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Scènes baroques d’aujourd’hui

 | 
Céline Candiard
, 
Julia Gros de Gasquet

IV. Institutions et production

Les mises en scène baroques contemporaines : valeur esthétique et valeur patrimoniale

Daniel Urrutiaguer

Texte intégral

  • 1 Howard Becker, Les Mondes de l’art [1982], Jeanne Bouniort (trad.), Paris, Flammarion, 1988.
  • 2 David Lewis, Convention: A Philosophical Study, Cambridge, Harvard University Press, 1969.
  • 3 Pierre François, « Production, convention et pouvoir : la construction du son des orchestres de mu (...)

1La valorisation monétaire des créations s’effectue à l’aval de la filière du spectacle vivant lors de la diffusion des spectacles et de leur degré d’appropriation par le public, mais l’originalité et la maîtrise technique des créations dépendent des investissements déployés dans la phase de recherche. Des conventions d’interprétation orientent la coordination des artistes. Dans son analyse sociologique des mondes de l’art, Howard Becker1 insiste sur le concept de convention de David Lewis2 en circonscrivant les contours d’une communauté fondée sur la croyance dans la conformité des autres au respect de la convention. Les routines professionnelles qui en découlent requièrent néanmoins des ajustements entre les participants dans un processus de création, comme l’a indiqué le sociologue Pierre François dans son analyse de la construction du son des orchestres de musique ancienne3. Ces ajustements au sein du collectif de travail mettent en jeu notamment des rapports de pouvoir entre le directeur artistique et les interprètes différenciés par leur degré de reconnaissance professionnelle (ou leur position hiérarchique dans un orchestre).

2Un second type de conventions, minoré par Becker, porte sur les échelles de jugement normatives. La distribution met en relation les producteurs et les programmateurs parallèlement au processus de médiatisation des spectacles. Celui-ci est mené par les prescripteurs professionnels, dotés d’un pouvoir de sélection selon leur appréciation de la valeur esthétique des spectacles en se référant pour appréhender la pertinence des agencements de matériaux et d’actions scéniques à des critères implicites concernant notamment la beauté, le sens réflexif, les surprises.

  • 4 Luc Boltanski & Arnaud Esquerre, « La “collection”, une forme neuve du capitalisme : la mise en va (...)

3La valeur patrimoniale reconnue à une œuvre ou à un objet dépend de la force mémorielle qui lui est attribuée4. Celle-ci fluctue historiquement selon la construction des jugements sociétaux sur l’étendue de cette force. La catégorisation dans les chefs-d’œuvre accorde une supposée universalité à l’œuvre. La valeur patrimoniale peut varier dans le temps à la suite d’efforts individuels et institutionnels convergents pour une mise à l’écart d’œuvres ou de courants esthétiques du patrimoine littéraire et artistique ou au contraire un réexamen de leur pertinence. Le contexte contemporain de valorisation sociale de l’individuation nourrit une curiosité accrue pour la généalogie, les racines passées et une approche pluraliste du patrimoine culturel.

4L’objectif de cet article est de mieux comprendre les inégalités de valorisation des mises en scène baroques par rapport aux productions des ensembles musicaux et des compagnies chorégraphiques baroques en mobilisant ce cadre analytique. La valeur patrimoniale de la production artistique peut renforcer l’appréciation de sa valeur esthétique tout comme la perception d’un art muséal peut s’opposer à l’horizon d’attente majoritaire dans le monde du spectacle vivant.

5Le point de départ de cet article est le travail de recherche historique sur le courant baroque, minoré par l’histoire de l’État-nation républicain, et de sa diffusion dans les enseignements. Il s’agit d’une convention artistique en rupture avec la recherche d’une harmonie symétrique au cours de la Renaissance et qui a été remise en question par les normes du classicisme à la fin du xviie siècle pour le théâtre et par l’évolution des normes classiques au xviiie siècle pour la danse et la musique. Cette contribution s’interroge ensuite sur les spectacles marquants qui ont permis un gain sensible de la réputation corporative et médiatique de leurs directeurs artistiques. Enfin, le questionnement portera sur la nature des déséquilibres entre production et diffusion des spectacles communs aux différents genres artistiques dans la filière du spectacle vivant. Ceux-ci sont aggravés par une forte croissance démographique des compagnies et ensembles musicaux, source d’une concurrence destructrice pour les structures au positionnement esthétique jugé trop similaire.

La recherche sur le mouvement baroque et la formation

6Mis en œuvre dès le début du xxe siècle, les travaux de recherche historique sur les conventions de composition et d’interprétation baroques dans les domaines de la musique se sont développés à partir des années 1950. La redécouverte des traités anciens de la belle danse a commencé dans les années 1960, tandis qu’Eugène Green n’a créé Le Théâtre de la Sapience qu’en 1977.

  • 5 Corinne Hyafil, « “Un même discours qui se décline en parole, en geste et en musique” : rencontre (...)
  • 6 Céline Candiard, « Le théâtre baroque aujourd’hui en France : la musique pour modèle », Littératur (...)
  • 7 Pierre François, « Production, convention et pouvoir », art. cité, p. 6.

7Les liens entre les codes de la musique, de la gestualité, de la déclamation proche du chant ont créé des synergies entre ces chercheurs. Comme l’indique Benjamin Lazar, « au xviie siècle, les corps du chanteur, du danseur et de l’acteur évoluent à peu près dans le même espace5 ». La gestuelle rhétorique ciselée pour exprimer les émotions des personnages a un champ d’extension aussi circonscrit que l’ornementation des bras des danseurs et l’économie de leurs déplacements dans l’espace. La déclamation, dont les règles ont été explicitées notamment dans les Remarques curieuses sur l’art de bien chanter de Bertrand de Bacilly en 16686, est proche de la voix chantée de l’époque. La musique ancienne est une référence importante des spectacles théâtraux et chorégraphiques. Les instruments de la musique ancienne requièrent aussi des techniques du corps particulières pour produire les sonorités souhaitées, la largeur des touches n’étant pas identique par exemple entre les clavecins anciens et les plus modernes7. Il y a une affinité fondamentale entre les différentes démarches artistiques se réclamant du baroque.

  • 8 Antoine Pecqueur, « Entretien Pierre François : les spécificités économiques du mouvement baroque  (...)
  • 9 Bernard Lehmann, L’Orchestre dans tous ses états : ethnographie des formations symphoniques, Paris (...)

8Ainsi, il n’est guère surprenant qu’Eugène Green ait initialement travaillé avec William Christie et que Francine Lancelot, assistée de Béatrice Massin, ait collaboré avec le chef d’orchestre pour la chorégraphie d’Atys, la création lyrique mise en scène par Jean-Marie Villégier en 1987 qui a ouvert la voie à la reconnaissance de l’intérêt des démarches baroques dans le champ opératique. Les recherches sur les instruments anciens ont été soutenues jusqu’à la fin des années 1970 par des praticiens souhaitant se démarquer du conformisme des orchestres symphoniques, selon le sociologue Pierre François8. La motivation d’une recherche inventive et collaborative dans le champ de la musique baroque continue à être portée par certains musiciens lassés par la division très hiérarchisée du travail des orchestres, qui voient dans la formation d’ensembles musicaux une diversification de leurs activités, d’autant plus salutaire quand leur position dans l’orchestre symphonique est subalterne9.

9Des différences dans le niveau de structuration de la recherche selon le domaine artistique sont une première cause des inégalités de valorisation de la production baroque. Dans le cas de la musique baroque, l’État a accompagné la recherche patrimoniale par un accord-cadre entre le ministère de la Culture et de la Communication et le CNRS en juillet 1992. Une unité mixte de recherche intitulée « Institut de recherche sur le patrimoine musical de la France » s’est associée au centre d’études du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV). L’État a soutenu la création en 1993 de la collection Musica Gallega par la chambre syndicale des éditeurs de musique de France et la Fondation Francis et Mica Salabert. Les éditions ont concerné des ouvrages critiques et des partitions. L’enseignement des techniques baroques s’est diffusé dans certains départements des conservatoires nationaux de musique et de danse, dans de nombreux conservatoires, même à rayonnement communal, tandis que la structuration viable d’ensembles musicaux et vocaux baroques a permis aux chefs de file comme William Christie d’être à la fois formateurs (à travers des structures comme Le Jardin des voix) et employeurs.

10Dans le domaine de la danse baroque, Francine Lancelot a mené un gros travail d’investigation avec le CNRS sur les textes anciens de notation chorégraphique, comme les recueils de « dance » de M. Feuillet. Elle est entrée en relation avec le musicologue Philippe Beaussant, le fondateur de l’Institut de musique et de danses anciennes (IMDA), qui a précédé la création du CMBV, et avec le claveciniste Antoine Geoffroy-Dechaume. La confirmation de ses intuitions sur les relations entre danse et musique baroques lui a donné l’énergie de créer une compagnie avec François Raffinot en 1980, la compagnie Ris et Danceries. Un soutien important à la reconnaissance de la danse baroque est venu de l’intérêt porté par Rudolf Noureev après avoir vu Rameau l’enchanteur chorégraphié par cette compagnie en 1983 ; il s’est alors investi dans l’interprétation de partitions baroques. La compagnie de Francine Lancelot a été une pépinière de formation pour une génération de chorégraphes comme Béatrice Massin et Marie-Geneviève Massé, parmi les plus connues, qui à leur tour développent une relation de formation, soit dans des conservatoires, soit en milieu scolaire, soit par le biais de structures aux propositions multiples comme l’Atelier baroque de Béatrice Massin.

  • 10 Mathilde La Bardonnie, « Racine en vers et contre tous : Eugène Green propose une version baroque (...)
  • 11 Dans un débat avec l’actrice et enseignante-chercheuse Julia Gros de Gasquet, ancienne élève d’Eug (...)
  • 12 Patrice Pavis, La Mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, Paris, Armand C (...)

11Dans le domaine du théâtre baroque, la démarche volontariste d’Eugène Green a été plus solitaire. Il a organisé un atelier de pratique au lycée Montaigne en collaboration avec la professeure Isabelle Grellet, ainsi que des stages dans des établissements de formation académique. Ces stages ont éveillé des vocations auprès de jeunes metteurs en scène dont les plus connus sont Benjamin Lazar, Jean-Denis Monory, Louise Moaty et Alexandra Rübner. Cependant, le développement de sa compagnie du Théâtre de la Sapience, créée en 1977 en même temps que Les Arts florissants de William Christie, a été limité. La pertinence de sa démarche a été approuvée par l’universitaire Georges Forestier, mais a été radicalement remise en cause par des hommes de théâtre comme le philosophe et linguiste François Regnault10, codirecteur avec Brigitte Jaques-Wajeman11 de la compagnie Pandora et du Centre dramatique national (CDN) d’Aubervilliers entre 1991 et 1997 ou, dans une moindre mesure, par la vision sémiologique de Patrice Pavis12. La valeur esthétique d’une reconstitution scénique patrimoniale des règles de jeu baroque est déniée en se trouvant assimilée à une fonction ornementale dénuée de toute recherche sur le sens des motivations des personnages. L’attente d’une relecture personnalisée des œuvres classiques par un metteur en scène semble encore très prégnante dans les représentations des directeurs de théâtres subventionnés.

12Le processus de légitimation artistique passe aussi par l’édition d’ouvrages sur l’histoire des arts baroques, de biographies sur les artistes contemporains impliqués dans ce courant, d’analyses critiques sur les intentions artistiques et la réception des spectacles baroques. La librairie L’Autre Monde, sous l’impulsion de Jean-Paul Combet, créateur du label Alpha pour la production de disques et directeur de l’Académie Bach, a joué un rôle pionnier en ce sens en diffusant des livres, des disques et des objets de la culture baroque sans se limiter au théâtre.

Les sauts de reconnaissance médiatique : quels spectacles baroques marquants ?

13Dans la filière du spectacle vivant subventionné, la réputation corporative d’une compagnie se construit essentiellement sur la base de l’appréciation des spectacles nouvellement créés par les prescripteurs de jugement. Le degré d’appréciation du public et l’ampleur de sa composition influencent la notoriété du directeur artistique sur lequel se concentrent les retombées symboliques en matière de reconnaissance. Ces facteurs influencent l’obtention d’opportunités de financement et l’étendue de la distribution des spectacles de la compagnie ou de l’ensemble musical et vocal.

14L’implication de Rudolf Noureev a fait entrer un solo commandé à Francine Lancelot en 1984 sur la Suite nº 3 en ut majeur pour violoncelle de Bach au répertoire de l’Opéra de Paris et a incité d’autres danseurs étoiles à participer à des ballets baroques. La part d’improvisation dans l’exécution de la chorégraphie permet sans doute une identification plus consensuelle qu’au théâtre de l’inspiration du chorégraphe et des danseurs en jouant avec les codes de la corporéité baroque.

  • 13 Jean-François Labie, William Christie : sonate baroque, Paris, L’Alinéa, 1989, p. 40, cité par Pie (...)
  • 14 Bertrand Dermoncourt, « Le phénomène Atys : le sacre du baroque », L’Express, 30 mai 2011, en lign (...)

15La création en 1987 d’Atys, la tragédie lyrique composée par Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault, à l’Opéra de Paris a obtenu un triomphe inattendu. La création a résulté d’un processus collaboratif entre les danseurs baroques, les chanteurs et les musiciens, tandis que la sonorité insolite de l’orchestre de musique ancienne a fait l’objet d’une recherche collective des instrumentistes avec William Christie13. Cette œuvre, recréée en 2011, a consacré Les Arts florissants. Et William Christie est actuellement artiste associé de la Philharmonie de Paris. De plus, le succès dans la diffusion de l’enregistrement du disque du spectacle par Harmonia Mundi a étendu la notoriété de William Christie14. La renommée de la compagnie Ris et Danceries, étendue par l’intérêt de Noureev, a été renforcée par son implication dans la chorégraphie du spectacle.

  • 15 Mathilde La Bardonnie, « Racine en vers et contre tous », art. cité.
  • 16 Entretien avec Julia Gros de Gasquet, le 20 juin 2014 à Paris, et entretien téléphonique avec Flor (...)
  • 17 Voir le texte d’Eugène Green « Brève histoire d’une proposition modeste » dans le présent ouvrage.

16Dans le cas du théâtre, la mise en scène de Mithridate de Racine par Eugène Green en 1999 à la chapelle de la Sorbonne – en raison du soutien de Georges Forestier – a fait l’objet d’une réception contrastée. Mathilde La Bardonnie indique dans Libération qu’elle s’est laissé emporter par le spectacle après une phase pour s’adapter à la scansion déclamée des vers raciniens. La lente et souple gestuelle des interprètes, éclairée par les bougies des candélabres, lui paraît souligner judicieusement le sens des mots afin de les rendre plus compréhensibles15. Elle témoigne ainsi d’un mode de réception assez fréquent des spectateurs, d’abord déroutés par le choc auditif de la déclamation par rapport à la langue de la conversation, puis entrant ensuite dans une écoute empathique, voire stupéfaite, avec une compréhension claire du texte16. Eugène Green a décidé par la suite de mettre en veille sa compagnie après s’être heurté à l’hostilité d’une partie des professionnels, particulièrement virulente de la part de François Regnault, et à l’endettement pour produire ses spectacles17.

17Une avancée dans la reconnaissance de l’intérêt des mises en scène baroques est venue de la mise en scène du Bourgeois gentilhomme par Benjamin Lazar en novembre 2004 au théâtre du Trianon à Paris. Le spectacle a été porté par Le Poème harmonique de Vincent Dumestre qui a assuré la direction musicale tandis que Cécile Roussat et Julien Lubek ont créé la chorégraphie et Louise Moaty a collaboré à la mise en scène. La réception enthousiaste a été plutôt consensuelle ; les ballets-théâtre fantasques des intermèdes se prêtaient particulièrement bien à l’articulation des codes baroques de la danse, de la musique et de la déclamation. Les représentations de deux autres spectacles au théâtre Athénée-Louis-Jouvet ont permis de développer la réputation corporative et médiatique du Théâtre de l’Incrédule, la compagnie créée par Benjamin Lazar en 2004, avec la très bonne couverture par la presse nationale de L’Autre Monde ou les États et empires de la Lune, d’après le roman de Savinien Cyrano de Bergerac en 2008, et des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau en 2009. Ces spectacles ont attiré un public suffisant pour maintenir l’équilibre budgétaire, même dans le cas d’une distribution à neuf comédiens pour Pyrame et Thisbé.

18La réputation de Jean-Denis Monory, directeur de La Fabrique à théâtre, s’est également développée avec les représentations du Médecin malgré lui de Molière au festival off d’Avignon en 2003. De plus, un accord de coproduction sous forme de mise à disposition de la salle et de partage des recettes a permis de présenter les spectacles du répertoire à Paris au Ranelagh puis au théâtre de l’Épée de bois, ce qui a permis d’élargir le réseau des diffuseurs tout en jouant à perte lors de ces programmations parisiennes.

Les déséquilibres entre production et diffusion de spectacles

  • 18 Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles, « La politique de l’État en fa (...)
  • 19 Pierre François, « Les spécificités économiques du mouvement baroque », art. cité.
  • 20 Bertrand Dermoncourt, « Le sacre du baroque », L’Express, nº 3125, 25 mai 2011.

19La Direction de la musique, de la danse et du théâtre notait en 1999 une progression de la diffusion des spectacles baroques dans les festivals de musique. La part des programmes de musique baroque était passée en effet de 10 % des concerts classiques en 1991 à 30 % en 1998. Le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence s’est notamment ouvert à la production baroque. Cette forte avancée de la distribution des spectacles dans les festivals, qui offrent des possibilités pour rencontrer les programmateurs des établissements culturels, est contrebalancée par le caractère plus marginal de la programmation des concerts baroques dans les scènes nationales. De plus, la fragilité des ensembles musicaux est réelle face à la concurrence des orchestres permanents qui peuvent jouer sur leur masse salariale permanente et leurs subventions de fonctionnement pour baisser les prix de cession de leurs concerts18. Dix ans plus tard, Pierre François évoque une saturation de l’espace musical baroque et la nécessité de l’association d’un « bon directeur musical » et d’un « administrateur de grand talent » pour un positionnement viable d’un ensemble musical et vocal19. Le journaliste Bertrand Dermoncourt a évoqué dans L’Express le surnombre des formations baroques en 2011 et le maintien d’une dualité entre les orchestres permanents et les ensembles baroques fonctionnant sur la base de l’intermittence20.

20Si la situation des ensembles musicaux et vocaux est contrastée malgré le développement de l’institutionnalisation de la musique baroque, on peut supposer que les difficultés sont bien plus fortes pour le théâtre baroque, encore peu reconnu par les programmateurs. Dans le cas de la danse, la compagnie Les Fêtes galantes de Béatrice Massin a été récemment programmée au Théâtre national de Chaillot. Pour Le Théâtre de l’Incrédule, codirigé par Benjamin Lazar et Louise Moaty depuis 2013, cette compagnie de théâtre baroque – actuellement la mieux cotée – a réussi à être programmée dans des scènes nationales ainsi que par le Théâtre national populaire de Villeurbanne dès 2008, tandis que Benjamin Lazar a été artiste associé de 2008 à 2011 au théâtre de Cornouaille à Quimper, dont le projet artistique est tourné vers le théâtre musical. Des avancées significatives dans la reconnaissance des metteurs en scène baroques ne pourront se produire que si certains d’entre eux prennent la direction d’établissements culturels ou de festivals. Les compagnies sont ainsi de fait dépendantes des festivals de musique baroque pour leur diffusion.

21Les trois compagnies théâtrales baroques dont j’ai interrogé les directions (Le Théâtre de l’Incrédule, La Fabrique à théâtre et La Lumineuse, dirigée par Florence Beillacou) ont logiquement beaucoup de traits communs avec l’ensemble des compagnies, qui sont hiérarchisées selon leur niveau de réputation corporative et soumises à une intensification de la concurrence à la suite de leur forte croissance démographique malgré des efforts pour se différencier par leur positionnement esthétique. Celui-ci est néanmoins la base du moteur énergétique, la passion pour la déclamation et la gestuelle baroques face au public, en jouant du clair-obscur de l’éclairage des chandelles sur des visages fardés de blanc.

  • 21 Daniel Urrutiaguer, Philippe Henry & Cyril Duchêne, « Territoires et ressources des compagnies en (...)

22Dans l’enquête nationale sur les territoires et les ressources des compagnies en France que j’ai coordonnée avec Philippe Henry, la crise de la diffusion des spectacles se manifeste entre 2007 et 2009 par une hausse soutenue du nombre global de représentations et par une hausse ralentie du nombre de représentations par spectacle d’une part, ainsi que, d’autre part, par une baisse des recettes moyennes par représentation de l’ordre de 40 %, en relation avec une réduction de la taille moyenne des distributions car la masse salariale artistique et technique par représentation a baissé de 22 %21.

  • 22 Frédérique Payn, Les Pratiques de production et de diffusion de spectacles des compagnies conventi (...)

23L’enquête de l’Office national de diffusion artistique (ONDA) auprès de vingt-neuf compagnies subventionnées en 2014 confirme l’aggravation de la précarité. Les temps de production s’allongent (deux ans et demi en moyenne) avec la création de cercles de coproducteurs plus nombreux ayant des apports plus limités et plus versatiles. Les négociations pour la diffusion des spectacles deviennent plus ardues quant à la fixation de prix de cession, plus proches du coût du plateau au détriment des capacités de financement des compagnies. Les temps consacrés à l’administration, à la communication, à la prospection de partenaires, à renouveler en grande partie pour chaque projet de spectacle, à l’implication dans les dispositifs d’action culturelle à la demande des établissements culturels ou des collectivités territoriales se densifient22. Les pressions concurrentielles sont d’autant plus fortes que la réputation corporative est faible, sachant que la croissance d’une compagnie comme pour toute entreprise l’expose à des besoins de financement accrus qui peuvent la déséquilibrer si les subventions publiques ne suivent pas suffisamment l’expansion des activités.

24Ainsi, la compagnie La Lumineuse a connu la période de transition toujours délicate entre le statut d’amateurisme et la professionnalisation, avec les difficultés juridiques posées par l’impossibilité de rémunérer un plateau artistique nombreux, les limites d’une programmation par les petites salles privées sous condition d’un minimum garanti sans parvenir à attirer les programmateurs, une distinction lors d’un festival international de jeune théâtre en Espagne où les professionnels sont plus ouverts au classique et au baroque.

25Le Théâtre de l’Incrédule et La Fabrique à théâtre sont, selon la typologie de l’enquête nationale citée précédemment, des compagnies multirégionales qui diffusent le plus de représentations dans l’espace national et situent au second rang la région du siège social (respectivement la Haute-Normandie et le Centre). À la différence du Théâtre de l’Incrédule, La Fabrique à théâtre n’est pas subventionnée par la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et n’a pas encore accédé au réseau des établissements culturels labellisés, avec une diffusion centrée sur les établissements culturels de ville pour les mises en scène des comédies de Molière et élargie aux châteaux avec des petites formes. Sa tentative de construction d’un festival de théâtre baroque régional n’a pu être pérennisée faute d’un soutien continu des collectivités territoriales.

26Tout comme Louise Moaty, codirectrice du Théâtre de l’Incrédule depuis 2013, Benjamin Lazar a mis en scène plusieurs opéras. Cette diversification des activités touche aussi les choix de production théâtrale, qui ne portent pas exclusivement sur les mises en scène explicitement baroques, sans perdre de vue les interactions entre le jeu théâtral et la musique. Ainsi, la production majeure de la compagnie en 2015 est la mise en scène du Dibbouk ou Entre deux mondes de Shalom An-Ski, présenté au Printemps des comédiens, à Montpellier, puis au théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint-Denis. La troisième création de la compagnie La Lumineuse en 2015 au théâtre de la Jonquière à Paris a porté sur l’adaptation d’un roman de Melville, L’Homme-Confiance. Dans chaque cas, les motivations déclarées par les metteurs en scène reposent sur la curiosité artistique sans la prise en compte de contraintes économiques.

  • 23 Entretien téléphonique avec Arlette Plessis le 2 mars 2015.

27La pression à la baisse des prix de cession de la part des établissements culturels est ressentie par Benjamin Lazar comme un obstacle contextuel aux grosses productions, tandis que La Fabrique à théâtre éprouve des difficultés à conserver un taux de marge bénéficiaire, au point d’avoir lancé récemment un SOS financier pour sa survie budgétaire. De plus, la présidente de l’association qui administre cette compagnie, Arlette Plessis, regrette un horizon d’attente institutionnel dépréciatif à l’égard des tragédies baroques. La mise en scène la plus aboutie de Jean-Denis Monory lui paraît être celle d’Andromaque de Racine, créée en 2005, mais elle n’a presque pas été diffusée par les programmateurs, en attente de spectacles drôles quand les codes du baroque sont utilisés23.

28La valorisation des productions baroques est donc très inégale entre les genres artistiques en fonction des dispositifs institutionnels pour la recherche et la formation, du degré de convergence entre la reconnaissance d’une valeur patrimoniale et l’appréciation de la valeur esthétique des spectacles par les programmateurs, les collectivités publiques et les spectateurs. La popularité de la musique et de l’opéra baroques s’appuie sur des instituts de recherche, la diffusion d’enseignements sur les techniques baroques dans les conservatoires, l’implication récurrente de musiciens d’orchestres symphoniques dans des ensembles de musique de chambre. Des musiciens baroques ont pris la direction d’établissements culturels ou de festivals. La reconnaissance de la danse baroque a bénéficié du soutien apporté par Rudolf Noureev au travail de recherche de Francine Lancelot.

29Les mises en scène théâtrales baroques ne bénéficient pas d’un environnement institutionnel aussi favorable. Le travail pionnier d’Eugène Green sur le patrimoine baroque s’est heurté à une dépréciation de la valeur esthétique de sa démarche, assimilée par certains metteurs en scène à un exercice formel de nature archéologique. L’ouverture des programmations des établissements culturels aux mises en scène baroques est encore limitée et tournée vers des œuvres préclassiques ou romanesques avec un horizon d’attente humoristique. De plus, le jeu baroque est rarement enseigné dans les conservatoires d’art dramatique.

Notes

1 Howard Becker, Les Mondes de l’art [1982], Jeanne Bouniort (trad.), Paris, Flammarion, 1988.

2 David Lewis, Convention: A Philosophical Study, Cambridge, Harvard University Press, 1969.

3 Pierre François, « Production, convention et pouvoir : la construction du son des orchestres de musique ancienne », Sociologie du travail, vol. 44, nº 1, 2002, p. 3-19.

4 Luc Boltanski & Arnaud Esquerre, « La “collection”, une forme neuve du capitalisme : la mise en valeur économique du passé et ses effets », Les Temps modernes, nº 679, 2014, p. 41.

5 Corinne Hyafil, « “Un même discours qui se décline en parole, en geste et en musique” : rencontre avec Benjamin Lazare », Ballroom, nº 4, hiver 2014, p. 32.

6 Céline Candiard, « Le théâtre baroque aujourd’hui en France : la musique pour modèle », Littératures classiques, nº 91, 2016, p. 157.

7 Pierre François, « Production, convention et pouvoir », art. cité, p. 6.

8 Antoine Pecqueur, « Entretien Pierre François : les spécificités économiques du mouvement baroque », La Terrasse, 10 juillet 2008, en ligne : www.journal-laterrasse.fr/hors-serie/entretien-pierre-francois-les-specificites-economiques-du-mouvement-baroque (septembre 2019).

9 Bernard Lehmann, L’Orchestre dans tous ses états : ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2002, p. 151-160.

10 Mathilde La Bardonnie, « Racine en vers et contre tous : Eugène Green propose une version baroque de Mithridate », Libération, 28 septembre 1999.

11 Dans un débat avec l’actrice et enseignante-chercheuse Julia Gros de Gasquet, ancienne élève d’Eugène Green, à l’Université Paris-Sorbonne, Brigitte Jaques Wajeman a remis en cause aussi la pertinence des « quêtes de restauration » du jeu baroque dans le domaine théâtral car, à la différence de la musique, « les instruments ont disparu, les corps et les voix ne sont plus les mêmes » Chrystelle Barbillon, « Monter et représenter des classiques : être moderne ? », entretien avec Julia Gros de Gasquet et Brigitte Jaques-Wajeman, Comparatismes, nº 1, 2010, en ligne : www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue1/12_Barbillon.pdf (septembre 2019).

12 Patrice Pavis, La Mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, Paris, Armand Colin, 2007, p. 212.

13 Jean-François Labie, William Christie : sonate baroque, Paris, L’Alinéa, 1989, p. 40, cité par Pierre François, « Production, convention et pouvoir », art. cité, p. 9.

14 Bertrand Dermoncourt, « Le phénomène Atys : le sacre du baroque », L’Express, 30 mai 2011, en ligne : www.lexpress.fr/culture/scene/le-phenomene-atys-le-sacre-du-baroque_997828.html (septembre 2019).

15 Mathilde La Bardonnie, « Racine en vers et contre tous », art. cité.

16 Entretien avec Julia Gros de Gasquet, le 20 juin 2014 à Paris, et entretien téléphonique avec Florence Beillacou, le 27 février 2015.

17 Voir le texte d’Eugène Green « Brève histoire d’une proposition modeste » dans le présent ouvrage.

18 Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles, « La politique de l’État en faveur de la musique baroque », Mesure pour mesure, nº 3, avril 1999, p. 3.

19 Pierre François, « Les spécificités économiques du mouvement baroque », art. cité.

20 Bertrand Dermoncourt, « Le sacre du baroque », L’Express, nº 3125, 25 mai 2011.

21 Daniel Urrutiaguer, Philippe Henry & Cyril Duchêne, « Territoires et ressources des compagnies en France », Cultures Études, nº 1, 2012, p. 7.

22 Frédérique Payn, Les Pratiques de production et de diffusion de spectacles des compagnies conventionnées, Paris, Onda, 2014.

23 Entretien téléphonique avec Arlette Plessis le 2 mars 2015.

Auteur

Ancien élève d’HEC et agrégé de sciences sociales, Daniel Urrutiaguer est professeur en économie et esthétique du théâtre à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Ses études en socio-économie du spectacle vivant abordent les interactions entre les collectivités publiques, les établissements culturels, les compagnies, les publics et la population. Elles ont fait notamment l’objet de publications dans le Journal of Cultural ­Economics, l’International Journal of Arts Management, L’Annuaire théâtral, les revues Communications, Registres, Quaderni. Ses recherches en socio-esthétique s’intéressent à l’interdisciplinarité artistique. Son dernier ouvrage publié est Les Mondes du théâtre : désenchantement politique et économie des conventions (L’Harmattan, 2014).

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