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Amours clandestines : nouvelle enquête

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Marie-Carmen Garcia

Chapitre 3

À nos amours !

Texte intégral

« Voudriez-vous me dire, s’il vous plaît, par où je dois m’en aller d’ici ?
— Cela dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller.
— Peu importe l’endroit...
— En ce cas, peu importe la route que tu prendras.
— ... pourvu que j’arrive quelque part », ajouta Alice en guise d’explication.
— Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu marches assez longtemps. » (Carroll, 1994, p. 105)

Des femmes et des hommes au milieu du gué

1Marie-Christine* fait partie des femmes qui m’ont initialement contactée pour témoigner de leur bonheur avec leur amant. Elle avait lu le premier volet d’Amours clandestines et avait d’ailleurs prêté le livre à son amant, Fabien*, qu’elle fréquentait depuis quatorze ans. Bernard Lahire a mis en avant une tendance des enquêté.e.s à fournir « la grille d’analyse qui leur semble la plus pertinente pour comprendre “leur cas” » (2002, p. 32) et pour cette femme, c’était la « crise du milieu de vie » qui lui paraissait être l’explication de son infidélité conjugale. J’avais en effet montré que les personnes interrogées voulaient résister au poids des contraintes de l’âge adulte en s’octroyant, comme une récompense pour les efforts accomplis (fonder une famille, tenir ses engagements envers ses ascendants et descendants, envers un conjoint ou une conjointe choisi.e de longue date, poursuivre une carrière professionnelle, ne pas « se laisser aller »...), une histoire d’amour « à elles ». Pour les hommes, le « milieu de vie » signifie, en effet, d’après mon enquête précédente, l’antichambre de la fin de la vie sexuelle (ou du moins de la vie sexuelle telle qu’ils l’ont vécue jusqu’à présent), et pour les femmes, le préambule d’une éventuelle nouvelle vie amoureuse. Le récit de Marie-Christine a ainsi commencé sur l’idée que sa liaison était un effet de la « crise de la quarantaine ».

À ce moment-là, c’était l’année de mes 40 ans et je venais de porter un gros projet professionnel qui demandait un gros investissement physique et mental. C’était aussi le moment où mes enfants entraient dans l’adolescence. Et c’était le moment où j’ai eu le sentiment qu’il y avait toute une part de ma vie, de ce que j’étais, qui ne pouvait pas forcément s’exprimer... Même si la part qui s’exprimait était belle, sympathique, on faisait plein de choses avec mon mari, on rigolait ! Mais je pense qu’il y a ce projet professionnel... Et si je tire les petits fils, il y a eu des petits trucs. Par exemple, mon mari est venu voir le bâtiment sur lequel j’avais travaillé [elle est architecte], et il n’a vu que les défauts ! [Rires] Bon, il est ingénieur, il a un œil très expert, mais sur le moment, je me suis dit : « Est-ce qu’il comprend ce que je fais ? » Je pense que ça a été le truc. Je parle rarement du travail à la maison, mais il vit avec moi et je me suis dit : « On vit sur deux planètes différentes ! » [...] Et je pense que c’est à ce moment-là – qui peut être corrélé avec le milieu de vie – que je me suis dit : « Bon, et maintenant ? » Et puis j’avais posté une petite annonce sur un site de rencontres... (Marie-Christine, octobre 2016)

2Plus de dix ans auparavant, cette femme avait pressenti qu’elle « passait à côté de quelque chose ». Elle n’avait jamais trompé son mari, n’avait jamais vécu avec un autre homme. Elle avait été amoureuse de deux hommes au cours de son mariage, sans jamais leur avouer ni avoir aucun rapprochement physique ou émotionnel avec eux. À la quarantaine, poussée par l’envie de vivre quelque chose de nouveau, elle a posté une petite annonce sur un site de rencontres. Elle avait envie de « faire un truc interdit », de « vivre l’adrénaline de l’interdit » et de savoir ce qu’elle valait, sur le marché de la séduction. Elle a amorcé un échange régulier avec l’un des hommes inscrits sur le site, Fabien. Celui-ci a insisté pour la rencontrer. Marie-Christine a longuement hésité, car son prétendant vivait à 150 kilomètres de chez elle et elle pensait qu’ils ne pourraient pas se voir facilement, que cela serait trop compliqué.

3Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle attendait de cette rencontre, la distance constituait pour elle un obstacle pour pouvoir imaginer vivre une histoire avec son correspondant. Fabien est cependant parvenu à la convaincre en lui disant que leurs échanges lui faisaient du bien, qu’il trouvait cela agréable et elle a convenu qu’elle aussi, lire les mots de cet inconnu la faisait rêver. Quelques mois après leurs premiers échanges, Fabien et Marie-Christine ont programmé un déjeuner dans un restaurant étoilé, à mi-chemin entre leurs villes respectives. Elle décrit les débuts de cette liaison comme une « folie douce » : les échanges étaient nouveaux, singuliers, heureux. Pendant dix ans, ils échangeront des milliers de messages électroniques entre leurs rendez-vous. Ces lettres feront l’objet d’un cadeau inestimable lorsqu’à l’occasion d’un anniversaire de Marie-Christine, Fabien les fera imprimer et relier en un luxueux recueil qu’il lui offrira.

C’était une espèce de fleuve de mots, de récits, de vie quotidienne, d’explications, de questionnements [soupir de bonheur]. On s’est écrit des messages de format A4 tous les jours pendant dix ans. Alors à la fois, c’était du temps dédié, parce que tous ces messages sont du temps que l’on s’est donné. À l’époque, c’était uniquement Internet. Je faisais des kilomètres à vélo pour lui écrire d’un cybercafé ! Je n’avais pas de téléphone portable à l’époque. (Marie-Christine, avril 2017)

4Après leur déjeuner en tête-à-tête, Fabien et Marie-Christine se sont revus régulièrement malgré la distance et des emplois du temps très chargés. Ils se sont rendu compte qu’alors qu’ils pensaient ne jamais pouvoir se voir de longues heures ou quelques jours, ils parvenaient à le faire. Rapidement, ils ont organisé des sorties et des petits voyages ensemble. L’un et l’autre bénéficiaient d’une grande autonomie dans leur travail et de moyens financiers importants.

5Ils se voyaient – et continuent de le faire – trois ou quatre jours de suite tous les mois, prétextant des déplacements professionnels auprès de leurs conjoints. Ni l’un ni l’autre ne passe, d’ailleurs, de vacances avec ces derniers. Finalement, une partie importante des temps de loisir de Marie-Christine et Fabien est consacrée à leur amour. Ils louent habituellement une chambre dans un relais-­château ou dans un hôtel de charme, proche de leurs villes respectives ou dans une ville étrangère, quelque part en Europe. Les amants aiment aussi, quand cela est possible, partager des activités culturelles comme le théâtre ou des concerts.

C’est inouï le nombre d’endroits où nous sommes allés ensemble, en France et à l’étranger... On est allés à Rome au mois d’avril... On est allés à Copenhague... à Lisbonne... Enfin, on est allés vraiment dans beaucoup d’endroits. Lui voyage beaucoup de toute façon pour son travail et moi je n’ai plus d’enfant à charge, alors je m’organise facilement. (Marie-Christine, avril 2017)

6Marie-Christine est tombée follement amoureuse de Fabien dès les premiers mois de leur liaison. Elle ne pensait qu’à lui, comptait les heures et les jours qui la séparaient de leurs rendez-vous. Elle n’était présente pour personne et son esprit tout entier était tourné vers cet amour nouveau dont elle dit aujourd’hui qu’il était et restera unique.

7Fabien a vécu également les premiers mois de la relation de manière très intense. Plus réservé que Marie-Christine, il s’épanchait peu, mais ne cessait de penser à son amoureuse et attendait chaque fois les rendez-vous avec impatience. Il explique ce qui l’a conduit à rechercher une relation hors de son couple :

J’étais à la recherche d’un changement, et puis j’ai posté un profil sur un site et j’ai répondu... Je crois que c’est moi qui ai répondu. Et puis au final, par le biais de l’écrit, ça s’est très, très bien passé [...] [Vous disiez rechercher un changement. À quel type de changement songiez-vous ?] Je cherchais l’aventure ! Ouais ! Quelques difficultés familiales qui existent toujours à ce jour : des problèmes de santé de ma femme. C’est très usant... Il faut être solide pour tout le monde. Je cherchais vraiment une aventure pour sortir du cadre familial, du cadre quotidien, histoire de me ressourcer [...], être quelqu’un d’autre. Pour moi, c’était vraiment sortir du cadre, pouvoir penser à autre chose, à quelqu’un d’autre, être quelqu’un d’autre. (Fabien, avril 2017)

8Fabien n’avait jamais eu d’aventure extraconjugale avant sa rencontre avec Marie-Christine. Il voulait voir ce que cela donnait d’avoir une liaison, il était curieux. Mais surtout il était « usé », « fatigué moralement » et avait besoin de vivre quelque chose de léger. Il ne cherchait pas une aventure sexuelle ni à créer une « situation difficile ». C’est pour cela qu’il cherchait une femme mariée menant une vie plutôt équilibrée. Il ne voulait surtout pas d’une relation qui le conduise à quitter son épouse ou qui mette à mal son mariage. Il a d’abord été séduit par l’écriture de Marie-Christine, puis par sa voix : « Moi, je ressentais que j’avais trouvé ce que je cherchais. Je n’ai pas eu de coup de foudre, mais lors de la première rencontre, ça a consolidé que ça allait être un truc bien, un truc bien solide. » Quand il a fait connaissance de Marie-Christine, il a immédiatement ressenti une très forte attirance physique pour elle, mais il lui semblait que cette dernière était tout de même plus attirée par lui que lui par elle.

9Pour lui, les 150 kilomètres qui le séparent de Marie-Christine sont un atout, même si cela les conduit à connaître des intervalles relativement longs entre chaque rendez-vous.

La distance est une clef de notre longévité, je pense. Ouais, ça ne crée pas de perturbations, ça ne crée pas de tentations pour se voir parce qu’on ne peut pas faire un saut pour se voir, il y a au moins deux heures de voiture entre nous. En plus, ça maintient la flamme. Mais on est toujours arrivés à s’organiser. C’est souvent elle qui organise, mais du coup, on a exploré plein de trucs dans notre région. Moi, je lui ai fait découvrir des pays étrangers. [...] Pour moi, c’est important de se retrouver avec aussi ce côté touristique, sortir du contexte. (Fabien, avril 2017)

10Pour Fabien, sa relation cachée est parfaite. Il souligne toutefois quelques différences initiales entre ses attentes et celles de son amante. Lui cherchait à se ressourcer, à se rendre dans des endroits paisibles, à ne rien faire de spécial, laisser passer le temps tranquillement.

Mes attentes, c’était sortir du cadre, avoir du calme, ne rien faire. Je ne suis pas quelqu’un de causant ni d’extraverti. Moi, j’aime le calme. Le silence ne me pose absolument aucun problème et ça, pour Marie-Christine, c’est un problème. Elle arrive un peu à le comprendre maintenant... Même pas « comprendre », il s’agit qu’elle ne soit pas dérangée par le « ne rien faire » et le silence. Elle voulait, je pense, que ça se passe bien, et comme moi je ne suis pas quelqu’un de spontané dans la discussion ou le dialogue, si on ne me pose pas les questions... Je m’en porte très bien, et elle c’est un truc qu’elle ne comprenait pas. Son côté un peu... foufou, spontané, imprévisible, ça crée également une espèce de crainte chez moi [sourire] : « Qu’est-ce qui m’attend encore ? » (Fabien, octobre 2016)

11Marie-Christine voulait découvrir le monde, bouger, faire des activités avec son amoureux. Cela n’a finalement pas beaucoup gêné Fabien, car elle s’est révélée, selon lui, complémentaire de son épouse. Il décrit cette dernière comme casanière, réservée, discrète et peu intéressée par des découvertes culturelles. Il la dépeint comme campagnarde, aimant sa maisonnée, son cocon familial ; à la différence de son amante qui vit en milieu urbain et sort beaucoup. Fabien apprécie leurs petits voyages à travers la France et l’Europe, leurs escapades amoureuses dans des endroits charmants, les découvertes culturelles qu’ils font ensemble. Il voulait sortir de son contexte habituel et il est heureux d’avoir trouvé cela avec Marie-Christine. Il considère qu’ils sont l’un et l’autre privilégiés, car ils peuvent dégager du temps pour eux et ont des moyens financiers relativement importants.

On est certainement très, très privilégiés. Je fais quand même pas mal de déplacements professionnels, donc un jour ou deux jours de plus par-ci, par-là, ça ne fait pas une grosse différence et j’ai une grande flexibilité professionnelle. On peut faire les choses à distance... Je n’ai pas besoin d’être au bureau 24 h / 24, ça, ça a beaucoup changé ces dernières années. J’ai toujours consacré beaucoup de temps à ma vie professionnelle et j’essaie de prendre du recul... Mais en fait, avec les nouvelles technologies, ça fait plutôt l’effet inverse : je réponds aux mails le week-end alors que je ne devrais pas le faire. D’un autre côté, ça permet toujours de s’organiser pour voir Marie-Christine. Le fait d’avoir cette flexibilité, c’est génial ! Même si ça devient de plus en plus difficile de faire coïncider nos agendas, mais on y arrive. (Fabien, avril 2017)

12Aujourd’hui, Fabien et Marie-Christine s’écrivent moins, mais ils utilisent beaucoup plus les SMS et l’application Whatsapp. Fabien dit que c’était trop prenant pour lui d’écrire une page tous les jours et que cela devenait difficile de trouver un sujet d’écriture. Il se décrit comme peu créatif. En revanche, il aime avoir un petit message, même une ligne, de la part de Marie-Christine et l’appeler au moins une fois dans la semaine. Au fil des années, la « folie douce » des débuts s’est estompée, Fabien pense un peu moins intensément à Marie-Christine, mais il pense à elle tous les jours. Elle est, d’après lui, une présence importante dans sa vie. Fabien fait le bilan de sa relation en disant qu’elle est « constituée de 90 % de bon ».

13La « crise du milieu de vie » exprimée par Marie-Christine et Fabien est centrale dans les discours de tous nos enquêté.e.s. Tous en parlent spontanément pour expliquer comment ils ont commencé à tromper leur conjoint ou conjointe. Qu’ils l’appellent « milieu de vie », « crise de la quarantaine » ou « crise de la cinquantaine », ils expliquent leur infidélité par une période de changements et de questionnements.

14David*, 48 ans, raconte comment il est devenu infidèle à la quarantaine :

J’avais un idéal. Mon idéal, c’était de recommencer à zéro, de renouveler ma vie, de vivre des sentiments toujours un peu borderline, de me sentir vivant, quoi. Moi, j’ai une sorte de nostalgie des naissances, de la notion de « revivre », de « renaissance », et j’avais l’impression avec Audrey [son amante] d’être avec quelqu’un de plus jeune, j’avais touché la fontaine de Jouvence. Moi, je disais toujours : « Moi, ce que je veux, c’est sortir du rang, aller vers des horizons nouveaux, renouveler ma vie. » Et renouveler ma vie, ce n’était pas faire le VRP, quoi ! C’était vivre une vraie relation, pas coucher avec elle et partir ensuite. (David, mai 2017)

15Cadre supérieur dans une compagnie d’assurances, David a toujours eu du succès auprès des femmes : « Je suis sollicité régulièrement... dans la vie professionnelle ! Je ne travaille qu’avec des femmes, je vois des femmes qui me tendent des perches, qui m’appellent, qui m’envoient des messages. » Malgré ce succès, il n’avait jamais trompé son épouse jusqu’à sa rencontre avec Audrey, jeune femme célibataire de 31 ans. David était marié, lui, depuis plus de vingt ans et avait deux enfants. Audrey venait d’intégrer l’entreprise où il exerçait et travaillait sous sa direction. Au début, David a marqué les distances avec la jeune femme, car il sentait une attirance réciproque qui l’embarrassait. Puis, de discussions en repas en tête-à-tête, il a développé une relation passionnée avec elle durant deux ans.

C’est le destin !

L’ésotérisme au secours de la morale

16La crise du milieu de vie est une thématique centrale quand il s’agit d’expliquer pourquoi on a amorcé une liaison secrète. Un autre thème, plus secondaire, mais constituant un ressort d’action puissant, apparaît dans les discours de plusieurs femmes (nous ne l’avons pas trouvé chez les hommes). Il s’agit de discours fondé sur l’idéologie New Age, venue de Californie dans les années 1960-1970 « sous forme d’une revendication à la fois libertaire et communautaire, existentielle et sociale... Là-bas, un néo-naturisme prenait forme cosmique, religieuse, puis soudain se cristallisait en conscience écologique » (Morin, 1988, p. 155-156). Cette idéologie comporte différents aspects, dont le principal repose sur l’idée que l’on pourrait changer le monde de manière consensuelle en partant des individus. Dans nos interviews, cet aspect politique du New Age n’apparaît pas (les entretiens n’étant pas orientés dans ce sens), mais on trouve, en revanche, un domaine majeur de ce mode de pensée : l’ésotérisme occidental et oriental :

Le New Age puise dans un véritable univers symbolique (sagesse antique, druide, cathare) et propose des pratiques anciennes réactualisées (astrologie, numérologie, voyance, Yi King, zen, tarot, méditation, magnétisme, etc.) et de nouvelles pratiques (channeling, dialogue avec l’ange, transcommunication, régression dans les vies antérieures). L’objectif est toujours le développement de soi, le changement de conscience et un usage individuel du « sacré ». (Ferreux, 2001)

17L’entretien réalisé avec Rachel est exemplaire de ce système de représentations, très présent chez certaines des femmes que nous avons interrogées et en filigrane chez la plupart des autres. Rachel ne pensait pas un jour tromper son mari :

Moi, dix secondes avant que Simon [qui allait devenir son amant] me dise qu’il m’aime, on m’aurait dit « Est-ce que tu veux un amant dans ta vie ? », j’aurais dit : « Mais jamais de la vie ! » C’était inimaginable que ça m’arrive. La plupart de mes amis sont des gens avec de hauts niveaux d’études. Moi, j’ai fait sciences politiques. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas à l’eau de rose. Quand des copines me parlaient d’un homme en me disant : « Moi, je l’ai dans la peau », je disais : « d’accord... », mais je n’y croyais pas. Moi, j’ai été avec mon mari durant trente-deux ans [elle a divorcé au moment de l’entretien]. Ça ne devait pas nous arriver cette histoire. Ça ne devait pas nous arriver ! On a toujours eu une bonne relation, on a toujours bien parlé, mon mari et moi. Mais maintenant, je me dis que ce qu’on pense qui n’existe pas, existe. Je ne pensais pas que pour moi ça existait une possibilité de le tromper. Je ne pouvais pas le penser ! Je ne pense pas que mon père et ma mère se soient jamais trompés. Non, je ne crois pas. Et mon ex-mari ne m’a jamais trompée, j’en suis sûre. Ça ne veut pas dire qu’il ne regardait pas les autres filles, mais ça ne faisait pas du tout partie de notre système. Moi, je suis croyante, mais je ne suis pas pratiquante [silence]. Ça m’est vraiment tombé dessus. Vraiment. (Rachel, novembre 2016)

18Rachel a 53 ans lorsque Simon, un homme un peu plus jeune qu’elle, franchit la porte de son cabinet de sophrologie. Dès qu’elle le voit, elle éprouve un choc : « Il arrive, j’ouvre la porte et il y a eu quelque chose à ce moment-là. » L’émotion est forte, nouvelle, inattendue. Elle est attirée par ce patient dont elle ne sait encore rien et qui ne semble pas différent des autres. Immédiatement, elle perçoit que le désir qu’elle éprouve pour lui est dangereux pour son couple et embarrassant pour l’exercice de son métier. Cela est en contradiction avec sa déontologie et en désaccord avec ce qu’elle souhaite pour la suite de son existence. Elle se dit qu’elle ne veut pas d’amant, qu’elle ne veut coucher avec aucun autre homme que son mari. Elle est sûre d’elle, car quelques années auparavant, elle a eu un coup de foudre pour un homme de son entourage, elle a résisté et elle en est fière. Elle sait ce que l’infidélité porte comme lot de souffrances et de culpabilité. Elle n’en veut pas et elle ne veut pas éprouver ce qu’elle éprouve pour Simon. C’est déraisonnable.

Quand j’étais en formation à l’étranger, j’étais jeune mariée, j’ai eu un coup de cœur pour un confrère, mais je me suis battue contre moi-même toute une nuit et le lendemain, j’étais tranquille, claire. J’étais contente d’y être arrivée. Je pense que c’est la première fois qui compte, parce qu’après c’est plus compliqué parce qu’on se dit : « C’est faisable. » Ensuite, je n’ai jamais eu de problème avec des hommes qui m’ont fait la cour dans mon cabinet. Je suis toujours restée impassible, je leur ai dit que j’étais mariée, que j’aimais mon mari. (Rachel, novembre 2016)

19Pour se protéger de son désir envers Simon, Rachel décide d’en parler le jour même avec son mari, Hugues. Elle compte sur le fait qu’ils ont fait autrefois une thérapie de couple pour trouver une solution avec lui. Elle lui dit qu’il se « passe quelque chose de bizarre » avec un client. Hugues l’écoute et Rachel s’effondre en larmes. Mais le mari réagit peu, trop peu au goût de son épouse, à cette décharge émotionnelle. Il n’accorde pas beaucoup d’importance à ce que dit Rachel et ne considère pas son « petit béguin » comme un problème. Rachel est déçue. Elle aurait voulu que son mari fasse front avec elle, qu’il l’empêche de passer le cap, qu’il la retienne, qu’il lui dise qu’il l’aime. L’attitude de Hugues fait écho à un désarroi qu’elle éprouve depuis que ce dernier est rentré d’un voyage d’affaires. Hugues est parti deux mois à l’étranger et depuis son retour, Rachel le trouve distant. Désemparée, Rachel continue de recevoir Simon dans son cabinet, mais elle est bien décidée à ne pas se laisser mener par ses émotions.

20Simon, lui, est allé consulter Rachel sur les conseils d’un ami. Il se sentait mal, déprimé et anxieux. Dès les premières minutes, il a expliqué à la sophrologue qu’il venait de quitter sa maîtresse parce qu’elle menaçait de tout dire à sa femme. Rachel a travaillé alors avec lui la question de la culpabilité, du stress et de l’angoisse. Trois années sont passées, au cours desquelles Simon est allé régulièrement consulter Rachel sans que rien ne se passe entre eux. Cela dit, Rachel attendait chaque fois leur rendez-vous avec impatience et elle éprouvait un plaisir intense à recevoir ce client. Puis, au cours d’une séance, de manière tout à fait inattendue, Simon a fait part à Rachel d’un sentiment qu’il disait ne pas savoir nommer, mais qui l’envahissait dans le cabinet de la sophrologue. Rachel ne comprenait pas de quoi il s’agissait, elle pensait qu’il exprimait une difficulté émotionnelle quelconque. À la fin de la séance, après un exercice de relaxation, Simon s’est écrié : « Oh mon dieu, je sais ce qui se passe. Je vous aime ! » Ces mots ont provoqué un choc chez Rachel, elle a pressenti immédiatement un problème. Elle était troublée, elle ne savait que dire ni que faire. Elle a senti que les mots de Simon faisaient écho à ses sentiments envers lui qu’elle niait depuis trois ans.

21Après sa déclaration, Simon a tenté de se rapprocher physiquement de Rachel. Celle-ci a refusé, mais lui a dit qu’elle aussi éprouvait des sentiments pour lui. Le soir même, notre enquêtée écrivait à l’une de ses anciennes formatrices en lui demandant de l’aider pour faire face à cette situation. Elle voulait ne plus ressentir ce qu’elle ressentait, elle voulait se défaire de son sentiment amoureux. Elle obtint une consultation en urgence. Sa collègue sophrologue lui conseilla d’arrêter de voir Simon, mais Rachel ne put s’y résoudre. Elle eut alors recours à un astrologue, pensant que cela serait plus efficace pour la sortir d’une destinée qu’elle pressentait comme dramatique. Elle ne voulait pas tromper Hugues.

J’avais la date de naissance de Simon et je l’envoie à mon ami astrologue. Il me connaissait depuis longtemps, il connaissait aussi mon mari. Il voit ça et il me dit : « Oh, catastrophe. » Et ça, c’est une des choses qui a compliqué les choses pour moi, parce que dix-sept personnes de mon entourage qui sont dans la sophro, l’acupuncture, la voyance [Rachel fréquente différents univers liés à l’ésotérisme] m’ont dit que là, il se passait quelque chose. L’une d’entre elles, qui fait aussi de l’astro, m’a dit : « Ça, vous ne devez pas le laisser passer, c’est l’expérience de votre vie. » Ce n’est pas ce que je voulais entendre ! Je lui ai dit : « Je ne veux pas le savoir, je veux que vous me disiez comment m’en sortir. » (Rachel, novembre 2016)

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22Rachel était perdue. Elle n’avait pas flirté avec Simon, ne l’avait pas embrassé, n’avait eu aucun rapport physique avec lui, mais elle était tourmentée par ses sentiments. Elle alla alors consulter une femme spécialisée en astrologie chinoise. Cette personne n’apprécia pas d’entendre l’histoire de Rachel, car elle avait été elle-même trompée par son mari et elle mit en œuvre tout son savoir pour éloigner Simon et Rachel. Elle usa de la voyance, de l’astrologie et de diverses techniques divinatoires, sans succès. Au cours d’un tirage de Yi King1, l’astrologue dit à Rachel qu’une relation secrète arrivait dans sa vie. Cette relation serait fondée sur un rapport maître-élève et serait irrésistible. Aucune magie ne pourrait l’arrêter. Quand Rachel prit connaissance de cet oracle, elle fut bouleversée. Elle sentit que le destin ne lui épargnerait pas l’expérience de l’infidélité. Cette prédiction corroborait en outre ce qu’une médium lui avait dit quelques mois auparavant : que quelqu’un allait arriver dans sa vie et la bouleverser : « J’ai eu que des trucs comme ça. Vraiment, je suis très rationnelle d’un côté, mais d’un autre côté, je crois vraiment aux synchronicités2 ! Et quand j’ai tiré le Yi King, je me disais que ce n’était pas possible. »

23Simon, qui n’était pas au courant des démarches de Rachel, reprit un rendez-vous pour une séance de sophrologie avec elle. Celle-ci accepta avec enthousiasme. Elle avait envie de le revoir même si elle ne voulait pas d’une relation amoureuse avec lui. Arriva l’heure du rendez-vous et à peine entré dans son cabinet, Simon demanda à Rachel s’il pouvait la prendre dans ses bras. La femme accepta. Rachel venait de rendre les armes : « Il m’a embrassé dans le cou et c’était comme si j’avais été brûlée au fer rouge. » Après cet épisode, le patient et la sophrologue ont continué à avoir des échanges par mail et à se voir de temps à autre pour converser au cours de promenades en forêt. Simon considérait qu’il ne s’agissait pas d’infidélité envers leurs conjoints respectifs, mais Rachel pensait au contraire que leur relation était plus condamnable que s’il s’était agi d’une liaison fondée sur la sexualité exclusivement. Pour elle, il était évident qu’elle trompait son mari, car elle aimait un autre homme. Quelques mois sont passés et un jour, Simon a donné un rendez-vous à son aimée dans l’appartement qu’un ami lui avait prêté. Ils ont fait l’amour pour la première fois ce jour-là. À partir de ce moment, Simon a déserté le cabinet de Rachel et ne l’a plus rencontrée qu’en amoureux : promenades quotidiennes et rendez-vous dans l’appartement de l’ami de Simon, une matinée par semaine.

24L’enchantement de ces rencontres était néanmoins accompagné d’immenses souffrances morales pour Rachel. Elle souffrait de déroger à ses convictions, de tromper son mari et d’aimer un homme marié. Elle souffrait aussi de certains comportements de Simon. Elle ressentit notamment une grande douleur lorsqu’elle apprit, par hasard, que Simon se promenait avec son épouse dans les endroits où il allait avec elle et qu’il lui arrivait d’écouter avec sa conjointe des morceaux qu’ils écoutaient ensemble. Elle, à qui cela n’était jamais arrivé, était désormais torturée par la jalousie et par un sentiment d’hostilité envers la conjointe de Simon. Elle réalisa aussi que Simon avait utilisé le même appartement et le même rituel (même jour, mêmes horaires et apport du linge de toilette et de lit) avec deux autres maîtresses qu’il avait eues avant elle.

Durant nos promenades, je suis complètement focalisée par lui. Je bois ses paroles, c’est mon shoot. Ce sont des promenades qui durent environ une heure. À ce moment-là, je ne dors pratiquement pas : je suis sous adrénaline. Je pars me promener avec lui vers 7 h tous les jours et cela ne me pose aucun problème alors que je ne suis pas comme ça. Habituellement, je dors dix heures par nuit le week-end ! Je suis une grosse dormeuse, mais durant trois ans, je n’ai pas dormi, mais je n’étais jamais fatiguée. Pour vous dire à quel point j’étais survoltée, je n’avais plus mes règles depuis dix ans – j’ai été ménopausée très tôt – et quand j’ai rencontré Simon, elles sont revenues. (Rachel, novembre 2016)

25Rachel n’a absolument pas voulu tromper son conjoint, mais elle l’a fait. Elle a résisté à l’envie de franchir le pas de l’amour interdit en consultant des oracles et en accordant du crédit à des prédictions qui n’ont eu de cesse de lui dire que cette histoire faisait partie de sa destinée. D’autres femmes utilisent des arguments similaires pour expliquer leur infidélité. Elles sont convaincues que leur destin avec leur amant est inexorable : « âmes jumelles », « réincarnation de personnes qui se sont aimées dans une autre vie », « volonté divine »... Certaines femmes ont assez souvent recours à des « petits entrepreneurs de biens de salut » (Bisson, 2016) (voyants, énergéticiens, astrologues, cartomanciens...). Si Rachel évolue dans un univers professionnel où les mystères de l’existence sont interprétés autrement que par la science, d’autres femmes qui par ailleurs sont médecins, scientifiques, comptables, n’en recourent pas moins aux horoscopes, à la voyance ou à la cartomancie pour comprendre cette vie amoureuse qu’elles n’avaient pas prévue, ni même imaginée.

26L’argument ésotérique pour justifier un amour « inexplicable » s’inscrit dans un courant de pensée plus large que celui du romantisme amoureux. Il « va du “coaching de vie” aux psychologies transpersonnelles en passant par les thérapies alternatives et les courants du New Age » (ibid.). On le retrouve en particulier chez des femmes dont les valeurs morales sont en contradiction forte avec l’infidélité conjugale. Cette « âme sœur » ou « amour céleste » incarné par l’amant est par exemple différencié très explicitement du « père des enfants ». Revient ainsi régulièrement un discours selon lequel on choisit le père de ses enfants, mais pas l’amour de sa vie. Rachel d’ailleurs a tenu ce type de propos à son fils qui, marié, lui a posé un jour des questions pour savoir ce qui l’avait finalement conduite à se séparer de son père. Le fils savait que sa mère avait eu un autre amour dans sa vie avant de quitter son mari. Rachel lui a répondu : « Si c’était à refaire, je le referais ! Ton père est l’homme que je voulais pour être le père de mes enfants et je ne regrette pas. Mais j’avais un autre amour à vivre. »

27L’idée que des forces surnaturelles « demandent » aux individus de réaliser une destinée moralement condamnée apaise, semble-t-il, les tensions internes que vivent certaines femmes. Ne confondons pas, cependant, ces arguments avec ceux plus ordinaires et plus courants que sont « l’amour fou » ou la « passion irrépressible », traités dans Amours clandestines (Garcia, 2016 a). Pour expliquer l’entrée et surtout l’installation dans l’infidélité quand on y est moralement opposé et que l’on affirme détester le mensonge et l’hypocrisie, le discours amoureux habituel n’est en effet pas de mise. Les femmes dont je parle ici se perçoivent comme des femmes fortes et posées et non comme des passionnées (ce qui est le cas d’autres femmes). Par conséquent, elles ne sauraient se laisser guider par leurs émotions. Le destin, lui, n’est pas maîtrisable et leur force de caractère ou leur moralité est sans doute moins froissée par la conviction que tout cela se passe dans un au-delà parallèle qu’en imaginant que la « chair est faible » ou qu’elles ont cédé à la passion. « Je suis quelqu’un qui dit les choses, je suis très honnête, etc. J’ai toujours dit que si à un moment donné mon ex-mari venait me poser des questions, je lui dirais cette vérité [qu’elle a eu un amant]. Je suis quelqu’un qui déteste mentir, je suis vraiment quelqu’un qui pose les choses sur la table. » (Rachel, novembre 2016)

28Les femmes qui se tournent vers les discours ésotériques pour comprendre comment elles ont pu tromper leur mari sont convaincues de leur force morale, de l’importance de l’amour conjugal et ont une image positive de leur mari. Elles se sont mariées ou mises en couple « pour la vie » et ont souvent condamné fortement l’infidélité avant de vivre elles-mêmes cette situation.

29Brigitte* avait 45 ans lorsqu’elle a commencé à fréquenter un de ses collègues de travail. Elle était médecin généraliste, catholique pratiquante, mariée depuis l’âge de 22 ans avec Édouard. Elle a rencontré Joël, médecin également, chez une consœur. Il était marié. Il lui a fait la cour durant quelques mois, mais Brigitte avait des convictions et des valeurs qu’elle érigeait contre toute possibilité de partager autre chose qu’une relation professionnelle avec cet homme. Cependant, au fil des mois, alors qu’ils se voyaient de temps en temps pour prendre un café ou aller à des congrès, les résistances de Brigitte cédèrent et elle fit l’amour avec Joël. Après leurs premiers ébats, l’homme dit à son amante qu’il ne quitterait jamais son épouse. Brigitte elle-même ne voulait pas quitter son mari : elle avait une fille et tenait beaucoup à sa famille, à son mari et à l’univers qu’elle partageait avec lui. Tout allait bien... ou presque, car Brigitte se trouva rapidement prise dans une contradiction interne qui la mit de plus en plus mal à l’aise. Elle aimait passionnément Joël et si aucun avenir officiel n’était envisageable avec lui, alors elle n’avait d’autre choix que de le quitter. Elle ne voulait ni ne pouvait avoir une aventure, elle ne pouvait pas tromper indéfiniment son mari et ne savait plus quoi faire.

30Cela fait désormais dix ans que Brigitte est la maîtresse de Joël. Elle dit avoir trouvé une sorte d’apaisement grâce à une cartomancienne et à un bioénergiticien qu’elle voit régulièrement. Outre le travail sur les énergies, ce dernier lui explique combien sa relation avec Joël est importante pour son bien-être personnel. Le bioénergiticien prétend qu’il s’agit d’un véritable amour qui « irrigue tout l’entourage » de Brigitte et qu’en cela, il est positif. Le secret impliqué par sa liaison avec Joël prend ainsi un sens particulier : Brigitte ne doit pas mettre fin à son amour caché, car il est « vital », mais elle ne peut pas non plus divorcer, car cela serait à la source de grands malheurs pour son entourage.

  • 3  L’enquête nous a conduit à interroger, parmi les personnes se déclarant croyantes et pratiquantes, (...)

31Les femmes qui en appellent à l’ésotérisme pour justifier leur amour d’un autre homme que leur mari et leur infidélité ne remettent pas en question fondamentalement ni l’amour de leur mari ni la monogamie amoureuse. Elles aiment malgré elles (elles rejoignent ici les femmes qui invoquent la passion irrépressible), mais surtout, elles aiment, d’après elles, parce qu’elles ont compris que leur destin était de vivre une histoire d’amour avec un homme bien particulier. La contradiction entre des discours fondés sur la force morale comme valeur suprême (affirmation de soi, savoir ce que l’on veut, savoir comment l’obtenir) et une pensée magique qui déleste les individus de la responsabilité de leurs actes fait partie d’un système de pensée puissant dans notre société. Il serait très réducteur de croire que les personnes dont la pensée associe morale et magie sont marginales. Il existe en effet une idéologie ancrée de longue date dans notre société qui mêle pseudo-spiritualité et culture populaire (Cabanas & Illouz, 2018, p. 12). La voyance et la magie ont revêtu des habits neufs, notamment en s’emparant de concepts comme la psychologie positive et l’aspiration au bien-être, mais énergies et synchronicités s’enracinent dans une pensée magique qui, somme toute, constitue une des explications de la vie les plus anciennes et les plus répandues. Ce système de pensée n’exclut pas, pour certaines femmes, l’appel à l’argument religieux (religions chrétiennes3) pour donner sens à l’infidélité.

Ma religion me l’autorise

32Dans le premier volet d’Amours clandestines, l’histoire de Luce* (83 ans en 2011) et Antoine* (86 ans en 2011) a été longuement décrite et analysée sous l’angle des modalités d’abaissement de la souffrance morale des femmes amoureuses d’un homme marié. Je retracerai ici brièvement l’histoire de ces deux amoureux pour aborder une thématique laissée, en 2016, dans les archives des analyses : celle de la religion.

33Luce avait 50 ans quand elle avait retrouvé Antoine, son amour de jeunesse. Au moment de notre entretien, leur relation perdurait sous la forme d’une tendre amitié, qui n’était plus un secret pour les enfants de Luce, mais demeurait secrète du côté d’Antoine. En 2011, les amants se voyaient toujours en cachette de son épouse. Antoine était très attaché au secret et m’avait d’ailleurs demandé à la fin de notre entretien, au cas où son épouse soit au courant de notre rendez-vous, de lui dire que j’étais juriste et avais besoin de quelques conseils. Il craignait que sa conjointe ne trouve trace de nos échanges téléphoniques sur son portable. Celle-ci ne me contacta jamais, mais je constatais combien Antoine craignait que son histoire avec Luce soit découverte.

  • 4  « Tu ne commettras point d’adultère. » (La Bible, Exode, chapitre xx, verset 14 ; Évangile selon M (...)

34Quand j’ai rencontré Luce, elle était veuve depuis quelques années. Elle m’expliqua qu’elle avait « franchi le pas » de l’infidélité parce que son mari ne s’intéressait plus amoureusement à elle et qu’elle avait besoin d’attentions, de romantisme, de rêves. Bien que catholique pratiquante (très active dans sa paroisse), Luce me disait n’éprouver aucune honte ou culpabilité d’avoir trompé son mari durant presque trente ans. Pourtant, la morale chrétienne condamne l’adultère4 et on peut, comme je l’ai été, être interpellé par la manière dont elle a accommodé sa religion avec son amour caché. Luce n’est pas la seule de mes interviewées à revendiquer une foi et une pratique chrétiennes. D’autres femmes chrétiennes ont, comme elle, un amant depuis de nombreuses années sans que cela leur pose de problèmes moraux liés à leur religion. La tranquillité avec laquelle certaines abordent le sujet m’a surprise, de prime abord, connaissant les doctrines catholiques et protestantes, mais n’étant pas au fait des rapports intimes ou politiques entretenus par les croyant.e.s avec les dogmes chrétiens. Cela étant, la prise de distance par rapport à la parole du magistère, c’est-à-dire de l’autorité doctrinale, chez certaines femmes catholiques (Della Sudda, 2016) et a fortiori protestantes n’est pas inédite. En effet, le processus d’individuation (Arroyo-Menéndez, 2008) et la montée en puissance des revendications féministes (Rochefort & Sanna, 2013) depuis le milieu du xxe siècle constituent le socle de positionnements idéologiques et moraux distanciés chez nombre de chrétien.ne.s pratiquant.e.s, notamment sur les questions de sexualité.

35Ainsi, au fil des discussions, il est apparu que, contrairement à ce que j’imaginais, selon certaines chrétiennes, la croyance religieuse constitue un support moral de l’infidélité. Dit autrement, l’amour de Dieu et du prochain, la tolérance morale, l’attention envers les proches sont considérés comme des valeurs supérieures à l’interdiction d’adultère. Soulignons également que les préceptes catholiques distinguent l’acte de la personne : distinction entre le pécheur et le péché. Autrement dit, la personne n’est pas réductible à ses actes. Enfin, bien que nos enquêtées ne s’y réfèrent pas explicitement, le repentir permet de demander l’absolution à un prêtre : alors la faute n’existe plus pour Dieu.

36Monica*, une femme de 58 ans, ancienne pasteur, et ayant une relation extraconjugale depuis de nombreuses années, m’a éclairée sur les ressorts moraux de l’infidélité conjugale selon certains points de vue chrétiens. Elle m’a envoyé un message électronique à la suite d’une émission de radio dans laquelle j’étais interviewée à propos de mon livre. Elle m’a alors simplement dit qu’elle souhaitait me faire part de son expérience et je ne savais rien de celle-ci ni de la trajectoire professionnelle de ma correspondante, jusqu’à notre rencontre. J’avoue avoir été quelque peu troublée au cours de l’entretien lorsque je découvris le parcours de mon interlocutrice (je n’étais, de toute évidence, pas exempte de préjugés sur la foi chrétienne).

37Issue d’une famille protestante, élevée en Allemagne, de mère allemande et de père français, Monica a suivi une formation pour devenir pasteur en Écosse. Au cours de cette formation, elle était logée chez un pasteur (avec épouse et enfants), Raphaël, dont elle est devenue la maîtresse. L’homme, bien plus âgé qu’elle, a été à l’initiative de leur liaison qui a duré plusieurs années. Monica l’aimait, mais elle était embarrassée par le fait qu’il trompe sa conjointe. Aussi, dès qu’elle fut devenue pasteur elle-même, elle s’installa en France pour s’éloigner de lui. Elle a exercé son ministère durant dix ans, elle a été mariée, a eu des enfants. Elle a mis fin à son engagement de pasteur à cause de désaccords avec sa hiérarchie. Elle a divorcé par la suite et elle est remariée depuis treize ans.

Depuis cette histoire avec Raphaël, je me suis dit : « S’il y a une bonne affaire à prendre, eh bien, je la prends ! » Si vous voulez, c’est comme si j’avais fait un apprentissage dans la vie : « Finalement, ce que tes parents t’ont raconté, c’est du flan ou à peu près du flan et la réalité est beaucoup plus multiple, beaucoup plus ouverte que cela. » Et puis, on change aussi. On se rend compte que la vie est courte et que, quand il y a un moment sympa, eh bien autant le prendre. Par exemple, actuellement, je suis avec l’un de mes amis avec lequel je couche de temps en temps, quoi. On se fait un petit câlin [sourire]. [Vous avez eu et vous avez toujours des relations extraconjugales. Est-ce que cela est en cohérence, pour vous, avec votre éthique, votre foi ?] [Rires] Ah ! Oui ! Oui ! Écoutez, moi je me suis rendu compte que tout cela, ce sont des prescriptions sociales. On met Dieu – pour autant que l’on puisse parler de Dieu – là où il n’a pas à être. Il n’existe pas d’éthique ou de morale sans culture. [...] La sexualité peut être utilisée pour dominer l’autre, le rabaisser ou l’asservir, mais elle peut aussi être utilisée pour élever l’autre, pour lui dire que c’est une belle personne. Au fond, nos conceptions bourgeoises du xixe siècle sur le mariage ne sont que des limitations culturelles, cela n’a rien à voir avec la vraie compassion et le vrai amour que l’on peut éprouver pour les autres. [...] L’éthique, pour moi, c’est vraiment le travail de la compassion pour moi-même et pour les autres, et ce n’est pas répondre à des prescriptions. C’est sûr, je ne veux pas blesser mon mari et on s’est dit qu’on n’avait pas envie de se blesser mutuellement, parce que le but ce n’est pas de se faire du mal quand on est heureux ensemble, et puis avec l’âge, on a moins besoin de sexualité. Alors, avoir un ami sur lequel je peux compter suffit à mon bonheur. Moi, j’ai trouvé un équilibre comme ça et je pense que je ne fais de tort ni à lui ni à sa femme ni à moi ni à mon mari, parce qu’on est deux couples qui s’octroient des libertés, mais on ne se le dit pas. C’est vrai que les gens pensent que la religion, c’est une morale. (Monica, juin 2017)

38Le discours de Monica est singulier parmi les interviewées chrétiennes qui n’ont pas, bien entendu, sa formation et sa réflexion théologiques. Mais l’idée que l’amour « fait du bien » et qu’il ne faut pas s’en priver au nom de normes sociales est présent dans tous les arguments des enquêtées croyantes. Cette représentation des amours illicites rejoint, en partie, celle de femmes qui expliquent un amour en contradiction avec leurs convictions, à travers des croyances ésotériques (qui, comme pour Brigitte, n’excluent pas des croyances religieuses), mais aussi de femmes et d’hommes qui l’expliquent par une « fidélité à eux-mêmes ». Dans Amours clandestines (Garcia, 2016 a), la question de la religion m’avait quelque peu échappé tant celle de la souffrance amoureuse féminine était massive. Ici, cherchant à saisir plus subtilement les logiques argumentaires des personnes interrogées, il m’est apparu – notamment en rencontrant Monica –, d’une part, que toutes les femmes ne sont pas en tension interne entre l’idéal du grand amour (c’est-à-dire décontextualisé et n’existant qu’au niveau des représentations), le couple et l’infidélité ; d’autre part, plus spécifiquement, qu’il existe des arrangements moraux fondés sur des systèmes idéologiques (New Age ou religion, ou les deux), eux-mêmes visités ou revisités, qui contribuent à un relatif bien-être émotionnel des femmes. Bien évidemment, l’organisation des représentations de l’amour, du couple et de la sexualité chez les interviewées doit prioritairement être interprétée à la lumière de leur parcours amoureux et de leur trajectoire sociale. Cela dit, on constate, notamment pour les chrétiennes, que l’invocation de valeurs supérieures aux sentiments humains pour justifier un amour relativement interdit (nous sommes ici dans le registre, je le rappelle, de la légalité et d’une relative tolérance sociale) réduit le coût psychique de la transgression.

Soif d’authenticité

39Dans Amours clandestines (ibid.), je m’étais interrogée sur les représentations de la fidélité des femmes et des hommes. J’avais observé que les hommes faisaient prioritairement référence à la fidélité aux valeurs familiales (à l’engagement familial qu’ils tenaient), alors que les femmes se référaient aux valeurs de l’amour romantique et donc à l’exclusivité sexuelle et affective entre partenaires amoureux. Nous allons voir ici une troisième conception de la fidélité, largement invoquée par les deux sexes : la fidélité à soi-même. « Et ce qui me caractérise aussi et qui ne changera jamais, c’est mon goût de la liberté, de pouvoir me réaliser à travers des rencontres diverses, et puis là, il se trouve que c’est une rencontre masculine. »  (Marie-Christine, avril 2017) Marie-Christine relie explicitement ici le développement de sa liaison avec l’idée de ne pas renoncer à ce qu’elle est fondamentalement. Elle rejoint en cela plusieurs enquêté.e.s, femmes et hommes, qui expliquent leur entrée dans la « double vie » par la possibilité d’être – enfin ou de nouveau – « authentiquement soi ». Helena*, elle, a une quarantaine d’années quand sa vie commence à lui paraître infiniment pesante et fatigante : « Vous savez, je jouais des rôles depuis longtemps, que ce soit au niveau familial, politique, professionnel. » En couple avec le même homme depuis l’âge de 20 ans, elle décide alors de prendre de la distance avec son conjoint et rencontre un homme plus jeune avec lequel elle vit un amour caché durant deux ans.

40Rose*, quant à elle, rapporte un parcours singulier, car la « crise » a été précoce. Elle a voulu « se retrouver » à l’âge de 30 ans. Cela faisait cinq ans qu’elle s’était mariée avec le jeune homme qu’elle avait rencontré à l’âge de 18 ans. Elle avait deux enfants avec lui. Rose explique qu’un changement de région a été le déclencheur de sa remise en question. Elle vivait dans un village du Sud de la France et, après la naissance de son premier enfant, son mari a été muté en région parisienne. Alors, une vie que la femme décrit comme routinière et ennuyeuse a commencé pour elle. L’existence qu’elle menait correspondait de moins en moins aux aspirations que Rose avait lorsqu’elle était adolescente. La relecture d’un texte qu’elle avait écrit dans son journal intime de jeunesse provoqua une profonde remise en question de son mode de vie de mère de famille. Dans le texte de sa jeunesse, Rose écrivait : « À partir d’aujourd’hui, je veux apprendre à être folle. Je veux prendre le droit d’être libre et si on ne me le donne pas, je le volerai. » À la lecture de ces mots, Rose s’est rendu compte, dit-elle, qu’elle avait trahi la jeune fille qu’elle avait été.

En fait, je me suis aperçue que notre couple était vraiment très routinier. Bon, c’étaient aussi les conditions matérielles, d’habitat, de travail, mais notre couple était vraiment renfermé sur lui-même : on n’invitait pas d’amis, on n’était pas invités. Ce n’était pas ce à quoi j’étais habituée dans ma famille où il y avait toujours les copains de mes frères qui venaient à la maison, on jouait au tarot avec mes parents, avec les voisins, il y avait des gens à l’apéro, on discutait, on discutait politique. Et le fait que j’avais promis fidélité à mon mari faisait que je ne m’engageais dans aucune relation affective. Pour moi, même encore maintenant, je ne sais pas faire la différence entre l’amitié et l’amour, aussi bien avec les femmes qu’avec les hommes. J’avais l’impression que toute relation affective était une infidélité. (Rose, mai 2017)

41Rose se sentait mal, triste et un peu déprimée. Elle a consulté alors un psychologue auquel elle se souvient avoir dit qu’elle avait envie de faire des bêtises. Quelque temps après, au cours d’une réunion professionnelle, elle a fait connaissance d’un collègue, Jean-Paul, avec lequel elle a un peu discuté. Il lui dit qu’il était en train de se séparer de sa femme et qu’il cherchait un appartement. L’homme plaisait à Rose et elle chercha à le croiser. Dans les semaines qui suivirent, ils échangèrent compliments et minauderies jusqu’à ce qu’elle dise à son collègue qu’elle trouvait dommage de ne pas mieux le connaître. Ils ont alors convenu de se voir après leur travail le jour même. Ils sont allés prendre un verre et se sont promenés dans un parc. La promenade s’est conclue par un baiser et la promesse d’une nouvelle rencontre.

Alors, la première réflexion que je me suis faite, après, c’est que la première fidélité qu’on devait avoir c’était envers soi-même. Et que quand j’avais promis fidélité à mon mari avant qu’on se marie, c’était moi que j’avais trahie d’abord, et que ça, ce n’était pas possible. Et après, si les gens ne sont pas capables de comprendre, eh bien tant pis. C’est dommage, parce que moi, je n’aime pas cacher les choses, mentir, mais je trouve inutile de faire du mal juste par principe, pour dire qu’on est au clair et qu’on ne ment pas. (Rose, mai 2017)

42La quête de leur identité, leur révélation, leur épanouissement constituent un projet existentiel présent chez nombre de mes enquêté.e.s. Ce souci de soi est, comme le disait Michel Foucault, socialement situé. Il constitue un privilège des classes sociales supérieures, dans la mesure où dans ces milieux, n’ayant pas à se préoccuper de contraintes matérielles basiques, on dispose de temps pour soi, et on sait comment l’employer (Foucault, 2001). Rose est issue d’un milieu modeste, mais elle a connu une promotion sociale professionnelle et notamment culturelle (avec l’obtention d’un diplôme de niveau Bac + 5) au cours de laquelle elle a intégré des normes et des valeurs des classes sociales dominantes.

43Le mode de vie valorisant le souci de soi ne doit pas être confondu avec l’individualisme, car il implique aussi un souci des autres. Parmi les techniques et procédés qui permettent aux individus la mise en œuvre du souci de soi, comme Viviane Albenga le montre à propos des cercles de lecture, l’écriture et la lecture liées à l’expression de l’intime sont souvent privilégiées (2017, p. 44-49). Or, femmes et hommes poursuivant une relation cachée sont habituellement de grands producteurs d’écritures intimes, qu’il s’agisse de messages (sous forme de courriers) envoyés à l’être aimé, de journaux intimes ou encore de blogs sur Internet. Les socialisations sexuées favorisent ces pratiques chez les femmes, mais on les trouve aussi chez les hommes. Les deux sexes sont en quête d’une « possession de soi » que l’amour – et a fortiori caché – semble favoriser.

L’amour est devenu progressivement, dans la modernité occidentale avancée, le lieu privilégié du « dévoilement de soi » dans un contexte dans lequel le moi est non seulement de plus en plus singularisé, mais également encouragé à exprimer une singularité croissante par la différenciation des goûts et des valeurs. La sexualité, incitée par l’observation scientifique et l’interrogation clinique et thérapeutique, devient à son tour domaine d’expression de la pluralité, de la diversité, de l’idiosyncrasie individuelle, à laquelle les différentes formes de classements savants confèrent une quelconque dignité en la rendant nommable et donc compréhensible. (Piazzesi, 2018, p. 177)

44Cette quête de « jouissance de soi » ne se retrouve pas, cependant, chez les femmes qui convoquent le « destin » ou l’« amour universel » (ou les deux) pour expliquer leur infidélité. En effet, la première catégorie de discours est fondée sur une vision du monde dans laquelle la volonté individuelle et la fidélité conjugale (comme haute valeur morale) sont mises à mal par le destin. Dans cette conception, les personnes n’ont pas choisi ce qui leur arrive. En revanche, les personnes qui expliquent leur entrée dans l’infidélité par le besoin de se (re)trouver disent avoir voulu avoir un amant ou une amante : que cette volonté ait précédé la rencontre ou qu’elle soit devenue manifeste au moment de la rencontre.

45Le soi (qu’il soit « vrai » ou non) n’est pas objectivable. On ne peut suivre dans ce domaine que les impressions, sentiments, émotions, pensées exprimées par les personnes. Celles-ci s’efforcent de mettre en cohérence leurs actions et leurs discours, comme tout un chacun, et elles effectuent un travail réflexif de « soi sur soi » qui prend appui sur des systèmes idéologiques et des registres de justifications variées, liés au parcours de chacun.e. Cela étant dit, les explications données sont à prendre au sérieux non seulement comme discours, mais aussi comme univers d’intelligibilité des individus. Ainsi, si la quête de soi est sans doute plus communément convoquée que le « destin », elle n’en reste pas moins une modalité, parmi d’autres, d’explication de la vie que l’on mène.

46On ne peut assurer, comme sociologue, je l’ai dit, l’existence objective d’un soi ou de plusieurs soi, mais concernant la convocation de cet argument dans les récits d’infidélités, on peut dire deux choses. La première est que la société occidentale est caractérisée par le processus d’individualisation. Il concerne un processus sociohistorique – lié au développement du capitalisme et de la démocratie – de construction de l’individu comme sujet. Il ne fait pas l’objet d’une datation précise ni d’une chrono­logie linéaire, mais son amorce est située au xvie siècle (Élias, 1969, 1985) avec un déploiement au xixe siècle et une accélération depuis quelques décennies caractérisée par l’injonction sociale à être soi. Les individus occidentaux sont le produit de ce processus et, par voie de conséquence, la sensation d’avoir un soi véritable est une sensation authentique (Elster , 1985 ; de Singly, 2017).

47La seconde chose que l’on peut dire du soi véritable dans la relation amoureuse cachée est qu’elle concorde aussi avec le discours romantique qui a émergé au xixe siècle. Dans le premier volet d’Amours clandestines, nous avons vu que l’un des traits du romantisme tient dans l’affirmation que l’on ne peut découvrir sa véritable nature que dans des passions comme celles que les auteurs romantiques dépeignent. Un amour passionnel ne peut feindre : « Les deux amants sont contraints de se dévoiler l’un à l’autre. » (Cossart, 2002, p. 161) La production sociale (via des institutions et des socialisations) d’aspirations à la construction d’une aire sociale d’autoréalisation individuelle échappant au contrôle direct des institutions a trouvé dans le modèle de l’amour romantique diffusé dès le xixe siècle – absolu, autosuffisant, exclusif, intemporel et unique (Shorter, 1975, 1977) – un espace privilégié de développement :

Désormais tributaire du seul sentiment amoureux, le couple s’affirme comme un duo réunissant deux individualités autonomes, mais qui restent soudées par une satisfaction mutuelle de la pulsion sexuelle. L’injonction au plaisir partagé est désormais généralisée et devient le moteur d’une relation de couple régulée par le dialogue et la communication. (Neyrand, 2018, p. 75)

La clandestinité amoureuse semble ainsi particulièrement à même, dans la mesure où elle échappe – plus que l’union officielle – aux institutions publiques, de constituer un terreau fertile au développement du sentiment d’être « authentiquement soi » à un âge (socialement construit) où on peut avoir la sensation de « se perdre ».

Les femmes et les enfants d’abord

Familles en péril

48L’engagement familial constitue, comme je l’avais montré dans le livre précédent, le principal registre de justification du maintien de la relation officielle chez les hommes. Ils se définissent comme « fidèles dans l’infidélité » : être fidèle, dans cette optique, c’est tenir ses engagements familiaux envers et contre tout et surtout contre ses désirs personnels. Au fil de ma seconde enquête, il me semble avoir un peu mieux saisi le sens du maintien de l’engagement familial pour les hommes. Le récit de David montrera combien la mise en péril de la famille peut être considérée comme un échec personnel cuisant. Nous verrons ensuite, plus précisément, avec Fabien, qu’il ne s’agit pas seulement de tenir son rôle de chef de famille, pour ces hommes, mais aussi de montrer et de se montrer que, quelles que soient les adversités à l’intérieur ou à l’extérieur de la famille, ils font face.

49Le témoignage de David, rencontré à l’occasion de la préparation d’une émission radio sur l’infidélité, corrobore cette première analyse. David avait lu mon livre et était plutôt énervé à l’idée que je puisse « défendre » l’infidélité. Sa lecture de mon travail s’apparentait à celle de Rachel, mais elle suscitait chez lui une colère qu’il ne m’a pas épargnée. Quand j’ai commencé à discuter avec lui, avant de lui proposer de réaliser un entretien formel, il venait de rompre avec une amante et considérait qu’il avait failli détruire la vie de son épouse et plus largement de sa famille à cause de cette liaison qu’il regrettait fortement : « Comment on peut mettre en danger sa vie familiale juste pour quelqu’un que l’on désire ?!? C’est dingue ça ! » (David, mai 2017)

50Lors de cette première rencontre, il était très dur envers lui-même et se considérait comme un être exécrable. Tentant, maladroitement, de calmer sa fureur, je lui dis qu’il n’était pas un monstre et que nombre de personnes vivaient des expériences similaires. Il haussa le ton et m’invectiva, me disant que je ne pouvais pas écrire ni dire des choses comme ça, qu’on n’avait pas le droit de dire que c’était normal, et que je ne mesurais pas la gravité de ses actes. Je me tus et mis fin à toute velléité d’apaisement de la colère de mon interlocuteur. Je lui proposais néanmoins de le revoir pour qu’il m’explique ce qu’il appelait sa « descente aux enfers ». Il fut immédiatement d’accord, plutôt enthousiaste à l’idée de me livrer son histoire, qu’il jugeait horrible.

51David avait une liaison avec Audrey, l’une de ses subordonnées depuis deux ans, lorsque son épouse eut des soupçons. Un jour, cette dernière surprit des SMS qui ne laissaient aucun doute sur la nature de la relation que son mari entretenait avec une autre femme. Cela produisit un tsunami dans le couple : l’épouse tomba malade et des membres de leur famille furent mis au courant. David quitta alors le domicile familial pour aller vivre seul. Il était fatigué de mentir et ne savait comment mettre fin à toutes les souffrances qu’il avait infligées à son épouse. Durant cette séparation, qui dura presque une année, cette dernière pensait que son mari ne fréquentait plus Audrey. Or il continua de la voir durant six mois encore. Durant cette période, se rendant à son ancien domicile pour s’occuper de ses enfants, David « prit progressivement conscience » (selon ses mots) qu’Audrey était un fantasme et que son véritable amour était dirigé vers sa famille. Il s’arrangea – sans qu’elle le sache – pour que sa maîtresse obtienne une promotion qu’elle attendait depuis longtemps et qui l’obligeait à déménager à des centaines de kilomètres de David. Ce dernier quitta alors Audrey et rentra chez lui pour reconstruire son couple.

[Il parle des dix mois où il a pris un appartement seul] J’ai toujours fait croire à ma femme que l’autre, je l’avais dégagée, et Audrey, je lui faisais croire que je ne voyais plus ma femme. J’ai eu des relations intimes avec ma femme quatre ou cinq fois au cours de ces dix mois. Par contre, j’avais stipulé un truc, c’était qu’aucune des deux ne rentre chez moi. Je passais quatre nuits sur sept chez Audrey et trois nuits sur sept chez moi, parce que j’avais toujours un souci, c’était que ma femme découvre que j’avais une relation avec Audrey à côté, et je n’avais pas envie qu’elle sache. J’ai tout fait pour blinder. Tout, tout, tout. J’ai plutôt bien manœuvré [...]. J’ai caché la relation à ma femme et j’ai su qu’Audrey avait obtenu un poste à Marseille [ils vivaient à Strasbourg]. On était en juin. Donc on a fêté ça ensemble, le soir, j’ai passé la nuit avec elle et le matin, elle m’a dit : « Au fait, qu’est-ce qu’on fait tous les deux cet été ? » Et je lui ai dit : « Eh bien, je vais rentrer chez moi. » [Y aviez-vous réfléchi ?] Eh bien, ce qui était sûr, c’était que je n’allais pas faire ma vie avec elle. Alors je me suis dit : « C’est bon, son poste à Marseille, ça résout tout. » [...] Je lui ai dit ça le matin, allongé avec elle sur le lit. Alors, après, je me rhabille, je ne lui dis pas un mot, je ne la regarde même pas et je pars. Je ne l’ai jamais revue. [...] Ma femme ne s’en est pas remise. Elle est encore en fragilité psychologique à cause de ça. Elle est dans un état incroyable. Le seul truc que je peux en tirer, c’est que j’ai découvert la part obscure de moi-même. (David, mai 2017)

52David explique qu’il serait bien resté seul après le départ d’Audrey, mais que pour ses enfants, il est rentré chez lui. Depuis, il essaie de sauver son mariage : « Quand vous voyez les dégâts que ça fait chez vous ce genre d’histoire, franchement, je trouve que c’est cher. Le prix à payer, il est cher. Il ne faut pas dire que ce n’est rien, on fait du mal à sa famille, à ses enfants. » David exprime de l’amertume, de la colère et une certaine rancœur aussi envers Audrey, qu’il n’a plus jamais revue et dont il ne veut plus avoir la moindre nouvelle. Il a fait en sorte qu’elle soit mutée loin de chez eux pour ne plus avoir à travailler avec elle ni la croiser dans la rue. Il ne va pas dans la ville où elle vit et il voudrait que cette histoire disparaisse de sa vie.

53David dit avoir perçu, peu à peu, des traits de personnalité chez son amante qui lui déplaisaient fortement : égocentrisme, égoïsme, immaturité... Il dit qu’il ne comprend pas ce qui a pu l’attirer chez elle et que ce qu’il éprouvait était une passion obscure, mais pas de l’amour. L’amour, c’est pour sa femme. La fin de sa liaison a concordé avec une redécouverte de l’amour conjugal. Et, comme chez tous nos enquêtés (hommes), l’amour de la famille a toujours été là, rempart inébranlable contre toute velléité de divorce ou de séparation. Quelle que soit l’opinion qu’ils portent sur leur conjointe, les hommes que nous avons rencontrés valorisent le lien conjugal et la famille construite avec la mère de leurs enfants.

54Que leurs valeurs soient conservatrices ou progressistes, les hommes sont unanimes : hors de la famille, point de salut ! Il s’agit ici de la famille construite avec la mère de leurs enfants. Cette famille est conçue comme « solidaire » (mais aussi structurée et hiérarchisée avec, en tête de l’organisation, le père de famille) et « familière », autrement dit, préservée du monde extérieur. L’amante constitue dans ce schéma un danger qui, pour les hommes, implique une double prudence : par rapport à la conjointe, pour ne pas être démasqué, et par rapport à la maîtresse, pour la tenir à distance. Les hommes dont la relation extraconjugale a mis en péril cette stabilité le regrettent amèrement et dans les cas étudiés, ils créent une distance abyssale avec la femme qui, durant des années, a été leur amour-passion.

55Fabien, lui, explique qu’il a le « sens des responsabilités », le « sens du mariage ».

Je suis quelqu’un qui est connu pour tenir ses engagements, pour être fiable. Pour « défendre le bifteck », comme on dit : se battre pour quelque chose. Ce sont des valeurs que j’ai héritées de mes parents. [Et par rapport au mariage, est-ce que c’est pareil ?] C’est le contrat de mariage dans le sens écrit, à la mairie. C’est qu’à un moment donné, on décide de partager. On décide que ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Il y a de bons moments et il y a des moments moins agréables, plus difficiles à vivre. Donc moi, ces moments-là, c’est ma force. C’est là où ça a du sens. Même si ça me pèse, là, je ne laisse pas tomber. (Fabien, juin 2017)

56Dit de manière lapidaire, pour ces hommes, plus c’est difficile de rester avec leur épouse, et qu’ils restent malgré tout, plus ils montrent (se montrent) qu’ils sont des hommes à la hauteur. Autrement dit, ils suivent un code d’honneur qui atteste leur virilité, montrant surtout qu’ils sont courageux, « durs pour leur propre souffrance et surtout pour la souffrance des autres » (Bourdieu, 1998, p. 74-78). Ce que les femmes interprètent comme de la lâcheté chez les hommes qui ne quittent pas leur épouse alors qu’ils en aiment une autre (et parfois n’aiment plus leur épouse) est, du côté masculin, au contraire, perçu comme une forme de courage : le courage de rester malgré les difficultés et les ennuis.

Épouse imparfaite, mère parfaite

57L’image que les hommes donnent de leur famille est positive, comme nous venons de le voir. Parfois, la mésentente entre conjoints leur donne cependant un sentiment d’échec de leur vie privée, mais cela ne remet pas radicalement en cause l’importance de la famille. Les problèmes de couple sont considérés comme éprouvants et ennuyeux, mais pas dramatiques. Généralement, ils sont reliés à la baisse du désir sexuel de la conjointe (selon la perception des hommes, bien évidemment), à des tensions et des disputes liées au partage des tâches domestiques, à l’argent du foyer, et très souvent aussi à l’état dépressif ou anxieux de la conjointe, ou à une « personnalité difficile ». Cette vision de l’épouse est récurrente chez les hommes que nous avons rencontrés. Ils la livrent volontiers à leur amante qui se construit ainsi une image négative de l’épouse.

Elle ne sourit jamais ! Je l’ai croisée plusieurs fois, elle est là, elle ne sourit pas, elle ne regarde personne... Simon me disait souvent que ce qu’il redoutait le plus, ce n’était pas qu’elle le quitte, mais qu’elle dilapide leur argent, parce que lui est très près de ses sous et qu’elle est très dépensière. [Et comment expliquez-vous qu’il ne veuille pas la quitter ?] Avec elle, il sait exactement ce qu’il a, d’accord ? Et lui, c’est quelqu’un d’hyper routinier, et du coup, il fait comme il veut. Lui, il travaille en dehors des horaires habituels et souvent le week-end, alors qu’elle, elle travaille toute la semaine. Mais il aime travailler quand elle est là, du coup, chacun a son temps libre hors du couple. Au fond, ils ont un arrangement de couple. (Rachel, novembre 2016)

58Le caractère « difficile » de la conjointe est souvent souligné comme étant un poids à porter dont la relation adultère permet de se délester quelque peu. Cela dit, les hommes nuancent la noirceur du tableau conjugal et soulignent parallèlement des qualités diverses de leur épouse (travailleuse, calme, cultivée, dynamique, désirable, sociable...) parmi lesquelles, il faut distinguer son rôle de mère. Celui-ci est quasi systématiquement fortement valorisé, quels que soient les défauts qu’ils perçoivent chez leur conjointe : l’amour et les soins qu’elle porte à leurs enfants demeurent la raison principale donnée pour ne pas la quitter.

59Les hommes envisagent ainsi difficilement la dissociation entre la mère de leurs enfants et leur famille. Louis*, dont nous avons suivi l’histoire dans le premier volet d’Amours clandestines, avait 52 ans quand il amorça une liaison avec Alix*, qui dura quatre ans. Cette dernière avait demandé à son amoureux de choisir entre leur histoire et son couple et il prit la seconde option. Alix avait alors quitté Louis. Mais avant de se séparer, la jeune femme avait souhaité que l’homme lui explique pourquoi il affirmait ne pas pouvoir quitter son épouse. Il lui avait répondu : « Ça la tuerait. » Dans son entretien, Louis revint sur cette idée que son épouse ne survivrait pas à une séparation ou, du moins, en ressentirait une profonde affliction qu’il ne voulait pas lui infliger. Deux ans après la fin de leur histoire, Louis était toujours marié et Alix était en couple avec une femme. Je ne revis jamais Louis et ne sus que par un message qu’il continuait de penser à Alix : « Je pense à elle toutes les trois minutes », m’avoua-t-il. Alix me dit de son côté que, bien qu’étant en couple, elle n’oubliait pas Louis.

60La séparation du couple parental est considérée par les hommes interrogés comme impossible, tant elle serait à la source de malheurs familiaux. On a affaire, comme je l’ai dit antérieurement, à une représentation puissante dans notre société de la division familiale comme « étant un malheur au principe de tous les malheurs » (Lenoir, 2003, p. 45). En outre, la réussite familiale dans d’autres domaines, notamment matériels et éducatifs, contrecarre notablement les déceptions conjugales rapportées par les hommes. Dans ces classes intermédiaires supérieures, la réussite scolaire des enfants, la propriété immobilière et les activités de loisirs socialement distinctives (des classes populaires) constituent, pour les hommes, des sources de fierté qui transparaissent dans tous les discours. Or, ces styles de vie ont d’autant plus de valeur à leurs yeux qu’ils prennent place dans une famille « réussie », c’est-à-dire très précisément qui n’est pas une famille « recomposée ». Le divorce, vaguement rêvé par tous ces hommes, comporte, selon eux, une face obscure qui les répugne : la fin du foyer familial tel qu’ils l’ont construit avec la mère de leurs enfants.

  • 5  Dans le modèle du male breadwinner, l’homme est le seul à subvenir financièrement aux besoins du m (...)

61Soulignons que les épouses des enquêtés tiennent, dans leur très grande majorité, des positions socioprofessionnelles inférieures à celles de leur mari (parfois elles ne travaillent pas) et qu’on peut considérer que la conjointe constitue, à son corps défendant, un faire-valoir de la valeur sociale de son conjoint. Loin d’être considérées, quand le couple va mal, comme des victimes par leur conjoint, elles sont alors plutôt estimées comme privilégiées, dans la mesure où elles bénéficient d’une vie matériellement aisée, d’une maison, d’un mari ayant un poste de travail enviable, d’une vie que leurs conjoints considèrent en somme comme étant facile. Les hommes dont les épouses disposent de revenus inférieurs aux leurs semblent ainsi tirer une certaine fierté d’être des males breadwinners5. Deux enquêtés ont cependant des compagnes dont les postes professionnels sont supérieurs aux leurs. Or ces deux hommes perçoivent leur épouse comme étant émotionnellement fragile, ce qui les conduit à penser qu’elles ont besoin d’eux pour vivre sereinement.

62En somme, les hommes estiment qu’ils ont réussi leur vie de famille et qu’ils apportent, sinon le bonheur, du moins une certaine sécurité matérielle, affective et psychologique à leur conjointe. Ils considèrent également celle-ci comme une bonne compagne, ou à défaut comme une bonne mère. Ces discours dénotent une valorisation du modèle contemporain de la « famille normale » (composée d’un couple hétérosexuel et de leurs enfants biologiques, vivant sous le même toit [Shorter, 1975, 1977]) qu’ils sont convaincus d’avoir fondée. Bien qu’étant en réalité minoritaire dans les sociétés occidentales (Gubrium & Holstein, 1990), le modèle de la « famille normale » est associé symboliquement à la « chaleur du foyer », image récurrente dans les discours masculins. Celle-ci provient tout d’abord (dans les discours) de la chaleur des liens entre parents et enfants, ensuite vient la thématique de la maison ou de l’appartement acheté à laquelle tous portent une grande attention, et enfin celle des vacances en famille. Le logement familial tient une place importe dans les représentations masculines. Il semble symboliser à la fois les années passées ensemble, la réussite sociale et le confort domestique.

63Il est ainsi important de préciser que la récurrence de la thématique des biens matériels, dans les propos des hommes, ne dénote pas un matérialisme basique (comme le pensent souvent leurs maîtresses), mais renvoie plutôt à ce que ces biens matériels symbolisent. Inscrite à la fois dans les institutions (le mariage en est un exemple) et dans les esprits (Bourdieu, 1994), la famille chaleureuse, épanouie, installée dans une maison confortable est un idéal social puissant. Ces hommes ont la sensation d’avoir atteint cet idéal. Bien entendu, ce joyau que représente la famille est parfois décrit comme pesant, étouffant, mais pour autant, dissoudre le couple conjugal n’est pas envisageable pour ces hommes.

Il ne quittera pas sa femme

64« Depuis le premier jour, il m’a dit qu’il ne quitterait pas sa femme. » Rachel parle ici de Simon, son ancien amant. David a également été clair dès le début avec sa maîtresse. Il explique que l’un des problèmes entre eux a tenu au fait qu’Audrey n’a jamais accepté sa place de maîtresse, alors qu’il lui avait fait comprendre depuis le début qu’elle n’en aurait pas d’autre.

Disons que ma maîtresse, tout de suite, elle s’est positionnée comme étant la femme principale et que mon épouse était la maîtresse. Moi, j’avais été amant [il fait référence à un épisode de sa vie au cours duquel il a été l’amant célibataire d’une femme mariée], et tout de suite, j’avais pris ma place d’amant, j’avais tout de suite identifié ma position, moi. Je lui avais dit [il parle de sa maîtresse] : « C’est hyper important. » Elle m’avait dit : « Je suis quoi pour toi ? » Je lui avais dit : « Tu es ma maîtresse. » (David, mai 2017)

65Pour David, Audrey aurait dû savoir se conformer à un schéma implicite – qui pour lui était clair – selon lequel il n’y avait pas d’avenir commun entre eux : son épouse aurait, quoi qu’il arrive, la première place dans sa vie. David avait longtemps résisté à la tentation de l’infidélité, il avait cédé avec Audrey non pas parce qu’il mettait alors en question son couple, mais parce qu’il avait envie de vivre autre chose. Il n’avait jamais envisagé de transformer sa vie pour une femme autre que son épouse. De toute évidence, la distribution des rôles entre les femmes (épouse ou maîtresse) et ce qu’elle implique est méconnue des femmes concernées et, je dirais, de la plupart des femmes. En revanche, elle est une évidence pour les hommes. Pour ces derniers, un amour caché n’est rien d’autre qu’un amour caché. Il ne s’agit pas d’un préalable à une union officielle, il ne s’agit pas de longues fiançailles ni d’une préparation à la séparation d’avec l’épouse. Il s’agit d’une relation élaborée dans le secret et destinée à y rester aussi longtemps qu’elle ne met pas directement en danger le couple conjugal.

66Bien qu’il ne soit pas certain qu’il ait expliqué cela aussi clairement à ses amantes qu’à la sociologue que je suis, Maurice* explicite dans l’extrait qui suit le positionnement implicite de tous les hommes que j’ai entendus :

Je n’ai jamais dit à une de mes maîtresses [il prend un ton mielleux ironique] : « Tu sais, je suis avec ma femme, mais je divorcerai plus tard. » JAMAIS ! Au contraire, j’ai toujours dit : « Tu sais, je ne suis pas le type avec qui tu feras ta vie. » Elle [il parle de l’une de ses amantes] : « Tu sais, le couple s’use. » Je lui disais : « Oui, le nôtre aussi va s’user ! » [Rires] Elle disait : « Non, non ! » Je disais : « Si, mais si ! Tout s’use ! » Il y a des femmes qui ratent leur vie à cause de mecs mariés : elles disent : « Je ne me suis pas mariée, je n’ai pas eu de gosses à cause d’eux ! » Voilà. Moi je disais à ma maîtresse : « Mais marie-toi, fais des gosses ! » Mais elle ne voulait pas. Mais après, elle ne m’a jamais rien reproché [il parle d’une histoire qui s’est terminée]. Je n’ai jamais menti. C’est ça qui est bien. Moi, j’ai pu garder des relations amicales, hein, avec mes maîtresses. Bon... Y’en a qui ont pris de la distance quand même. (Maurice, mars 2017)

67Ne pas avoir délibérément laissé espérer à ses amantes qu’il quitterait son épouse pour elles permet à Maurice de se sentir dédouané d’une certaine culpabilité. Il dit qu’il n’a pas menti à ces femmes. C’est probable, mais alors pourquoi ces femmes, comme tant d’autres, poursuivent des liaisons douloureuses avec des hommes engagés par ailleurs tout en rêvant d’un avenir conjugal avec eux ? L’incompréhension monumentale que l’on observe ici entre les femmes et les hommes n’est pas (toujours) le fait de positionnements, discours ou explicitations individuels. La culture amoureuse, les modèles conjugaux, le système de genre, les socialisations sexuées constituent, par-delà la volonté – et la bonne volonté, souvent – des intéressé.e.s un abîme entre les attentes et les visions que femmes et hommes ont de leur amour clandestin. Les hommes, quant à eux, ne se posent que rarement la question du sens de ce dernier, bien que certains, comme Fabien, s’interrogent sur le fait que la liaison perdure :

[Était-il clair pour vous, lorsque vous avez commencé votre relation avec Marie-Christine, que vous n’alliez pas quitter votre femme ?] Je vous dis franchement, je ne me suis jamais posé la question de cette manière, mais implicitement, je pense qu’il a été toujours clair que je ne quitterais pas ma femme. La question que je me suis déjà posée, effectivement, c’est suite à une maladie chronique de mon épouse. Marie-Christine a été très malade et c’est un peu la même chose de l’autre côté. Je me suis dit : « Si je me retrouvais seul ? » Est-ce que je peux envisager de continuer ce type de relation ? [Hésitation] Franchement, je n’ai pas trouvé la réponse. Je n’ai pas trouvé la réponse, parce que je ne cherchais pas une forme d’aventure, dans le sens « aventure sexuelle ». Ce n’était vraiment pas le but de la recherche, pas du tout. C’est pour ça, je ne cherchais pas à créer une situation difficile d’un côté ni de l’autre. D’ailleurs, je cherchais plutôt des femmes mariées, qui ont une vie. C’est une question que je me suis posée, mais je n’ai pas trouvé la réponse. (Fabien, juin 2017)

68Fabien explique ainsi qu’il se demande parfois ce qu’il ferait si son épouse venait à mourir. Il se demande s’il poursuivrait une relation avec son amante ou bien s’il ferait autre chose. Il n’évoque cependant pas l’idée que, veuf, il pourrait envisager de partager sa vie avec Marie-Christine, dans l’hypothèse, évidemment, où elle quitterait son mari. Pour Fabien comme pour les autres hommes, la situation conjugale de leur maîtresse (lorsqu’elle est en couple) est une donnée. Ils n’envisagent pas qu’elle puisse changer et surtout pas changer pour eux. Ils ne le souhaitent d’ailleurs pas.

69Christian*, lui, avait décidé longtemps avant la fin de son histoire d’amour cachée qu’il ne quitterait pas son épouse pour Laurence*, qui a été son amante durant six ans. Mais il n’en avait rien dit à cette dernière. Il explique que durant deux ans, il a néanmoins pensé à se séparer de sa conjointe et qu’il le lui a même annoncé. Il s’ennuyait dans son couple, il n’aimait pas sa vie conjugale et ne se voyait pas finir ses jours dans cette profonde lassitude qui l’habitait. Il l’a dit à son épouse. Elle a accusé le coup et a eu l’air, d’après Christian, de poursuivre sa vie comme si de rien n’était. Toutefois, il a observé que sa conjointe faisait évoluer les choses entre eux, de manière progressive. Alors qu’elle était casanière et n’avait pas de centres d’intérêt personnels, elle a commencé à entreprendre des activités hors du foyer et sans son conjoint, elle a perdu du poids, elle changé de vêtements, elle est devenue plus loquace, plus souriante. Petit à petit, Christian a commencé à voir son épouse différemment, à la trouver plus jolie, plus désirable, plus intéressante. Il ne s’ennuyait plus avec elle, il trouvait de nouveau leur vie sympathique et agréable et il était séduit par la nouvelle apparence de la femme qui partageait sa vie. L’idée du divorce s’est alors envolée avant même qu’il n’ait entrepris la moindre démarche.

70Parallèlement, Christian a découvert certains traits de personnalité chez son amante qu’il dit rédhibitoires. Leurs discussions lui ont montré notamment qu’ils ne partageaient pas les mêmes valeurs politiques : l’un se situant à gauche ; l’autre à droite. Les temps de vacances et de week-ends passés ensemble ont aussi mis en évidence des goûts culturels et des loisirs contrastés : l’un passionné de gastronomie et de vins ; l’autre n’appréciant pas du tout cet univers ; l’une étant sportive, l’autre plutôt sédentaire. Christian a également noté qu’ils n’avaient pas les mêmes rythmes au quotidien pour ce qui était des heures de sommeil, du temps de repas ; qu’ils n’avaient pas les mêmes seuils de tolérance au bruit, au froid, au chaud. En somme, la valorisation de son épouse s’est conjuguée avec la dévalorisation de son amante avec laquelle il commençait à s’ennuyer.

71D’ailleurs, Christian n’aimait pas quand sa maîtresse lui proposait des soirées chez elle, car cela lui rappelait le quotidien, ennuyeux pour lui, d’un couple installé : le repas, la télévision, l’heure du coucher. Il préférait passer les nuits avec elle à l’hôtel et sortir le soir. Il était aussi lassé de consacrer tout son temps libre à Laurence. Il se sentait obligé de la voir s’il était dans sa ville alors que parfois il aurait aimé sortir avec des collègues ou passer la soirée seul. Christian n’envisageait cependant pas de mettre fin à son histoire avec son amante, car malgré ces agacements et interrogations, il l’aimait et il aimait partager avec elle des sorties et des voyages, son épouse étant plutôt casanière.

72En outre, Laurence valorisait la situation professionnelle de Christian et son confort financier alors que l’épouse, elle, ne portait pas une excessive attention à la réussite de son mari. Issu d’un milieu modeste, avec un niveau Bac + 2, Christian a en effet réussi dans le monde des affaires. Il achète parfois des produits de luxe (voitures de sport, montres de grands bijoutiers, grands vins...) et aime aller dans des endroits chers. Laurence, issue d’un milieu aisé, appréciait ce train de vie. Mais l’épouse de Christian, qui provient d’un milieu ouvrier, était gênée dans l’univers du luxe. Or lui aimait « voir les étoiles dans les yeux » de son amante quand il lui offrait un beau bijou, alors que son épouse, dans la même situation, était embarrassée par le port d’un objet coûteux. Lorsque j’ai demandé à Christian s’il comptait dire à Laurence qu’il ne vivrait jamais avec elle, il m’a répondu : « Non, parce qu’on ne sait jamais... Si ma femme me quitte, par exemple. » Cet homme ne souhaitait pas que Laurence sorte de sa vie, car il l’aimait et se disait que dans certaines circonstances, il aimerait l’avoir à ses côtés. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il aurait envisagé de faire couple avec Laurence, mais de ne pas se retrouver seul si jamais son épouse venait à demander le divorce. L’amante est ici perçue comme une compagne de vie, ni amie ni conjointe, dont la présence constitue une forme de confort émotionnel.

73Le récit d’Alan*, 54 ans, éducateur spécialisé, montre aussi combien une transformation du type de relation entretenu avec l’amante est peu envisageable pour ces hommes. Alan a été marié durant une vingtaine d’années au cours desquelles il a développé une relation amoureuse avec l’une de ses collègues, Juliette, mariée également. Cette dernière était, comme lui, éducatrice dans un Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP). Alan a quitté son épouse au cours de cette relation et a formé un nouveau couple avec une troisième femme, Géraldine. Après avoir rompu avec Juliette durant une année, il a repris sa liaison avec elle durant quatre ans avant de la quitter de nouveau. Il l’aime, mais n’envisage pas sa vie avec elle.

[Donc, vous avez quitté Juliette avec qui vous aviez eu une relation de quatre ans et vous dites que vous aviez beaucoup cadré cette relation pour ne pas qu’elle s’imagine que vous alliez construire un avenir avec elle. Et elle ? L’aurait-elle souhaité ?] Oui, oui, elle me l’a demandé, très clairement. Moi, je lui ai demandé de ne pas quitter son mari. J’avais très peur qu’elle me mette au pied du mur : qu’elle quitte son mari et qu’elle me dise : « Et maintenant ? Qu’est-ce que tu fais ? » Moi, je lui avais toujours dit : « Si tu quittes ton mari, moi, je ne quitterai pas forcément Géraldine. » Ça, c’était clair entre nous. C’est ce que je voulais. Mais à deux reprises, elle m’a demandé de quitter Géraldine. Mais bon, je ne l’ai pas fait et ça a créé une tension supplémentaire dans notre relation, surtout qu’elle me demande ça comme ça. [...] Moi, je n’ai envie d’avoir que des relations adultères avec elle, mais vivre avec elle ? Il y a des traits de caractère que je ne supportais pas. (Alan, avril 2017)

74Le parcours d’Alan se rapproche de celui de Charles*, avec lequel nous avions fait longuement connaissance dans Amours clandestines (Garcia, 2016 a), Charles avait 48 ans quand, après vingt-cinq ans de mariage et de fidélité, il a considéré que sa vie sexuelle était insatisfaisante. Après avoir longuement réfléchi, cet homme éduqué dans le respect du mariage et de la famille, catholique pratiquant, a eu une aventure avec l’une de ses collègues et s’est inscrit sur un site de rencontres. Dans un premier temps, il voulait voir comment cela se passait. Mais, rapidement, des occasions de rencontres galantes se sont présentées à lui et il a pris des rendez-vous avec des femmes célibataires. Au bout de quelques semaines de fréquentation du site, Charles avait trois maîtresses régulières. Six mois après avoir commencé à tromper sa femme, il a décidé de la quitter : il s’était rendu compte qu’il ne voulait pas finir sa vie avec elle et considérait que leurs enfants, adolescents, étaient assez grands pour assumer le divorce de leurs parents.

75La période de séparation s’est avérée plus douloureuse et difficile que Charles ne l’avait pensé : il se sentait affreusement seul, la vie de couple et de famille lui manquait. Il a alors décidé de s’engager avec l’une de ses maîtresses, Agnès.

La période de divorce était une période difficile et finalement je me rendais compte que j’avais besoin d’un cadre de vie normal. Alors j’ai choisi Agnès. C’était quasiment un choix par défaut. Je choisissais la moins pire. C’est dommage de le dire comme ça. Ce n’était pas celle avec qui la sexualité était la meilleure, c’était celle avec qui l’environnement social était le mieux. La mieux installée, un environnement familial et social développé, et puis elle était sportive, comme moi. Alors j’ai choisi le côté sécuritaire. (Charles, juin 2014)

76Quelques mois après s’être mis en couple avec Agnès, Charles a commencé de nouveau à trouver que ses besoins sexuels n’étaient pas satisfaits. Cependant, souhaitant avoir une vie conjugale et familiale stable, il a décidé cette fois de ne pas quitter sa compagne et de prendre une maîtresse régulière. Il a contacté Marta, l’une des deux autres femmes célibataires qu’il fréquentait clandestinement à la fin de son premier mariage.

Après quatre ou cinq mois avec Agnès, le côté sexuel était devenu lourd. J’étais passé de trois femmes à une seule avec qui ça ne se passait pas bien. Alors, j’ai repris contact avec Marta, avec qui la sexualité était très bonne. Elle était célibataire, alors c’était pratique d’aller chez elle. Et avec elle, ça a duré trois ans et demi durant la première période. C’était hyper facile : on se voyait régulièrement, une à trois fois par semaine, et de l’autre côté j’avais une stabilité personnelle. Donc le fait d’avoir un endroit avec une relation solide, normale, satisfaisait le côté social, et pour le côté sexuel, j’allais ailleurs. (Charles, juin 2014)

77Plusieurs fois, les amants se sont quittés, car Marta, amoureuse de Charles, supportait mal l’absence de projets d’officialisation de leur relation. Marta a souvent fait part à Charles de sa douleur, mais il lui répondait inlassablement que si elle voulait avoir une vie amoureuse officielle, il fallait qu’elle change de partenaire, car pour lui, les choses étaient claires depuis le départ : il ne quitterait pas sa compagne.

Ce qui est le plus difficile dans l’infidélité, c’est l’inégalité : une personne qui est en couple avec une autre personne qui n’est pas en couple. Côté social, culturel, tout allait bien [avec sa compagne]. Côté familial aussi, mais côté sexuel, non. Ce qui est arrivé, c’est que la relation avec cette personne devenait de plus en plus lourde parce qu’elle devenait insistante pour que je laisse ma conjointe, alors qu’il n’en avait jamais été question. Alors je me suis réinscrit sur un site de rencontres pour trouver quelqu’un de marié. J’ai trouvé, mais au bout de huit mois, cette personne a laissé son conjoint. C’est une femme qui n’était pas aimée ni appréciée par son conjoint et quand on a commencé à sortir ensemble, ça a été l’explosion. L’amour qu’elle n’avait jamais vécu, la sexualité qu’elle n’a jamais connue, et ça a été trop. Elle a quitté son couple. Je me suis donc retrouvé de nouveau avec une partenaire célibataire. (Charles, juin 2014)

78Charles ne sait pas s’il est amoureux de Marta bien s’il éprouve une grande affection pour elle. Il la décrit comme drôle, extravertie, sympathique et excellente partenaire sexuelle. Malgré tout le charme qu’il lui trouve et leur grande compatibilité sexuelle, elle n’est cependant, d’après lui, ni assez instruite ni assez sportive pour qu’il envisage de s’unir avec elle. Au moment de l’entretien, Charles n’était pas non plus certain d’avoir aimé Agnès. Celle-ci a appris deux ans après notre premier entretien les infidélités de son conjoint et le couple s’est séparé. Charles a amorcé alors une nouvelle relation officielle, mais, au fil du temps, il a ressenti le manque de Marta et l’a recontactée. Marta n’était au courant ni de la séparation d’Agnès et de Charles ni de l’amorce de la nouvelle vie conjugale de celui-ci. Charles est donc allé la voir comme si rien n’avait changé et ils ont fait l’amour.

  • 6  Dans le premier volet d’Amours clandestines, je rapporte les histoires de Luce et Jeanne* (veuves (...)

79Bien que les hommes disent ou fassent entendre qu’ils ne quitteront pas leur épouse pour leur amante, ces dernières ont tendance à ne pas prendre au sérieux les alertes qu’ils leur envoient6. Elles pensent très longtemps – et cela même quand elles disent avoir accepté cette idée – que le pacte initial peut être révisé.

J’ai cru pendant très longtemps que Simon allait quitter sa femme. J’étais très ambivalente, parce que d’un côté, je ne voulais surtout pas qu’il quitte sa femme à cause de moi. Cela aurait été trop facile. En plus, vous imaginez ? Cela aurait été horrible pour lui comme pour moi. Et puis, au fond de moi, la midinette qui sommeille ne rêvait que de ça. J’ai toujours dit que je pensais que notre vie commune serait catastrophique, mais j’en avais envie. (Rachel, novembre 2016)

80Parfois, l’homme reste évasif sur ses intentions ou ses attentes et la femme interprète cela comme une ouverture vers une union officielle : « J’y ai cru longtemps, très longtemps, qu’il allait s’installer avec moi. Il disait qu’il avait un plan. Il me disait toujours qu’il avait un plan, mais il ne me disait pas ce que c’était. Même aujourd’hui, il me dit encore qu’il a un plan. » (Caroline*, mai 2018) Marie-Christine dit que, pour elle, cela a été clair dès le début, car elle aime son mari et ne se voit pas vivre sans lui, et pourtant, durant environ un an, elle a rêvé de vivre avec Fabien :

Ce qui est sûr, c’est que c’était clair que notre relation n’avait pas vocation à nous amener à quitter nos conjoints. J’aime mon mari et je voyais que Fabien n’allait pas quitter sa femme. Néanmoins, à un moment donné, j’ai dérivé. J’ai dérivé. J’ai rêvé de vivre avec lui. Je suis beaucoup dans l’imaginaire. C’est humain, je pense. À un moment donné, vous comparez des choses qui ne sont pas comparables. (Marie-Christine, juin 2017)

La rêverie d’une vie avec son amoureux la faisait souffrir, car elle en avait envie, dit-elle, mais voyait que la réalisation de ce rêve était impossible.

81Le récit de Claudia* montre combien cet espoir peut être fou et douloureux. Elle était mariée quand elle a rencontré Olivier qui, lui, était en concubinage. Il avait deux ans de plus qu’elle, pas d’enfants et disait ne pas souhaiter en avoir. Durant deux ans, il a été son amant, puis elle a divorcé. Après la séparation d’avec son mari, Claudia a poursuivi sa relation avec Olivier qui, lui, est demeuré en couple. Durant sept années, Claudia a été convaincue qu’Olivier allait un jour partager sa vie avec elle. L’homme n’a jamais laissé entendre cela à Claudia, mais pour elle, il ne faisait aucun doute que la compagne d’Olivier voudrait un jour avoir un enfant, et qu’alors ce dernier s’en séparerait et voudrait vivre avec elle.

Il ne vivait pas avec son amie au départ, et puis il s’est installé avec elle et j’ai accepté cette situation où il me disait qu’il ne l’aimait pas, mais que c’était juste une question économique. J’ai accepté ça, j’ai encaissé ça. Je lui avais demandé, alors que j’étais encore avec mon mari, de se mettre en ménage avec moi, mais il m’avait dit : « Mais toi tu es avec ton mari, tu as tes enfants. » Et moi j’espérais donc ensuite qu’un jour on vivrait ensemble. J’ai espéré très, très, très longtemps. Je me disais que comme il ne voulait pas d’enfant et que sa compagne en voulait, ils allaient se séparer. (Claudia, mai 2017)

82L’espoir d’un avenir commun licite détermine pour les femmes le déroulement de l’histoire. Dans certains cas, la possibilité de quitter la compagne légitime est exprimée çà et là par l’homme. Il en parle à son amante au détour d’une conversation, ou un jour où il est fâché avec son épouse, et dit à sa maîtresse qu’il va divorcer. Or, les amantes n’interprètent pas les envies de divorce de leur amoureux comme une pensée fugace ou conjoncturelle. Bien au contraire, ces femmes se souviennent longtemps des mots que leur « homme marié » a tenu, même durant seulement quelques minutes, à propos de son envie de quitter le foyer conjugal. Elles cultivent ainsi durablement les rêveries d’une vie à deux avec leur amant, qui ne serait plus marié à une autre. La croyance en un avenir meilleur chez les femmes constitue à n’en pas douter l’un des ressorts expliquant que les amours clandestines perdurent. En effet, tout ce qui semble révéler pour elles une avancée de la clandestinité vers l’officialisation est retenu précieusement. Comme l’une de mes enquêté.e.s me le confiait a posteriori : « On prend alors tout pour un signe et un comportement ordinaire est perçu comme extraordinaire. » Le projet d’une vie à deux conduit parfois les femmes en couple à mettre fin à celui-ci pour vivre pleinement leur histoire d’amour avec l’homme marié dont elles espèrent qu’il fera de même.

83Nuançons cependant cette interprétation avec l’histoire de Julie*. Cette femme est aujourd’hui divorcée et sans compagnon. Mais il y a quelques années, alors qu’elle était encore mariée, elle a eu un amant dont elle était très amoureuse. Julie, enseignante, avait deux enfants adolescents lorsqu’elle a eu un coup de foudre pour un parent d’élève. Lors d’un voyage scolaire, celui-ci accompagnait la classe. De conversations en confidences, il est devenu son amant au cours de cette sortie scolaire. Julie et cet homme (marié et père de trois enfants) ont amorcé alors une relation sentimentale qui les emplissait l’un et l’autre de bonheur. Quelques mois après le début de leur liaison, l’amant a exprimé le souhait de partager sa vie avec Julie.

Il était très naïf. Lui, il était persuadé que comme on avait une bonne entente sexuelle, j’étais la femme idéale pour lui. Je lui disais : « Tu mélanges tout ! Moi, le jour où on est dans la chambre à coucher, c’est fini. » Je lui disais ça ! On allait dans les bois, dans la voiture... Ce n’était pas très confortable à nos âges, mais j’aimais ça. On n’allait pas à l’hôtel, on n’avait pas les moyens pour ça. On se débrouillait, quoi. On prenait une couverture, on allait dans la nature, on était bien. Mais lui me disait : « Écoute, ça ne va pas bien avec ma femme. » Ses enfants étaient un peu plus âgés que les miens. Puis il a divorcé, il a eu plusieurs amies et il s’est remarié. Il aurait voulu qu’on soit ensemble, mais moi je n’y croyais pas deux secondes. Je n’aurais pas pris ce risque. (Julie, mai 2017)

84L’amant de Julie n’a pas divorcé pour elle. Il a divorcé pour d’autres raisons, que j’ignore, mais il a demandé à Julie de vivre avec lui et elle a refusé. Il est difficile de savoir si l’homme voulait vraiment partager sa vie avec elle, si elle, elle ne souhaitait vraiment pas ou bien s’il s’agissait d’une envolée amoureuse des débuts de la part de l’homme et une peur liée à la précocité de la demande de la part de la femme.

Je savais que je ne voulais pas divorcer. Je savais que je voulais conserver la famille. J’avais vraiment le sentiment que la meilleure période de mon mariage était quand j’avais un amant ! [Rires] Je revenais, j’étais contente... Les enfants étaient épanouis. Je n’arrivais pas à faire l’amour avec les deux le même jour, c’était difficile, mais de toute façon, comme mon mari et moi on faisait tellement peu l’amour, ce n’était pas si difficile. (Julie, mai 2017)

85Julie était persuadée, au moment où son amant a émis le souhait de faire sa vie avec elle, qu’un divorce serait traumatisant pour ses enfants et elle voulait éviter cela. Elle disait que parmi ses élèves, il y avait des enfants de parents divorcés et qu’ils étaient malheureux. L’histoire lui a montré, lorsque son mari a divorcé pour vivre avec sa maîtresse, qu’elle se trompait. Devenus adultes, ses enfants lui ont dit qu’ils avaient adoré vivre en partie chez leur père et en partie chez leur mère. Le discours de Julie était empreint de regrets : elle pensait s’être sacrifiée pour une noble cause, le couple et la famille, et que ses enfants lui en seraient reconnaissants, alors qu’elle constatait que ces derniers avaient bien vécu la séparation de leurs parents. Elle se rendait aussi compte que son mari, lui, avait préféré son nouvel amour à leur histoire.

86En apparence, Julie semble avoir agi « comme un homme » (ne pas quitter son mari pour son amant alors que celui-ci était prêt à vivre avec elle) en pensant « comme un homme » : selon elle, une entente sexuelle et de bons moments passés ensemble n’avaient pas vocation à déboucher sur la constitution d’un couple. Mais, en approfondissant l’entretien mené avec elle, on s’aperçoit que Julie était tiraillée entre l’amour pour son amant et son engagement conjugal (ce qui, pour les hommes inscrits dans la double vie, n’est pas vraiment le cas) et c’est ce qui l’a finalement conduite à renoncer à une vie amoureuse avec son amant. Son parcours ressemble à celui de Sandrine*, une femme rencontrée lors de la première phase de l’enquête. Cette dernière avait également un amant marié depuis plusieurs années, qui n’était pas hostile à l’idée de faire couple avec elle. Mais Sandrine aimait sa vie de famille et éprouvait une grande affection pour son conjoint. Ce dernier l’a quittée pour une autre femme et Sandrine a eu ces mots : « Je n’ai rien vu venir. Je pensais que nous allions vieillir ensemble et quand il m’a quittée, comme j’avais mon amant, j’ai laissé mon mari un peu trop facilement partir [...]. Maintenant je suis seule, j’ai quelques aventures et je regrette ma vie de couple. Si j’avais su, j’aurais tenté de retenir mon mari. » (Sandrine, juin 2014) Comme Julie, Sandrine expérimentait le célibat féminin après 50 ans, dont on sait qu’il est sensiblement différent, concernant l’activité sexuelle, de celui des hommes au même âge. En 2006, la moitié des femmes ayant entre 50 et 59 ans et n’ayant pas de partenaire sexuel déclarait qu’il s’agissait d’un choix délibéré de leur part. Il n’en reste pas moins que l’autre moitié ne l’a pas choisi. La sexualité est genrée et l’espace des possibles partenaires se réduit pour les femmes quand elles avancent en âge plus précocement que pour les hommes (différents facteurs sociaux peuvent l’expliquer : représentations de soi, de la sexualité, construction sociale du désir sexuel à la ménopause, intérêt des hommes pour les femmes plus jeunes... [Bajos & Bozon, 2012]) Ni Julie ni Sandrine n’a choisi de divorcer bien que l’une et l’autre aimaient un autre homme que leur mari. Ni Julie ni Sandrine ne pensait que leur époux, lui, pouvait les quitter après de nombreuses années de mariage et une vie de famille qu’elles jugeaient épanouie. Mais Julie et Sandrine n’ont pas choisi de ne plus avoir d’amoureux ou de partenaire sexuel. Pourtant, c’est la situation qu’elles vivaient, avec tristesse, au moment des entretiens, regrettant le temps où, mariées, elles avaient un amant. Ces deux situations conduisent à se poser la question des implications des choix féminins partiellement semblables à ceux des hommes (ne pas dissoudre la famille pour l’amour d’un amant). Finalement, ces femmes se trouvent malgré elles dans une situation de détresse sentimentale et sexuelle liée à l’état du marché de la séduction, peu favorable aux femmes ayant passé la cinquantaine.

Notes

1  Art divinatoire chinois dont l’objet n’est pas de prédire l’avenir, mais d’aider à prendre des décisions.

2  La synchronicité théorisée par le psychiatre et psychanalyste Carl G. Jung est supposée « éclairer certaines coïncidences troublantes et jusque-là inexpliquées, comme la télépathie, les prémonitions, la prescience ou la psychokinèse ». Elle s’est transformée aujourd’hui en une croyance métaphysique. (Tour, 2002, p. 39)

3  L’enquête nous a conduit à interroger, parmi les personnes se déclarant croyantes et pratiquantes, seulement des catholiques et des protestants. Dans la catégorie « croyants et pratiquants », nous intégrons des personnes qui s’annoncent comme telles et qui se rendent aux offices religieux régulièrement, participent à des activités paroissiales (catholiques), ont donné à leurs enfants une éducation religieuse.

4  « Tu ne commettras point d’adultère. » (La Bible, Exode, chapitre xx, verset 14 ; Évangile selon Matthieu, chapitre xix, verset 9)

5  Dans le modèle du male breadwinner, l’homme est le seul à subvenir financièrement aux besoins du ménage. 

6  Dans le premier volet d’Amours clandestines, je rapporte les histoires de Luce et Jeanne* (veuves au moment de l’enquête), âgées de plus de 80 ans, qui avaient pris acte dès le début du fait que leur amant ne quitterait pas leur épouse. Ces femmes ont vécu leur amour caché à une époque où le divorce était rare et stigmatisé, ce qui explique, sans doute, leur acceptation immédiate de l’indissolubilité du mariage de leur amant.

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