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La militance LGBT aux États-Unis

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Guillaume Marche

Préface

Michel Wieviorka

Texte intégral

1Les découpages universitaires, disciplinaires..., n’entravent-ils pas la créativité et la capacité d’innovation des chercheurs, et ne limitent-ils pas, tout simplement, leur curiosité ? La tension entre les démarches par aires culturelles, c’est-à-dire par pays ou régions du monde, et les approches thématiques, par grands problèmes, par disciplines ou par choix théoriques, ne tend-elle pas à devenir béance ou fossé, au risque pour ceux qui relèvent des premières de verser dans le relativisme, et pour les autres de développer un universalisme abstrait ignorant des cultures et des histoires concrètes ?

2Avec cette étude du mouvement LGBT aux États-Unis, Guillaume Marche nous débarrasse de telles inquiétudes et montre bien qu’il est possible de mobiliser le meilleur de la sociologie et des connaissances approfondies de la civilisation américaine, dont il est à l’évidence un remarquable spécialiste. Son livre est appelé à devenir un ouvrage de référence pour ceux qui s’intéressent aux États-Unis, pour ceux qui souhaitent connaître l’histoire du mouvement LGBT et pour ceux qui placent, comme moi, les mouvements sociaux et culturels au cœur de la production de la vie collective.

3Le mouvement LGBT a en effet une histoire, dont l’épaisseur est de près de trois quarts de siècle. Il s’est ébauché au sortir de la Seconde Guerre mondiale, s’est cristallisé avec l’émeute de Stonewall à New York, à la suite d’une intervention policière dans un bar de Greenwich Village, fin juin 1969, et n’a cessé ensuite de se transformer et de se diversifier.

4En fin observateur, en chercheur dont le travail de terrain s’étend sur une bonne vingtaine d’années, Guillaume Marche développe une analyse qui part d’en bas, des individus, des sujets singuliers et de leur expérience intime, et dont le cœur est assurément sexuel, pour montrer comment se construit et évolue une action collective. Il se situe au carrefour d’une sociologie du sujet et des processus de subjectivation, pour laquelle le sens de l’action est au centre de l’analyse, et d’un interactionnisme valorisant le jeu des rencontres dans lesquelles se façonne le mouvement. Au plus loin, en revanche, des théories dites de la « mobilisation des ressources » qui s’intéressent surtout aux calculs et aux stratégies des acteurs, il apporte une démonstration rigoureuse, et hautement paradoxale, de ce qui peut advenir d’un mouvement contestataire obtenant de grands succès : le mouvement LGBT, en réussissant, a perdu – provisoirement ? la question est posée – une bonne partie de sa capacité de mobilisation.

5À l’origine, et avec des différences significatives entre les trois villes où Guillaume Marche a mené son enquête – Boston, New York et San Francisco –, l’homosexualité est au centre d’une action sous tension, entre ceux qui voudraient en faire une identité qui différencie, visiblement, et ceux qui au contraire voudraient plutôt pouvoir minimiser leurs différences et en finir avec l’exclusion, la disqualification et la discrimination. Puis le mouvement se complexifie, au fil de combats qui le renouvellent profondément, dans le contexte de la découverte du sida et de la compréhension de sa transmission sexuelle, dans la deuxième moitié des années 80, à propos de diverses discriminations, notamment dans l’armée, puis autour du mariage. Les uns veulent des droits spécifiques, d’autres entendent surtout transformer les normes sexuelles générales de la société américaine, d’autres encore souhaitent surtout afficher une visibilité collective.

6Comme à propos de la question noire, la dynamique la plus fréquente est celle qui va de bas en haut, de l’action militante à la décision de justice : au départ, une mobilisation interpelle la société américaine ; à l’arrivée, un jugement de la Cour suprême vient trancher. Le résultat est clair : dans l’ensemble, le mouvement a beaucoup obtenu, mais au prix d’un considérable affaiblissement.

7L’obtention de droits, l’acceptation de l’homosexualité sont passées par une institutionnalisation et une professionnalisation de l’action, de même que le marché s’est emparé massivement de son existence pour proposer un « simulacre » de mouvement. La sexualité, surtout, cesse d’être au cœur des demandes les plus contemporaines émanant du mouvement ; dès lors, la contestation semble se dépolitiser et se séparer de la culture homosexuelle. Le mouvement ayant réussi a perdu sa charge de protestation et laisse la place à des logiques dans lesquelles la sexualité est vécue en privé, en tout cas hors de l’action politique et contestataire. L’épanouissement personnel et le militantisme sont dissociés. Là, me semble-t-il, est l’essentiel : ce qui est nécessairement au fondement d’un mouvement homosexuel, la sexualité, cesse d’être le carburant de l’action, qui peut alors continuer à engranger des succès politiques ou juridiques, mais sans demeurer la grande force de protestation, et donc aussi de changement, qu’elle a pu constituer dans le passé.

8Le livre de Guillaume Marche ne repose pas uniquement sur des connaissances éprouvées, tant de la société américaine que des acteurs qu’il étudie. Bien écrit, sans lourdeur académique, il témoigne aussi d’une impressionnante maîtrise des outils théoriques, sociologiques et philosophiques. On signalera également une fin remarquable où apparaissent des organisations étonnantes, telles les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Je n’en dis pas plus : au lecteur, maintenant, d’entrer dans cette belle recherche, qui invite à réfléchir au fonctionnement de la société américaine, au paradoxe de l’institutionnalisation d’un mouvement social et culturel qui se décompose du fait de son succès, et à la place de la sexualité, entre nature et culture, dans la longue lutte des homosexuels, et certainement aussi d’autres acteurs.

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