. L’occultation de l’épouse et plus particulièrement ce qu’elle représente (femme vertueuse et fragile, bonne mère, gardienne du foyer et surtout femme « choisie parmi toutes les autres ») par l’homme, dans les mots et dans les actes, constitue de toute évidence un atout pour le bonheur extraconjugal féminin. Alors, les histoires qui durent dix ans et plus correspondraient-elles, finalement, à l’idéal du couple amoureux pour toujours ? La réponse que cette enquête permet de donner est nuancée. Lorsque les amants se fréquentent souvent, longuement (ce qui est particulièrement le cas quand la femme est célibataire), qu’ils partagent autre chose que du sexe et quelques conversations par semaine, lorsqu’ils font de petits projets, partent ensemble quelques jours... la lassitude, l’ennui, les « défauts » de l’autre surgissent. Le défi est alors de ne pas sombrer dans l’ennui. Un ennui qui se rapprocherait de l’ennui conjugal8 dont ni les uns ni les autres ne veulent.

Comment fait-on les enfants ?

Lorsque l’enfant paraît

  • 9  Il s’agit d’une pratique sexuelle où l’un des partenaires, lié affectivement à un autre, ressent d (...)

63Nathalie* avait 39 ans lorsque je l’ai rencontrée, il y a environ dix ans. Son histoire a inauguré le premier volet d’Amours clandestines. Elle avait un enfant et partageait sa vie depuis plus de vingt ans avec Daniel. Depuis quelques années, Nathalie et Daniel avaient rompu d’un commun accord avec la norme d’exclusivité sexuelle dans leur couple et ils menaient une vie que la jeune femme qualifiait de « libertine ». Ils fréquentaient des lieux échangistes et pratiquaient la sexualité en groupe. Ils pratiquaient également le candaulisme9 : Daniel cherchait et choisissait des partenaires pour Nathalie.

64Mais Nathalie est tombée éperdument amoureuse de l’un de ses collègues, Hugo, et elle ne l’a pas dit à Daniel. Cette situation l’a conduite, à l’époque, à répondre à un appel à témoignages que j’avais lancé lors d’une conférence publique. Quand je l’ai rencontrée, je savais seulement qu’elle avait un amant. C’est au cours de l’entretien, qui a duré plusieurs heures, qu’elle m’a expliqué qu’elle pratiquait le libertinage avec son conjoint. Cet aspect de sa vie n’avait, pour elle, pas grand-chose à voir avec son amour caché, car elle le voulait « pur » et hors du contexte du libertinage. La volonté de Nathalie de préserver son nouvel amour de l’organisation de sa sexualité conjugale l’avait conduite à cacher à son mari l’existence de son amoureux et à cacher à celui-ci ses pratiques libertines.

65Nathalie a, durant trois ans, rêvé de partager sa vie avec Hugo et de mettre fin à son couple et aux rencontres libertines. Hugo ne lui avait pas donné d’espoir, mais il ne lui avait pas non plus dit que c’était impossible. Alors, elle y a cru. Mais après deux ans de relation, elle a appris, par un ami commun, qu’Hugo allait avoir un quatrième enfant. À l’annonce de cette nouvelle, la jeune femme s’est effondrée. Elle a demandé des explications à Hugo qui lui a répondu qu’il s’agissait d’un « accident ».

66Les amants ont continué de se voir durant la grossesse de l’épouse, et Nathalie a été la première informée de la naissance de l’enfant. Quand elle a raccroché, elle est tombée en larmes, prise d’une immense douleur. Elle s’est enivrée au point de tomber au sol. Elle était alors seule chez elle. Son mari l’a trouvée au plus mal quand il est rentré. Nathalie est restée alitée durant sept jours, puis elle est retournée travailler. Elle n’a pas parlé à Hugo durant plusieurs semaines, mais elle en souffrait. Alors, ne voulant pas renoncer à son amour pour des « questions de principe », souffrant autant de ne plus voir Hugo que du fait qu’il soit de nouveau père, Nathalie a pris le parti de considérer que cette naissance n’était pas son problème, que c’était celui d’Hugo : « S’il a un enfant tout en trompant sa femme, c’est son problème, pas le mien ! » Les années ont passé et après plusieurs ruptures et réconciliations, Nathalie poursuit sa relation avec Hugo. Mais depuis deux ans, elle est célibataire, son mari l’ayant quittée pour une autre femme. Nathalie a été dévastée par cette séparation qu’elle ne souhaitait pas, ses rêves de vie à deux avec Hugo s’étaient envolés à la naissance de son dernier enfant. Aujourd’hui, Hugo a initié – du moins le croit-il – Nathalie au libertinage, et ils fréquentent ensemble des lieux échangistes. Nathalie dit qu’elle est heureuse qu’il découvre ce monde, car elle trouve qu’il s’épanouit pleinement dans cet univers. Elle ne lui a pas dit qu’elle, elle le connaissait depuis de nombreuses années. Ce tournant dans leur relation l’a conduite à renouer avec une sexualité qui lui était familière et qui lui plaisait. Finalement, il apparaît ici qu’une sexualité ouvertement non exclusive dans une relation clandestine s’accommode assez bien avec le sentiment amoureux féminin qui, initialement, semblait ne pouvoir supporter que le projet d’une union conventionnelle.

67Rappelons-nous également ici de Stéphanie*, que nous avons rencontrée dans le premier volet d’Amours clandestines. Elle a été, comme Nathalie, la première informée d’une naissance chez son amant. Divorcée au moment de l’entretien, Stéphanie a entretenu durant trente-huit ans une relation clandestine avec Jean-Jacques. Les deux amants se sont rencontrés au lycée. Jean-Jacques était amoureux de Stéphanie, mais celle-ci, après l’avoir fréquenté quelques mois, lui a préféré Paul, un homme un peu plus âgé, qu’elle trouvait plus audacieux et qui se destinait à devenir journaliste. Jean-Jacques, lui, voulait devenir infirmier, ce qui ne faisait pas rêver la jeune fille. Stéphanie poursuivait des études de musique au conservatoire régional quand elle a décidé de vivre avec Paul.

68Durant un ou deux ans, Stéphanie a maintenu un lien amical avec Jean-Jacques, amoureux éconduit, mais ami fidèle. Jean-Jacques l’aimait, elle aimait Paul. À 23 ans, Stéphanie a eu un enfant avec ce dernier, mais leur relation se dégradait : l’aventurier dont Stéphanie était tombée amoureuse se révélait fragile et absent. Alors la jeune femme s’est rapprochée de nouveau de Jean-Jacques qui est devenu son amant. Durant deux ans, Stéphanie a mené une vie amoureuse avec Jean-Jacques, alors célibataire, et une vie de famille avec Paul. Puis son amoureux clandestin a rencontré une femme avec laquelle il a décidé de faire sa vie. Il n’a pas tourné la page avec Stéphanie, mais il lui a dit qu’il ne souhaitait pas renoncer à devenir père ni à mener une vie de famille. Or, avec Stéphanie, ces projets étaient semble-t-il impossibles à réaliser. Stéphanie a été abasourdie quand son amant lui a annoncé son mariage. Elle ne pensait pas qu’il pourrait envisager sa vie avec une autre qu’elle. Le choc a été encore plus grand quand Jean-Jacques lui a offert la primeur de l’annonce de la naissance de son premier enfant.

69Claudia a également été l’une des premières informées par son amoureux secret de la grossesse de sa conjointe, quelques mois avant notre entretien. La douleur ressentie face à cet événement était encore présente lorsqu’elle m’en a parlé :

Voilà qu’au cours d’une discussion, Olivier m’annonce, d’une manière succincte et anodine, qu’il a mis en route un enfant avec sa compagne... [Silence] Un jour, au mois de décembre, sur une question par message : « Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? », il m’écrit : « Je l’ai fait. J’espère que tu me pardonnes. » Et là, j’ai compris. Et j’ai décidé de le quitter, puisqu’il a décidé de sceller quelque chose avec elle. Il me disait qu’il espérait que je continue à lui écrire et à le voir. Mais mon choix était fait... Connaissant la douleur, la culpabilité et l’impossibilité d’être entièrement quelque part lorsqu’on a une famille et une vie cachée, j’ai décidé d’épargner cela à mon amant, que j’aime encore énormément. J’ai décidé de rompre et de ne plus jamais lui écrire, de ne plus le voir afin de ne pas le « dérouter », et surtout pour moi de ne pas être tentée par lui. (Claudia, mai 2017)

70Marie-Christine, elle, explique que la naissance de la fille de Fabien a marqué un tournant dans leur relation. À partir de là, elle n’a plus rêvé de vivre avec lui et lui a cessé de lui envoyer des mots d’amour et de longs messages amoureux. Leur relation est devenue plus « concrète », d’après les mots de Marie-Christine. Elle a quitté les sphères du romantisme pour s’ancrer dans la réalité du possible. Fabien étant redevenu père, il devenait clair qu’il ne quitterait pas son épouse et il devenait clair pour Marie-Christine qu’il entretenait avec cette dernière non seulement une intimité sexuelle (ce qu’il ne lui avait ni dit ni caché), mais surtout une intimité conjugale, faite de partages et de projets.

La naissance de la fille de Fabien... Eh bien, c’était dur ! Oui, c’était dur ! Disons, de pouvoir comprendre ce que j’avais à voir là-dedans, je ne comprenais pas. Cela faisait quatre ans qu’on se fréquentait. Il était déjà au centre de ma vie, c’est sûr. Ça, c’est un truc que j’avais quand même en tête, donc je lui avais déjà demandé sa position par rapport à ça. [Qu’est-ce qui vous faisait penser que Fabien pourrait avoir un autre enfant ?] Je crois bien que dans notre toute première conversation, ça a été évoqué... Et pour moi, c’était une alerte. [Comment vous l’a-t-il annoncé ?] À sa manière à lui [sourire attendri], c’est-à-dire avec une devinette. Il ne s’est pas senti capable de me le dire. J’ai relu quinze fois sa devinette pour comprendre. Bref, la forme n’a pas du tout convenu. Sur la paternité elle-même, je lui ai rappelé que deux semaines avant, il m’avait dit que ce n’était pas du tout à l’ordre du jour. Sa réponse, dite à ma façon, c’est de dire : « Elle m’a fait un gosse dans le dos. Voilà. » Chose à laquelle je ne crois pas du tout. Il dit que ça n’a pas été un projet commun. Mais moi, ce qui m’importait, c’était moi. Aujourd’hui, la page est vraiment tournée, mais je me disais tout de même qu’il faisait un enfant avec sa femme et vu tout ce qu’il partageait avec moi, c’était... bon. Et puis, je me suis dit que ce n’était pas mon problème. Mais quand même, à partir de ça, c’est une autre relation, mais c’est conforme au chemin qu’il avait dessiné depuis le début, sans que ce soit dit explicitement. (Marie-Christine, juin 2017)

71Julia s’est trouvée dans une situation similaire. Elle avait 43 ans et venait de divorcer lorsqu’elle a rencontré Renaud lors d’une soirée avec des amis. Il était en couple, elle le savait et il lui plaisait. Le lendemain, un de leurs amis communs a rapporté à Julia que Renaud aimerait la revoir. Elle a accepté, car elle ne cherchait pas une relation sérieuse. Ils ont déjeuné ensemble une semaine plus tard et amorcé une liaison. Julia a fait rapidement part à son nouveau partenaire de ses attentes : elle voulait une relation légère, sans engagements et elle ne s’interdisait pas de fréquenter d’autres hommes. Un an et demi est passé ainsi. Julia a eu quelques aventures parallèlement à son histoire avec Renaud. Elle a même mis fin à cette relation durant deux mois quand elle a rencontré un homme libre avec lequel elle pensait pouvoir avoir une relation sérieuse. Mais, finalement, elle a quitté cet amour à peine amorcé et repris sa fréquentation, non exclusive, de Renaud. Un après-midi, ce dernier a appelé Julia pour lui dire qu’il devait la voir pour lui parler d’une affaire sérieuse. Julia s’est rendue au rendez-vous, sans savoir à quoi s’en tenir, mais sans inquiétude particulière. Renaud lui a alors appris qu’il se mariait le lendemain. Julia a accueilli la nouvelle sereinement et pensé que cela mettait un terme à leur relation. Bien au contraire, Renaud lui a dit qu’il souhaitait que cela ne change rien entre eux. Elle a accepté. Le lundi suivant son mariage, Renaud a donc retrouvé Julia chez elle pour faire l’amour. Trois ans plus tard, Julia dira de ce mariage dont un ami commun lui a rapporté l’ambiance, « qu’on se serait cru à un enterrement » : les nouveaux mariés étaient, dit-on, « ternes et tristes ». La relation entre les amants n’a pas été perturbée par le nouveau statut de l’homme et s’est poursuivie avec joie et légèreté durant une année encore. Puis un jour, Renaud, qui avait 51 ans et pas d’enfant, a annoncé à Julia que son épouse était enceinte. Cette fois, Julia a été affectée. Pour elle, il allait de soi qu’elle devait quitter Renaud. Elle ne souhaitait pas continuer de le voir alors qu’il attendait un enfant avec son épouse et elle imaginait qu’il en allait de même pour lui. Mais elle se trompait à nouveau. Renaud lui a alors déclaré sa flamme pour la première fois, et lui a dit qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, qu’il ne voulait pas la quitter, que l’arrivée de l’enfant ne signifiait pas la fin de leur idylle.

72Quand elle a entendu son « je t’aime », Julia été submergée par le désir de rester avec l’homme qui l’aimait. Julia a expliqué longuement et plusieurs fois au cours de notre entretien qu’elle ne savait pas qu’elle aimait Renaud jusqu’à ce que celui-ci lui dise : « Je ne peux pas te quitter, car je t’aime. » Julia ne ressentira plus, à partir de cet instant, de joie ou de légèreté dans sa vie amoureuse. La déclaration d’amour de Renaud, au moment le plus inattendu pour Julia, a enfermé cette dernière dans une attente et un espoir qui continuent de la rendre malheureuse. Julia a été ravie par cette déclaration. Tout s’est passé comme si le « je t’aime » de Renaud avait rendu possible ce que la naissance de son enfant semblait rendre impossible : une vie commune pour les amants. Aujourd’hui, l’enfant a 3 ans. Julia est toujours la maîtresse de Renaud et elle exprime la souffrance si souvent rencontrée des femmes amoureuses d’hommes mariés. Elle n’a envie de personne d’autre, elle n’a envie de rien d’autre que d’être avec lui, mais aucun destin commun ne se dessine.

73La naissance du fils de Renaud a marqué le début de plusieurs années de souffrance pour Julia. Elle qui vivait cette relation sereinement, elle qui espérait rencontrer un homme libre, a vu son avenir scellé par la déclaration de Renaud, au moment même où il devenait moins libre que jamais.

J’ai toujours eu dans ma vie des gens qui entraient, qui sortaient, voilà. Mais lui, j’en suis devenue dépendante, amoureuse et dépendante. Depuis son mariage, il m’accordait de plus en plus de temps. Il n’y avait pas que l’aspect sexuel, hein ? On faisait beaucoup de choses ensemble : des sorties, des voyages, des week-ends. [...] Ça a été une épreuve pour moi, la naissance du bébé. Autant, la grossesse, ça allait, autant la naissance, ça a été énorme. Hein ? Il m’appelait tous les jours... Ça paraît même ridicule... Mais voilà, j’ai été la première personne qu’il a appelée depuis la clinique. Je trouve ça horrible [silence]. Le jour de l’accouchement, il devait ensuite aller déclarer son fils à la mairie et il a passé la journée avec moi. Sa femme n’arrêtait pas de l’appeler pour savoir où il était. Normal. Je n’en étais pas fière, non. J’ai accepté, puisque je suis toujours avec lui. Moi, je pensais qu’avec l’arrivée d’un enfant, il allait avoir un choc et me laisser. Mais ça n’a pas été du tout ça. Mais en fait, ça n’a rien changé pour lui. Mais pour moi, ça a été un choc. (Julia, septembre 2018)

74La naissance d’un enfant chez l’amant est à la source de souffrances morales encore plus grandes chez les amantes que les silences, les absences, les mots parfois durs de leur amant. Celles qui m’ont narré cette expérience en ont été malades au sens psychique et physique. Pourtant, elles n’ont pas quitté l’homme qu’elles aimaient. Toutes en sont finalement arrivées à considérer qu’avoir un enfant alors qu’on a une maîtresse, c’est le problème de l’homme et non celui de la maîtresse. Mais pour toutes, cela a scellé la fin du rêve d’une vie à deux. Certaines poursuivent la relation, d’autres y ont mis un terme quand elles en ont eu la force et d’autres essaient encore de le faire.

Honorer l’épouse

Ce qui hantait Audrey, c’était que je puisse avoir des relations sexuelles avec ma femme tout en étant avec elle ! Alors ça, c’était sa hantise ! Parce qu’elle était très possessive. Elle détestait la concurrence, et de savoir que je pouvais avoir des relations sexuelles avec ma femme... [Soupir d’exaspération] [Et est-ce que c’était le cas ?] Avec ma femme ? Ouais, ouais. On est toujours restés sur le même modèle : on s’entendait bien, ça n’a rien changé. J’avais même plus de relations sexuelles avec ma femme qu’avec ma maîtresse. Par contre, j’avais beaucoup de désir sexuel pour Audrey. (David, mai 2017)

75Les hommes pris dans une « double vie » ont, comme David, une « double sexualité » : une sexualité avec leur conjointe et une sexualité avec leur maîtresse. Or, comme dans le cas d’Audrey, les rapports sexuels que l’amoureux peut avoir avec son épouse sont une source de tensions et d’angoisse pour un certain nombre d’amantes. Ici, le discours de Rose déroge encore à la règle. En effet, celle-ci explique qu’elle est certaine que son amoureux a des relations sexuelles avec sa conjointe et peut-être même avec d’autres femmes et que cela ne l’a jamais gênée.

Sa femme a été malade, elle a eu un cancer à un moment donné, et après le cancer, ils n’ont plus eu de relations ensemble. Je lui disais : « Quand même, tu ne vas pas la laisser comme ça. » [Silence] Ça, par contre, c’est quelque chose dont vous avez parlé dans votre livre [Garcia, 2016 a] : c’est de parler des conjoints en disant tous leurs défauts. Là, pareil, hein ? Donc bon [gêne]. Bon, elle a tous les défauts, mais vu toutes les précautions qu’il prend, il a beau ne pas être attaché à elle... Voilà. Même si elle est pénible, même si elle n’arrête pas de parler boulot... Donc, je pense que ça a eu lieu entre eux [les relations sexuelles]. Et puis, par ailleurs, il m’a parlé des aventures qu’il avait eues et s’il avait eu d’autres aventures en même temps que moi, du moment où j’étais sa préférée... Pour moi, les histoires d’amour, elles sont tellement liées à la personne que la comparaison n’est pas possible. Et puis, je me disais : « Vu comment il sait faire l’amour, c’est quand même dommage de gâcher ses compétences et d’être la seule à en profiter. » (Rose, mai 2017)

76Si Rose donne l’image d’une certaine « générosité » concernant l’intimité de son amoureux, habituellement, l’idée que l’homme aimé puisse avoir des relations sexuelles avec une autre génère de la douleur chez les femmes. On peut faire un lien avec les situations de grande souffrance dans lesquelles elles se trouvent quand elles apprennent la grossesse de l’épouse. En effet, j’ai constaté une sorte de déni de sexualité conjugale chez les femmes. Laetitia, à qui je demandais si son amoureux avait des relations sexuelles avec son épouse, me répondit qu’ils faisaient comme s’ils étaient exclusifs l’un envers l’autre, qu’ils ne cherchaient pas à savoir. Au moment où je lui demandais si elle, elle en avait avec son mari, elle fondit en larmes. Elle me dit que c’était très dur pour elle de consentir à avoir des rapports sexuels avec son conjoint et me demandait si les autres femmes dans sa situation en avaient. De toute évidence, pour cette femme comme pour les autres, le sujet était délicat.

77Le tabou de la sexualité conjugale entre amants rend l’annonce de l’arrivée d’un enfant dans le foyer de l’homme d’autant plus violente que les femmes ne s’y attendent absolument pas : les maîtresses sont (pour la plupart) convaincues que leur amoureux n’a des relations sexuelles qu’avec elles, et surtout pas avec son épouse. Même quand la grossesse de l’épouse atteste que l’homme a des rapports sexuels avec sa conjointe, les amantes continuent de penser qu’il s’agit d’« un accident », que l’épouse lui a fait « un bébé dans le dos ». Ce déni de la sexualité conjugale masculine est probablement un effet des attendus romantiques des amantes qui espèrent que leur compagnon ne soit qu’« à elles, rien qu’à elles » et qui y croient. Et les hommes entretiennent cette idée. Bien souvent, ils affirment, au début de la relation, qu’ils ne font plus l’amour avec leur femme ou bien que cela est devenu si rare qu’ils ne se souviennent plus de la dernière fois.

78Gérard a eu deux longues relations extraconjugales après ses 40 ans. La première a duré six ans. Elle l’a conduit à entamer une procédure de divorce et à quitter le domicile conjugal. Il voulait vivre avec son amante et avait commencé par louer un petit appartement pour lui en attendant que le divorce soit prononcé.

Peu. Peu. Mais j’en avais avec ma femme [des relations sexuelles]. J’avais aussi des relations avec l’autre [son amante]. Et entre-temps, j’avais aussi une autre relation [avec une seconde amante]. En fait, j’avais dans ma vie trois personnes. Comme j’avais un appartement, c’était facile. La troisième personne, c’était une amie. On a couché ensemble, elle passait la nuit chez moi. On est restés amis. Elle, elle n’a jamais quémandé plus. [Il parle de l’amante qui lui avait demandé de vivre avec elle.] J’ai eu une petite relation avec elle, c’était une opportunité. Il y a eu un moment où j’en ai eu marre d’être l’ami de ces dames ! [Rires] Beaucoup de femmes veulent être mes amies ! [Rires] Alors, comme on était amis et que je lui plaisais, j’ai été plus loin avec elle. Par contre, la personne dont je vous parle [son amante] était très jalouse de ma femme ! Ouais, très, très jalouse. (Gérard, octobre 2017)

79Les hommes offrent une quasi-vérité à leur amante : ils n’ont pas autant de rapports sexuels qu’ils le voudraient avec leur épouse (ou compagne), mais ils en ont. Ne pas faire l’amour avec sa femme ne signifie pas ne pas avoir de rapports sexuels, mais plutôt ne pas avoir de rapports sexuels suffisamment fréquents ou émotionnellement satisfaisants. Un homme me disait à ce propos rester très évasif sur cette question pour ne pas blesser son amante et il comparait la sexualité avec sa femme à un « régime hypocalorique » et celle avec sa maîtresse à un « festin ». Ainsi, souvent, les hommes parlent d’une insatisfaction sur la qualité des rapports, leur érotisme et la variété des pratiques (fellation, sodomie, lieux insolites, tenue sexy de leur partenaire...) qui ont depuis longtemps quitté le lit conjugal ou qui n’y ont jamais séjourné.

80Quoi qu’il en soit, les amantes pensent que leur amant n’a pas de rapports sexuels avec sa conjointe.

[Est-ce que vous vous posez la question des relations intimes que Renaud pourrait avoir avec son épouse ?] Eh bien, je la lui ai posée ! Pas régulièrement, parce qu’évidemment, ce n’est pas le genre de questions que je pose tous les deux jours ! [Rires] Vous vous en doutez ! Alors, pendant que sa femme était enceinte, comme beaucoup d’hommes, il m’a dit qu’il avait beaucoup de mal, qu’il ne pouvait pas faire l’amour avec elle. Ça, je le crois. Bon, il avait beaucoup de rapports avec moi à cette époque ! [Rires] Quand le bébé est né, je ne crois pas qu’il en ait eu au départ, très franchement. Je lui ai posé la question dernièrement, il m’a dit « non ». Alors, je déteste ça, parce que je préfère qu’il me dise « oui » s’il en a. Voilà, je préfère le savoir, mais je me dis : « Pourquoi il me dirait non ? » Mais je ne sais pas si c’est vrai ou pas. [Est-ce que cela vous gênerait si c’était le cas ?] Ah oui ! Aujourd’hui oui ! [Est-ce qu’il le sait ?] Oui évidemment. Moi, ça me tuerait qu’il touche quelqu’un d’autre que moi aujourd’hui. C’est clair. Je le supporterais très mal, même si je suis prête à le savoir. D’ailleurs, la réciproque est vraie, parce que quand je lui dis : « Si j’avais une relation sexuelle avec quelqu’un, je pense que tu le prendrais mal. » Il dit « oui ». (Julia, septembre 2018)

81Lorsque l’amante émet des doutes qui pourraient ternir le romantisme de la relation, les hommes expliquent, en général brièvement, qu’ils n’aiment pas faire l’amour avec leur épouse ou qu’ils n’y prennent pas plaisir. Parfois, ils ne répondent pas à la question et l’amante se contente d’un silence qu’elle préfère ne pas interpréter. La question du plaisir est, quand les amantes savent que de temps en temps leur amoureux couche avec son épouse, l’autre front sur lequel elles mènent une bataille... des mots. Brigitte, par exemple, a expressément mis une condition à la poursuite de sa relation : Joël ne doit pas prendre de plaisir lorsqu’il a des relations sexuelles avec son épouse.

82Tout comme l’idée que des hommes font des enfants « par accident » avec leur épouse, celle qu’ils n’ont pas de plaisir peut sembler quelque peu irrationnelle. Une femme en concubinage me disait que peu avant de quitter son amant marié, après cinq années de relation, elle avait réalisé un jour que son amant et sa femme jouissaient ensemble : « J’ai réalisé qu’elle [l’épouse] avait des orgasmes avec lui ! C’est venu d’un coup, alors que je regardais un film romantique dans lequel les personnages faisaient l’amour. Ça a été comme une révélation... Alors que c’était évident. Durant cinq ans, je ne m’étais jamais posé la question. J’avais envie de pleurer. » (Esther*, novembre 2015)

83Quand j’interroge les femmes sur ces points, elles évitent le sujet, détournent l’entretien et je ressens un malaise qui me conduit à cesser de les pousser dans leurs retranchements, et à entretenir l’illusion qui les préserve d’une douloureuse réalité : leur amoureux a très probablement des rapports sexuels avec son épouse. Il est vrai que, dans certains ménages, les conjoints n’ont plus de relations sexuelles, ou alors très sporadiquement. Les hommes amorcent d’ailleurs souvent une relation extraconjugale au prétexte que leur épouse ou compagne ne veut plus faire l’amour. Cela ne signifie bien évidemment pas qu’ils ne feront plus jamais l’amour. Les amantes ne savent pas et ne peuvent pas savoir à quelle fréquence, à quelle intensité leur amoureux a des relations sexuelles avec sa conjointe : le sujet est douloureux et source d’angoisse dans tous les cas. 

84En situation d’entretien, les hommes m’ont affirmé, quant à eux, tranquillement et sans que cela ne paraisse constituer un tabou, qu’ils avaient des relations sexuelles avec leur épouse (ou compagne). D’ailleurs, dans plusieurs cas, ils ont insisté sur le fait qu’ils aimaient cela et à aucun moment, cela n’a paru être un problème d’avoir deux partenaires sexuelles. L’un d’entre eux, à qui je demandais si son amante le savait, me répondit, étonné : « Mais enfin, c’est normal de coucher avec sa femme ! », signifiant qu’il était impossible que sa maîtresse puisse croire qu’il n’avait qu’elle comme partenaire sexuelle. Un autre me parlait du « devoir conjugal » auquel il ne voulait pas déroger et il n’imaginait pas que son amante puisse penser que l’on soit marié et abstinent. D’une manière générale, les hommes sont étonnés que leur maîtresse aspire à l’exclusivité sexuelle. Mais ici comme pour ce qui est de l’absence de projet de vie à deux avec l’amante, ce qui est clair en entretien semble moins clair dans la relation amoureuse. Les propos des amantes montrent qu’il y a un flou dans le discours de leur amoureux au sujet de ce qui se passe dans le lit conjugal (ou ailleurs).

85Du côté des femmes, la situation et les représentations sont assez différentes. Il faut, bien entendu, distinguer celles qui sont en couple de celles qui ne le sont pas. Ces dernières donnent à leur amoureux l’exclusivité de leur sexualité :

Moi, quand je suis pleinement à quelqu’un, je suis pleinement à quelqu’un. J’ai essayé de faire avec d’autres. L’année dernière, par exemple, j’ai rencontré un mec très, très sympa et j’ai tenté. Je voulais voir si j’y arrivais. Ça a duré quinze jours, l’histoire, je ne lui laissais aucune place, donc ce n’était pas la peine. C’était quelqu’un de très bien, mais la place, elle était pour Renaud. Il ne faut pas se mentir. Je ne veux pas qu’un autre que lui me touche. (Julia, septembre 2018)

86Les amantes ne transgressent cette règle qu’elles s’imposent à elles-mêmes et qui s’impose à elles que durant des périodes de détresse ou de colère envers l’homme, notamment parce qu’il ne quitte pas son épouse. Alors, parfois, comme une sorte de vengeance ou de réappropriation de leur corps, elles font l’amour avec un autre homme et assez souvent, elles en informent leur amoureux. J’ai restitué dans le premier volet d’Amours clandestines deux histoires rapportant une infidélité avouée par une femme célibataire à un homme marié. Je les reprends ici, car elles sont significatives de la manière dont la fidélité de leur amante célibataire est pensée par certains hommes.

87La première histoire est celle d’Alix. Comme nous l’avons vu, son amoureux marié lui avait dit qu’il ne quitterait pas son épouse, car « ça la tuerait ». Pour Alix, cette réponse n’était pas satisfaisante, puisqu’en disant cela, il acceptait de la faire souffrir, elle, pour préserver sa femme. En outre, la jeune femme considérait cet argument comme difficilement recevable dans la mesure où il reposait sur l’hypothèse que l’épouse ne survivrait pas à une rupture. Louis a par ailleurs pensé, sans le dire à Alix, que si sa relation cachée était découverte d’une manière ou d’une autre, il se suiciderait : « Je m’étais dit que si l’étanchéité avait été rompue, je m’étais dit que je me suiciderais. C’était plutôt une sorte de résolution qu’un pronostic. Je n’aurais pas pu assumer face à ma femme. » Louis éprouvait de grandes difficultés à imaginer que sa femme puisse avoir une autre image de lui que celle qu’il lui proposait depuis trente ans.

88Cependant, l’histoire ne s’est pas terminée ici, bien qu’Alix ait quitté Louis à ce moment-là. Une autre période a débuté lorsque, plusieurs mois après la rupture, Alix est entrée en dépression pour des raisons liées à son métier. Elle a fait alors appel à Louis qui lui a apporté un grand soutien moral. Alix a vu dans cette présence indéfectible la plus belle preuve d’amour que Louis lui ait donnée. Elle l’aimait et ne voulait pas le perdre à nouveau. Cependant, elle n’a pas souhaité reprendre leur relation sur le même mode qu’avant. Elle a proposé alors un nouveau contrat : elle le verrait, mais ne le ferait plus passer avant les autres. Alix estimait que si lui restait avec son épouse, il était normal qu’elle ne s’interdise pas de fréquenter, elle aussi, d’autres hommes. Pour elle, cela voulait dire qu’elle aurait des relations sexuelles avec d’autres hommes, mais pour Louis, cela voulait dire simplement que cette possibilité existait. Il ne pensait pas que son amante s’en saisirait. Il a donc accepté le nouveau contrat sans imaginer que son amante puisse avoir envie de coucher avec un autre que lui. Or, durant quelques mois, Alix a eu des aventures avec d’autres hommes. Elle n’y a pas pris énormément de plaisir, mais cela lui a donné la sensation de s’appartenir et de ne plus être en attente des disponibilités de Louis.

89Louis a eu connaissance de l’une des aventures d’Alix, car elle lui en a fait part un soir, lors d’une discussion un peu animée entre eux. Il est entré alors dans une rage folle, il ne parvenait pas à contrôler sa jalousie, ses mots envers la jeune femme ont été durs. Durant plusieurs jours, il l’a contactée, par écrit ou par téléphone, pour lui exprimer tantôt sa souffrance, tantôt sa colère, tantôt sa déception. Alix ne s’attendait pas à une réaction aussi vive. Bien qu’elle en soit blessée, elle l’a interprétée comme une expression de l’amour qu’il lui portait. Deux ans plus tard, au cours de l’entretien, Louis considérera rétrospectivement sa jalousie comme une réaction archaïque, disproportionnée et malvenue. Il dira qu’il considérait Alix « sienne » et ne pouvait souffrir qu’un autre homme fasse l’amour avec elle.

90Durant plusieurs jours, la tension a été vive entre les deux amants. Alix a fini par poser à Louis une question qu’elle ne lui avait jamais posée ouvertement : couchait-il encore avec sa femme ? Il a répondu par l’affirmative. Alors, Alix a bien entendu souligné le paradoxe. Elle était peinée par le fait qu’il n’entende pas qu’elle l’aimait malgré tout, alors qu’elle ne mettait pas en doute les sentiments qu’il lui portait bien qu’il ait une femme avec laquelle il continuait d’avoir des relations intimes.

91Alix a finalement décidé, contre ses principes, de redevenir fidèle à Louis tout en lui précisant qu’elle le faisait pour qu’il ne souffre plus, mais que cela ne lui semblait pas normal compte tenu de la dissymétrie de leurs situations familiales. De son côté, Louis a fini par admettre qu’Alix regrettait de lui avoir fait du mal. D’après Alix, les mois qui ont suivi la crise provoquée par l’aveu de son infidélité ont été marqués par une certaine harmonie entre les deux amants. Elle pense que la relation était devenue plus réelle, moins idéalisée : ils ont traversé sa dépression ensemble, ils ont surmonté la problématique de la non-exclusivité sexuelle.

92Célestine* était, comme Alix, célibataire et amante d’un homme marié. Elle avait 35 ans, elle était infirmière. Elle avait eu un coup de foudre pour Bernard, l’un de ses collègues, alors qu’elle était en couple, quelques années auparavant. Le coup de foudre était réciproque, mais Bernard était en couple aussi, et a déménagé quelques mois plus tard dans une autre ville : l’histoire n’est alors pas allée plus loin. Durant deux ans, Célestine et Bernard ne se sont pas vus, jusqu’à ce que ce dernier revienne travailler dans le même établissement que la jeune femme. Cette dernière s’était entre-temps séparée de son compagnon (elle n’avait pas d’enfant), mais Bernard, lui, s’était marié et avait eu un enfant.

93Lors d’une soirée organisée dans le cadre de leur travail, Bernard et Célestine ont dansé ensemble, ils se sont embrassés et ont terminé la soirée chez la jeune femme. Ils ont commencé à ce moment-là une relation passionnée. Célestine était persuadée que le destin les avait réunis parce qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Les amants se voyaient quotidiennement chez Célestine et sur leur lieu de travail. Au cours des six premiers mois de leur liaison, il était devenu évident pour Célestine que Bernard devait quitter sa femme, qu’il disait ne plus aimer. Mais Bernard hésitait, car il craignait que cela fasse du mal à son enfant. La tension est montée entre les amants et Célestine souffrait de plus en plus de cette situation.

94Durant des vacances en famille, Bernard a donné quelques nouvelles à son amante. Mais pas suffisamment au goût de Célestine, qui vivait mal les incertitudes sur son avenir avec Bernard. Elle a répondu aux avances d’un autre homme avec lequel elle a passé une nuit. Mais dès le lendemain, elle a éprouvé une grande culpabilité et a tout raconté à Bernard. Celui-ci s’est mis en colère et lui a dit qu’il ne pouvait pas s’engager avec quelqu’un d’aussi peu fiable qu’elle. Il lui a fait une leçon de morale sur la sincérité et la fidélité et a convaincu Célestine que si elle n’avait pas « fauté », il aurait quitté sa femme pour elle.

95Des amantes transgressent ainsi la norme d’exclusivité sexuelle à laquelle elles tiennent pourtant, pour (re)trouver, disent-elles, une certaine estime d’elles-mêmes, une maîtrise de soi et échapper partiellement à la souffrance provoquée par l’indifférence émotionnelle revendiquée parfois par leur amant et équilibrer la relation. Mais cette infidélité avouée renforce la prise des hommes sur leurs amantes. Célestine, elle, s’est longtemps reproché son infidélité, moins parce qu’elle avait dérogé à ses propres principes que parce que Bernard lui a longtemps affirmé que cela le dissuadait de s’installer avec elle. Christian a de son côté appris que, durant une période de rupture avec Laurence, cette dernière avait eu une relation avec un autre homme. Il a dit ne pas s’en soucier, d’autant qu’il n’avait pas l’intention de partager sa vie avec elle. Un enquêté m’a dit avoir d’autres amantes parallèlement à sa liaison principale tout en laissant croire à son amante qu’elle était l’unique. Quand je lui demandais s’il imaginait que celle-ci fasse de même, il a répondu par la négative, tout en précisant que si cela arrivait, il mettrait fin à leur relation. Il a affirmé la même chose concernant l’éventualité d’une infidélité de son épouse. Il ne faisait aucun parallèle entre son comportement et celui des femmes : pour lui, il ne s’agissait pas de la même chose, car, disait-il, les femmes « mettent des sentiments » dans leurs relations sexuelles.

96Ce qui peut être analysé comme une résistance à la souffrance amoureuse (tromper l’amant qui couche avec son épouse) et une disparition passagère de l’enchantement amoureux s’observe également chez les femmes en couple. Chez elles, la question de l’exclusivité sexuelle dans la dyade qu’elles constituent avec leur amant représente également une problématique amoureuse importante.

[Vous parliez du fait qu’il était possible que Jean-Paul ait eu des relations en dehors de son couple et de votre liaison.] Alors, de mon côté non, parce que... [hésitation] parce que j’ai des amis, j’ai un amoureux, il ne m’en faut pas trente-six, quoi ! Il y a quand même un engagement et je ne suis pas un papillon. Par contre, lui, il était un peu libertin. C’est-à-dire qu’il allait peut-être dans des clubs échangistes. Ça ne me branchait pas. Donc, pour lui, si j’avais eu d’autres aventures, ça ne le gênait pas. [D’accord. Mais ce n’était pas le cas ?] Non, non. Et de son côté, je pense qu’il me l’aurait dit [hésitation]. (Rose, mai 2017)

97Être mariée (ou en couple) implique pour la plupart des femmes qu’elles aient des relations sexuelles avec leur conjoint. Certaines femmes expliquent qu’elles ne peuvent déroger à ce qu’elles voient comme une obligation du mariage (ou de l’union). La plupart disent se plier aux exigences de leur conjoint en la matière en pensant à leur amant. Une enquêtée, inquiète de recourir à ce stratagème qui dénotait, selon elle, le peu d’amour qu’elle avait pour son mari, m’a d’ailleurs demandé si cela était « normal ». À l’inverse, un homme m’avait envoyé un témoignage dans lequel il se vantait de penser à son amante lorsqu’il faisait l’amour avec son épouse et demandait à son amante de faire de même lorsqu’elle avait des rapports avec son mari.

98Il semblerait que la question de la sexualité, exclusive en actes ou en pensées, que ce soit avec l’amant ou le conjoint, constitue une problématique proprement féminine : les hommes expriment moins de scrupules concernant la pluralité de leurs partenaires sexuelles, et la personne à qui ils pensent lorsqu’ils font l’amour. En revanche, ils sont sensibles à la fidélité de leur amante et encore plus à celle de leur épouse. Lorsque leur maîtresse est en couple, ils « préfèrent ne pas savoir » et s’interrogent peu sur la question. Aucun n’imagine que son épouse le trompe ou puisse même le faire. Ils n’imaginent pas non plus que leur maîtresse, follement amoureuse, puisse avoir des relations sexuelles avec un autre homme. Quand je leur pose la question, cependant, à la différence de leur absolue conviction concernant la fidélité de leur épouse, ils émettent des doutes au sujet de l’amante. Mais ils envisagent cela avec sérénité : après tout, cette femme n’est ni leur conjointe ni la mère de leurs enfants.

99Les hommes ne sont pas moins exclusifs que les femmes. Mais ici, deux nuances peuvent être observées entre hommes et femmes. Premièrement, nous l’avons vu, les hommes n’envisagent pas de facto (et rarement par la suite) que leur maîtresse devienne un jour leur compagne. Or il semble que ce soit ce rôle, plus que celui d’amoureuse, qui implique la fidélité (exclusivité sexuelle et sentimentale). Deuxièmement, le pluripartenariat sexuel fait partie des attendus sociaux envers les hommes. Par exemple, à la fin des années 1960, la « “libération sexuelle” des femmes [a consisté] à obtenir un orgasme, celle des hommes à multiplier les rapports sexuels » (Rebreyend, 2008, p. 246). Pour les hommes, avoir plusieurs partenaires sexuelles ne signifie pas systématiquement avoir plusieurs amoureuses et surtout n’implique pas un engagement moral avec chacune des partenaires. Dans les relations extraconjugales de longue durée comme dans les couples officiels, la passion des premiers instants peut laisser place à un sentiment plus paisible et à d’autres partenaires.

Grossesses défendues

100L’enfant paraît parfois dans le couple officiel de l’homme. Ce n’est pas exceptionnel et ne signifie pas la fin de l’amour clandestin. Mais quand ce n’est pas l’épouse, mais l’amante qui est enceinte, une question cruciale se pose aux amants : faut-il garder l’enfant ou non ? Il existe, bien entendu, des situations dans lesquelles la réponse est positive. Certaines femmes célibataires ou mariées décident de conduire à terme une grossesse issue d’un amour clandestin. Je n’ai pas interrogé ces situations, elles engagent des analyses, des logiques symboliques et juridiques de la filiation impliquant non seulement les conjoint.e.s et les amant.e.s, mais aussi les enfants du couple légitime (lorsqu’ils existent) et le ou les enfant.s du couple clandestin. En revanche, une femme célibataire et une femme mariée m’ont fait le récit d’une interruption volontaire de grossesse (IVG) issue d’un amour caché.

101L’une de ces femmes est Célestine. Après deux ans de relation avec Bernard, n’ayant pas d’enfant et souhaitant en avoir, elle a décidé de cesser de prendre la pilule : elle voulait être enceinte, elle voulait un enfant et elle voulait qu’il soit de Bernard. Quelques mois après, Célestine n’a plus eu ses règles et a fait un test de grossesse qui s’est révélé positif. Elle était emplie de joie. Célestine a imaginé pendant deux jours la joie de Bernard au moment où elle lui apprendrait la bonne nouvelle. Elle réfléchissait déjà aux prénoms possibles, à sa vie de famille et aux bonheurs que cette grossesse lui réservait. Elle était si heureuse qu’elle annonça sa grossesse à l’une de ses amies, qui émit quelques doutes sur la joie présumée du géniteur et avec laquelle Célestine se brouilla.

102Bernard arriva un soir chez Célestine, comme il le faisait habituellement. Il avait envie de faire l’amour avec elle. Célestine voulait lui réserver la surprise de l’annonce de sa grossesse pour la fin du repas. Elle avait acheté une bouteille de champagne et imaginait l’ouvrir en servant le dessert, à l’annonce de l’événement. Mais elle n’y tenait plus et, alors qu’ils étaient allongés sur le lit, elle dit à Bernard qu’ils allaient avoir un enfant. L’homme ne réagit pas tout de suite. Il n’avait jamais utilisé de préservatif avec son amante et il pensait qu’elle se chargeait de la contraception. Il n’avait jamais posé de questions à ce sujet, imaginant peut-être qu’il ne viendrait pas à l’idée d’une femme d’avoir un enfant avec un homme marié. Peut-être n’imaginait-il rien, d’ailleurs, peut-être s’agissait-il d’un impensé.

103Très enthousiaste et n’ayant pas encore réalisé que Bernard ne voulait pas d’enfant avec elle, Célestine exultait et fit mille projets en quelques minutes. Mais Bernard fondit en larmes et l’implora d’avorter. Célestine ne pouvait croire qu’il ne veuille pas de leur enfant. Elle pleura pendant plusieurs jours. Elle pensa à poursuivre sa grossesse durant un moment, car elle voulait avoir un enfant et elle craignait qu’il ne soit bientôt trop tard, mais Bernard revint tous les jours à la charge, lui expliquant que sa vie à lui et celle de leur enfant seraient détruites. Célestine prit rendez-vous à l’hôpital pour l’IVG, elle s’y rendit et il ne fut plus question d’avenir parental avec Bernard. En revanche, leur relation se poursuivit malgré le désarroi de la jeune femme. Elle l’aimait, elle ne « pouvait pas lui faire ça », comme elle le disait. Un an après la parution d’Amours clandestines (Garcia, 2016 a), et après de nombreux échanges par e-mail, Célestine m’apprit que Bernard avait quitté son épouse et s’était installé chez elle. L’infidélité de l’homme avait été découverte par la conjointe et la vie conjugale était devenue insupportable pour lui, car son épouse lui faisait sans cesse des reproches et ils se disputaient souvent. Au cœur de la tourmente conjugale, Célestine avait proposé à Bernard de le loger. Lorsque je parlais avec Célestine au téléphone des suites de cette cohabitation tant désirée par elle, quelques mois plus tard, elle m’expliqua que leur couple « battait de l’aile » et me fit part de sa grande frustration. Bernard ne l’avait présentée ni à sa famille ni à ses enfants et elle me disait continuer d’être la femme de l’ombre, ce qui provoquait de nombreuses disputes entre eux. J’ai perdu contact avec Célestine et je ne sais pas si son couple a perduré.

104Laetitia a également eu recours à une IVG pour mettre fin à une grossesse issue de son amour caché. Elle était fidèle à son mari depuis leur rencontre, plus de vingt ans auparavant, et avait un enfant, lorsqu’elle rencontra Damien, chez des amis communs. D’après elle, rien ne la disposait à amorcer une aventure extraconjugale. Après leur premier bref échange, Laetitia revit Damien chez d’autres amis. Quelques jours plus tard, elle lui proposa de se retrouver après le travail. Lorsqu’ils se virent, Laetitia lui fit part assez rapidement de son attirance pour lui et dit qu’elle pensait que c’était réciproque. Commença alors une histoire faite de rendez-vous cachés, d’appels et de messages enflammés. Damien déménagea à quelques centaines de kilomètres de chez Laetitia pour son travail, mais cela ne constitua pas un obstacle à leur histoire, bien au contraire : ils purent alors passer des nuits entières ou quelques jours ensemble, profitant l’un et l’autre d’emplois du temps impliquant de fréquents déplacements professionnels.

105Puis un matin, son état général et une certaine intuition conduisirent Laetitia à faire un test de grossesse. Elle ne prenait pas de contraception et son amant n’usait pas toujours du préservatif. Le résultat du test fut positif. Durant quelques minutes, Laetitia fut très heureuse : « Ça n’a duré que quelques minutes, mais j’ai été heureuse de savoir que j’étais enceinte de Damien. Tout de suite après, je me suis dit que ce n’était pas possible de le garder... Vis-à-vis de ma famille, ce n’était pas possible. » Laetitia a annoncé sa grossesse à Damien lors de leur rendez-vous, le lendemain. Elle ne pensait pas qu’il serait heureux, mais ne savait pas quelle pourrait être sa réaction. Elle pensait qu’il serait tout de même ému. Mais contre toute attente, la première réaction de son amant fut de savoir si elle était sûre qu’il était le père. Laetitia était déçue, car elle n’imaginait pas qu’il aurait pu lui poser cette question. Elle n’avait aucun doute tant les relations sexuelles avec son mari étaient rares : elle savait qu’elle était enceinte de Damien. Alors, celui-ci lui demanda ses intentions. Laetitia pense qu’il lui posa la question, car il ne pouvait pas ne pas lui poser, mais qu’au fond de lui, il savait qu’elle devait procéder à une IVG. Elle lui confirma que c’était ce qu’elle comptait faire.

106Deux semaines plus tard, alors que Damien était en voyage avec sa famille, Laetitia se rendit seule à la clinique où elle avait pris rendez-vous. Elle dit à son mari qu’elle avait un problème de santé qui nécessitait une petite intervention et un peu de repos. Damien prit de ses nouvelles le jour de l’intervention et pleura au téléphone quand tout fut terminé. Par la suite, les amants ne parlèrent plus jamais de cet épisode. Laetitia me dira : « Cet homme m’a rendue fertile à un âge où je ne pensais plus que c’était possible. C’est merveilleux. » Pourtant, imaginer que cet épisode ait pu être oublié si facilement par son amant l’attriste profondément.

107Mais les femmes en couple ne deviennent pas enceintes que de leur amant. Parfois, elles portent l’enfant conçu avec leur conjoint. Cela a été le cas de Sabrina* et de Sophie*. Leur histoire respective a commencé alors qu’elles avaient une trentaine d’années et que, mariées, elles n’avaient pas encore d’enfant. Sabrina est aujourd’hui enseignante, elle a 46 ans. Je l’ai contactée sur un forum internet dans lequel elle expliquait que son amant venait de la quitter, après huit ans de relation. Elle a refusé de réaliser un entretien avec moi, car elle avait, selon ses propos, « trop honte ». Nos échanges se sont donc déroulés par courrier électronique :

Accepter de vous confier mon histoire, c’est accepter de répondre sans détour à chacune de vos questions, et croyez-moi, mon histoire n’est pas seulement hors du commun, mais bien aussi complexe, une question en appellera une autre, ne serait-ce que pour mesurer l’audace de la situation. Mon histoire est bien trop immorale, remplie d’une part d’égoïsme. Je pense que j’ai bien souvent privilégié mon équilibre personnel. (Sabrina, janvier 2014)

108Quand Sabrina a rencontré William, elle ne travaillait pas. Elle avait arrêté ses études supérieures et avait suivi son mari, militaire, dans différentes villes. William tenait un magasin dans lequel la jeune femme se rendait régulièrement. Ils ont fini par sympathiser. William était marié et avait un enfant. Il a donné un premier rendez-vous à la jeune femme pour aller prendre un verre et lui avouer qu’elle lui plaisait.

Lorsque j’ai rencontré William, rien ne pouvait prédire que nous resterions longtemps ensemble, il était tout le contraire des hommes qui me séduisent. Brun aux yeux marron : je préfère les blonds. Discret et timide : j’ai une préférence pour les personnes extraverties. À l’époque, je me disais qu’il n’y avait pas de mal, ce n’était pas un époux que je recherchais. Je trouvais cela assez drôle de fréquenter un homme par lequel, a priori, je n’aurais pas été séduite. Le temps est passé entre nous et j’ai découvert un homme passionnant, tendre, attentionné, passionné par son travail, un père aimant. (Sabrina, janvier 2014)

109Les deux amants ont vécu leur amour durant deux années, de manière passionnelle. Ils se voyaient plusieurs fois par semaine. L’arrière-boutique du magasin accueillait leurs ébats. Sabrina aimait aussi son mari et elle a eu deux enfants avec lui au cours de sa relation extraconjugale.

Lorsque j’y repense, je peine moi-même à y croire. Je ne suis pas qu’une infidèle, je préfère dire polyamoureuse. J’ai aimé deux hommes sur une longue période, même si la définition du polyamour voudrait que tous les partenaires soient au clair, il n’en est pas moins vrai que j’ai aimé cet autre homme, et ce, non pas au détriment de l’amour que je porte à mon mari. Ce n’est ni de la simple tendresse ni de l’attachement, mais bien des sentiments amoureux que je porte à mon mari. (Sabrina, janvier 2014)

110Des années plus tard, quand son amant la quittera pour une autre maîtresse, Sabrina exprimera à la fois sa tristesse et sa honte d’avoir eu des relations sexuelles avec lui alors qu’elle était enceinte.

Durant notre histoire, par deux fois, j’ai porté des grossesses, qui n’étaient pas de lui. Non, de mon époux. Et pourtant, durant mes grossesses, il est resté présent. Notre immoralité ou notre attachement nous a conduits à continuer à nous aimer [faire l’amour] jusqu’à quelques mois avant mes accouchements. Lorsque j’y repense, croyez-moi, je ne trouve pas cela beau, mais complètement immoral. Choquant ! (Sabrina, janvier 2014)

111Sophie, elle aussi, a connu son amant alors qu’elle n’avait pas encore d’enfants. Elle avait 32 ans, elle tenait une galerie d’art et son mari avait un haut poste dans une entreprise internationale. Elle vivait avec lui à Paris lorsqu’au cours d’un dîner, elle a fait la connaissance d’Armand. Il dirigeait une petite société spécialisée dans l’informatique, il était sportif, drôle et marié. Il a un peu flirté avec la jeune femme durant ce dîner, et elle s’est laissée séduire. Quelques semaines après, ils se sont retrouvés par hasard dans un train. Ils ont discuté et décidé de dîner ensemble le soir même. Ils se sont retrouvés dans un restaurant chic et ont poursuivi la soirée dans la chambre d’hôtel d’Armand. De retour à Paris, ils se sont revus fréquemment pour faire l’amour et des petites sorties. Puis, au bout d’une année, le mari de Sophie a obtenu une mutation en Afrique du Sud. Le couple a déménagé, mais l’histoire d’amour clandestine de Sophie s’est poursuivie.

112La jeune femme téléphonait fréquemment à son amant et dès qu’elle le pouvait, elle prenait l’avion pour Paris sous prétexte de voir ses parents. Son mari était très pris par son travail, il était souvent absent, parfois plusieurs semaines. Quelques mois après son installation en Afrique, Sophie est tombée enceinte de son mari. Elle a cessé alors momentanément ses voyages en France.

En Afrique, seule avec mon bébé de six mois, sans boulot, sans amis, au fin fond de nulle part : c’est assez dur. Mon mari voyageait beaucoup, j’étais tout le temps toute seule. Alors, je suis restée en contact avec Armand par e-mail. C’était compliqué, ce n’était pas comme maintenant, il n’y avait pas les SMS et tout ça, il n’y avait pas l’ADSL ! [Rires] Tous les matins, je pleurais. Et puis, on est rentrés en France pour les vacances d’été. Et puis là, j’ai revu mes amis, Paris... Et puis là, j’ai revu Armand. J’ai laissé mon fils chez mes parents à Bordeaux et j’ai retrouvé Armand à Paris. Mon mari était reparti en Afrique. On a vécu quelques jours merveilleux avec Armand, et puis je suis retournée en Afrique. Et puis là, ça a été l’horreur ! J’étais en panique complète. Je ne pensais qu’à lui. [...] J’avais des factures de téléphone faramineuses ! Et là, je suis tombée enceinte de mon deuxième fils. Après, je me suis demandé si c’était vraiment mon mari le père, parce que mon premier fils, j’ai eu du mal à l’avoir et là, tac, je suis tombée enceinte juste à mon retour... J’étais troublée, j’étais ultra amoureuse d’Armand. Et puis, mon mari devait partir pour un long voyage en Australie. Et là, j’ai dit à mon mari que je voulais retourner à Paris pour ne pas rester seule. J’étais enceinte de quatre ou cinq mois et le petit avait presque deux ans. C’était galère, mais je suis revenue une semaine à Paris revoir Armand. C’était compliqué. J’ai laissé mon fils chez ma sœur, puis après je suis partie à l’hôtel avec lui, une semaine. J’avais très peur, j’étais très angoissée de croiser quelqu’un qui me connaissait dans la rue. En plus, j’étais enceinte... vous voyez ? (Sophie, mai 2017)

113La grossesse qui survient au cours d’une relation d’amour caché est source de questionnements pour les femmes, mais pas vraiment pour les hommes : que ce soit leur épouse ou leur maîtresse qui est enceinte. Dans les récits recueillis, les hommes s’en inquiètent lorsque cette dernière attend un enfant dont ils sont le géniteur : ils craignent pour leur vie de couple, leur avenir familial et conjugal. En revanche, quand le père de l’enfant est le mari de la maîtresse, cela n’a pas donné lieu à de grandes remises en question, dans les histoires rapportées. Sabrina et Sophie ont continué de voir leur amant durant leur grossesse et de faire l’amour avec lui. Leurs histoires ont perduré plusieurs années pour l’une comme pour l’autre après la naissance de leurs enfants.

Notes

1  Ce titre fait référence au tableau de Pablo Picasso, La Femme qui pleure (1937) où le peintre représente Dora Maar, qui fut l’une de ses amantes.

2  Plusieurs recherches montrent que l’introspection et la réflexivité ne sont pas neutres socialement. L’idéologie de l’intériorité est particulièrement présente chez les femmes appartenant aux franges supérieures des classes intermédiaires. Repérer et exprimer des émotions sont en effet des habitudes inégalement distribuées socialement. Elles sont particulièrement valorisées et cultivées dans les milieux à fort capital culturel et surtout par les femmes (voir Garcia, 2011 b).

3  Les normes sont produites à l’initiative de certains individus ou groupes d’individus : il y a ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer (voir Becker, 1973, p.147-153).

4  Rencontré à propos d’un tout autre sujet, mais auquel j’avais exposé l’objet de mon enquête.

5  La notion « d’incorporation » renvoie aux processus sociaux par lesquels le social façonne les individus corporellement et mentalement. Ce processus est au principe de la production d’habitus et de dispositions (voir Lahire, 1998).

6  Titre du roman de Christine Orban (2003).

7  Il s’agit ici d’une traduction propre du verbe espagnol « aguantar » qui signifie « tenir bon » dans la souffrance, « serrer son poing dans sa poche », par exemple.

8  Je suis ici la proposition d’Isabelle Clair « de considérer l’ennui comme un fait social, saisissable dans la vie quotidienne [...]. Il révèle l’expérience d’un présent dévalorisé. » (2011, p. 79)

9  Il s’agit d’une pratique sexuelle où l’un des partenaires, lié affectivement à un autre, ressent de l’excitation en exposant ou « partageant » son ou sa partenaire avec d’autres. Il n’y a pas de réciprocité dans cette pratique, à la différence de l’échangisme.

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