Versión clásicaVersión móvil

Pour la dignité

 | 
Vincent Gay

Les trois temps de la contestation

Chapitre 6

Face aux licenciements, contester le dos au mur

Texto completo

  • 1 Paroles de syndicalistes CFDT de Talbot, « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », (...)

Des gens disaient : on ne va pas se laisser commander par des bougnouls.
Dans mon secteur, ils ne se sentaient pas concernés par les licenciements : qu’ils se débrouillent entre eux. [...] Je connais un Français au montage qui ne se sentait pas concerné. Pour lui, c’était un problème uniquement immigré. Pourtant, il a été licencié, et quand j’en ai en parlé, tout le monde est tombé des nues... [...] Il y a eu 400 Français licenciés, mais les médias en ont fait un problème immigré seulement et, même dans la boîte, les gens n’en étaient pas conscients.
La masse immigrée qu’on met toujours en avant fait peur. [...] Les gens ont réagi par rapport aux médias, par rapport à l’encadrement, par rapport à la façon de penser de la boîte. [...] On a fait des généralités d’aspects ponctuels, alors il y a eu une incompréhension, un rejet des grévistes, des bougnouls, des syndicats1.

1La contestation permanente menée par les ouvriers immigrés et le poids acquis par les syndicats CGT et CFDT ne sauraient faire oublier le contexte économique et industriel de l’automobile en ce début des années 1980, particulièrement difficile pour les marques du groupe PSA. La baisse de ses ventes sur le marché français et la diminution de sa production installent le groupe dans une situation de crise. Il souhaite donc procéder à une restructuration d’ensemble, dont l’artisan est Jacques Calvet, ancien directeur de cabinet au ministère de l’Économie, puis vice-président de la Banque nationale de Paris, nommé à la direction de PSA au printemps 1982 (Loubet, 2010). Il s’emploie à réduire drastiquement les coûts de production en s’attaquant en premier lieu aux effectifs. Un premier plan avait déjà permis de diminuer le nombre de salariés de plusieurs centaines en 1980-1981. À l’orée de 1983, il s’agit de reprendre en profondeur ce mouvement de réduction d’effectifs. La conflictualité se déplace donc peu à peu vers la question de l’emploi et des licenciements. Mais contrairement à d’autres conflits portant sur les mêmes enjeux, les syndicats et les travailleurs héritent de la situation ouverte au printemps 1982. Les conflits pour la sauvegarde de l’emploi mettent donc en lumière l’apprentissage des formes de contestation et de participation syndicale, ainsi que la reformulation de tels savoirs pratiques dans le contexte de licenciements collectifs. Par ailleurs, la question des licenciements et de l’avenir des usines nécessite un repositionnement des équipes syndicales : face à une contestation qui touche d’abord le quotidien des usines, il s’agit désormais de se confronter à des enjeux plus vastes quant à l’avenir industriel et aux politiques du groupe PSA. Le contrôle syndical de l’action est de plus en plus maîtrisé, du moins jusqu’à ce que les conflits contre les licenciements apparaissent sans issue. La légitimité syndicale s’en trouve alors remise en cause. Enfin, la question de l’avenir industriel aiguise les tensions et les violences, déjà importantes précédemment, qui prennent alors un tour nouveau, en particulier dans les usines Talbot.

Chômage technique et production sans patron

2L’année 1983 voit surgir de grandes inquiétudes commerciales qui mettent en question l’avenir même du site de Talbot-Poissy. La chute des ventes de Talbot est manifeste dès la fin 1982, accélérée par la hausse de la pénétration des marques étrangères, qui atteint alors presque un tiers du marché français (Loubet & Hatzfeld, 2001). L’entreprise multiplie les jours de chômage technique au début de l’année 1983.

Une nouvelle bataille de la production

  • 2 « Gagnons la bataille de la production et de l’emploi », déclaration du bureau politique du PCF, o (...)
  • 3 Tract CGT Talbot, 20 janvier 1983. Archives privées.
  • 4 « Nous voulons travailler, nous devons travailler, nous ferons tout pour produire : c’est l’intérê (...)

3Pour la CGT, l’action syndicale ne doit pas donner prise aux discours entrepreneuriaux sur la responsabilité des salariés, en particulier immigrés, quant à la dégradation des ventes de Talbot, et la cessation de travail obligatoire rend la grève inopérante. Enfin, pour répondre aux menaces sur l’emploi et sur la survie de l’entreprise, la CGT se veut le meilleur défenseur de Talbot. À l’échelle de l’usine de Poissy s’engage donc une « bataille de la production » qui s’inscrit à sa manière dans les orientations nationales de la confédération CGT, ainsi que dans celles du PCF2. « L’attitude anti-Talbot3 » de la direction doit donc être contrecarrée par une action originale à même de démontrer la volonté de produire des travailleurs. « Nous voulons travailler, nous devons travailler, nous ferons tout pour produire4 », c’est ainsi que la CGT invite les salariés à venir dans l’entreprise malgré les annonces de chômage technique, pour assurer la production. En rassemblant les salariés autour d’un projet pris en charge par les salariés, la CGT de Talbot-Poissy vise également à dépasser les antagonismes antérieurs.

4Malgré les obstacles imposés par la direction et les difficultés inhérentes à un système industriel complexe et à une organisation rigide du travail, l’opération connaît un certain succès. Le premier jour de production demeure cependant incertain. La secrétaire de la CGT évoque ainsi les premières heures de cette action :

  • 5 Entretien avec Nora Tréhel, février 2011.

Mais le jour J, on savait pas à quoi s’attendre. Et là, ça a été un truc extraordinaire, vraiment extraordinaire, parce qu’on s’est retrouvés le matin à l’entrée de l’équipe avec tout le monde. Au B3, les chefs étaient là, mais ils voulaient pas venir, ils regardaient. Et donc, il y a des ouvriers qui se sont improvisés en chefs d’atelier, pour organiser le travail. [...] On a sorti quelques tôles au ferrage, puis on a eu ensuite les chaînes de carrossage et garnissage, alors là, c’était une autre paire de manches, parce que les chaînes pouvaient pas avancer, ils avaient fermé l’alimentation. Alors ce sont des ouvriers qui sont descendus dans la trappe pour pousser les voitures. [...] On a été cherché avec notre argent de l’essence pour faire les essais5.

5En deux jours, 219 voitures sont donc ainsi produites et fièrement exposées sur le parking de l’usine. La CGT célèbre cette production et en fait un symbole de la défense syndicale de l’industrie automobile.

Autogestion ?

  • 6 Ibid.
  • 7 Ibid.
  • 8 Ibid.

6Aussi brève soit-elle, cette expérience prend différents sens, pas nécessairement contradictoires, qui peuvent être mis en regard d’autres moments de reprise en main de l’appareil de production par des salariés. Les « grèves productives » (Vigna, 2007, p. 107) des années 1968 et l’image tutélaire du conflit de Lip pèsent de tout leur poids symbolique sur de telles expériences. À première vue, les différences sont grandes avec Talbot : dans l’usine automobile, l’expérience est de courte durée, la production ne se double pas d’une commercialisation, les acteurs syndicaux et les référents mobilisés – notamment celui de l’autogestion – ne sont pas les mêmes. Pourtant, comme à Lip ou dans d’autres entreprises, c’est à une menace sur l’emploi que répond la production sans patron. Et comme à Lip, cette action prend le relais de grèves menées précédemment et contribue à élargir le répertoire d’action des ouvriers. Enfin, elle correspond à l’affirmation d’une légitimité dans l’usine, « un droit ouvrier sur l’usine et la production » (p. 108), qui dans le cas de Talbot prend des dimensions particulières. Alors que la plupart des immigrés sont cantonnés à des fonctions d’exécution, la prise en charge momentanée de nouvelles fonctions, comme celle de chef d’équipe, éclaire les capacités latentes qui se révèlent alors et les bouleversements possibles des fonctions dans l’usine. Le discours cégétiste évoque succinctement cette dimension, surtout à travers le dépassement des divisions professionnelles que cette expérience permet : « La solidarité, l’unité entre toutes les catégories professionnelles, les nationalités, a eu raison des manœuvres de division, et a permis de surmonter les obstacles6. » L’insistance sur cette unité, maintes fois réitérée dans les tracts de la CGT, touche autant une unité professionnelle (« agents de fabrication, professionnels d’entretien, techniciens, ensemble ont pris leur responsabilité pour défendre l’avenir de Talbot, leur avenir7 ») qu’une unité entre Français et immigrés, chacun devant trouver sa place pour « exprimer une volonté : travailler8 ». Ensuite, ces quelques jours de reprise en main du travail apparaissent comme un moment important de la bataille de la production, la CGT se posant en défenseur tout à la fois des travailleurs, de l’entreprise et de l’industrie nationale. Cette action révèle également les effets produits sur les OS immigrés par la situation ouverte en 1982 en ce qui concerne l’organisation et la confiance collective. Le réseau de ses délégués apparaît pour la CGT comme un collectif efficace et responsable, à même de développer des capacités de travail jusque-là ignorées. Mettre en œuvre un savoir-faire sans l’aval des chefs, c’est gagner en autonomie et ne plus se limiter à un travail d’exécution passive, c’est démontrer que l’on n’est pas surnuméraire et que l’on maîtrise les savoir-faire utiles à l’entreprise. Ainsi, à travers le refus du chômage technique se lit une volonté de reconnaissance qui s’établit non plus seulement par des revendications mais de manière active, en agissant sur le cours de la production. Si le discours cégétiste n’exprime sans doute pas tout ce qui se joue alors, il entre en concordance avec certaines aspirations des OS : « Nous devons travailler » n’est en effet pas un vain mot pour ces salariés qui bien souvent envoient une grande partie de leur salaire à leur famille restée au pays ; « nous ferons tout pour produire », y compris travailler gratuitement, signale un attachement à l’emploi et à l’entreprise, en dehors de laquelle toute possibilité d’emploi semble très difficile. Avec la prise en main de la production, des savoir-faire individuels et collectifs sont valorisés et, à travers eux, les salariés eux-mêmes. S’il est difficile de voir dans cette expérience « la simple réalisation d’un principe autogestionnaire » (Hatzfeld, 2003, p. 436), on assiste à la conjonction de deux logiques qui s’entretiennent mutuellement : d’une part, celle de la CGT, qui vise à démontrer une capacité ouvrière à produire malgré un chômage technique jugé injustifié ; d’autre part, celle des ouvriers immigrés, qui prolongent leurs modes de contestation antérieurs en élargissant leur répertoire d’action et en témoignant de l’accumulation d’une expérience tant professionnelle que militante. En cela, le sens donné à cette expérience est, comme dans le cas de Lip, variable et fluctuant, oscillant entre lutte, survie et « devenir coopératif » du groupe ouvrier (Gourgues, 2017 ; 2018).

7Restée sans lendemain, l’expérience de production sans patron n’empêche pas le développement du chômage technique. Mais très rapidement, ce problème est éclipsé par des menaces sur l’emploi bien plus importantes.

La conflictualité reconfigurée par les licenciements collectifs

8Lors du comité central d’entreprise (CCE) d’Automobiles Peugeot et de Talbot du 21 juillet 1983, la suppression de plus de 7 000 postes dans les deux marques est annoncée, dont 4 300 départs en préretraite, soit toutes les suppressions de postes de Peugeot et une partie de celles de Talbot. Restent 2 905 licenciements, tous concentrés à Poissy.

Une grève contre les licenciements

  • 9 Plan social présenté au CCE du 21 juillet 1983. Archives privées.
  • 10 Mesures envisagées pour atténuer les conséquences des licenciements présentées au CCE du 21 novemb (...)

9Ce même jour, la CGT et la CFDT mais aussi la CSL appellent à une grève d’une journée qui est massivement suivie. Le plan social présenté alors décline des mesures déjà en partie à l’œuvre : contrôle de l’embauche, mobilité à l’intérieur de la société, reclassement externe, temps partiel, chômage partiel9. D’autres pistes sont étudiées ou évoquées : la formation professionnelle, toutefois insuffisante ou impropre selon la direction de l’entreprise à répondre à l’ampleur des effectifs touchés par les licenciements, et l’aide au retour du personnel immigré avec des congés sans solde. La réduction du temps de travail est évoquée à maintes reprises comme solution alternative aux licenciements dans l’industrie automobile, elle est défendue officiellement avec plus ou moins de conviction par tous les syndicats, à l’exception de FO. Mais la direction conclut à l’impossibilité de mettre en œuvre les trente-cinq heures hebdomadaires en raison de son incapacité à supporter les surcoûts induits. De nouveaux débrayages ont lieu en septembre et en octobre, alors que la direction départementale du travail refuse l’autorisation des licenciements, au vu de la faiblesse des propositions visant à en limiter le nombre. Lors du CCE du 21 novembre, la direction de l’entreprise propose donc de nouvelles mesures pour atténuer les conséquences des licenciements : prospection systématique des offres d’emploi, orientation vers des dispositifs de formation, information des licenciés sur leurs droits, création d’un bureau d’aide à l’orientation et au reclassement10. Les améliorations apportées au plan social ne sont guère perceptibles et en tout cas ne convainquent pas les syndicats ; un débrayage de quatre heures a lieu le 24 novembre. La direction de Talbot dépose un recours gracieux pour faire annuler la décision de la direction départementale du travail. Au sein du gouvernement, la division règne quant à l’attitude à adopter à propos des licenciements. Jack Ralite, ministre communiste délégué à l’Emploi, cherche à ralentir les procédures de licenciement et refuse les propositions de Peugeot, tandis que Matignon et le ministère des Affaires sociales acceptent la logique de l’entreprise, estimant que l’État est surtout là pour gérer les conséquences sociales des licenciements, mais pas pour empêcher les restructurations industrielles ni les destructions d’emplois qui les accompagnent (Tracol, 2019).

  • 11 « La grève totale s’installe à Talbot-Poissy », note des Renseignements généraux, 8 décembre 1983. (...)

10Le surplace des négociations et l’absence de propositions de PSA pour réduire le nombre de licenciements confirment aux yeux des syndicats l’attitude de l’entreprise, qui souhaite prendre le moins possible en charge les conséquences des suppressions d’emplois. Par ailleurs, la succession de débrayages qui ont émaillé les mois précédents indique une disponibilité à l’action de la part des ouvriers. Une grève pour l’emploi commence donc le 7 décembre 1983, à l’appel de la CGT puis de la CFDT, dans une ambiance qui diffère fortement de celle des conflits qui se sont déroulés depuis juin 1982. L’ambiance calme est remarquée par les Renseignements généraux, qui notent « la rigueur de l’organisation de la grève, la CGT qui a soigneusement préparé ce mouvement veillant particulièrement sur l’encadrement des travailleurs immigrés11 ». La grève se met donc en place rapidement, la production s’arrête et les grévistes occupent leur usine. Les premiers jours de la grève sont relativement calmes. Aux meetings de la CGT succèdent ceux de la CFDT, la plupart des ateliers ne fonctionnent pas et, contrairement à 1982, on note peu de mouvements de foules, pas d’affrontements physiques et quasiment aucune manifestation, ni dans l’usine ni en dehors. Chaque nuit, entre 100 et 250 grévistes dorment sur place. Cependant, la concurrence syndicale s’exacerbe rapidement. Face à un syndicat CGT qui se veut hégémonique, la CFDT déplore un manque d’auto-organisation dans le cours du conflit où toutes les décisions sont prises par la CGT. Les salariés sont relativement peu nombreux dans l’usine, ils assistent le matin aux meetings, viennent s’informer puis repartent souvent chez eux. Le début de la grève montre donc une maîtrise de l’action par les équipes syndicales de la CGT, résultat à la fois de la construction d’un réseau militant dense dans les ateliers et d’une volonté de contrôle des formes de l’action. La CGT réussit à opérer à ce moment-là un passage entre l’expérience accumulée depuis 1982, mais qui jusqu’alors prenait souvent des formes non contrôlées par l’organisation et jugées parfois illégitimes, et un dispositif de blocage et d’occupation de l’usine, un type d’action jusque-là peu utilisé à cette échelle. Cependant, les modes d’organisation des ouvriers surgis en 1982, comme les délégués de chaîne, semblent relégués au second plan ; l’occupation de l’usine si elle permet un contrôle physique de l’espace ne permet pas pour autant de dépasser la délégation de la lutte aux seuls responsables syndicaux.

Des fractures parmi les grévistes

  • 12 Cahiers du conseiller technique du Premier ministre, notes sur le conseil interministériel du 28 s (...)
  • 13 Lettre de la section syndicale CFDT aux salariés de Talbot, 16 décembre 1983. Archives interfédéra (...)
  • 14 Compte rendu des entretiens entre le ministère de l’Emploi et la direction d’Automobiles Peugeot, (...)

11Alors que la situation semble bloquée, dix jours après le début de la grève un événement vient modifier le cours du conflit. Jusque-là, des désaccords ont traversé le gouvernement, entre certains ministres favorables à un règlement rapide du problème et d’autres qui estiment nécessaire de refuser un nombre si élevé de licenciements12. Lors du CCE du 15 décembre, la direction annonce qu’elle ne versera plus les salaires et demande aux salariés de ne pas se rendre à l’usine ; elle déclare également suspendre les investissements prévus pour le nouveau véhicule, sauf si le gouvernement décide d’autoriser les licenciements13. Les entretiens entre le gouvernement et la direction d’Automobiles Peugeot les 16 et 17 décembre aboutissent à un accord. Les concessions acceptées par l’entreprise concernant l’amélioration du plan social sont de trois ordres : une prime de 20 000 francs (soit environ 6 240 euros aujourd’hui) pour tout employeur embauchant en contrat à durée indéterminée au cours de l’année 1984 un licencié de Talbot ; une remise de 15 000 francs (4 680 euros environ) sur l’achat d’un véhicule utilitaire pour les licenciés qui créeront une entreprise ; enfin, une formation aux métiers de la réparation automobile pour 90 licenciés et d’autres formations pour 1 300 salariés. En contrepartie, le gouvernement accepte les licenciements, dont le nombre est abaissé à 1 90514.

  • 15 Déclaration du syndicat CGT Talbot, 18 décembre 1983. Archives de l’union régionale Île-de-France- (...)
  • 16 « Pour une juste appréciation », tract de la CGT Talbot, 19 décembre 1983.
  • 17 Déclaration de Georges Granger, secrétaire général de la fédération de la métallurgie CFDT, 17 déc (...)

12Dans l’usine, les réactions syndicales sont variées. FO et la CSL acceptent le compromis et souhaitent un redémarrage rapide de l’usine. La CGT et la CFDT apprécient positivement les avancées contenues dans l’accord, mais n’en tirent pas les mêmes conclusions. Pour la CGT, 1 000 emplois sont sauvés, l’avenir de l’usine est assuré et la menace de lock-out est levée ; il ne reste plus qu’à ouvrir des négociations offrant une solution à chacun des 1 905 licenciés15. Pour autant, le syndicat de Talbot ne veut pas endosser la responsabilité de l’accord et appelle les salariés à rester mobilisés16. La CFDT estime également que l’accord ouvre des possibilités pour apporter des solutions aux licenciés si les mesures du plan social sont bien utilisées17 ; le syndicat de Talbot voit là un encouragement à la poursuite de l’action pour l’annulation des licenciements. Dans les ateliers, on note un regain de participation lors des meetings. Beaucoup de salariés sont présents dans l’usine le matin du 19 décembre pour s’informer et manifestent une certaine désapprobation quant aux discours de la CGT. L’accord passe mal auprès des salariés potentiellement licenciables et, lors d’un meeting, la secrétaire du syndicat, pourtant très populaire auprès des ouvriers immigrés, se fait chahuter par les grévistes qui affirment ne vouloir aucun licenciement (Loubet & Hatzfeld, 2001). Dans l’usine, la CGT est prise entre plusieurs feux. D’un côté, le gouvernement et un ministre communiste négocient un accord présenté comme presque inespéré étant donné l’intransigeance de PSA et avalisé par la fédération de la métallurgie. De l’autre, un concurrent syndical qui, en affirmant une position plus ferme et la nécessité de poursuivre la grève, gagne en légitimité auprès des ouvriers menacés de licenciement et insatisfaits des ambiguïtés de la CGT.

Nora Tréhel

Leonora Del Piccolo, plus connue sous le nom de Nora Tréhel, est la fille d’un Italien, syndicaliste, qui émigre en France au milieu des années 1950 à cause du chômage et est recruté par l’entreprise Simca en 1956. Il cesse alors toute activité militante de peur d’être licencié. Sa fille arrive environ deux ans plus tard en France, à 8 ans. Elle réalise l’essentiel de sa scolarité en France, où elle passe un diplôme de secrétaire à la fin des années 1960, puis est embauchée chez un métreur vérificateur. Parallèlement à ce début de carrière professionnelle, elle commence à militer à la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Par choix militant, elle décide d’entrer chez Simca-Chrysler, malgré la mauvaise réputation de l’entreprise auprès des militants de gauche. Devenue militante de l’Action catholique ouvrière (ACO), elle adhère également à la CGT en 1972. Désignée déléguée syndicale, elle milite dans les ateliers auprès des ouvriers immigrés. Elle épouse le secrétaire de la CGT de l’usine, Joseph Tréhel, avec lequel elle a deux enfants, en 1972 et 1974. Elle prend alors un congé de maternité d’un an. À son retour, un problème de renouvellement au sein du syndicat CGT de l’usine crée une vacance de pouvoir, elle devient alors, à 26 ans, secrétaire du syndicat dans l’une des plus grosses entreprises de la région parisienne. Elle a entre-temps adhéré au PCF. Elle contribue fortement à la redynamisation de l’action syndicale à la fin des années 1970 et joue un rôle de premier plan dans les conflits de 1982 à 1984, puis quitte l’entreprise en 1987. Elle poursuit le militantisme au sein de la CGT avant d’intégrer la Mutuelle familiale dont elle devient par la suite présidente.
Source : Gay (2017).

13Ce premier moment de fracture met en lumière les différences d’appréciation sur le sens à donner à la lutte contre les licenciements. Entre la promesse qu’aucun ouvrier ne deviendra chômeur et une revendication de suppression des licenciements, la divergence apparaît alors plus nettement aux yeux des grévistes qui, pour une partie d’entre eux, ne se rallient pas à l’optimisme de la CGT. Et malgré un appel à poursuivre la lutte, la fracture parmi les grévistes va s’élargir au fur et à mesure que montent les tensions dans l’usine.

  • 18 Note à l’attention du Premier ministre, 23 décembre 1983. Archives privées.

14Une fois passées les explications sur l’accord entre PSA et le gouvernement et les réactions qui s’ensuivent, la nouvelle situation ne se traduit ni par un regain de l’activité gréviste ni par une présence accrue dans l’usine. À partir du 20 décembre, seuls quelques centaines d’ouvriers se rendent dans les ateliers et les journalistes sur place relatent un certain défaitisme parmi eux. Les incidents sont en revanche en hausse, et le contrôle des syndicats sur le cours du mouvement et sur les actions menées par les grévistes faiblit peu à peu. Le gouvernement craint une montée des violences et cherche à apaiser la situation. Les syndicats CGT et CFDT de Talbot sont reçus le 22 décembre par le directeur départemental du travail et par le conseiller technique du Premier ministre, pour des entretiens que ce dernier qualifie de « durs18 ». Proposition est faite d’organiser une réunion tripartite (entreprise, syndicats, ministère du Travail), ce que Jacques Calvet refuse. Surtout, le dirigeant de PSA menace de fermer définitivement l’usine si les incidents se multiplient. Parmi les salariés, après les désaccords consécutifs à l’accord du 17 décembre, une seconde fracture apparaît, qui met à nouveau en difficulté la CGT. Quatre de ses délégués disant s’exprimer au nom des travailleurs immigrés et prenant leurs distances avec le syndicat demandent à l’État français une aide au retour dans leur pays d’origine (voir le chapitre 11).

  • 19 Déclaration du syndicat CGT-Talbot à l’entrée de la réunion du 27 décembre 1983. AD93, 49J475.
  • 20 « Talbot-Poissy : huis clos pour un retournement », Libération, 29 décembre 1983.
  • 21 « Talbot : un plan social bidon », communiqué de presse CFDT, 29 décembre 1983. Archives interfédé (...)

15Après le réveillon de Noël fêté dans l’usine, le 27 décembre ont lieu de nouvelles rencontres entre les syndicats et la direction afin d’examiner les modalités de mise en œuvre de l’accord ; mais les positions restent les mêmes. La CGT s’oppose aux licenciements arbitraires, souhaite des garanties sur les résultats des formations, demande l’étude au cas par cas des aides au retour et propose surtout une substitution entre licenciés et éventuels volontaires au départ19. Elle essaie également de retisser des liens avec les ouvriers immigrés, largement distendus depuis le 17 décembre20. La CFDT dénonce non seulement le maintien des licenciements, mais également la teneur du plan social, qui ne prend pas en compte la raréfaction de l’emploi industriel en région parisienne et ne comporte aucune mesure exceptionnelle en matière de reclassement ou de formation21. Le même jour, le tribunal de grande instance de Versailles accède à la requête de la direction de l’entreprise de faire évacuer l’usine, ce qui survient dans la nuit du 30 au 31 décembre. La centaine d’occupants sort calmement, improvise un cortège encadré par plus de 500 CRS et trouve refuge dans les locaux des unions locales CGT et CFDT.

  • 22 « Assez ! », tract SNA-CSL Talbot Peugeot, 4 janvier 1984. Archives privées.

16L’expulsion de l’usine semble donc mettre un terme à la grève. L’usine ne porte plus les marques du conflit et s’apprête à redémarrer le 3 janvier. C’est sans compter la détermination d’une partie des grévistes, soutenue par la CFDT et par un comité de grève regroupant quelques centaines d’ouvriers qui n’avait pas réussi à exister jusqu’alors. Tous deux appellent à la grève dès le 3 janvier, contrairement à la CGT. Le meeting organisé par la CGT lors de la reprise du travail rassemble plusieurs milliers de salariés. Nora Tréhel y dénonce les tromperies dont sont victimes les salariés : celles de la direction, de la CFDT, du gouvernement et de la presse. Les militants cégétistes se retirent alors des ateliers et appellent à un rassemblement de solidarité dans Poissy lors duquel le service d’ordre de la CGT attaque les militants de la CFDT. Malgré l’attitude de la CGT, plusieurs centaines de grévistes occupent à nouveau les ateliers. Mais au cours de la journée, les incidents entre grévistes et non-grévistes se multiplient dans plusieurs ateliers. Les grévistes et la CFDT sont de plus en plus isolés et ils subissent les critiques convergentes de la direction de Talbot et des autres syndicats. La CSL dénonce ainsi les « fanatiques [...] hystériques, qui se rangent sous la bannière de la CFDT », « les fous et les irresponsables » qui ont blessé 30 salariés22. Surtout, la détermination des non-grévistes, en particulier des contremaîtres, semble croître, d’autant qu’ils sont alors plus nombreux que les grévistes regroupés dans l’atelier B3. Craignant une aggravation des violences, ces derniers quittent finalement l’usine.

  • 23 « Des heures décisives pour l’avenir », tract CGT Talbot, 4 janvier 1984. Archives interfédérales (...)

17Le lendemain, les pressions pour arrêter la grève deviennent plus pressantes. La CGT met en balance une « action jusqu’au-boutiste, divisant les travailleurs, risquant de mettre en cause l’emploi de 15 000 salariés » et les avancées obtenues en matière d’investissements, de réduction du nombre de licenciés et de promesses sur l’emploi pour ces derniers ; elle propose donc une vaste consultation sur les suites à donner à l’action23. Le discours de sa secrétaire générale pose les termes de la nouvelle situation telle que l’analyse le syndicat :

  • 24 Discours de Nora Tréhel dans l’usine Talbot, 3 janvier 1984. Archives URIF-CGT, AD93, 49J575.

Les violences entre grévistes et non-grévistes, les tentatives d’affrontements organisées avec la volonté de couper le personnel en deux doivent nous faire mesurer à chacun les enjeux de la situation en cours. Les discussions que nous avons eues avec les travailleurs montrent les profondes inquiétudes : où va-t-on ? Qu’allons-nous devenir ? Nous devons produire pour empêcher la direction de déposer le bilan. Ils n’attendent que ça. [...] La CGT, c’est clair, n’accepte pas les licenciements [...] La CGT, c’est clair, n’accepte pas non plus la mort de Talbot [...] Mais aujourd’hui, nous sommes face à une réalité. Nous ne devons pas fermer les yeux et faire comme si nous étions le 7 décembre [...] Alors que faut-il faire ? Remettre en cause l’« accord », dire au patron et au gouvernement qu’ils recommencent et qu’ils fassent autre chose ? Très bien ! Mais avec qui allons-nous l’exiger ? À 500 ? En déclenchant des affrontements ? [...] Sur les 1 905 travailleurs qui ont reçu leur lettre de licenciement, seulement 750 ont contesté leur licenciement. [...] Nous avons fait et nous avons gagné tout ce que nous étions capables de faire et de gagner : en fonction de nos forces, en fonction du patronat de choc que nous avions en face, en fonction d’un gouvernement tel qu’il est. Et aujourd’hui, nous sommes au point où nous pouvons tout perdre, en mettant contre nous la majorité du personnel de l’usine, l’opinion publique, le gouvernement... [...]
C’est dur à dire... Mais c’est comme ça [...] aujourd’hui, sans abandonner la lutte, il nous faut changer de forme [...] c’est la voie de la raison, de la responsabilité et de l’efficacité24.

18La syndicaliste rappelle la nécessité de produire pour défendre l’entreprise et exprime une réelle inquiétude quant au risque de disparition de Talbot. Cette menace de PSA d’abandonner la marque a un impact sur les salariés, grévistes comme non-grévistes, y compris sur les syndicalistes. Hésitante depuis le 17 décembre en raison des risques d’accroissement des tensions et des violences, la CGT appelle donc désormais à cesser le conflit. Elle n’est cependant pas entendue par une partie des grévistes qui suivent l’appel de la CFDT à continuer la grève, malgré la présence de plus en plus marquée des antigrévistes dans les ateliers. Dès le début de la matinée du 4 janvier, un important groupe d’opposants à la grève occupe le B3 et tente de bloquer l’accès aux grévistes. La suite de la journée est émaillée de bagarres, d’insultes, de jets de boulons, de poursuites dans les ateliers, d’usage des lances à incendie ou de gaz lacrymogènes. Malgré la tentative d’apaisement des militants cédétistes, le calme ne revient pas et la direction comptabilise dix blessés à la fin de la journée. La poursuite de l’occupation paraissant trop dangereuse au vu des tensions de la journée, les grévistes décident de quitter les ateliers pour y revenir le lendemain.

19La journée du 5 janvier reste dans les témoignages comme le moment culminant de la violence, celui où tout peut basculer, où les risques de mort deviennent réels, celui où, finalement, le conflit peut changer de nature. Les attaques des membres de l’encadrement et de la CSL contre les grévistes atteignent en effet un niveau jamais vu. Les premiers incidents éclatent à 6 h 30 dans les vestiaires entre des travailleurs en train d’endosser leurs bleus de travail et les grévistes. À 7 heures, 150 agents de maîtrise et une dizaine de personnes non identifiées attaquent le meeting de la CFDT à coups de barres de fer et de jets de boulons propulsés au lance-pierre. Les quelques syndicalistes présents essaient de séparer les assaillants des grévistes qui veulent riposter. Un journaliste de Libération précise le déroulement des événements :

  • 25 « Les douze heures de la violence », Libération, 6 janvier 1984.

7 h 10. Un groupe d’agents de maîtrise charge brusquement la foule des immigrés du fond de l’allée principale [...] Les boulons volent, on s’arme. Avec tout ce qui tombe sous la main [...] Une grenade fumigène part des rangs des « blouses bleues ». Aussitôt les immigrés branchent une lance à incendie. Des vitres volent en éclat. Le commando de non-grévistes, armé de lance-pierres s’est retranché au fond de l’allée principale. [...] Le commando ressurgit et réattaque. [...] 7 h 20. Un nombre impressionnant de contremaîtres et de chef d’équipes sont regroupés au fond du B3 [...] Un agent de maîtrise se met dans la peau d’un chef de commando militaire. « On prend une allée à vingt gars et on remonte. » Des voix s’élèvent. « Oui, mais ils nous attaquent à revers. » La guérilla entre les chaînes s’est installée à Talbot. Les assaillants déroulent un tuyau à incendie. Ils progressent dans les allées. Voiture par voiture. Ils balancent à feu continu d’énormes boulons, des vis de gros calibre et des pièces de moteur en tous genres. Ils en reçoivent aussi. Certains sont armés de frondes. [...] 7 h 40. La bataille fait rage. Ordres hurlés dans tous les coins [...] Le groupe reflue sous les rafales de pièces de moteurs. Courbés en deux, les non-grévistes reculent devant les chariots. Avant l’attaque suivante. 7 h 46. Les non-grévistes mettent une nouvelle lance à incendie en batterie [...] Un commando de non-grévistes contre-attaque sur la chaîne 20. Les affrontements, très violents, vont dès lors se fixer ici25.

La direction de Talbot demande alors aux opposants à la grève d’évacuer l’atelier B3, mais ces derniers obtempèrent difficilement :

  • 26 Ibid.

8 h 15. Les non-grévistes quittent le B3 et se regroupent devant le bâtiment. Ils sont plus d’un millier. La tension est encore extrême. Des chefs lancent des ordres de repli. [...] Les intéressés refusent d’obéir. Le B3 est assiégé. Les jets de boulon continuent à l’extérieur. L’idée d’évacuer est insupportable aux non-grévistes. Tout à coup ils se ruent en masse sur un groupe d’OS immigrés qui ont pointé le nez hors des bâtiments [...] Un Maghrébin, tombé à terre près de la porte d’entrée, est bourré de coups de pieds par quatre personnes. Derrière eux les invectives se multiplient : « Restez dans l’usine. Vous allez y crever bandes de putes. » Les non-grévistes prennent également à partie les salariés des bureaux qui les observent de leurs fenêtres. « Vous mouillez bande d’enculés que vous êtes. »26

  • 27 « Poursuivons le nettoyage », tract du Parti des forces nouvelles (PFN), 5 janvier 1984. Archives (...)

Constatant l’exacerbation des violences, la CFDT prend contact avec le préfet pour demander une intervention des pouvoirs publics, mais le Premier ministre ne souhaite visiblement pas un nouvel envoi de forces de l’ordre dans l’usine, bien que le préfet annonce un assaut imminent de 1 500 agents de maîtrise. La CFDT tente alors d’organiser la protection des grévistes. Devant la multiplication des agressions, ces derniers organisent la défense du B3 : les portes sont barricadées, une surveillance s’organise sur les toits, etc., faisant de l’atelier un camp retranché, tandis qu’à l’extérieur les contremaîtres et les salariés hostiles aux grévistes agressent les rares d’entre eux qui tentent de sortir. À 11 heures, le préfet reçoit l’ordre d’envoyer quatre compagnies de CRS à l’usine afin de mettre en place un cordon entre les antigrévistes et les grévistes retranchés dans le B3, pendant que les équipes syndicales CGT et CFDT extérieures à l’usine arrivent peu à peu. Face aux CRS, les antigrévistes ne désarment pas et attendent la sortie des grévistes en criant des insultes, le plus souvent à caractère raciste, en menaçant les ouvriers immigrés (« les Arabes, les Noirs, au four, à la Seine... ») et en chantant la Marseillaise. Si les contremaîtres et les membres du syndicat indépendant semblent constituer l’essentiel de ce groupe, ils sont secondés par des militants d’extrême droite qui revendiquent avoir aidé les militants de la CSL « à entreprendre une vaste opération de nettoyage à l’usine de Poissy » contre « les Arabes et les Noirs encadrés par la CFDT [qui] entravaient la liberté du travail » et promettent qu’« après avoir épuré Talbot [ils vont] épurer Poissy des fainéants, des émigrés et des casseurs27 ».

  • 28 Communiqué de la direction de Talbot, 5 janvier 1984. Archives privées.

20Le reste de la journée se déroule dans un face-à-face tendu, jusqu’à ce que les grévistes puissent quitter l’atelier B3 sous la protection des CRS. On comptabilise au cours de la journée 55 blessés, dont trois graves. C’est bien, cette fois, la fin du conflit dans l’usine. La direction de l’entreprise appelle à expulser les « agitateurs responsables mettant en péril l’emploi de bien plus de 10 000 personnes » et informe qu’elle est obligée de « ne plus appeler le personnel à se rendre à son poste de travail28 » le lendemain. Les salaires sont par conséquent suspendus.

  • 29 « Points de repère sur le conflit Talbot », note manuscrite établie par A. Hude, union département (...)

21Si le conflit est terminé, la question des conditions pour la reprise du travail, les tensions entre syndicats, les négociations sur l’avenir des licenciés restent entières. Parmi les licenciés, les Marocains sont de loin les plus nombreux (748), suivis par les Sénégalais (209) et les Algériens (136). En revanche, les Français, qui composent 44 % de l’effectif ouvrier, représentent 20,7 % des licenciés. Sans surprise, ces disparités reflètent la répartition nationale et ethnoraciale des postes et le fait que les licenciements touchent en premier lieu les ouvriers de chaîne non qualifiés. Par ailleurs, parmi les licenciés français, une majorité est issue des départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM) (Richter, 1984). Le sentiment est fort qu’à des critères sociaux plus ou moins respectés s’ajoutent des considérations politiques à l’origine du licenciement de 50 cégétistes et de 15 cédétistes, tous délégués de chaîne. À l’usine, la reprise du travail s’organise lentement entre le 11 et le 17 janvier en présence des forces de l’ordre et avec un filtrage des salariés, pendant que les licenciés sont convoqués au bureau de reclassement. La direction assigne en justice les syndicats et militants de la CFDT et leur réclame 440 millions de francs (environ 137 millions d’euros) pour entrave à la liberté du travail29. La reprise du travail, progressive, s’opère sans incident, mais de nombreux travailleurs sont contraints de changer de poste de travail et les cadences de travail augmentent.

  • 30 Note de Pascal Lamy, directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, à l’attention de Jean-Charl (...)

22Le conflit qui se déroule chez Talbot et les réponses apportées aux licenciements sont les premiers événements de ce type auxquels est confronté le gouvernement d’Union de la gauche qui, malgré les violences entre salariés, souhaite les voir servir d’exemple : « la mise en place de mesures particulières pour faciliter la conversion professionnelle des salariés licenciés de Talbot [...] ne manquera pas de servir de point de référence pour les conversions industrielles à venir », note ainsi un conseiller du Premier ministre30. La gestion du conflit par le gouvernement semble pourtant manquer d’anticipation sur la question de l’emploi et des licenciements, comme l’illustrent les extraits d’entretien présentés ci-dessous menés avec René Cessieux, ancien conseiller technique de Pierre Mauroy chargé de l’emploi, du chômage et des relations sociales entre 1981 et 1984. Très rapidement, cette exemplarité dans la gestion des restructurations industrielles trouvera un terrain d’application puisque, quelques semaines seulement après la fin du conflit qui a eu lieu dans les usines de Talbot, la direction de Citroën annonce elle aussi des suppressions d’emplois massives.

Le conflit chez Talbot vu du cabinet du Premier ministre

Le gouvernement et la question de l’emploi
« Ça va être l’époque où [Pierre] Mauroy et [François] Mitterrand vont mettre comme ministre de l’Emploi M. Ralite. Donc, on est dans un climat où les tensions commencent à être fortes entre le PC et le PS [...]. Mettre Ralite à l’Emploi, c’est une manière de piéger [les communistes]. Avec le recul, c’est une mitterranderie totale ! [...] Pour Mauroy, le problème de l’emploi, dans sa tête, s’était résolu en mettant les travailleurs âgés à la retraite, en obligeant les jeunes à rester à l’école. [...] Il y aurait eu un peu moins de femmes qui travailleraient, il y aurait eu un peu moins d’immigrés qui travailleraient, ça aurait pas gêné Mauroy. Autrement dit, au départ, le problème des travailleurs immigrés, c’est pas forcément la priorité des priorités. »

Alertes sur l’automobile
« L’industrie automobile est cruciale. [...] Il y a une vraie inquiétude [dans les entreprises], qui se répercute sur le gouvernement. On est vraiment dans l’industrie phare. [...] Au niveau des conflits, c’est le secteur le plus à risque. [...] Un beau jour, Delors tire la sonnette d’alarme : “Je viens de voir le patron de PSA, on va fermer Poissy”. En 1983. Delors demande à Mauroy une réunion interministérielle sur PSA. Et là, on a un certain nombre de ministres, dont Fabius d’ailleurs, qui disent : “Tout ça, c’est du pipeau, ils font ça pour avoir des subventions...” Et là-dessus Delors se fâche tout rouge : “Vous êtes complètements fous, j’ai fait analyser les comptes, c’est très grave.” Mauroy a très vite compris qu’on était en face d’un problème vraiment sérieux [...] On est encore sous le régime d’autorisation administrative de licenciement [...] et il va falloir dire oui ou non. Un dossier comme celui-ci, ça remonte directement au ministre. »

Le gouvernement et PSA
« Le conflit se développe, et il y a occupation de l’usine. Là, on entre dans une phase complètement différente. On oublie un peu la dimension économique et on passe au traitement social et à l’évacuation. Cette occupation s’installe, on est en permanence avec les syndicats et on a un patron de PSA qui harcèle le gouvernement en disant “Envoyez les flics !” [...] Les demandes de Calvet, c’est “Donnez-nous les autorisations de licenciement, évacuez l’usine et laissez-nous travailler.” [...] La justification économique et puis les efforts que l’entreprise est en train de faire pour reclasser, limiter les licenciements, faire des préretraites, etc. Et là, l’attitude de Calvet est complètement de dire “Ça, c’est le rôle du gouvernement, si vous voulez limiter la casse sociale, donnez-moi des préretraites, des formations du Fonds national pour l’emploi (FNE).” [...] Chaque fois qu’on propose des mesures d’accompagnement, il dit : “Moi, je suis d’accord, mais vous n’avez qu’à les payer.” On commence à parler aussi des retours, moi je travaille là-dessus. [...] »

Le conflit
« L’occupation est très largement pilotée par la CFDT, enfin, suivie par la CFDT, avec là un certain nombre d’informations sur le fait que les organisations syndicales contrôlent plus ou moins la situation, d’ailleurs plutôt moins que plus. Et d’ailleurs ils nous le font comprendre. On a à partir de mi ou fin décembre une CGT qui a envie d’en sortir, parce qu’elle se rend compte de deux choses : c’est que la CFDT est en train de se faire des muscles, et puis, elle est toujours mal à l’aise avec les immigrés, un monde qui lui échappe... Et puis une troisième chose, c’est qu’il y a des bagarres... Moi, j’ai jamais su s’il y avait eu des provocations. Mais j’ai le souvenir très précis d’un matin à 5 heures, Calvet qui téléphone, pour me dire “M. Cessieux, si vous n’envoyez pas les CRS, il va y avoir des morts.” [...] C’était quand même pour le gouvernement le premier énorme conflit social, médiatisé, le premier grand conflit, qui n’avait pas existé sous la droite, à ma connaissance, pas de grand conflit de l’automobile... »
Source : Entretien avec René Cessieux, avril 2013.

Tirer les leçons d’un conflit pour négocier les futures suppressions d’emplois

23Déjà annoncés en juillet 1983, masqués par le conflit qui a eu lieu chez Talbot, les licenciements envisagés chez Citroën font à nouveau l’actualité au début de 1984. Mais les bilans tirés de ce qui s’est passé chez Talbot sont dans les têtes des différents protagonistes qui souhaitent anticiper un certain nombre de problèmes. Cependant, ni l’évaluation des sureffectifs ni les solutions proposées ne font consensus.

Une grève et un sursis

  • 31 « Les 35 heures, l’objectif CFDT chez Citroën », bulletin nº 56 de la CFDT 93. Archives interfédér (...)

24Avec dix unités de production, l’Île-de-France regroupe 24 000 salariés de Citroën au début de l’année 1984 contre 20 000 en province. Lors du comité d’entreprise du 13 avril, Jacques Calvet annonce 6 083 suppressions d’emplois. Comme dans le cas de Talbot, l’utilisation du FNE permet de faire partir en préretraite 3 144 salariés, dont tous les cadres et les employés, techniciens et agents de maîtrise (ETAM) en sureffectif. Restent alors 2 939 licenciements. Ce sont surtout les usines de la région parisienne qui sont touchées par les suppressions d’emplois : 1 787 à Aulnay (25,8 % du personnel), 305 à Saint-Ouen (22,8 %), 984 à Levallois (39,9 %), 686 à Nanterre (43,6 %), 616 à Clichy-la-Garenne (31,2 %), 385 à Asnières (23 %) et 262 à Neuilly (6,8 %)31.

  • 32 L’Usine nouvelle, 22 mars 1984.

25À l’usine d’Aulnay-sous-Bois, plusieurs débrayages ont déjà eu lieu depuis le début de l’année 1984 pour divers motifs, mais ce n’est véritablement qu’à partir du 13 mars que plusieurs journées de grève contre les licenciements se succèdent. Dans les tracts de la CGT, les appels à l’unité des différentes catégories de personnel sont récurrents afin de repousser le spectre d’un conflit d’immigrés. Mais cette insistance révèle en creux les difficultés que connaît le syndicat à rallier à la cause de l’emploi l’ensemble des salariés, en particulier les salariés français, alors que les réductions d’effectifs touchent en priorité les immigrés. L’entreprise anticipe le phénomène de départ des immigrés et mène dès le début de 1984 une enquête auprès de ses salariés afin de juger de leur volonté de quitter l’entreprise pour repartir dans leur pays d’origine, moyennant une prime. Ce faisant s’installe l’idée de l’aide au retour comme solution pour limiter les licenciements collectifs, comme cela avait été amorcé chez Talbot. La revue L’Usine nouvelle peut alors titrer « Citroën : tout dépend des immigrés32 ».

26Devant l’absence de négociations, la CGT multiplie les jours de grève à Aulnay-sous-Bois à partir du mois de mars. Le mouvement est massivement suivi, avec plusieurs fois 4 000 grévistes, puis il se durcit. Le 11 mai, l’usine d’Aulnay est occupée, plus aucune production ne sort des ateliers ; à partir du 14 mai, les usines de Nanterre et de Levallois connaissent le même sort, suscitant quelques tensions entre grévistes et non-grévistes ; tandis qu’à l’usine Citroën-Asnières, la grève débute le 15 mai. Malgré quelques protestations de la CSL et une manifestation d’un millier de personnes à l’appel du Rassemblement pour la République (RPR) et de l’Union pour la démocratie française (UDF), aucune bagarre, aucun face-à-face ne sont à signaler, ce qui contraste avec les images récentes provenant de chez Talbot, mais également avec le climat qui règne dans les usines depuis avril 1982.

  • 33 Déclaration de Pierre Bérégovoy, 18 mai 1984. AD93, 1508W100.
  • 34 Des ordonnances de janvier 1982 prévoient une aide de l’État en faveur des entreprises ou des coll (...)
  • 35 « On a gagné avec la CGT : pas de licenciement. C’est un premier succès », tract CGT Citroën, 19 m (...)

27Après une semaine d’occupation, le gouvernement reconnaît l’importance des sureffectifs dans l’industrie automobile et se félicite des avancées quant aux préretraites et aux aides à la réinsertion des travailleurs immigrés, mais aucune négociation n’aboutit à propos de la réduction du temps de travail, et peu d’avancées concernant la formation professionnelle sont enregistrées. Le gouvernement accepte donc 4 000 suppressions d’emplois, correspondant aux départs volontaires, mais la demande de 2 300 licenciements est refusée33. Le ministre des Affaires sociales accorde un délai de trois mois aux partenaires sociaux pour aboutir à des solutions et propose à Citroën la conclusion d’un contrat de solidarité portant sur la réduction du temps de travail34. Il annonce également la création d’un Centre de formation technologique pour les travailleurs de l’automobile (CFTTA). Dès cette annonce, la CGT célèbre une première victoire qui permet que « 2 000 frères et camarades qui devaient être licenciés [...] continuent à travailler pour faire vivre leur famille35 ». Elle met fin aux occupations d’usines et se dit prête à entamer des négociations. Mais la direction de Citroën refuse de la recevoir. Plus d’un mois après la fin des occupations d’usines, les négociations sont donc toujours au point mort.

Le couperet

  • 36 Contre 33,5 % pour la CSL, 6 % pour la CFDT, 4,5 % pour FO et 2,4 % pour la CFTC.
  • 37 CCE, 22 août 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B413.

28La confirmation du poids de la CGT, qui obtient dans l’usine d’Aulnay-sous-Bois 55,9 % des voix lors des élections de DP du 12 juillet36, et le refus opposé par le gouvernement à la demande de licenciements incitent Jacques Calvet à changer d’attitude et à rencontrer la fédération CGT de la métallurgie. À la suite des échanges entre le PDG et le secrétaire de la fédération, André Sainjon, salués par la presse comme historiques, les syndicats CGT et CFDT manifestent un optimisme prudent. Rien n’indique cependant de possibles améliorations dans le traitement des licenciements. Alors qu’un changement de gouvernement voit la nomination de Laurent Fabius au poste de Premier ministre et le départ des ministres communistes, le terme de l’échéance des trois mois fixée à Citroën par Pierre Bérégovoy survient en août. Le dossier rebondit alors. Lors du CCE du 22 août, la direction de Citroën annonce de nouvelles mesures à son plan social, avec la possibilité pour les licenciés de bénéficier d’une formation complémentaire de dix mois dans le cadre d’un contrat d’orientation-qualification37. Ces nouvelles propositions sont saluées comme des avancées par le nouveau gouvernement, qui accepte 1 909 licenciements sur les 2 417 demandés par Citroën, auxquels pourraient s’ajouter le licenciement de 41 délégués protégés, soit 1 950 salariés au total (voir les détails par usine dans le tableau 4).

Tableau 4. Nombre de suppressions d’emplois et de licenciements dans les usines Citroën de la région parisienne, août 1984

Usine Nb de salariés Nb d’emplois supprimés % par rapport au nb total d’emplois Nb de licenciements % par rapport au nb total d’emplois
Aulnay-sous-Bois 6 900 1 531 22,2 866 12,5
Levallois 2 400 781 32,5 416 17,3
Clichy 1 900 528 27,8 195 10,3
Asnières 1 600 357 22,3 127 7,9
Nanterre 1 500 492 32,8 259 17,3
Saint-Ouen 1 300 291 22,4 87 6,7

Source : Dépêche AFP, 24 août 1984.

  • 38 « Agir pour faire autrement », tract CGT Métaux, s.d. Archives ULCGTAsB.
  • 39 Déclaration de la CFDT Citroën au CCE du 22 août 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B413.
  • 40 Réaction du secrétaire général de la CSL à la décision du gouvernement, 24 août 1984. Archives ULC (...)
  • 41 Déclaration du bureau confédéral de la CGT, 31 août 1984. Archives IHS CGT métallurgie.

29« Coup de force38 » pour la CGT, avancée insuffisante pour la CFDT39, « décision raisonnable40 » pour la CSL, l’accord du gouvernement survient alors que les salariés ne sont pas encore rentrés de congés. La rentrée, prévue le 30 août, est préparée par les directions des usines de façon à éviter tout mouvement social dans les ateliers. Des grilles et des sas d’accueil sont ainsi installés devant les usines de façon à faciliter le filtrage des entrées et à empêcher les licenciés d’y pénétrer. Plusieurs débrayages ont tout de même lieu, contre les licenciements, les changements dans l’organisation du travail consécutifs aux suppressions d’emplois et les projets de licenciement des délégués élus. Une certaine confusion règne et le souvenir des événements de Talbot laisse craindre une montée des tensions d’autant plus forte qu’Akka Ghazi, le secrétaire de la CGT, est blessé au cours d’une altercation avec les forces de l’ordre le 31 août. Le matraquage du « militant de l’usine le plus estimé et le plus connu41 » fait l’objet de dénonciations scandalisées de la part de la CGT et du PCF, mais ne suscite pas un mouvement de protestation d’ampleur parmi les salariés, dont les rassemblements et les débrayages touchent moins d’un millier de personnes.

Christian Bonin

Christian Bonin, né en 1945 dans le département de la Vienne, est issu d’un milieu rural très modeste, dans une famille de six enfants, dont le père est ouvrier agricole et la mère travaille au foyer. Scolarisé jusqu’à 14 ans, il prépare ensuite un CAP d’ajusteur pendant trois ans et, à 17 ans, il est embauché par Citroën. Il s’installe donc à Paris en octobre 1962 et travaille dans le 15e arrondissement, à l’usine de la rue Leblanc, en tant que dépanneur à l’atelier d’outillage. En 1964, il est muté à l’atelier des outils de presse, poste qu’il reprend après son retour de l’armée en 1966. Bien que confronté à la hiérarchie, il ne se syndique pas, suivant ainsi les conseils des syndicalistes qui souhaitent éviter les sanctions aux jeunes ouvriers. Il est en revanche actif lors de l’occupation de l’usine en mai-juin 1968. Il se syndique alors à la CGT, contribuant avec des centaines d’autres ouvriers de sa génération à renouveler le syndicat de Citroën. Élu au CE, il est également délégué syndical de son secteur. En 1974, il fait partie des très rares militants de la CGT à être mutés à l’usine d’Aulnay-sous-Bois. Devenu secrétaire du syndicat, il subit pendant plusieurs années la répression antisyndicale, y compris des agressions physiques, jusqu’en 1981. À la suite de la grève de 1982, un ouvrier marocain, Akka Ghazi, lui succède à la tête du syndicat CGT de l’usine, et Christian Bonin devient secrétaire du CE. Après les licenciements collectifs de 1984 et le départ de l’usine d’Akka Ghazi, il redevient secrétaire de la CGT en 1984. Il poursuit sa carrière professionnelle et syndicale à l’usine d’Aulnay, jusqu’au début des années 2000, lorsqu’il prend sa retraite.
Source : Entretien avec Christian Bonin, novembre 2009.

  • 42 « Réflexions sur la lutte chez Citroën et l’incident auquel elle a donné naissance », note de Géra (...)
  • 43 Lors d’un entretien, Christian Bonin estime que 85 % des licenciés sont membres de la CGT.

30La médiatisation de l’agression de son secrétaire ne saurait dissimuler l’absence de véritable stratégie et de prise d’initiative de la part de la CGT en septembre 1984. La poursuite de l’action dans les semaines suivantes se déroule essentiellement hors des ateliers. Après des manifestations dans les Hauts-de-Seine et en Seine-Saint-Denis, lors desquelles les cégétistes enlèvent les tourniquets ayant remplacé les sas filtrants devant l’usine d’Aulnay-sous-Bois, les syndicalistes occupent le centre de gestion-orientation-réemploi chargé des entretiens et du suivi des ouvriers licenciés, afin de récupérer les dossiers de ces derniers. Mais le sentiment se développe parmi les salariés qu’aucune voie d’avenir ne leur est offerte, y compris en matière de formation, qu’ils sont abandonnés par les pouvoirs publics ainsi que par la CGT, qui n’offre pas suffisamment de perspectives de lutte contre les licenciements42. Certains parmi les licenciés envisagent d’ailleurs d’agir en dehors des consignes syndicales pour forcer l’entrée de l’usine de Levallois, ce qui pousse les responsables syndicaux des Hauts-de-Seine à organiser une nouvelle occupation d’usine, à Nanterre, les 10 et 11 octobre, contre l’avis de la fédération et de la confédération CGT dont des responsables viennent arrêter l’action en cours. Les tensions n’épargnent pas non plus la CFDT. Ces récriminations, externes et le plus souvent internes aux syndicats, sont d’autant plus fortes que les formations prévues peinent à démarrer. De plus, les critères de licenciement ne sont pas respectés, alors que sont renvoyés de nombreux syndicalistes et délégués de chaîne, en plus des 41 demandes de licenciement d’élus syndicaux. Les équipes syndicales mises en place après les grèves du printemps 1982 sont alors décimées43. Du côté du gouvernement, les échanges avec la direction de PSA ont lieu en amont des licenciements proprement dits et les négociations sont prises en charge par d’autres responsables que lors du conflit ayant eu lieu chez Talbot.

Les licenciements de Citroën traités par le gouvernement

« Deux mois plus tard à peine [après le conflit ayant eu lieu chez Talbot], coup de téléphone de [Jacques] Calvet : “Je veux vous voir.” [...] Il me dit “Dans deux mois je commence sur Aulnay.” Je lui dis “Vous traiterez directement avec M. Bérégovoy, ça a été décidé comme ça au niveau du gouvernement” [...] [Pierre] Mauroy avait bien compris que c’était trop dangereux de traiter directement ces dossiers au niveau du Premier ministre. [...] Calvet était venu dans une démarche “on est à froid, je sais qu’il faut le faire, mais je souhaite que ça se passe mieux que chez Talbot”, parce qu’ils y ont quand même laissé des plumes... Et là je lui dis “Mais il y a quelque chose que je comprends pas, vous avez plein de salariés immigrés, c’est ceux-là qui vont déguster dans les plans de licenciements. [...] Pourquoi dans une maison comme la vôtre vous ne mettez pas une dizaine de personnes et vous les envoyez au Maroc, en Algérie, en Tunisie, ils créent des petites boutiques ?... Enfin bon, vous êtes tout à fait capables de construire l’ingénierie d’un droit au retour, de procédures de retour intelligentes, qui auraient du sens.” Et la réponse de Calvet a été très nette : “Ça, c’est pas à nous de payer, c’est à l’État français de payer ces trucs-là.” [...] [Pierre] Bérégovoy prend les choses en main. [...] On est toujours dans cette autorisation administrative, on est bien dans un dialogue patronat-État, dans lequel les syndicats essayent de faire pression, mais ils n’ont pas de voix au chapitre. Bérégovoy [...] a obtenu ce qu’on n’a pas obtenu sur Talbot, parce qu’on a été pris de court. [Chez Talbot] il a mené ça à la hussarde, Calvet, mais il avait bien compris qu’il ne pouvait pas le faire deux fois, qu’il fallait qu’il mette de l’eau dans son vin et qu’il prépare ça... »
Source : Entretien avec René Cessieux, avril 2013.

31Les deux conflits contre les licenciements de Talbot et de Citroën mettent donc à la fois en lumière les stratégies économiques et industrielles d’un grand groupe confronté à ce qu’il estime être des sureffectifs massifs, les difficultés à construire des réponses syndicales malgré un contexte de luttes sociales d’ampleur et la relative inefficacité des mesures gouvernementales par rapport aux licenciements collectifs.

32L’intransigeance souvent relevée de PSA, dont la nouvelle orientation est incarnée par Jacques Calvet, dépasse une simple gestion de sureffectifs et s’inscrit dans une volonté de restructuration et de remodelage du tissu industriel de la filière automobile dans son ensemble (Gorgeu & Mathieu, 2005). Les conséquences de ces choix se font particulièrement sentir en région parisienne et touchent fortement les ouvriers immigrés peu qualifiés.

33Expliquer les limites des stratégies syndicales ne peut donc faire l’économie de cette intransigeance patronale. Néanmoins, on remarque d’une part que les contre-propositions syndicales aux licenciements ne sont pas consensuelles et qu’elles se partagent entre projets de relance industrielle pour la CGT et réduction du temps de travail pour la CFDT. En outre, à l’exception des usines Citroën de banlieue parisienne où les grèves et occupations sont coordonnées en mai 1984, aucune action à l’échelle du groupe n’est véritablement menée ni même envisagée par les syndicats alors que les destructions d’emplois sont décidées par la direction centrale de PSA. En particulier à la CGT, la stratégie est souvent pensée marque par marque, voire usine par usine. Enfin, alors que 1982 avait permis, au moins à Aulnay, de faire sortir la cause des OS immigrés des murs de l’usine et d’agréger quelques soutiens extérieurs, en 1983-1984, le seul lieu du conflit reste l’usine et les grévistes demeurent relativement isolés.

34Concernant les mesures gouvernementales, on observe le peu d’efficacité des dispositifs mis en place au milieu des années 1970 pour limiter les licenciements (Dalmasso, Gomel & Serverin, 2013) et la faiblesse des propositions en la matière dans les lois Auroux adoptées en 1982. L’autorisation administrative de licenciement créée en 1975 allonge certes les procédures, mais les outils juridiques offerts aux salariés pour contrer les licenciements sont très faibles et la « cause de l’emploi » construite par les syndicats ne trouve que peu de soutien dans le droit (Didry & Tessier, 1996). De plus, malgré les droits nouveaux promus par les lois Auroux, Talbot et Citroën marquent un dessaisissement des salariés et de leurs organisations lors des négociations sur les licenciements.

35Par ailleurs, les réponses apportées aux licenciements dans les deux conflits interrogent la pertinence de dispositifs d’emploi ou de sortie de l’emploi spécifiques aux travailleurs immigrés. L’aide au retour et la formation professionnelle deviennent alors une réponse aux licenciements des immigrés de Talbot et de Citroën, qui impliquent nécessairement de quitter les usines.

*

36À travers les différences entre les conflits des deux entreprises et la relative facilité avec laquelle est mis en œuvre le plan social de Citroën, on saisit les effets de ce qui est souvent désigné alors comme « l’affaire Talbot ». Le haut niveau de conflictualité, les violences, l’expression d’un racisme dans une partie du monde du travail, les demandes d’aide au retour de certains ouvriers immigrés, ainsi que la forte médiatisation du conflit (Thepaut, 1983) font qu’aucun des acteurs ne souhaite réitérer une telle expérience.

Notas

1 Paroles de syndicalistes CFDT de Talbot, « L’effet Talbot ou les raisons profondes d’un conflit », brochure CFDT, 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B440.

2 « Gagnons la bataille de la production et de l’emploi », déclaration du bureau politique du PCF, octobre 1982.

3 Tract CGT Talbot, 20 janvier 1983. Archives privées.

4 « Nous voulons travailler, nous devons travailler, nous ferons tout pour produire : c’est l’intérêt de l’entreprise, donc de notre emploi qui le commande », tract CGT Talbot, s.d. Archives privées.

5 Entretien avec Nora Tréhel, février 2011.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Plan social présenté au CCE du 21 juillet 1983. Archives privées.

10 Mesures envisagées pour atténuer les conséquences des licenciements présentées au CCE du 21 novembre 1983. Archives privées.

11 « La grève totale s’installe à Talbot-Poissy », note des Renseignements généraux, 8 décembre 1983. AN, 19890442/16.

12 Cahiers du conseiller technique du Premier ministre, notes sur le conseil interministériel du 28 septembre 1983. Archives privées.

13 Lettre de la section syndicale CFDT aux salariés de Talbot, 16 décembre 1983. Archives interfédérales CFDT, 1B440.

14 Compte rendu des entretiens entre le ministère de l’Emploi et la direction d’Automobiles Peugeot, 16 et 17 décembre. Archives privées.

15 Déclaration du syndicat CGT Talbot, 18 décembre 1983. Archives de l’union régionale Île-de-France-CGT (URIF-CGT), AD93, 49J475.

16 « Pour une juste appréciation », tract de la CGT Talbot, 19 décembre 1983.

17 Déclaration de Georges Granger, secrétaire général de la fédération de la métallurgie CFDT, 17 décembre 1983. Archives interfédérales CFDT, 1B440.

18 Note à l’attention du Premier ministre, 23 décembre 1983. Archives privées.

19 Déclaration du syndicat CGT-Talbot à l’entrée de la réunion du 27 décembre 1983. AD93, 49J475.

20 « Talbot-Poissy : huis clos pour un retournement », Libération, 29 décembre 1983.

21 « Talbot : un plan social bidon », communiqué de presse CFDT, 29 décembre 1983. Archives interfédérales CFDT, 1B440.

22 « Assez ! », tract SNA-CSL Talbot Peugeot, 4 janvier 1984. Archives privées.

23 « Des heures décisives pour l’avenir », tract CGT Talbot, 4 janvier 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B440.

24 Discours de Nora Tréhel dans l’usine Talbot, 3 janvier 1984. Archives URIF-CGT, AD93, 49J575.

25 « Les douze heures de la violence », Libération, 6 janvier 1984.

26 Ibid.

27 « Poursuivons le nettoyage », tract du Parti des forces nouvelles (PFN), 5 janvier 1984. Archives interfédérales CFDT, 10B34.

28 Communiqué de la direction de Talbot, 5 janvier 1984. Archives privées.

29 « Points de repère sur le conflit Talbot », note manuscrite établie par A. Hude, union départementale CFDT des Yvelines, 10 janvier 1984. Archives privées.

30 Note de Pascal Lamy, directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, à l’attention de Jean-Charles Naouri, directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, 16 mars 1984, AN, 19890442/16.

31 « Les 35 heures, l’objectif CFDT chez Citroën », bulletin nº 56 de la CFDT 93. Archives interfédérales CFDT, 1B413.

32 L’Usine nouvelle, 22 mars 1984.

33 Déclaration de Pierre Bérégovoy, 18 mai 1984. AD93, 1508W100.

34 Des ordonnances de janvier 1982 prévoient une aide de l’État en faveur des entreprises ou des collectivités locales qui mettent en œuvre une réduction du temps de travail d’au moins deux heures. L’aide est accordée pour chaque emploi supplémentaire permis par cette mesure et se traduit par une exonération des cotisations de Sécurité sociale (voir Barbezieux, 1983).

35 « On a gagné avec la CGT : pas de licenciement. C’est un premier succès », tract CGT Citroën, 19 mai 1984. Archives ULCGTAsB.

36 Contre 33,5 % pour la CSL, 6 % pour la CFDT, 4,5 % pour FO et 2,4 % pour la CFTC.

37 CCE, 22 août 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B413.

38 « Agir pour faire autrement », tract CGT Métaux, s.d. Archives ULCGTAsB.

39 Déclaration de la CFDT Citroën au CCE du 22 août 1984. Archives interfédérales CFDT, 1B413.

40 Réaction du secrétaire général de la CSL à la décision du gouvernement, 24 août 1984. Archives ULCGTAsB.

41 Déclaration du bureau confédéral de la CGT, 31 août 1984. Archives IHS CGT métallurgie.

42 « Réflexions sur la lutte chez Citroën et l’incident auquel elle a donné naissance », note de Gérard Négrier (responsable de l’union départementale CGT 92), 12 octobre 1984. AD93, 49J572.

43 Lors d’un entretien, Christian Bonin estime que 85 % des licenciés sont membres de la CGT.

Salvo indicación contraria, el texto y otros elementos (ilustraciones, archivos adicionales importados) se puede utilizar bajo licencia OpenEdition Books License.

Buscar en OpenEdition Search

Se le redirigirá a OpenEdition Search