Introduction
Écrire la vie d’un obscur
p. 11-16
Texte intégral
1Depuis qu’Alain Corbin a ressuscité avec brio et inventivité un parfait inconnu, Louis-François Pinagot1, devenu célèbre dans le petit monde des historiens, l’intérêt de l’étude biographique des humbles pour la connaissance historique n’a plus besoin d’être justifié. Son bien-fondé et sa richesse avaient été pressentis par André Abbiateci, qui a édité en 19962 le journal intégral (1773-1828) de Claude-Antoine Bellod (1752-1829), menuisier et maître d’école3, et ont été confirmés, plus récemment, par le travail de Jacques-Olivier Boudon sur Joachim Martin, lui aussi menuisier, qui, dans les années 1880, écrivait sur le revers des planches qu’il posait au château de Picomtal dans les Hautes-Alpes4. Dans le même temps, la biographie revenait aussi en grâce en histoire de la médecine. Il ne s’agissait plus d’établir de simples récits de vie, mais de s’en servir pour éclairer des pans mal connus de l’histoire de la médecine, comme les pratiques médicales quotidiennes ou les relations entre les médecins et leurs patients. Aussi n’était-il plus question de faire le récit hagiographique des grands héros de la médecine, mais plutôt d’étudier des médecins ordinaires saisis dans leur environnement. Jusqu’à aujourd’hui, ces biographies d’un type nouveau ont surtout été consacrées à des médecins des Lumières qui avaient souvent mené une « vie biographique5 » – c’est-à-dire qu’ils laissaient derrière eux de nombreuses traces de leur parcours propres à écrire leur histoire, comme le firent le docteur Louis-Marie Lavergne (1756-1831)6 ou Louis Odier (1748-1817)7 – et à des médecins des générations précédentes qui étaient de vrais savants même s’ils pratiquaient à la campagne, à l’instar de Michel Darluc (1717-1783)8.
2La biographie de Jean-Pierre Françon (1799-1851) que je propose se différencie pourtant de celles de ces personnages devenus historiques, aussi bien à cause de ses caractéristiques propres, des archives qui permettent de le saisir que d’une dynamique de recherche qui s’est imposée à moi. Contrairement aux autres biographies médicales, celle-ci concerne une strate inférieure du monde médical, celle qui n’a rien écrit et n’a laissé presque aucune trace, en l’occurrence les officiers de santé, ces médecins de seconde classe définis par la loi du 19 ventôse an XI – 10 mars 1803 – (voir l’annexe 1), moins bien formés que les docteurs et qui connaissaient des restrictions géographiques et pratiques à leur exercice. Comme son presque parfait contemporain Louis-François Pinagot (1798-1876), Françon n’a rien écrit qui nous soit parvenu sauf une lettre administrative et un bref testament dicté peu de jours avant sa mort. Ce document (voir l’annexe 2), dans lequel il implorait la miséricorde divine et prenait soin de faire dire pour 100 francs de messe dans l’année de son décès, est la seule pièce qui nous permette d’effleurer son intimité. Pourtant, contrairement à Pinagot, Françon était plus un obscur qu’un inconnu. Médecin ayant exercé pendant plus de vingt ans dans une petite région des monts de Tarare, à 40 km au nord-ouest de Lyon (voir la carte 1, chapitre 1), il a attiré l’attention des autorités et a fait l’objet d’un dossier de police médicale9 qui mentionnait une condamnation pour exercice illégal de la médecine, suivie d’un diplôme obtenu à Bourg-en-Bresse, puis d’une autorisation spéciale d’exercer dans le Rhône en dépit de la réglementation. J’avais rencontré ce personnage il y a bien longtemps, mais l’avais rejeté sans autre forme de procès dans les rangs des charlatans tolérés par des autorités coupables de laxisme10.
3J’étais à l’époque encore marqué par ma formation, acquise au temps de l’histoire sérielle, qui accordait peu de place aux individus. Venu de l’histoire sociale, j’ai bien sûr vu cette dernière passer de l’étude des catégories au suivi des individus, mais je ne me suis pas hasardé sur cette voie. De même, suivre l’exemple d’Alain Corbin me paraissait hors de portée. Si j’ai bien sûr été influencé par l’évolution générale de l’histoire sociale, ma conversion à l’approche biographique – pour autant que je sois le meilleur observateur de moi-même – naquit vraiment de mes fréquentations littéraires. Peu attiré par les fictions pures, je le suis au contraire par les œuvres romanesques qui présentent un arrière-plan politique et social, ce qu’il est désormais convenu d’appeler « la littérature non fictionnelle ». Je crois avoir inauguré ma plongée dans cet univers par la lecture des ouvrages d’Emmanuel Carrère, L’Adversaire, D’autres vies que la mienne et surtout Limonov. Il est possible que j’aie lu ce dernier après ma découverte de Javier Cercas. Si la lecture des Soldats de Salamine ne me marqua pas sur le coup, L’Anatomie d’un instant fut une révélation. J’en tirai l’impression qu’un romancier, à condition qu’il soit bien documenté, pouvait apporter plus qu’un historien à la compréhension d’un événement et d’une période. Le roman suivant de Javier Cercas, L’Imposteur, me démontra que la vie d’un individu, aussi atypique soit-elle, en apprend plus sur l’histoire d’une société que des approches plus globales. Enric (ou Enrique) Marco connut son heure de gloire aux débuts des années 2000 en se présentant comme un survivant des camps nazis et en s’imposant comme le porteur de la mémoire de toutes les victimes espagnoles ayant connu la déportation. Il revendiqua aussi un passé de combattant républicain de la guerre civile et de résistant actif au franquisme. Or un historien révéla qu’Enric Marco était parti comme travailleur volontaire en Allemagne (dans le cadre d’un accord entre Hitler et Franco) et qu’il avait tout juste connu quelques mois de prison préventive en Allemagne avant d’être acquitté. Là s’arrête le rôle de l’historien. Celui du romancier enquêteur va plus loin. Non seulement il montre que presque toute la vie racontée de Marco était constituée de mensonges, mais que sa vie reconstituée révélait celle de la plupart des Espagnols. Républicains en 1936, ils avaient dû faire profil bas pendant le long hiver franquiste. Au retour de la démocratie, certains d’entre eux avaient cru bon de s’inventer un passé de résistant qu’ils n’avaient absolument pas vécu, ou de s’engager dans des mouvements révolutionnaires hérités de 1936, comme la Confédération nationale du travail (CNT). La démocratie installée et l’enthousiasme dissipé, ils avaient investi la vie associative puis, la mode de la mémoire étant venue, ils avaient été tentés de suivre le mouvement et, pour Marco, d’en prendre la tête. Pour lui, et éventuellement pour Joachim Martin11, l’écriture représentait un substitut à une existence jugée médiocre.
4Bref, sans forcément le savoir, j’étais mûr pour rédiger une biographie. Encore fallut-il que le hasard s’en mêlât. En préparant en 2015 un article sur l’encadrement médical des campagnes12, je lus à nouveau le dossier Françon, qui m’apparut tellement particulier que, le temps ayant passé, la volonté d’en savoir plus s’imposa à moi et me conduisit, nolens volens, à rédiger sa biographie. Si Alain Corbin avait choisi Pinagot au hasard et si Joachim Martin s’était imposé à Jacques-Olivier Boudon par ses écrits, mes relations avec Françon furent un peu différentes. Nous nous sommes croisés deux fois : la première fois je ne le vis pas vraiment et me contentai de lire son dossier administratif pour l’assigner à une catégorie prédéfinie, celle des « empiriques » ; la seconde fois, c’est bien lui qui s’imposa à moi. Comme l’avaient fait mes prédécesseurs avec leur héros, j’ai essayé de suivre Françon à la trace, de sa naissance à sa mort, et de reconstituer son parcours social en me plongeant dans les archives classiques de l’histoire sociale : recensements, état civil, actes notariés. L’opération ne fut pas facile et je crus pendant longtemps ne pas trouver la date et le lieu de son décès et donc sa déclaration de succession. En revanche, la traque me fit rencontrer la société des bourgs et villages où Françon avait exercé. Pourtant j’ai essayé de ne pas me laisser entraîner dans une microhistoire qui aurait fini par faire disparaître mon personnage. Je n’ai donc retenu de cette société que les éléments qui m’ont paru capables d’expliquer le parcours de Françon.
5Paradoxalement, le plus difficile fut de retracer sa carrière professionnelle, et c’est là que j’ai dû m’éloigner de Françon pour mieux comprendre son parcours. Non seulement on sait peu de choses sur sa pratique quotidienne, mais deux étapes essentielles de son parcours médical ne sont pas ou peu documentées. Le procès-verbal du jury médical de l’Ain qui le reçut officier de santé en 1833 ne se trouve ni aux archives départementales de l’Ain ni aux Archives nationales13. Celles-ci n’ont pas conservé non plus le dossier habituel qui précédait l’octroi aux officiers de santé de l’autorisation d’exercer dans un autre département que celui dans lequel ils avaient été diplômés. Heureusement, en cherchant vainement son dossier, je tombai sur d’autres, similaires. Je pus grâce à cela imaginer raisonnablement les circonstances dont avait bénéficié Françon.
6Si en apparence cette biographie est donc très classique, elle prétend dépasser la simple érudition. En effet, il ne s’agit pas seulement de décrire la vie d’un officier de santé dans la première moitié du xixe siècle, mais surtout de montrer comment un individu peut être un acteur de son propre cheminement social. Je me sers aussi de Françon comme d’un levier pour mieux comprendre les processus qui font marcher la machine sociale. Pour le faire, et comme toujours14, je privilégie les marginaux. En effet, Françon était aux marges de la médecine officielle puisque, s’il avait un diplôme, celui-ci avait peut-être été obtenu frauduleusement et n’était pas valable pour exercer là où il le faisait. Sur ce plan, montrer comment Françon passa au travers des mailles du filet législatif et réglementaire est moins important que de comprendre comment il obtint la confiance du public alors même qu’il n’avait pas fait d’études et que ses pratiques étaient vigoureusement dénoncées. Sur le plan social, il s’agit de comprendre comment un individu sans capital d’aucune sorte (sauf peut-être psychique) réussit, hors de sa région natale, à atteindre une certaine aisance et une reconnaissance sociale sans employer les voies habituelles. Sans introduire la moindre hiérarchie entre eux, on pourrait dire que Pinagot vit et survit, que Joachim Martin écrit et décrit, tandis que Françon se tait et agit. Les deux premiers sont surtout des témoins de l’histoire, Françon est l’acteur de son destin. Si le parcours qui le mène de la misère aux portes de la richesse n’est déjà pas très fréquent, les chemins qu’il emprunte pour y parvenir sont souvent bien tortueux.
Notes de bas de page
1 Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.
2 Claude-Antoine Bellod, La Plume et le Rabot : journal écrit de 1773 à 1828 par Claude-Antoine Bellod, menuisier et maître d’école au Grand-Abergement (Ain), André Abbiateci et al. (éd.), Bourg-en-Bresse, 1996, Les Amis des Archives de l’Ain, « Les sources de l’histoire de l’Ain », 1996.
3 Dans le village du Grand-Abergement, voisin du Petit-Abergement, où naquit Jean-Pierre Françon.
4 Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim : l’histoire retrouvée d’un village français [2017], Paris, Gallimard, « Folio », 2019. L’auteur souligne très justement le rapport singulier que les menuisiers entretiennent avec l’écrit, les chiffres et le temps qui passe (p. 150-152).
5 Le concept a été forgé par Thomas Söderqvist, Science as Autobiography: the Trouble Life of Niels Jerne, New Haven, Yale University Press, 2013. Je l’utilise à travers l’usage qu’en fait mon collègue et ami de l’Université de Genève Philip Rieder dans « Le monde médical des Lumières et le médecin Louis Odier (1748-1817) », 2017, manuscrit aimablement communiqué par l’auteur.
6 Jean-Pierre Goubert, Médecins d’hier, médecins d’aujourd’hui : le cas du docteur Lavergne, 1756-1831, Paris, Publisud, « La France au fil des siècles », 1992.
7 Philip Rieder, « Le monde médical des Lumières et le médecin Louis Odier (1748-1817) », document cité.
8 Alain Collomp, Un médecin des Lumières : Michel Darluc, naturaliste provençal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
9 ADR, 5 M 36, Officiers de santé, Dossiers individuels (an XI-1854).
10 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, Belin, « Modernité », 1993, p. 19-20.
11 Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim, op. cit., p. 159.
12 Olivier Faure, « Promouvoir un réseau médical en France au début du xixe siècle », dans Marie Bolton, Patrick Fournier & Claude Grimmer (dir.), Médecine et santé dans les campagnes du xvie siècle à nos jours : approches historiques et enjeux contemporains, Bruxelles, Peter Lang, 2019, p. 143-160.
13 AN, F17 2391, Jurys médicaux constitution, opérations, correspondance (an XI-1854), départements de l’Ain et de l’Aisne.
14 Olivier Faure, Aux marges de la médecine : santé et souci de soi (France xixe siècle), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « Corps et âmes », 2015.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Aux origines du socialisme français
Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)
Jean-Jacques Goblot
1977
L'Instrument périodique
La fonction de la presse au xviiie siècle
Claude Labrosse et Pierre Retat
1985
La Suite à l'ordinaire prochain
La représentation du monde dans les gazettes
Chantal Thomas et Denis Reynaud (dir.)
1999
Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010