Version classiqueVersion mobile

Pour la dignité

 | 
Vincent Gay

Ordre usinier et travailleurs immigrés à l’orée des années 1980

Chapitre 1

Des travailleurs immigrés au cœur de la crise

Texte intégral

1Écrire l’histoire des conflits des usines Citroën et Talbot au début des années 1980 et de la place qu’y ont occupée les travailleurs immigrés appelle à naviguer dans différents champs, à différentes échelles, dans différentes temporalités. D’une part, parce que l’événement que constituent ces quelques mois conflictuels est à situer dans une histoire bien plus vaste : histoire du monde ouvrier, de l’immigration, des conflits sociaux et de l’industrie. D’autre part, parce que ce début des années 1980 peut être appréhendé comme une « charnière grinçante », selon l’expression de Michelle Zancarini-Fournel (2008 a, p. 12). Fin des « Trente Glorieuses », queue de comète des années 1968 et de l’insubordination ouvrière (Vigna, 2007), crise économique qui s’installe, début du premier septennat de François Mitterrand et interrogations sur la capacité de l’union de la gauche à « changer la vie »... Les changements dans le monde sont rapides, mais ils n’empruntent pas la même direction que lors des deux décennies précédentes. C’est dans ce contexte que s’inscrivent ces histoires d’usines. En tant que lieux de travail, de socialisation, de mobilisations, de résistances individuelles ou collectives, celles-ci sont autant des espaces de production que des lieux politiques marqués par des histoires propres qui rejaillissent particulièrement lors des moments de crise. Leur part de singularité a un « intérêt [qui] n’est pas réductible à celui d’un exemplaire quelconque au sein d’une série monotone ou à celui d’un exemple arbitrairement choisi pour illustrer une proposition universellement valable » (Passeron & Revel, 2005, p. 17). Mais l’étude de leur caractère propre doit permettre d’en saisir « à la fois la singularité et ce qu’il peut avoir de généralisable » au sein du « vaste mouvement de reconfiguration sociale, politique et culturelle des sociétés industrielles, ou postindustrielles » (Fontaine, 2014, p. 17-18). Ainsi, si les usines Citroën et Talbot constituent le point de départ de l’enquête, il ne s’agit pas tant d’apporter, à partir de ces cas, une pièce supplémentaire au dossier de la fragmentation de la classe ouvrière que de s’interroger sur les trajectoires, les mobilisations et le devenir des ouvriers immigrés dont le sort dépasse le monde de l’usine. Écrire cette histoire, c’est donc circuler entre les ateliers, les équipes syndicales, les transformations industrielles et du travail, les dimensions politiques liées au monde ouvrier, à l’immigration, ainsi qu’à l’action de l’État en de telles circonstances.

2Ce chapitre rappelle donc que les ouvriers immigrés dont il est question s’inscrivent dans une histoire sociale, une communauté d’expériences, une tradition de luttes et d’engagement, tout en soulignant les particularités de la période dans laquelle leurs mobilisations prennent place, ces années 1980 dont le goût parfois amer pour les classes populaires ne doit pas faire oublier de tels événements.

Immigration, travail et conflits sociaux

3Alors que les études de sciences sociales sur l’immigration se sont parfois éloignées des enjeux du monde du travail, l’analyse de conflits d’usine rappelle le lien indissociable entre ces deux dimensions. « Immigrés et prolétaires », pour reprendre un titre de Gérard Noiriel (1984, 2019) ; grévistes et syndicalistes, pouvons-nous ajouter dans le cas présent.

Immigrés au travail, immigrés en conflit

4L’implication des ouvriers immigrés dans les conflits sociaux et dans le mouvement ouvrier est riche d’une histoire ancienne. Gérard Noiriel montre par exemple que dès les années 1920, dans la région de Longwy, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) et le Parti communiste français (PCF) se structurent essentiellement autour d’immigrés italiens de la première ou de la deuxième génération (Noiriel, 1984, 2019). Cependant, les rapports entre mouvement syndical, immigrés et luttes ouvrières demeurent empreints de contradictions, de difficultés et d’appréciations variées selon les organisations et les périodes, liées aux débats sur la réglementation des migrations et sur la progressive nationalisation du mouvement ouvrier dans la première moitié du xxe siècle (Gallissot, Boumaza & Clément, 1994). Dans les années 1968, les conflits menés par des travailleurs immigrés, en particulier mais pas seulement, issus des anciennes colonies françaises, dans et hors des usines, se multiplient. La massification des recrutements d’ouvriers étrangers, leur concentration dans de grandes unités de production, l’accentuation des cadences de travail et la gestion différenciée de la main-d’œuvre suscitent des revendications en faveur de l’égalité dans comme hors du travail (Pitti, 2008). La dénonciation des conditions de travail et d’existence lors des mobilisations des travailleurs immigrés agit comme un révélateur de « l’envers des Trente Glorieuses » (Vigna, 2007, p. 125) et du racisme auxquels ces travailleurs sont confrontés. Ces conflits permettent alors de remettre en cause l’image souvent véhiculée d’ouvriers immigrés discrets, dociles et cherchant surtout à ne pas faire de vagues. Ils posent également la question du caractère plus ou moins autonome de ces ouvriers immigrés vis-à-vis des travailleurs français et des organisations syndicales. Là encore, la diversité des situations ne permet pas de conclure à l’existence d’une configuration spécifique qui aurait été commune à toutes ces luttes, mais la tension entre ce qui relèverait d’une lutte de travailleurs et ce qui constituerait une lutte spécifiquement immigrée en est un trait récurrent (Pitti, 2001).

5Ces éléments, que l’on retrouve entre 1982 et 1984, se doublent d’une particularité, voire d’un paradoxe apparent, qui tient au moment de la séquence étudiée. L’engagement des ouvriers spécialisés (OS) immigrés dans les grèves et dans le syndicalisme leur permet en effet de développer une capacité d’agir, mais à un moment où les restructurations industrielles et les baisses d’effectifs dans l’industrie automobile les condamnent sinon à disparaître du moins à voir leur poids s’affaiblir nettement dans les usines. On assiste alors en un temps très court à la cristallisation de processus de long terme propres à l’histoire de la production de masse fordiste, avec une expansion très importante de certains secteurs industriels rendue possible par l’utilisation d’une main-d’œuvre non qualifiée et, en particulier dans les usines automobiles parisiennes, immigrée. Ce mouvement débute dès 1945 dans certaines usines, mais s’approfondit au milieu des années 1960. Or le début des années 1980 permet de constater les effets contradictoires de l’emploi de la main-d’œuvre immigrée : empêchés de se former, cantonnés aux postes les plus durs et les moins qualifiés, les OS immigrés n’en font pas moins des carrières longues dans les usines, ce qui suscite des aspirations (droit au travail, à la formation, à une évolution de carrière, à la dignité, etc.) liées également à leur installation durable dans la société française avec leurs familles.

  • 1 Les ouvriers professionnels sont des ouvriers qualifiés, soit grâce à un diplôme comme le certific (...)
  • 2 Ce n’est en revanche pas nécessairement le cas dans les usines automobiles de province, notamment (...)

6Derrière l’engagement dans les grèves se perçoivent et s’expriment les différentes dimensions touchant à la place des immigrés en France, saisis à partir de leur position dans le monde du travail. L’industrie automobile est à ce titre un poste d’observation essentiel. Outre qu’elle est un lieu d’investigation traditionnel pour les sociologues et les historiens du travail, elle constitue également un riche terrain d’enquête sur les immigrés au travail. Ainsi, dans les années 1970, à partir de son expérience dans une usine Citroën, Robert Linhart montre qu’une hiérarchie ethnoraciale affecte précisément les ouvriers dans l’organisation du travail, la plupart des immigrés extraeuropéens étant manœuvres ou OS, tandis que les Français et une majorité des immigrés européens sont ouvriers professionnels (OP) ou occupent des fonctions plus élevées (1978)1. De même, les recherches menées dans les usines de Renault-Billancourt au début des années 1980 et consacrées aux OS ont essentiellement concerné les ouvriers immigrés, signalant la porosité des catégories, la confusion entre « une catégorie au départ professionnelle (OS) » et « une catégorie sociale : “les OS immigrés” » (Varro & Perriaux, 1991). Dès lors, dans ces usines, parler des OS, c’est parler des immigrés et vice-versa2. Or dans une partie des discours politiques et patronaux des années 1970, les OS – en tant que catégorie professionnelle – sont condamnés à s’éteindre à la suite des évolutions technologiques ou à ne constituer qu’une phase transitoire au cours d’une carrière, tandis que les immigrés sont voués à la disparition (par le retour dans leur pays) ou à l’assimilation dans la société française. Mais le début des années 1980 contredit pour partie ou montre les limites de ces approches. D’une part, parce que les trajectoires de ces ouvriers immigrés sont significatives de carrières d’« OS à vie ». D’autre part, parce que le retour ou l’assimilation – au sens où disparaîtraient les stigmates attachés à la condition d’immigré – ne sont pas les seules options qui s’offrent ou s’imposent à eux. Enfin, parce que leur participation aux conflits sociaux permet sinon de s’extraire totalement d’un certain destin social, du moins de contribuer à définir en positif leur groupe social.

  • 3 Tous ces personnels sont chargés de seconder les contremaîtres en portant une attention aux problè (...)

7L’analyse de la place des ouvriers immigrés dans les usines pose également la question de leur mise au travail et de leur encadrement par diverses instances. Décrire cet encadrement revient à s’interroger sur les pratiques de commandement et d’autorité en usine et sur la façon dont des systèmes de relations sociales se fondent sur l’activité de certaines catégories de personnel et sur les politiques propres à chaque histoire d’usine. La gestion de la main-d’œuvre repose en effet sur des techniques sociales qui ne se réduisent pas à l’organisation du travail. Les agents de secteur chez Citroën, mis en place en 1935, ou les conseillers sociaux chez Simca-Chrysler incarnent en effet une hiérarchie qui ne concerne pas directement le travail et que l’on retrouve sous d’autres formes dans certaines entreprises à partir des années 1930 (hommes secteurs chez Michelin, techniciens sociaux de main-d’œuvre chez Peugeot3...). Leur fonction illustre l’utilisation de techniques sociales au service du commandement usinier. L’usine est donc le lieu où cohabitent plusieurs figures d’autorité, chargées aussi bien de l’organisation du travail que de l’ordre social et politique. Entre hiérarchies formelles et informelles, entre représentants des directions des entreprises et responsables d’un syndicalisme propatronal, l’action conjointe de cette multiplicité d’autorités contribue à la gestion politique des usines pour le développement de pratiques qui visent à instaurer un respect de l’ordre productif et à empêcher toute forme de contestation. Le commandement en usine, qui prescrit et proscrit, ne se réduit ni à l’organisation du travail ni à des techniques élaborées et mises en œuvre par des techniciens sociaux ; il relève aussi de pratiques informelles qui participent des cultures usinières, elles-mêmes s’appuyant sur une fraction conservatrice du monde ouvrier. Enfin, cet ordre politique tendant à la fois à organiser le travail, à encadrer les ouvriers et à museler toute forme de contestation est favorisé par un recours massif à la main-d’œuvre immigrée qui constitue un « facteur permissif » (De Gaudemar, 1982, p. 147) pour la mise en place de tels systèmes. Lorsqu’ils arrivent dans les usines, les immigrés occupent des positions particulièrement dominées : ils parlent peu ou pas français, l’absence de formation professionnelle leur offre peu de légitimité pour contester et leur faible connaissance des organisations ouvrières ne les incite pas à s’organiser pour se défendre.

  • 4 Le caractère improbable de cette mobilisation est bien entendu sujet à caution, mais le contexte i (...)

8La force de cet ordre politique rend particulièrement inattendue sa rapide déstabilisation, sous les effets d’une mobilisation à première vue improbable4. Or si les OS immigrés sont des acteurs majeurs des conflits de Citroën et Talbot, ils en sont également l’enjeu central. En effet, si leur mobilisation importe tant, et si elle est l’objet d’attentions fortes tant dans le champ économique que dans le champ politique, c’est d’une part parce qu’elle remet en cause un ordre patronal et des relations sociales en vigueur depuis longtemps, et d’autre part parce que les ouvriers immigrés sont en première ligne face aux restructurations industrielles et aux transformations du travail que tentent d’impulser les directions des entreprises dans cette période. Ils représentent un enjeu enfin parce que leur position dans les usines met en lumière les logiques du recours massif à l’immigration à l’ère du fordisme triomphant et leurs conséquences lorsque les stratégies industrielles se modifient. Dès lors, s’ils héritent d’une histoire des luttes des années 1968, leur mobilisation, à ce moment précis de l’histoire politique et économique française, revêt des dimensions bien particulières et constitue un épisode majeur de l’histoire sociale des années 1980.

Pour une histoire sociale des années 1980

  • 5 Le colloque de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) intitulé « Les années 1968 : événemen (...)
  • 6 « Les ouvriers après la “classe ouvrière” » était le premier titre prévu pour Retour sur la condit (...)

9Les années 1980 en France sont l’objet d’un récent intérêt de la part des chercheurs en sciences sociales, en particulier parmi les historiens, dont les travaux interrogent la portée des changements produits par l’élection de François Mitterrand en 1981 (Berstein, Milza & Bianco, 2001 ; Tracol, 2015, 2019 ; Bantigny, 2013 ; Bernard, 2015). Ces années apparaissent à certains observateurs comme une décennie cauchemardesque (Cusset, 2006) ou tout au moins celle d’une conversion de la gauche au nouvel esprit du capitalisme (Chiapello & Boltanski, 1999) et d’une crise variée, affectant aussi bien les champs politique, idéologique, culturel que l’industrie, l’école, le travail, etc. Les années 1980 se différencieraient donc fortement des années 19685 par la fin des aspirations aux changements de société, mais également par une évolution des lectures de l’univers social et en particulier du monde du travail : à la centralité ouvrière (Vigna, 2012) succéderait un « continent morcelé et silencieux » (Azémar, 1992). Si de telles évolutions sont bien réelles, on doit cependant relativiser cette rupture entre les deux périodes : d’un côté, des éléments de la crise qui s’approfondit dans les années 1980 sont déjà présents dès la première moitié des années 1970 (Zancarini-Fournel, 2008 b) ; d’un autre côté, si les années 1968 se caractérisent par une contestation durable, celle-ci ne disparaît pas ensuite mais prend de nouvelles formes. Le début des années 1980 peut alors être saisi comme un moment charnière entre la phase d’« insubordination ouvrière » décrite par Xavier Vigna et une situation à propos de laquelle Stéphane Beaud et Michel Pialoux évoquent les « ouvriers après la classe ouvrière6 » : les traces de cette insubordination sont alors encore perceptibles et s’ajoutent à une situation politique inédite après la victoire électorale de la gauche en 1981, tandis que pointent déjà fortement les effets de la crise et des mutations industrielles.

10Mais les évolutions en cours au début des années 1980 ne concernent pas seulement le monde du travail. C’est également le moment où se développent de nouvelles approches de l’immigration dans la société française – tant dans le domaine politique (Weil, 1991, 1995) que dans les représentations publiques et médiatiques (Bonnafous, 1991 ; Gastaut, 2000) –, conjointement à un effacement des référents liés au groupe ouvrier et à une dévaluation des mobilisations du monde du travail. Cette période est celle de la troisième crise liée à l’histoire de l’immigration en France qu’identifie Gérard Noiriel. Elle se caractérise par une stabilisation des migrations les plus récentes (Algériens, Marocains et Portugais passent de 53,3 % à 56,3 % du nombre total des étrangers entre 1975 et 1982), par l’augmentation massive de la proportion de femmes étrangères dans la population active, mais également par une recrudescence des actes et des propos xénophobes dans les médias ou le champ politique, l’étranger apparaissant alors particulièrement comme une menace pour le groupe national (Noiriel, 1988, 2006). Cette xénophobie constitue les étrangers en anormalités par rapport à la société française et résonne en écho dans la façon dont sont perçus les conflits de Citroën et Talbot : les OS immigrés qui y participent sont décrits à de multiples reprises comme ne correspondant pas à une certaine norme de la conflictualité et du syndicalisme et sont alors suspectés de se mobiliser pour des raisons ayant peu à voir avec les problèmes de travail, de salaire ou d’autoritarisme usinier. Les caractérisations de ces conflits par divers observateurs (politiques, médiatiques, patronaux ou policiers) montrent ainsi un trouble dans les catégories d’analyse, qui illustre les mutations en cours des représentations tant du monde ouvrier que des immigrés.

Des usines à l’État

11L’échelle d’observation de cette enquête est en majorité située au niveau des usines afin d’étudier les pratiques qui y ont cours, les modes de commandement et de discipline, les formes de contestation et les processus d’engagement des ouvriers immigrés. Mais d’autres échelles d’observation sont nécessaires pour saisir l’importance de ces conflits. En effet, certains agents du champ politique sont attentifs tant aux conflits sociaux qu’aux situations économiques et industrielles des entreprises. Cet intérêt pour ces événements se double d’une préoccupation gouvernementale et étatique envers l’immigration. Le « problème de l’immigration » qui émerge à nouveau au cours des années 1970 (Hmed & Laurens, 2008) percute le monde ouvrier, ou au moins sa fraction issue de l’immigration. Il pose également de nouvelles questions au début des années 1980, alors que la gauche a fait de son rapport aux questions migratoires un des éléments de différenciation par rapport aux gouvernements précédents. Les questions de travail et d’immigration qui se lisent à travers les conflits se répercutent dans le champ politique, donnent lieu à des mesures étatiques et conduisent à une réorientation des regards portés sur les conflits sociaux et les ouvriers immigrés. La circulation de certaines représentations des OS immigrés vus comme usés et devenus inemployables alimente un sens commun relativement partagé au sein du champ politique et des directions des entreprises. Mais ce constat commun n’appelle pas les mêmes conséquences pour ces directions et pour l’État ou les administrations chargées de l’immigration. Si pour les premières il s’agit d’abord de s’assurer d’une diminution massive d’emplois non qualifiés afin de mener à bien des restructurations industrielles, pour l’État et les administrations, cela implique une gestion sociale de ces restructurations et la mise en œuvre de politiques et de dispositifs ad hoc.

12Traiter de ces conflits à l’échelle du politique implique alors d’interroger plusieurs dimensions. La première touche aux discours et aux décisions politiques proprement dits. En 1983, le gouvernement redéfinit sa politique d’immigration et, alors qu’il a procédé à une opération de régularisation massive d’étrangers en situation irrégulière en 1981-1982, souhaite afficher désormais une certaine fermeté. Ce changement d’orientation a des effets sur l’appréhension des conflits menés par les OS immigrés. Certaines mesures mettent particulièrement en lumière l’imbrication des questions d’emploi et d’immigration et les points de rencontre des politiques menées dans ces deux domaines. C’est particulièrement le cas des politiques d’aide au retour des immigrés comme réponse aux suppressions d’emplois à partir de 1984.

  • 7 Créé en novembre 1945, l’ONI est un établissement public à caractère administratif qui détient off (...)

13L’action de l’État se lit également à travers le travail de l’administration, confrontée aux problèmes d’emploi des ouvriers immigrés. Qu’il s’agisse de les inciter à quitter la France ou à participer à des formations professionnelles, l’administration intervient en effet auprès des travailleurs immigrés. Le traitement administratif des immigrés pose la question de leur devenir hors des usines dès lors qu’ils sont perçus comme inemployables. Les années 1980 voient donc une réorientation de certaines missions historiques de la gestion administrative des populations immigrées, comme celles de l’Office national d’immigration (ONI) qui se consacre alors en partie à l’organisation du départ des immigrés7.

14Un troisième aspect concerne les rapports entre États. Alors que la venue des immigrés est encadrée par des accords bilatéraux depuis les années 1960, l’État français engage de nouveaux pourparlers avec les gouvernements des pays d’émigration, dans la perspective du retour des immigrés dans ces pays, au moment où l’industrie semble n’avoir plus besoin massivement d’une main-d’œuvre non qualifiée. Ces négociations nous renseignent sur les volontés des différents États et sur les rapports de forces interétatiques qui sous-tendent le phénomène d’émigration-immigration.

15Enfin, la circulation entre les entreprises et le champ politique peut être étudiée à partir des interprétations des conflits, des façons de désigner les ouvriers immigrés et des discours portés sur leurs modes et leurs raisons d’agir : en effet, ces travailleurs sont au cœur de diverses polémiques, dès lors qu’ils participent à des conflits sociaux. Les transferts de ces polémiques illustrent la porosité et les échanges entre le terrain des usines et le champ politique et mettent en lumière les circulations entre différents espaces sociaux et le partage d’un sens commun quant aux dangers que les ouvriers immigrés font courir à l’industrie automobile française.

Crises

16Les conflits étudiés se déroulent dans un moment particulier, marqué par une triple crise.

17La première est d’ordre économique et industriel. Dès le milieu des années 1970, une crise de l’industrie automobile dans différents pays provoque des licenciements massifs, notamment d’ouvriers immigrés, en Allemagne (Volkswagen), aux États-Unis (General Motors et Chrysler) puis en Italie – les ouvriers de Fiat n’obtiennent pas gain de cause, malgré cinq semaines de grève en octobre 1980 (Santilli, 1987). Si on explique couramment cette crise du secteur automobile par les chocs pétroliers de 1973 et 1979, cette observation demeure partielle et ne permet pas de comprendre les différences qui se jouent entre pays et entre constructeurs au sein de chaque pays. En effet, en France, la crise de l’automobile est plus tardive que dans d’autres pays et, pour un groupe comme Peugeot société anonyme (PSA), les premières alertes du milieu des années 1970 n’apparaissent que comme conjoncturelles et de courte durée. C’est d’ailleurs dans cette période que le groupe prend de l’ampleur :

Constructeur généraliste de taille modeste lors des dernières années des Trente Glorieuses, Peugeot se lance à partir de 1974 dans une stratégie de croissance externe [...] qui hisse le groupe à la première place des constructeurs européens, au moment même où surgit le second choc pétrolier. (Loubet, 1994, p. 110)

  • 8 « Le groupe Peugeot en difficultés », Direction de la prévision, ministère de l’Économie, 29 juin  (...)
  • 9 « PSA : connaissance du groupe, propositions fédérales », Fédération des travailleurs de la métall (...)

La mauvaise situation financière de Citroën accélère un rapprochement avec Peugeot et après une suppression de plus de 7 000 emplois, le nouveau groupe Peugeot-Citroën devient le premier constructeur français dès 1975, avec une croissance retrouvée à partir de 1976. Plus de 9 000 emplois sont créés chez Peugeot entre 1975 et 1978, à peu près 5 000 chez Citroën entre 1975 et 1977 (Loubet, 2000). En rachetant les filières européennes de Chrysler en août 1978, PSA franchit un nouveau pas dans son agrandissement et devient le premier constructeur automobile européen et le troisième mondial. Ce rachat conduit à la naissance de la nouvelle marque Talbot en 1979. Le nouveau groupe dirige donc plusieurs marques, « regroupant plus de 30 usines, produisant 26 modèles différents avec un effectif de près de 220 000 personnes » (Loubet, 2000, p. 377). Mais à partir du second choc pétrolier, le retournement de conjoncture touche PSA. L’année 1980 est particulièrement catastrophique, avec une baisse de la production de 17,7 % et des parts de marché de 2,1 % en un an, alors que Renault connaît encore une croissance de 7,5 % de sa production et de 5,1 % de ses parts de marché. Le déséquilibre entre capacités de production et capacités de consommation augmentent, de même que la pénétration des constructeurs étrangers (19,8 % des ventes en France en 1970, 30,6 % en 1982). Talbot connaît alors une chute particulièrement vertigineuse de sa production, conduisant à un plan de suppressions de 3 500 emplois en décembre 1980. L’année suivante, la chute de la production s’amplifie et est estimée à 42,9 % entre 1980 et 19818. En ce qui concerne le groupe Peugeot dans son ensemble, 4 317 emplois sont supprimés en France entre 1979 et 1980, et environ 17 000 entre 1980 et 19819, principalement par le biais des préretraites et du départ d’ouvriers immigrés.

18La deuxième crise touche le travail en lui-même, son organisation et la place des ouvriers non qualifiés. Ce qui deviendra une obsession, à savoir la diminution de la masse salariale, commence à la fin des années 1970. Bien que le nombre de personnes employées dans le secteur automobile en France, directement et indirectement, demeure alors toujours élevé (2 159 000 personnes), il commence à diminuer régulièrement (-4,6 % entre 1979 et 1982), accompagnant un objectif de modification des structures des usines, ainsi que de leur implantation, comme l’expriment les dirigeants de PSA :

  • 10 François Perrin-Pelletier, cité dans « Talbot vivra à Poissy », bulletin du syndicat CGT de Talbot (...)

Nous nous engageons dans une voie où les usines seront beaucoup plus spécialisées par organes [...] Nous n’aurons plus à l’avenir des centres de production multiformes de la dimension de Sochaux ou de Poissy [...] Nos usines seront plus spécialisées mais aussi moins gigantesques10.

  • 11 Comité central d’entreprise (CCE) Citroën, 10 juin 1981. Archives municipales (AM) de Saint-Ouen, (...)

Se dessine dès lors la disparition de la plupart des usines de région parisienne, particulièrement celles situées dans les Hauts-de-Seine. À cela s’ajoute une pression très forte sur les salariés, marquée par des sanctions, des mutations et une lutte accrue contre l’absentéisme11. Enfin, les progrès techniques diminuent le temps nécessaire à la production des véhicules, ce qui, en l’absence de plans de formation des ouvriers, rend de plus en plus critique la situation des OS (Richter, 1983). Cet ensemble de phénomènes s’accompagne de nouvelles façons d’envisager l’organisation du travail. Les débats sur l’amélioration des conditions de travail et l’enrichissement des tâches ont débuté dans l’après-Mai 68, en partie pour répondre à l’insubordination dans les usines. Mais une dizaine d’années plus tard, l’enjeu est de gagner en productivité, en qualité, en autocontrôle des ouvriers à travers divers dispositifs fortement inspirés du modèle de production japonais, qui conduisent à « une mutation significative dans la façon directe de travailler » (Hatzfeld, 2002, p. 483) et à des normes sociales régissant les rapports au travail. Cette « crise » du travail constitue donc en réalité l’amorce d’un mouvement de « restructuration permanente » (Bouquin, 2006, p. 47) résultant de choix industriels, économiques et sociaux des entreprises autant que des effets d’une conjoncture défavorable à une partie du secteur automobile.

19Enfin, la troisième crise touche aux relations sociales. En effet, l’ampleur des changements à l’œuvre à partir de la fin des années 1970 se traduit par une réorganisation du travail dans l’industrie automobile. Mais se produit également une déstabilisation des systèmes sociaux, bien particuliers dans les usines Talbot et Citroën, qui avaient accompagné la phase de développement industriel à partir des années 1950, déstabilisation que les conflits sociaux de 1982 vont accélérer et sur laquelle nous reviendrons.

20Crise économique et industrielle, crise du travail, crise des relations sociales constituent trois dimensions qui se croisent et s’entretiennent mutuellement.

Monographie croisée

21Le terrain de notre enquête est composé essentiellement de deux usines : Talbot à Poissy et Citroën à Aulnay-sous-Bois, avec quelques incursions dans d’autres usines Citroën de la région parisienne. Contrairement à d’autres, ces usines ont fait l’objet de peu d’investigations, à l’exception de quelques travaux (Loubet & Hatzfeld, 2001 ; 2004 ; Chetcuti & Hatzfeld, 2007). Bien que les usines Talbot et Citroën soient au début des années 1980 toutes deux la propriété du groupe PSA, leurs histoires diffèrent. Cependant, les événements qui s’y déroulent alors invitent à les examiner moins de façon comparée que par observations croisées, c’est-à-dire en les considérant comme différentes scènes de phénomènes semblables.

Citroën

  • 12 Note sur l’usine Citroën-Aulnay de l’ingénieur en chef adjoint à un sous-directeur de Citroën, 197 (...)

22L’implantation des usines Citroën dans la région parisienne est ancienne. Après la Première Guerre mondiale, les usines du quai de Javel qui ont fabriqué des obus pendant trois ans sont aménagées pour une production de voitures en série. L’entreprise ouvre ensuite plusieurs autres usines, d’abord en région parisienne dans les années 1920 puis en province à partir des années 1950, résultat d’une politique de décentralisation industrielle (Wendeln, 2011). En 1969, les effectifs de l’entreprise demeurent cependant déséquilibrés : 39 000 salariés en région parisienne contre 11 000 en province. L’usine d’Aulnay-sous-Bois est la dernière usine automobile ouverte en région parisienne, pour transférer la production des vieilles usines du quai de Javel et une partie de celles des petites usines de Seine-Saint-Denis. Elle commence à fonctionner en 1973, alors que la fermeture des autres usines parisiennes est prévue à plus ou moins brève échéance. Le choix d’ouvrir l’usine d’Aulnay en période de décentralisation industrielle tient à une volonté de Citroën de conserver une grande usine de montage pour regrouper les productions effectuées en région parisienne et difficilement délocalisables en province. Proche de Paris, la commune d’Aulnay-sous-Bois est bien desservie par les moyens de communication, elle dispose d’une grande surface exploitable, à un moment où la modernisation des postes exige des espaces plus grands. Aulnay est une usine de montage qui comprend des ateliers de carrosserie, de peinture, de sellerie, de montage, d’emboutissage et de ferrage ; on y remarque « une mécanisation poussée de la chaîne de fabrication de la carrosserie », une « installation originale du stockage des carrosseries » sur divers niveaux, une gestion informatique tout au long du montage des voitures et une amélioration des conditions de travail12. Son premier grand modèle est la CX, qui remplace la DS montée à Javel. L’usine est présentée par Citroën comme l’incarnation de la modernité industrielle et techno-logique : le matériel y est entièrement neuf lors de son ouverture, les ateliers sont spacieux, lumineux, un effort pour limiter les pollutions est réalisé et le taux d’accidents du travail est l’un des plus bas de la région parisienne.

23Contrairement aux usines du 15e arrondissement ou des Hauts-de-Seine, celle d’Aulnay-sous-Bois est peu ancrée dans le territoire urbain de la commune et elle est séparée de la ville par l’autoroute et le parc municipal. La relative faiblesse de ce lien est renforcée par le fait que seule une minorité d’ouvriers habite à proximité de l’usine (Malézieux, 1985). Une grande partie d’entre eux vient à l’usine grâce aux 13 lignes de cars affrétés par l’entreprise qui sillonnent la région parisienne, voire au-delà. Enfin, le personnel est en grande majorité composé d’OS immigrés qui travaillent à la chaîne (voir le tableau 1).

Tableau 1. Caractéristiques du personnel de l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois, 1978 et 1983

Caractéristiques 1978 1983
Statut
Cadres 0,6 % 0,8 %
Maîtrise et administration 8,6 % 9,4 %
Techniciens 3,5 % 4,4 %
Ouvriers professionnels 18 % 16,8 %
Ouvriers spécialisés 69 % 68,6 %
Origine
Salariés étrangers / effectif des salariés 66 % 67 %
Ouvriers étrangers / effectif des ouvriers 75 % 78 %
Âge
Moins de 25 ans 11 % 4 %
25 à 34 ans 36 % 21,5 %
35 à 55 ans 48,5 % 69 %
Plus de 55 ans 4,5 % 5,5 %

Source : Malézieux (1985).

Lors de l’ouverture de l’usine d’Aulnay, les prévisions d’effectif se situent entre 10 000 et 12 000 salariés. En réalité, l’effectif maximum est atteint en 1978 avec 8 000 salariés puis connaît une décrue dans les années suivantes.

De Simca à Talbot

24Du premier constructeur Grégoire à la Belle Époque jusqu’à PSA à la fin des années 1970, en passant par Matford, Ford, Simca et Chrysler, la ville de Poissy est le creuset d’une longue histoire de l’automobile (Loubet & Hatzfeld, 2001). L’usine naît au début de la Seconde Guerre mondiale, mais les premières voitures n’en sortent qu’en 1946. Ford en est alors le propriétaire, jusqu’à son achat par Simca en 1954, alors quatrième constructeur automobile français et installé à Nanterre. Son fondateur, Henri Théodore Pigozzi, agent commercial envoyé en France par Fiat pour faire de l’import-export de ferraille, crée à la demande de la firme italienne la Société anonyme française des automobiles Fiat en 1926, qui devient la Société industrielle de mécanique et de carrosserie automobile (Simca) en 1934. Elle est financée par Fiat dont elle est une filiale bien qu’elle s’affiche comme une marque française (Ramirez Perez, 2010). Pigozzi joue un rôle important dans les relations économiques avec l’Italie de Mussolini et contribue à la réorganisation de l’industrie automobile pendant l’Occupation. Inquiété à la Libération, Pigozzi prend une nouvelle envergure lorsqu’en 1954 Simca rachète Ford SAF, propriétaire de l’usine de Poissy où 5 000 personnes travaillent alors. Simca entreprend une transformation profonde du site d’où émerge le « Grand Poissy » : l’usine passe de 91 000 à 180 000 m², avec trois bâtiments centraux (B2 pour la mécanique, B5 pour les presses et B3 – le plus grand – pour le montage, la carrosserie, la peinture et la sellerie), un atelier de galvanoplastie, une centrale thermique, une cuisine et un château d’eau, ce qui permet une forte augmentation du nombre de salariés (presque multiplié par deux en cinq ans) et des cadences. La majorité des salariés vit à Poissy ou dans les communes environnantes des Yvelines, ainsi qu’à Paris. De nombreuses lignes de cars (22) et un train spécial les acheminent vers l’usine. Simca devient alors le troisième constructeur français. Pigozzi quitte Simca en 1963, puis l’entreprise signe des accords commerciaux avec Chrysler qui, rapidement, en devient l’actionnaire majoritaire et crée Chrysler France en 1970. Durant la période 1963-1970, la production passe de 1 400 à 1 900 voitures par jour, l’usine s’agrandit et emploie 21 360 salariés en 1970. Le travail y est intensif, quarante-six heures hebdomadaires en moyenne contre environ quarante heures chez Renault. L’organisation du travail se modifie et passe à trois équipes de huit heures ; les heures supplémentaires et le travail du samedi sont légion, la surface moyenne des postes est la plus faible de toutes les usines automobiles. Cet accroissement des effectifs est largement rendu possible par l’embauche massive d’ouvriers immigrés issus en bonne partie d’anciennes colonies françaises, notamment du Maroc, tout comme chez Citroën à la même époque. Le pic du nombre de salariés – plus de 27 000 – est atteint en 1976, tandis qu’en 1982 l’usine compte 16 000 salariés dont une grande majorité d’OS et d’étrangers (voir le tableau 2). Si au cours des années 1970 les succès économiques et industriels ne se démentent pas, le dynamisme ne répond pas aux attentes du constructeur états-unien. Mais ce sont surtout les difficultés de Chrysler dans les autres pays européens et aux États-Unis qui poussent la firme à abandonner Chrysler France. PSA rachète donc l’entreprise en 1978 et crée dans la foulée la marque Talbot. La longue histoire de l’usine de Poissy construit au fil du temps une forte identité industrielle et professionnelle qui perdure malgré les changements de propriétaire et de marque.

Tableau 2 : Caractéristiques du personnel de l’usine Talbot de Poissy, 1978 et 1982-1983

Caractéristiques 1978 1982-1983
Statut
Ingénieurs et cadres 1 279 479
Administratifs, techniciens, agents de maîtrise 3 558 1 941
Ouvriers 20 509 13 547
Total 25 346 15 967
Classe professionnelle
Ouvriers professionnels / effectif total 17,8 %
Ouvriers spécialisés / effectif total 67 %
Origine
Ouvriers étrangers / effectif ouvrier 55 %
Âge
Moins de 25 ans 12,3 % 4 %
25 à 39 ans 25 à 44 ans 53 %
67,5 %
40 à 54 ans 45 à 54 ans 27,8 %
25,8 %
Plus de 54 ans 6,9 % 2,7 %

Source : « Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile », rapport de la commission d’étude pour le développement de la formation des ouvriers spécialisés, 1983. AN, 19960442/15.

25Bien qu’issues d’histoires industrielles différentes, l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois et l’usine Talbot de Poissy au début des années 1980 ont de nombreux traits en commun. D’une part, elles concentrent toutes deux une forte présence de travailleurs étrangers (ils composent les trois quarts de l’effectif ouvrier à Aulnay et 55 % à Poissy en 1982-1983) et une proportion très importante d’ouvriers spécialisés (entre 65 et 70 % de l’effectif total des salariés dans les deux cas). D’autre part, ces entreprises entretiennent un système de relations sociales fondé sur des pratiques d’encadrement des ouvriers et une politique syndicale, ou antisyndicale, relativement atypique. Ce système de relations sociales s’établit chez Simca au milieu des années 1950 et chez Citroën surtout après 1968. Un des éléments clés est la prééminence d’un syndicat dit « indépendant ». La Confédération française du travail (CFT, 1959-1977) puis la Confédération des syndicats libres (CSL, 1977-1999) incarnent le courant majoritaire de ce syndicalisme né après la Seconde Guerre mondiale. Fondé sur un anticommunisme viscéral, il noue des relations de proximité avec les directions des entreprises avec lesquelles il cogère un certain nombre d’aspects du quotidien des usines. Il bénéficie à ce titre d’avantages et a une fonction essentielle dans l’encadrement des salariés, particulièrement des ouvriers immigrés. Il joue également un rôle important pour empêcher toute contestation syndicale de s’exprimer. Ce système, qui s’appuie tant sur les politiques sociales mises en œuvre que sur un important activisme antisyndical, constitue une version renouvelée d’un paternalisme patronal aux traits autoritaires.

*

26Le cadre général de l’enquête ayant été posé, il s’agit à présent d’entrer dans le vif du sujet, en se concentrant sur deux dimensions intimement liées : la structuration d’un ordre politique au sein des entreprises et la façon dont les travailleurs immigrés sont encadrés et mis au travail.

Notes

1 Les ouvriers professionnels sont des ouvriers qualifiés, soit grâce à un diplôme comme le certificat d’aptitude professionnelle (CAP), soit par ce qu’ils ont appris grâce au travail en usine. Les ouvriers spécialisés n’ont pas de qualification, ils sont affectés à une tâche précise qui ne nécessite pas beaucoup d’apprentissage. Le passage du statut d’OS au statut d’OP peut s’effectuer au cours d’une carrière professionnelle, mais de nombreux immigrés restent longtemps cantonnés à une fonction d’OS. Les manœuvres sont une catégorie inférieure à celle d’OS et effectuent des tâches encore moins valorisées. Chaque catégorie est classée selon différents échelons : OS1, OS2 pour ouvrier spécialisé 1er ou 2e échelon, OP1, OP2, OP3, pour ouvrier professionnel du 1er, 2e ou 3e échelon. À chaque échelon correspond un coefficient qui détermine le salaire.

2 Ce n’est en revanche pas nécessairement le cas dans les usines automobiles de province, notamment celles recrutant dans les campagnes ou dans des entreprises ayant plus massivement recours à une main-d’œuvre féminine.

3 Tous ces personnels sont chargés de seconder les contremaîtres en portant une attention aux problèmes sociaux que connaissent les ouvriers. En répondant à ces problèmes, ils agissent de façon à les détourner de toute velléité contestataire et du syndicalisme. Cela nécessite de la part de ces techniciens du social une connaissance des problèmes vécus dans les ateliers, au-delà même de ceux liés à l’organisation du travail (voir Cohen, 1996).

4 Le caractère improbable de cette mobilisation est bien entendu sujet à caution, mais le contexte industriel (voir infra) et politique (fin de l’insubordination ouvrière des années 1968, attentisme syndical à la suite de l’élection de François Mitterrand), le peu de capitaux militants des ouvriers immigrés, leur peu d’insertion dans le mouvement ouvrier et la faiblesse des organisations syndicales chez Citroën et Talbot rendent leur mobilisation d’autant plus difficile. Sur les mobilisations improbables, voir Collovald & Mathieu (2009).

5 Le colloque de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) intitulé « Les années 1968 : événements, cultures, politiques, modes de vie » ainsi que de nombreux ouvrages, notamment à l’occasion du quarantième anniversaire de mai-juin 1968, ont repris l’expression « années 68 » ou « années 1968 ». Cette notion désigne une période s’étendant du début des années 1960 au début des années 1980 ayant pour épicentre l’année 1968 et marquée par de fortes contestations de divers ordres dans de nombreux pays.

6 « Les ouvriers après la “classe ouvrière” » était le premier titre prévu pour Retour sur la condition ouvrière (voir Beaud & Pialoux, 2006, p. 75).

7 Créé en novembre 1945, l’ONI est un établissement public à caractère administratif qui détient officiellement le monopole du recrutement des travailleurs étrangers, est censé réguler les flux migratoires et possède des antennes dans de nombreux pays d’émigration. Les évolutions de ses missions au cours des années 1980 conduisent à son changement de nom : il devient Office des migrations internationales (OMI) en 1988 puis Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) en 2009.

8 « Le groupe Peugeot en difficultés », Direction de la prévision, ministère de l’Économie, 29 juin 1981. Archives de l’union locale de la Confédération générale du travail (CGT) d’Aulnay-sous-Bois (ULCGTAsB).

9 « PSA : connaissance du groupe, propositions fédérales », Fédération des travailleurs de la métallurgie (FTM-CGT), 1981. Archives de l’union régionale Île-de-France-CGT (URIF-CGT), archives départementales de Seine-Saint-Denis (AD93), 49J567.

10 François Perrin-Pelletier, cité dans « Talbot vivra à Poissy », bulletin du syndicat CGT de Talbot, juillet 1983. Archives URIF-CGT, AD93, 49J568. Ce dirigeant estime que la moitié des usines du groupe doit être supprimée.

11 Comité central d’entreprise (CCE) Citroën, 10 juin 1981. Archives municipales (AM) de Saint-Ouen, 25S31.

12 Note sur l’usine Citroën-Aulnay de l’ingénieur en chef adjoint à un sous-directeur de Citroën, 1976. Archives nationales (AN), 19900583.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search