Penser les frontières sociales
| ,Les frontières des organisations internationales
Autonomie et dépendances des engagements de sécurité collective
Texte intégral
1Comment appréhender les frontières sociales dans les relations internationales ? Lorsqu’elle aborde implicitement la question des frontières, la littérature spécialisée renvoie presque toujours aux délimitations de l’emprise d’États ou de groupes d’États et très rarement à d’autres modes de différenciation sociale. L’espace des relations internationales est très souvent, explicitement ou non, considéré comme une « scène » globale, mondiale, qui, même si elle comprend des dynamiques régionales, de multiples arènes, des domaines d’enjeux (issue-area), des régimes ou des complexes de régimes (Keohane & Victor, 2011), n’en reste pas moins un système unitaire. Le seul mode de découpage envisagé consiste généralement à distinguer plusieurs niveaux (système, État, individu) ou, dans la même logique, à ouvrir les boîtes noires que constituent les acteurs qui interagissent (États, organisations internationales [OI], organisations non gouvernementales [ONG], entreprises...). Ce sont les relations entre ces acteurs qui sont parfois pensées en termes d’autonomie et d’interdépendances, souvent sur un mode fonctionnel, la coopération dans un système anarchique tel que le système politique international ne pouvant être que limitée et relever d’une optimisation de la coopération pour résoudre un ou plusieurs problèmes donnés.
2L’espace des relations internationales est pourtant travaillé par d’autres logiques de fragmentation et d’autonomisation, en particulier sectorielles et organisationnelles. La question des frontières sociales entre organisations internationales et entre secteurs dans lesquels elles interviennent devient alors l’un des moyens scientifiques d’identifier et de comprendre d’autres modes, particulièrement prégnants, de structuration de cet espace.
- 1 Pour des synthèses récentes, voir Reinalda, 2013 ; Weiss & Wilkinson, 2014 ; Devin, 2016 ou l’ouvra (...)
- 2 Voir par exemple Morin & Orsini, 2015.
3Les organisations internationales ont fait l’objet de nombreuses recherches1 et sont saisies par divers courants (institutionnaliste, libéral, constructiviste) de la littérature académique. Mais lorsqu’il s’agit d’organisations créées par les États, la question de leur autonomie et des conditions de leur éventuelle émancipation est pratiquement toujours posée dans les termes de leurs liens avec ces États2. Par ailleurs, les relations entre ces organisations internationales sont presque toujours étudiées à partir des « problèmes » dont elles ont la charge, autour desquels se structurent des réseaux, des partenariats, où émergent des redondances et des tensions concurrentielles (Biermann, 2009 ; Koops, 2013 ; Brosig, 2011 ; Biermann, 2008).
- 3 Les relations entre organisations de sécurité collective sont régulièrement abordées par la littéra (...)
4Pour saisir théoriquement et empiriquement ces frontières sociales inter-organisationnelles, nous déplacerons le regard vers quelques configurations décisionnelles, dans le secteur international de la sécurité collective3. Les modalités d’articulation d’organisations intergouvernementales (Organisation des Nations unies [ONU], Union européenne [UE], Union africaine [UA]...) dans ces processus (plus spécifiquement autour d’engagements dans des opérations militaires de sécurité collective) et la fluctuation des périmètres décisionnels sont ici appréhendées comme des révélateurs de frontières organisationnelles.
5Peu d’organisations internationales interviennent militairement dans le monde. Leurs engagements ne dépendent pas seulement des intérêts politiques des États qui en sont membres, mais également de leurs relations d’interdépendance et du degré variable d’emprise qu’elles peuvent avoir les unes sur les autres. Comment et pourquoi les individus membres de ces organisations élèvent-ils ou abaissent-ils les frontières qui séparent leurs organisations ? Comment subissent-ils ces variations d’emprise inter-organisationnelle dans les processus de décision ?
6La fluctuation des périmètres et les cloisonnements décisionnels sont particulièrement visibles dans les relations qu’entretiennent entre elles l’ONU, l’Union européenne, l’Union africaine et des organisations sous-régionales comme la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC). Notre analyse se concentrera sur une série de cas d’intervention en Afrique, de la première opération militaire autonome de l’Union européenne, Artémis, en 2003, à l’opération EUFOR RCA de 2014-2015 en République centrafricaine (RCA), en passant par l’opération EUFOR Tchad-RCA de 2007. Nous évoquerons également certaines opérations de maintien de la paix concomitantes de l’ONU, de l’Union africaine et de la CEEAC. Le lancement et l’articulation de ces opérations nous permettront d’interroger les frontières sociales qui séparent (plus ou moins) ces organisations intergouvernementales. Nous nous attacherons ainsi à saisir ces frontières sociales dans des processus décisionnels internationaux, dans les modalités d’engagement des organisations intergouvernementales et dans la construction du sens de leur coopération concurrentielle.
7La frontière est ainsi appréhendée en lien avec un périmètre d’emprise décisionnelle. Certains membres de l’organisation œuvrent à réduire la dépendance à d’autres organisations, notamment dans les processus d’allocation des ressources. À l’inverse, d’autres membres ont intérêt (pour des raisons très diverses) à ouvrir l’accès des processus décisionnels à d’autres organisations, à élargir la table des négociations, à créer des connexions décisionnelles, à joindre les dispositifs bureaucratiques d’enquête, de préparation et d’accompagnement des options d’engagement, à fondre tendanciellement ou conjoncturellement les circuits décisionnels, brouillant ainsi les frontières inter-organisationnelles.
- 4 Comme le démontrent bien David Lax et James Sebenius (1986), toute valeur créée fait l’objet d’un p (...)
8Ces tensions dans un sens et dans l’autre sont l’une des manifestations des enjeux de coopération concurrentielle dans le secteur de la sécurité collective. Ici, comme ailleurs, les organisations (et leurs composantes internes jusqu’au niveau individuel) sont constamment confrontées à la complexité et à l’imbrication des stratégies individuelles et collectives pour créer de la valeur et se l’approprier4. Depuis le début des années 2000, les relations entre les principales organisations internationales de sécurité collective (ONU, Organisation du traité de l'Atlantique nord [OTAN], UE, UA, organisations africaines sous-régionales...) sont constamment travaillées par ces coopérations concurrentielles qui tantôt renforcent, tantôt affaiblissent et estompent leurs frontières décisionnelles. Au quotidien et au concret, ces dynamiques sont largement le produit d’investissements bureaucratiques des gestionnaires organisationnels qui ont un intérêt variable à l’ouverture ou la fermeture de leurs processus décisionnels et à tenter d’accéder aux processus des autres. Ces dynamiques bureaucratiques s’accommodent généralement sans difficulté de décalages entre la réalité opérationnelle des liens inter-organisationnels qu’ils construisent (ou non) et l’affichage public de ces liens, qui s’articule à d’autres enjeux symboliques et politiques. Mais, quel que soit le cadre d’expression de ces relations, elles demeurent tributaires de rapports de force et de hiérarchies entre organisations intergouvernementales. Ces enjeux de frontières inter-organisationnelles sont enfin puissamment ancrés dans un processus majeur et encore peu étudié de différentiation sectorielle des relations internationales.
Dynamiques bureaucratiques et fluctuations des frontières UE-ONU
9Sociologues et politistes ont souvent un rapport très prudent à l’égard de la notion d’influence. Toute « mesure » de l’influence semblerait au mieux périlleuse et bien souvent vouée à l’échec. Pourtant, cette notion renvoie à des dynamiques sociales particulièrement intéressantes pour qui cherche à mieux comprendre la structuration de nos sociétés et les dynamiques d’interdépendance entre individus et groupes d’individus. En d’autres termes, les frontières sociales s’observent dans la capacité d’un individu à peser (influencer) ou non dans les processus de décision. Et ceci se révèle sous différentes formes : ouverture et fermeture des accès (physiques ou informationnels) à des arènes (institutionnalisées ou non) ; autorisations et restrictions dans les prises de parole, dans la formulation de propositions ; facilités, difficultés ou impossibilités de mettre à l’agenda (et ainsi de faire des liens entre des activités) ; formalisations juridiques (ou non) des périmètres, des procédures. Plus l’autre est présent dans les processus d’allocation des ressources de sa propre organisation, plus celle-ci est en relation de dépendance à l’égard de cet autre.
10Dans les secteurs d’activité s’enchevêtrent des organisations (États, OI, ministères, ONG, entreprises...) dont les membres partagent des visions du monde, des modes de pensée, un langage souvent ésotérique, des critères de reconnaissance, des attributs de professionnalisme, des repères temporels, qui dénotent leur appartenance à ce même secteur. Et en même temps, parce qu’ils tentent de capter une partie de la valeur créée collectivement dans ce secteur, ils doivent se différencier.
11Ce dilemme a d’emblée marqué les relations entre l’ONU et l’Union européenne, au moment où cette dernière s’est dotée, sous le contrôle de ses États membres contributeurs, de ressources militaires expéditionnaires et a commencé à les utiliser. Les responsables du département des opérations de maintien de la paix (DOMP) au secrétariat de l’ONU ont d’abord craint que les États européens ne délaissent les opérations de maintien de la paix (OMP) onusiennes (auxquelles ils ne fournissaient déjà plus beaucoup de Casques bleus) au profit d’opérations de l’UE. Puis, constatant la valeur créée par l’arrivée de l’UE, dès la première opération autonome en République démocratique du Congo (RDC) (opération Artémis, en 2003 qui a facilité le déploiement ultérieur d’une OMP), les responsables onusiens se sont tournés vers l’UE pour préparer le terrain d’autres OMP, suscitant cette fois en retour des réticences du côté européen (Buchet de Neuilly, 2006).
12Peu après, les Européens ont toutefois lancé une seconde opération de sécurité en RDC, à la demande du secrétaire général de l’ONU, en soutien à la Mission de l’organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC) dans la période mouvementée des élections présidentielles. Mais des responsables allemands, dont le pays avait été l’un des principaux contributeurs de l’opération européenne, ont dans le même temps clairement indiqué à leurs homologues européens qu’ils souhaitaient éviter à l’avenir que l’UE se retrouve « coincée » par une demande de l’ONU « à laquelle il était difficile de dire non » (Novosseloff, 2012, p. 156). Ils en appelaient ainsi à un meilleur contrôle des États membres sur le partenariat UE-ONU, laissé largement entre les mains des secrétariats respectifs de chacune de ces organisations (ibid., voir également Gowan, 2011).
- 5 « Joint Declaration on UN-EU Co-operation in Crisis Management », 19 septembre 2003 ; « Joint State (...)
13Le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU, en manque de ressources, et le secrétariat général du conseil de l’UE, en train d’asseoir son nouveau statut d’administration supranationale dans le secteur de la sécurité collective face à la Commission européenne – exécutif communautaire qui était cette fois largement marginalisé – avaient tous deux intérêt, pour des raisons liées à leur position relative dans leurs OI respectives, à se rapprocher l’un de l’autre. En mettant en commun de l’information, en lançant des missions conjointes d’établissement des faits (fact finding missions), en renforçant leur coordination dans la planification initiale, en créant de nouveaux relais sous la forme de bureaux et de lignes téléphoniques directes, en formalisant juridiquement le cadre de leurs nouvelles pratiques5, ils pouvaient éloigner d’autant plus leurs concurrents internes (dans leurs OI d’origine), mis à l’écart ou marginalisés dans ces nouveaux circuits décisionnels. En commençant à brouiller les frontières des processus de décision entre l’UE et l’ONU, ils affaissaient les frontières inter-organisationnelles tout en relevant des barrières intra-organisationnelles.
14Ils pouvaient s’appuyer pour cela, à la même époque, sur des déclarations politiques générales de l’UE qui explicitaient les liens entre l’UE et l’ONU, en particulier la « Stratégie européenne de sécurité », qui énonçait notamment :
Les relations internationales ont pour cadre fondamental la charte des Nations unies. La responsabilité première pour le maintien de la paix et de la sécurité au niveau international incombe au Conseil de sécurité des Nations unies. Une des priorités de l’Europe est de renforcer l’Organisation des Nations unies, en la dotant des moyens nécessaires pour qu’elle puisse assumer ses responsabilités et mener une action efficace.
- 6 Conseil de l’Union européenne, Une Europe sûre dans un monde meilleur. Stratégie européenne de sécu (...)
L’UE devra soutenir l’action des Nations unies en réponse aux menaces qui pèsent sur la paix et la sécurité internationales. L’UE est déterminée à renforcer sa coopération avec les Nations unies pour ce qui est d’aider les pays sortant d’un conflit et à fournir un soutien accru aux Nations unies dans le cadre de la gestion de crises à court terme6.
- 7 Cette initiative pouvait d’autant plus apparaître comme un point « culminant » qu’elle fut la derni (...)
15Au milieu des années 2000, l’UE et l’ONU étaient « de plus en plus imbriquées (intertwined) » (Novosseloff, 2012, p. 156), intervenant sur les mêmes théâtres, sans pour autant que ces engagements soient toujours très coordonnés. L’un des points culminants de cette coopération a certainement été l’opération EUFOR Tchad-RCA lancée par l’UE en 20077. À New York comme à Bruxelles, la situation dans la région soudanaise du Darfour retenait fortement l’attention des diplomates. Les responsables français, notamment, s’inquiétaient des conséquences régionales des flux de réfugiés soudanais et de la circulation des milices, en particulier sur le pays voisin du Tchad. Mais pour sortir d’une gestion essentiellement bilatérale de l’aide sécuritaire apportée au Tchad, les diplomates et dirigeants politiques français poussaient à une multilatéralisation des opérations de sécurité collective. À New York, le Conseil de sécurité était bloqué par les fortes réticences des dirigeants politiques soudanais et tchadiens, mais aussi des militaires français, qui refusaient d’être les principaux pourvoyeurs de troupes d’une éventuelle opération militaire onusienne de maintien de la paix (Godefroy, 2016). Les responsables du DOMP ont rapidement alerté le Conseil de sécurité sur les risques trop élevés d’une OMP dépourvue de composante militaire. Et c’est dans cet état des processus décisionnels onusiens que les diplomates français, s’appuyant sur le précédent que constituait l’opération Artémis, ont poussé l’option européenne : une opération militaire de première entrée (bridging operation) qui préparerait le terrain pour une opération civile de police des Nations unies.
- 8 Dans son rapport du 10 août 2007 au Conseil de sécurité sur le Tchad et la République centrafricain (...)
- 9 La résolution 1778 du 28 août 2007 énonce que « le Conseil de sécurité [...] salue la disponibilité (...)
- 10 « Dans son rapport du 10 août 2007, le secrétaire général des Nations unies a proposé le déploiemen (...)
16Les bureaucraties onusiennes et européennes se sont alors engagées dans un rapprochement sans précédent8. Des fonctionnaires du DOMP ont été invités à prendre part à la mission d’évaluation (Technical Assessment Mission) de l’Union européenne. Ils transmettaient à leurs homologues européens des éléments d’expertise accumulés lors de leur précédente mission sur le terrain, sur les enjeux techniques, logistiques et politiques (les attentes et les points de blocage tchadiens). Pour la première fois, le directeur du DOMP a présenté au Comité politique et de sécurité (COPS) de l’UE les projets de son département pour le Tchad et la RCA. Jamais une opération de maintien de la paix onusienne n’avait été aussi minutieusement coordonnée avec une autre organisation internationale. Le DOMP et les opérateurs de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) étaient alors liés dans un nouvel espace d’interdépendance tactique. Une fois que les États membres de l’UE ont accepté la planification d’une opération militaire au Tchad et en RCA en soutien à l’opération des Nations unies, le DOMP a été contraint de poursuivre le montage de l’opération civile à laquelle il était assez réticent. Et, inversement, la reconnaissance politique de l’engagement européen par le Conseil de sécurité9 a eu un effet de cliquet et a renforcé à Bruxelles la position du secrétariat général du Conseil face aux réticences de certains États membres (Godefroy, 2016). L’Action commune de l’UE, qui autorisait le déploiement de l’opération EUFOR Tchad-RCA, l’inscrivait explicitement comme composante d’une opération multidimensionnelle envisagée par l’ONU10. La coordination n’en restait pas moins délicate, en particulier lorsqu’il s’agissait de finaliser les arrangements financiers de la coopération UE /ONU :
- 11 Entretien avec un fonctionnaire européen réalisé par Maxime Godefroy, New York, mai 2012.
Il était prévu au départ de faire un arrangement technique entre l’UE et les Nations unies définissant les responsabilités de chacun et surtout partageant le fardeau financier. Ça n’a pas eu lieu parce que les Nations unies n’ont pas apprécié la rapidité avec laquelle nous on a travaillé. Aux Nations unies, y’a pas de procédure d’urgence, c’est ce qu’on reproche aux OMP. Tout est centralisé à New York, la distribution des responsabilités est très ciblée, y’a zéro souplesse, et nous on est arrivé avec nos procédures d’urgence... L’arrangement technique n’a jamais eu lieu, il y a eu un échange de lettres entre le directeur des opérations de maintien de la paix (du secrétariat de l’ONU) et Javier Solana (secrétaire général du Conseil de l’UE et Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune). On a réussi à leur faire cracher 13 millions en avance de phase11.
17Ce n’est certes pas à l’occasion d’une seule opération d’envergure modeste (bien qu’elle ait constitué, avec 3 500 hommes, le plus important déploiement militaire autonome de l’Union européenne) que les organisations vont aligner leurs temporalités et fusionner leurs procédures. Le rapprochement, le brouillage des frontières, est incrémental et largement réversible. Les obstacles étaient nombreux. Le DOMP, par exemple, ne présentait pas de garanties suffisantes de sécurisation de l’information pour que les Européens acceptent de partager avec lui certaines de leurs données protégées (qui pouvaient relever de circuits de transmission de l’information avec l’OTAN).
18Quels que soient les intérêts ambivalents des administrations onusiennes et bruxelloises pour le rapprochement de leurs organisations, ils demeuraient tributaires des fortes réticences de plusieurs États membres de l’Union européenne au développement et à l’utilisation de capacités militaires expéditionnaires européennes. Tandis que l’ONU poursuivait sa politique de maintien de la paix en devenant la seconde « armée » au monde en opération, l’UE cessait pour plusieurs années d’envisager un déploiement en théâtre hostile, se contentant de missions modestes de formation et d’assistance technique (à l’exception de l’opération navale Atalanta de lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes). Le rapprochement des deux organisations était ainsi largement coupé dans son élan.
Des frontières abaissées politiquement en public et remontées en coulisse
19Sept ans après EUFOR Tchad-RCA, début 2014, l’Union européenne s’apprêtait à envoyer une nouvelle force expéditionnaire en République centrafricaine, à la demande du président français. Plusieurs États membres, en particulier l’Allemagne, insistaient pour que cette décision soit validée par une autorisation préalable du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). L’opération EUFOR RCA était présentée comme une nouvelle bridging operation, qui devait faciliter l’arrivée d’une force onusienne de maintien de la paix (la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique [MINUSCA], prévue pour la fin 2014).
20Pourtant, cette coopération et ce lien hiérarchique entre les deux organisations étaient en réalité essentiellement des concessions dans la dynamique des négociations intra-européennes, des éléments de langage politique et des formalités de façade qui masquaient l’étiolement des passerelles décisionnelles entre les deux organisations.
21L’opération EUFOR RCA a rapidement été affichée dans les médias et par les administrations européennes elles-mêmes comme une opération de transition alors même que, contrairement à la séquence tchadienne, aucune demande des Nations unies n’avait été formulée à l’égard de l’UE, ni aucune proposition de l’UE envoyée au DOMP en ce sens. L’opération onusienne de maintien de la paix était déjà largement actée, avant même que n’émerge l’hypothèse d’une opération européenne. Et elle était articulée à une opération de l’Union africaine, la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (MISCA), dont elle devait prendre la relève.
A posteriori, c’est ce qu’on dit. Effectivement, on présente EUFOR comme quelque chose qui ouvre la voie à l’opération des Nations unies, parce que ça facilite l’acceptation politique chez nos partenaires européens, parce que c’est valorisant de dire qu’on fait une opération européenne pour pouvoir ensuite passer le relais aux Nations unies. Mais dans les faits, l’idée d’avoir une OMP qui vient relayer la MISCA est antérieure à l’idée de lancer une opération européenne. Donc même si on n’avait pas eu d’opération européenne pour ouvrir la voie à une OMP des Nations unies, on aurait quand même eu une OMP. (Entretien avec un diplomate français, Paris, avril 2014)
22Les liens entre l’UE et l’ONU constituent simultanément un enjeu politique, symbolique, et un enjeu bureaucratique et opérationnel. Les modes de traitement de cet enjeu sont assez logiquement différents d’un plan à l’autre. Dans les champs politiques nationaux, les dirigeants européens avaient intérêt à présenter l’intervention européenne comme une opération pleinement articulée aux initiatives onusiennes. En atténuant symboliquement cette frontière, ils pouvaient à la fois élargir le groupe mobilisé, donner une autre dimension politique, un autre statut (Lamont & Molnár, 2002) à l’intervention de l’UE et s’abriter des polémiques potentielles sur l’ingérence européenne en Afrique. Tandis que dans le champ international de la sécurité collective, l’opération européenne reposait d’abord sur une initiative française dont le dispositif militaire en Centrafrique, l’opération Sangaris, montait en puissance, mais avait besoin d’être soulagé dans la capitale centrafricaine, Bangui, pour pouvoir se déployer plus en profondeur dans le pays. Politiquement, il apparaissait également nécessaire, aux yeux des dirigeants français, de ne pas donner l’impression que la France agirait seule dans son « pré-carré » africain, alors qu’elle venait d’entreprendre une opération lourde et coûteuse au Mali, dans une période marquée de surcroît par de fortes tensions budgétaires.
Il y a eu dans les médias et surtout chez les parlementaires, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, certains qui ont dit : « Ah encore une opération lancée par la France, où la France intervient seule. Où sont les Européens ? » Du coup, il y a eu le besoin, très vite, d’élaborer un narratif sur le mode : « en fait la France n’est pas toute seule ». On était à la manœuvre sur ce volet-là. Sur, entre guillemets, l’habillage européen de notre action en Centrafrique. (Entretien avec un diplomate français, Paris, avril 2014)
23Les discussions new-yorkaises se sont limitées aux termes du paragraphe autorisant le déploiement de l’opération européenne et son mandat, dans la résolution du Conseil de sécurité de janvier 2014.
24Quelques mois plus tard, le lien avec l’ONU était remobilisé pour justifier le prolongement de trois mois de l’opération EUFOR RCA :
- 12 Voir en ligne : www.bruxelles2.eu/2014/09/10/la-prolongation-du-mandat-deufor-rca-en-debat (février (...)
Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en a parlé à ses homologues européens lors de la réunion informelle des ministres de la Défense de l’Union européenne qui vient de se terminer à Milan. Il « serait souhaitable de prolonger de trois mois » le mandat d’EUFOR RCA, a souligné le ministre. Les Casques bleus de l’ONU ne devraient « pas arriver en effet avant octobre. Et leur déploiement pourrait prendre plusieurs mois » souligne-t-on dans l’entourage du ministre. Si « on veut que la transition » – le tuilage, en termes militaire – s’effectue bien entre les forces européennes et de l’ONU, « cette prolongation (de quelques mois) se justifie parfaitement ». L’opération prendrait ainsi fin le 15 mars 2015 et non plus le 15 décembre 201412.
25Mais là encore, même si la décision européenne était cette fois plus directement articulée à l’agenda onusien (la présidente intérimaire de la RCA, Catherine Samba Panza et le DOMP avaient tous deux envoyé une lettre à la Haute représentante pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE, demandant le prolongement d’EUFOR RCA), des réticences (en particulier allemandes, mais aussi autrichiennes et irlandaises) s’exprimaient sur la pertinence de cette prolongation et certains s’interrogeaient sur la nécessité de repasser par le Conseil de sécurité pour autoriser cette prolongation :
Nous, on plaide plutôt contre une nouvelle résolution pour plusieurs raisons : parce que les opérations européennes qui sont mises en œuvre avec le consentement de l’État hôte et même à sa demande n’ont pas à être autorisées par le Conseil de sécurité. L’inverse serait une mise sous tutelle de l’UE par l’ONU. Certains États membres du CSNU sont plus à l’aise avec une résolution donc on l’a fait dans la 2134, mais c’est purement politique, c’est pas juridiquement nécessaire. Pour une prolongation à mandat constant pour trois mois on s’est dit qu’un simple échange de lettres entre la présidente de la RCA, du CSNU et de l’UE suffirait. Le CSNU doit être informé et cela doit s’arrêter là. Mais il y a des réticences de certains États membres qui préfèrent que ce soit bordé par le Conseil de sécurité. (Entretien avec un diplomate français, New York, octobre 2014)
26La façade politique d’un lien étroit entre les opérations européenne et onusienne était ainsi entretenue, indépendamment d’un quelconque rapprochement bureaucratique dans les processus décisionnels. La prolongation de l’opération EUFOR RCA a été autorisée par une résolution du Conseil de sécurité. Mais les liens entre l’UE et l’ONU restaient relativement distendus. Chacune de ces organisations continuait d’opérer selon ses routines et ses temporalités propres.
27L’affaiblissement (ou non) des frontières sociales dans les processus décisionnels s’observe ainsi dans les connexions entre circuits décisionnels, l’accès à certaines enceintes, l’alignement des agendas, la possibilité de formuler des demandes avec des chances d’être entendu, les attentes d’autorisation, la fourniture d’une couverture politique. Les décisions d’engagement dans des opérations de sécurité collective renvoient alors à la capacité des acteurs de contrôler, même à la marge, des ressources, des instruments d’action publique, des opportunités d’usages. Les circuits décisionnels ne sont jamais circonscrits au périmètre formel d’une organisation internationale. Tous les individus membres de l’organisation ne participent pas à toutes les prises de décision et des acteurs extérieurs pèsent directement ou indirectement sur ces processus. L’action est inscrite dans cette zone décisionnelle dont les frontières ne sont pas seulement modifiées par l’association directe, agréée, d’autres acteurs venus d’autres organisations. La prise en compte des attentes et des initiatives d’autres acteurs (États, organisations internationales, ONG...) dans les décisions d’engagement et de désengagement peut être subie lorsqu’elle est notamment l’expression d’un rapport de force défavorable.
Des frontières tributaires des rapports de force dans le secteur de la sécurité collective
28Depuis la fin de la guerre froide, les discours et les initiatives se sont multipliés pour favoriser l’émergence d’une capacité africaine de gestion des crises. À l’échelle continentale, l’UA, succédant en 2002 à l’Organisation de l’unité africaine (OUA), a été dotée d’un Conseil de paix et de sécurité sous l’égide duquel ont été déployées plusieurs opérations de maintien de la paix (notamment au Darfour, en Somalie et en RDC) (Brosig, 2015). Dans le secteur de la gestion des crises, cette organisation régionale est en relation de coopération concurrentielle avec ses propres États membres, avec des organisations africaines sous-régionales (comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest [CEDEAO] ou la CEEAC), avec l’ONU, l’UE et des États tiers non africains (notamment les États-Unis et la France).
29Sur chacun des théâtres d’intervention sécuritaire en Afrique est mise à l’épreuve la dépendance de ces acteurs les uns à l’égard des autres. Les opérations de maintien de la paix africaines sont massivement financées par des organisations et des États tiers. Pour autant, les responsables de ces opérations cherchent à tenir leurs principaux bailleurs, ainsi que l’ONU, à distance.
[En Centrafrique,] il y a une aide, oui. Il y a un trust fund qui n’était pas tellement abondé, mais qui a été créé. Il y a des gens, il y a une équipe qui est un peu en éclaireur, qui aide la MISCA. Mais les mecs, ils ne veulent pas se faire aider. C’est très très compliqué aujourd’hui de travailler avec l’UA. Ils sont très très susceptibles. Ils sont méfiants de tout. (Entretien avec un haut fonctionnaire français, Paris, mars 2014)
- 13 Sur le lien entre les pratiques et les frontières organisationnelles, voir Zietsma & Lawrence, 2010 (...)
30La « susceptibilité » et la « méfiance » sont les manifestations d’une tension aux frontières, d’une mise à distance de l’ONU, d’une mise hors-jeux (internes), d’une réappropriation africaine des enjeux sécuritaires par l’autonomisation des pratiques13. Dans le cas centrafricain (à l’instar de ce qui s’est produit également dans le cas malien), c’est toutefois un autre aspect de ces enjeux de frontière que nous souhaitons explorer : l’éviction des organisations africaines ou, pour être plus précis, les difficultés rencontrées par les organisations africaines pour maîtriser les conditions et les temporalités de leur relève par d’autres organisations.
31Depuis plusieurs décennies, la République centrafricaine est en proie à une instabilité politique chronique, marquée par une succession de coups d’État et une incapacité de l’État à assurer les bases minimales d’un monopole tendanciel de la violence physique légitime. Les missions internationales de maintien de la paix se sont succédé, la MINURCA des Nations unies, à la fin des années 1990, laissant place en 2002 à la FOMUC de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) puis, à partir de 2008, l’opération MICOPAX de la CEEAC. Lorsqu’un nouveau coup d’État a mis fin au régime du président François Bozizé, en mars 2013, c’est donc une organisation africaine sous-régionale, la CEEAC, qui était déjà présente, qui tentait d’assurer le maintien de la paix en République centrafricaine.
- 14 Entretien avec un haut responsable de la CEEAC, juin 2014.
32Dans un premier temps, les États voisins de la Centrafrique, membres de la CEEAC et contributeurs de la MICOPAX, se sont engagés à accroître leurs contributions militaires, l’organisation se chargeant également du processus de médiation politique. Mais rapidement, certains dirigeants africains ont poussé la CEEAC à se retirer au profit d’une nouvelle opération de maintien de la paix de l’Union africaine, au grand dam des responsables de l’organisation sous-régionale14.
33Quelques mois plus tard, c’est au tour de l’UA d’être évincée de son théâtre d’opérations, à la fois par l’ONU et l’UE.
Il y a eu des réactions crispées de l’UA au moment des annonces de lancement d’EUFOR RCA parce qu’il n’y a pas eu un travail politique de consultation des Africains, sur le mode : « en fait, on va lancer une opération. Voilà le but de tout ça ». Il y a eu deux motifs de crispation côté africain, parce que, un, le signal politique était que l’UA ne fait pas assez bien son travail et donc il faut que les Européens viennent en renfort, et deux, tout simplement : « Vous ne nous en avez pas parlé. » [...] Donc on a eu une crispation de la commission de l’UA pour être précis, vis-à-vis de cette opération. Ça s’est dissipé depuis. Parce qu’en fait la crispation africaine se concentre plus sur l’OMP des Nations unies que sur l’opération européenne. C’était plus un défaut de consultation. Sur l’OMP c’est plus un sentiment d’être dépossédé du dossier et d’être désavoué par la communauté internationale, sur le mode « Vous n’avez pas su faire le travail, donc il faut mettre les Nations unies à la place de l’UA. » Ça aussi c’est en cours d’être désamorcé, ce qui va permettre l’adoption de la résolution du Conseil de sécurité, mais ça a été un problème politique à gérer avec la commission de l’UA et avec certains pays africains aussi. (Entretien avec un diplomate français, Paris, avril 2014)
34L’organisation de sécurité collective africaine est dépossédée à la fois d’une partie de son périmètre d’intervention (par l’Union européenne) et de son propre calendrier (par l’ONU). Cette double dépossession traduit la difficulté des organisations africaines à autonomiser leurs décisions des processus onusiens et européens. Ce n’est pas tant le relais passé aux Nations unies qui contrarie les responsables de l’UA (le principe d’une transition vers une OMP onusienne ayant été acté avant même la mise en place de l’OMP africaine [la MISCA]), mais la contraction du calendrier, à l’instar de ce qui venait de se passer au Mali :
Eux, ce qu’ils voulaient, c’était une OMP un an après le lancement de la MISCA pour être sûr qu’en un an la MISCA ait eu le temps de faire ses preuves et qu’on puisse dire : « La MISCA a eu son succès et elle passe le relais. Elle a fait le travail difficile, le travail de stabilisation, maintenant c’est aux Nations unies. » Et là il y a eu une crispation, parce qu’on leur a déjà fait le coup au Mali. On a créé une force africaine au Mali et au bout de trois ou quatre mois, cette force est passée sous mandat des Nations unies. Et ça a été vécu comme une grosse frustration côté africain, parce que c’était le mode : « Vous considérez qu’on n’est pas capable de le faire nous-mêmes et vous refilez le bâton aux Nations unies alors que vous ne nous avez même pas laissé le temps de montrer de quoi on était capable sur le terrain. » Ça a laissé des traces. Du coup, cette frustration a fait une résurgence sur le dossier centrafricain, sur le mode : « On vous voit venir encore une fois. » (Entretien avec un diplomate français, Paris, avril 2014)
35Les enjeux de frontières renvoient ici à la capacité des organisations de peser sur l’agencement des engagements opérationnels. Dans le cas centrafricain, l’Union européenne (avec l’accord de l’État hôte) pouvait manifestement agir pratiquement sans consulter les autres organisations internationales de sécurité collective (absence de demande onusienne et absence d’échange en amont avec l’UA), alors même qu’elle était la dernière organisation à entrer sur le théâtre des opérations. De même, son retrait, même s’il était connecté à des enjeux liés au déploiement de l’opération onusienne, restait totalement entre les mains des principaux responsables européens. À l’inverse, les organisations africaines étaient fortement contraintes par les décisions d’engagement d’autres organisations internationales, prises dans des espaces de négociation dont elles étaient largement exclues ou marginalisées.
36Ces relations dynamiques inter-organisationnelles renvoient dans le même temps aux conditions de participation aux activités du secteur de la sécurité collective. Pour exister et peser dans ce champ, il ne suffit pas de fournir des troupes pour des opérations de maintien de la paix. Les organisations et les États dominants, principaux bailleurs des opérations de maintien de la paix, entretiennent des hiérarchies en contrôlant les accès au jeu. « Définir les frontières, les défendre, contrôler les entrées, c’est défendre l’ordre établi dans le champ », observait Pierre Bourdieu (1992, p. 313). La préservation ou l’affaiblissement de frontières inter-organisationnelles repose, de ce point de vue, sur des logiques comparables aux dynamiques de consolidation ou d’affaissement des frontières sectorielles.
Frontières organisationnelles et frontières sectorielles
37Comme nous avons pu l’observer, l’espace social de la prise de décision dans le secteur de la sécurité collective estompe parfois, plus ou moins profondément et durablement, les frontières entre organisations internationales. Les segments de plusieurs organisations (ONU, UE, UA, CEEAC...) se déploient dans ce secteur d’activités internationales, en entretenant des relations d’autonomie / dépendance, de coopération concurrentielle, d’enchevêtrement dans les processus décisionnels.
38De prime abord, parce qu’elles ont les attributs d’opérateurs juridiquement formalisés, parce qu’elles sont des marqueurs d’appartenance professionnelle et qu’elles imprègnent comme réalité objectivée le langage ordinaire, les organisations internationales semblent constituer des acteurs bien différentiés des relations internationales. Les débats sur leur capacité à s’affranchir de l’emprise des États n’enlèvent rien au fait qu’elles constituent chacune un ensemble d’arènes avec leurs procédures, leurs instruments, leurs membres, leurs temporalités, leurs agendas propres.
39Pour autant, même si ce sont les plus visibles et les plus aisément perceptibles, les distinctions, les frontières inter-organisationnelles sont des indicateurs d’écarts sociaux bien plus faibles que les frontières inter-sectorielles des relations internationales. L’espace international est d’abord structuré par la différenciation de nombreux champs ou secteurs autonomes et interdépendants (comme le champ de l’aide au développement, de la régulation du commerce international, des droits de l’homme, de l’action humanitaire, des politiques environnementales ou de la sécurité collective). Il y a bien plus en commun (dans leur langage, leurs pratiques, leurs visions du monde, leur interdépendance tactique) entre un responsable des questions droits de l’homme à l’ONU, à l’Union européenne et à l’Union africaine, qu’entre un responsable des questions droits de l’homme au sein de l’UE et un responsable du Fonds européen agricole de garantie de cette même UE.
40Beaucoup d’organisations sont traversées par ces frontières inter-sectorielles qui les enchâssent dans une pluralité d’espaces sociaux. L’ONU et l’UE, par exemple, opèrent simultanément dans une pluralité de secteurs de l’action publique internationale (sécurité collective, droits de l’homme, développement, humanitaire...) et sont confrontées à la fois à des enjeux de frontières sectorielles (comment concilier les attentes contradictoires et les demandes d’autonomie de ces interventions qu’elles appellent elles-mêmes « multidimensionnelles » ?), mais aussi à des enjeux de frontières organisationnelles (comment et jusqu’où intégrer les attentes des autres organisations des différents secteurs concernés ?).
- 15 Cette piste a été esquissée dès les années 1970 par Crozier et Friedberg : « Cela pose le problème (...)
- 16 « L’organisation est traversée par ses environnements qui en structurent, de façon plus ou moins di (...)
41La segmentation interne des organisations comme produit de leurs relations à d’autres acteurs (individus ou organisations) a commencé à être explorée par la sociologie des organisations15. Mais cette imbrication reste floue lorsqu’elle est appréhendée comme insertion dans des « environnements16 ». C’est sans doute l’une des limites de l’entrée par l’organisation, qui appréhende dès lors les relations explicites et directes entre « un segment organisationnel et “son” ou “ses” relais » qui peuvent certes être révélateurs d’un « système d’action doué de ses caractéristiques propres, obéissant à ses propres mécanismes de régulation et sécrétant donc ses propres règles du jeu » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 175-176), mais ne permet pas de saisir dans leur globalité (avec leurs effets induits) les champs ou secteurs dans lesquels opèrent les segments organisationnels, qui dépassent très largement ces expressions localisées sous forme de « système d’action ».
42Il faut d’abord rompre avec les découpages auxquels invite la représentation ordinaire du monde social (en individus, organisations, États...), en insistant sur l’emprise de la différenciation structurelle de l’espace social des relations internationales (Buchet de Neuilly, 2005), pour pouvoir ensuite revenir à des modalités d’autonomisation individuelles ou de groupes organisés qui s’articulent à cette structuration sectorielle de l’espace social.
- 17 Ce qui permet de comprendre, par exemple, pourquoi il est plus facile pour un individu de circuler (...)
43Les frontières sociales renvoient à des marqueurs de différenciation qui sont une des formes que peut prendre l’autonomie des organisations. Celle-ci peut reposer, à l’instar des logiques d’autonomie sectorielle, sur « le jeu fréquent de juridictions internes [...], celui de langages internes passablement ésotériques ou ceux de véritables lois du silence vis-à-vis de l’extérieur et de ce que l’on peut considérer comme une micro-physique de marquage des frontières » (Dobry, 2009, p. 109). Mais, comme les frontières inter-organisationnelles au sein d’un même secteur sont par certains aspects beaucoup moins profondes et beaucoup moins prégnantes (car les acteurs de tous les segments organisationnels d’un même secteur parlent à peu près le même langage professionnel, ont les mêmes types de repères) que les frontières inter-sectorielles, ces marqueurs s’expriment de manière souvent subtile et nuancée17. C’est principalement pour cette raison que l’on peut analyser ces frontières inter-organisationnelles en se tournant vers des indicateurs liés aux processus décisionnels, qui renvoient à des délimitations plus superficielles, à des dispositifs plus ou moins institutionnalisés, dont l’enjeu est principalement d’éloigner ou de rapprocher, d’affaiblir ou de renforcer l’un ou l’autre des acteurs d’un même secteur. Il n’est pas incongru qu’un responsable du département des opérations de maintien de la paix de l’ONU exprime une opinion sur l’opportunité d’une opération militaire européenne. En revanche, la prise de parole d’un fonctionnaire de l’organisation internationale du travail en la matière, ne ferait pas sens, ne pourrait pas exister socialement.
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Notes
1 Pour des synthèses récentes, voir Reinalda, 2013 ; Weiss & Wilkinson, 2014 ; Devin, 2016 ou l’ouvrage classique de Barnett & Finnemore, 2004.
2 Voir par exemple Morin & Orsini, 2015.
3 Les relations entre organisations de sécurité collective sont régulièrement abordées par la littérature, généralement sous l’angle de leur coopération, de leur concurrence et de leur investissement par les États. Le statocentrisme est particulièrement prégnant dans ces publications. Voir par exemple Howorth, 2014 ; Howorth & Keeler, 2005 ; Kille & Hendrickson, 2011 ; Major & Mölling, 2009 ; et Brosig, 2015.
4 Comme le démontrent bien David Lax et James Sebenius (1986), toute valeur créée fait l’objet d’un partage. Toute négociation mêle inextricablement création et revendication de valeur. Croire qu’il puisse exister des accords « gagnant-gagnant » où l’ouverture et la coopération permettraient l’accumulation de gains sans qu’aucune partie ne soit lésée est un non-sens logique. Quel que soit l’effort délibératif, le compromis n’est jamais autre chose qu’un partage de la valeur créée, à l’égard duquel les intérêts des différents protagonistes sont nécessairement opposés, même si la coopération peut accroître le gain relatif de chacun. Quelle que soit la qualité de la coopération entre les diplomates, les dirigeants politiques, l’accord (ici, les opérations militaires de sécurité collective) valide une mobilisation de ressources et une certaine répartition des compétences.
5 « Joint Declaration on UN-EU Co-operation in Crisis Management », 19 septembre 2003 ; « Joint Statement on UN-EU Co-operation in Crisis Management », 7 juin 2007.
6 Conseil de l’Union européenne, Une Europe sûre dans un monde meilleur. Stratégie européenne de sécurité, Bruxelles, 12 décembre 2003.
7 Cette initiative pouvait d’autant plus apparaître comme un point « culminant » qu’elle fut la dernière opération militaire européenne terrestre de haute intensité avant l’opération EUFOR RCA de 2014.
8 Dans son rapport du 10 août 2007 au Conseil de sécurité sur le Tchad et la République centrafricaine, le secrétaire général affirmait explicitement que « pour que cette nouvelle démarche soit satisfaisante, les Nations unies, l’Union européenne et les autorités tchadiennes devront coordonner leurs activités très étroitement, dès le stade de la planification. À cet effet, des relations de travail régulières et informelles ont été établies entre le Département des opérations de maintien de la paix et les planificateurs de l’Union européenne ».
9 La résolution 1778 du 28 août 2007 énonce que « le Conseil de sécurité [...] salue la disponibilité de l’Union européenne, exprimée lors de la réunion du Conseil de l’Union européenne des 23 et 24 juillet 2007, à envisager la mise en place d’une opération qui viendrait appuyer la présence des Nations unies dans l’est du Tchad et le nord-est de la République centrafricaine. »
10 « Dans son rapport du 10 août 2007, le secrétaire général des Nations unies a proposé le déploiement, dans l’est du Tchad et dans le nord-est de la République centrafricaine, d’une présence multidimensionnelle comprenant une éventuelle composante militaire de l’Union européenne, afin notamment d’améliorer la sécurité des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays, de faciliter les opérations de secours humanitaire et de créer les conditions propices aux efforts de reconstruction et de développement engagés dans ces régions. » (Action commune 2007 / 677 / PESC du Conseil du 15 octobre 2007)
11 Entretien avec un fonctionnaire européen réalisé par Maxime Godefroy, New York, mai 2012.
12 Voir en ligne : www.bruxelles2.eu/2014/09/10/la-prolongation-du-mandat-deufor-rca-en-debat (février 2019).
13 Sur le lien entre les pratiques et les frontières organisationnelles, voir Zietsma & Lawrence, 2010.
14 Entretien avec un haut responsable de la CEEAC, juin 2014.
15 Cette piste a été esquissée dès les années 1970 par Crozier et Friedberg : « Cela pose le problème [...] de la différenciation interne des organisations opérée par les nécessités des rapports à l’environnement. En effet, dans l’accomplissement de leurs missions, les acteurs placés dans ces services spécialisés seront presque inévitablement amenés à s’identifier avec les besoins, les problèmes, voire les “mentalités” dans les segments de l’environnement distinct avec lesquels ils doivent maintenir de bons contacts et à les privilégier par rapport aux exigences du fonctionnement interne ou de la réussite de l’organisation dont ils font partie. » (1977, p. 165-166)
16 « L’organisation est traversée par ses environnements qui en structurent, de façon plus ou moins directe et visible, le fonctionnement. » (Friedberg, 1993, p. 94)
17 Ce qui permet de comprendre, par exemple, pourquoi il est plus facile pour un individu de circuler d’une organisation à l’autre dans un même secteur que de circuler d’un secteur à l’autre.
© Presses universitaires de Lyon, 2019