1Le 24 juillet 1851, la cour d’assises de la Seine condamne le célèbre daguerréotypeur Félix-Jacques Antoine Moulin (1802-1875) pour outrages aux bonnes mœurs. Tout commence en 1849 lorsqu’il ouvre son atelier au 31, rue du Faubourg-Montmartre et y photographie de jeunes modèles féminins d’une quinzaine d’années dans différentes poses de nus artistiques. Associé à deux complices, il monte alors un commerce de ses productions dont le développement est si rapide et l’ampleur si importante qu’il attire l’attention des policiers.

2Si l’on retient surtout de cette affaire qu’il a été saisi un grand nombre de photographies « tellement obscènes, que l’énonciation même des titres […] serait un délit d’outrage à la morale publique1 », elle constitue surtout la première condamnation pour outrages aux bonnes mœurs commis au moyen de la photographie, alors encore à ses premiers balbutiements. Parce qu’elle est un terrain propice à la reconstitution de la réalité, l’image constitue l’un des supports les plus convoités dans cette production, largement tributaire d’une évolution des techniques.

3Cette affaire marque aussi le début d’une nouvelle ère de répression et de surveillance de l’« obscénité » dans la seconde moitié du xix^e siècle. À partir d’octobre 1855, les agents de la Brigade des Mœurs commencent la tenue d’un registre où ils consignent chaque arrestation d’individus mêlés à la production et au commerce de photographies à Paris. Certaines de ces fiches sont même pourvues de photographies, ce qui souligne leur rôle premier d’identification des individus. Jusqu’au mois d’août 1868, date de fin du registre, près de 611 individus y sont fichés et 75 autres cités comme se livrant au trafic de marchandises obscènes. Toutefois, s’il apporte un éclairage sur la surveillance opérée par la police, ce registre témoigne surtout de l’émergence de réseaux parisiens de production et de diffusion de ces marchandises sous le Second Empire et qui se retrouvent tout au long de la seconde moitié du xix^e siècle. Pourtant, de 1855 à 1930, la loi s’attache à défendre les « bonnes mœurs ». Parce qu’il est poursuivi et soumis à la censure tout au long de la période, ce commerce se doit d’être clandestin et donc voué à se cacher pour exister et prospérer.

4Pour l’historien, l’enjeu est bien évidemment de comprendre comment sont organisés ces réseaux de production. Si la question de ce commerce semble liée à une histoire politique de la censure et de la répression, il s’agit toutefois de l’inscrire au croisement d’une histoire culturelle et sociale. Pour ce faire, on ne peut dissocier cette question des changements sociaux que connaît la France dans la seconde moitié du xix^e siècle. Entre 1855 et 1930, la durée annuelle du travail diminue toutes catégories confondues ; le salaire annuel par habitant passe au-dessus de 600 francs par an à partir de 1880 ; et les progrès de l’alphabétisation sont parachevés par les lois sur l’instruction publique de la Troisième République. Mais à ces évolutions sociales s’ajoutent d’incontestables progrès techniques liés à l’industrialisation, notamment en matière de productions culturelles.

5C’est donc dans le cadre de ces différentes évolutions sociales, économiques et techniques qu’apparaissent progressivement les conditions propices au développement d’une « révolution silencieuse qui voit tout un peuple accéder peu à peu à un nouveau type de consommation culturelle, explicitement adapté aux besoins de la civilisation industrielle et urbaine2 ». Le développement de ce phénomène ainsi défini constitue les contours de l’entrée dans une « culture de masse ». Au travers du développement de son industrie parisienne, l’obscénité est-elle assimilable à une culture de masse entre 1855 et 1930 ?

6Comprendre l’industrialisation de l’obscénité, c’est avant tout s’intéresser aux protagonistes de la production et du commerce d’obscénités à Paris. Les modèles constituent tout d’abord les matières premières des productions visuelles. Ensuite, viennent les producteurs, bien souvent photographes, qui sont les tenants de l’industrie en assurant la confection des obscénités. Dans cette même dynamique, les vendeurs et les intermédiaires assurent la distribution des marchandises. Au travers de leurs figures et représentations, les clients symbolisent l’enjeu et la raison d’être de cette industrie. Enfin, il convient d’estimer l’ordre de grandeur des marchandises obscènes en circulation entre 1855 et 1930 à Paris, vecteur de l’entrée de l’obscénité dans l’ère des masses.

Les modèles, matières premières de la production

7La recherche de modèles constitue l’étape primordiale à l’élaboration de photographies obscènes. Ce processus de recherche met tout d’abord en évidence une phase de recrutement :

Le plus contrarié de tous les prévenus, c’est le soldat de la marine, qui a posé sans son uniforme : « Quand on pense, dit-il, qu’on m’a amené de Cherbourg ici de brigade en brigade ! Je voudrais bien savoir qui est-ce qui m’a dénoncé ? J’étais à Paris, en congé ; on me dit : “Voulez-vous venir [vous] faire faire un portrait ? On vous payera.” Moi, je dis : “Je veux bien” ; alors j’y ai été. Voilà qu’on me fait faire le simulacre de danser la polka avec une demoiselle, et puis après on me dénonce : c’est dégoûtant ! »3

8Pris au dépourvu, Jules Luguet, soldat au 1er régiment d’infanterie de marine en garnison à Cherbourg, est condamné le 16 octobre 1861 à six mois de prison et 16 francs d’amende pour avoir posé dans des photographies obscènes4. Sa défense met en évidence un système de recrutement contre rémunération.

9Les procès-verbaux du Second Empire constituent une source unique pour identifier les modèles des photographies obscènes5. Étant donné la nature de la production, il est de rigueur d’être prudent pour trouver des modèles complaisants. Le photographe a donc parfois recours à un intermédiaire. C’est ainsi qu’en 1861 un photographe-marbrier emploie une couturière pour conduire à lui une jeune fille âgée de 16 ans, dont le père ne tarde pas à prévenir les policiers6. Le producteur d’obscénités peut également employer plusieurs personnes pour répondre à ses attentes : un voyageur de commerce et un courtier sont ainsi signalés en 1864 comme ayant aidé un photographe dans sa recherche de modèles7.

10Or le producteur n’a pas toujours besoin de chercher bien loin pour trouver ses modèles. Ce sont les modèles qui viennent à lui : « Ah ! c’est que la mode des portraits académiques les avait séduites, et c’est ce genre de portraits qu’elles avaient fait faire », rappelle La Gazette des tribunaux en 1857, évoquant le cas de deux jeunes filles qui ont fui, soi-disant, la surveillance de leurs parents pour poser nues chez le voisin photographe avant d’en conclure : « Elles ont leur portrait ; mais combien de gens les ont aussi ? Et à quel prix ont-elles satisfait leur coquetterie8 ! » Certaines autres affaires montrent en 1860 qu’un photographe peut profiter de la venue d’une jeune fille qui daigne poser nue pour « satisfaire son amant qui voulait avoir son portrait dans cette position9 », ou encore, celle d’un modèle qui en invite un autre à poser en sa compagnie10. Dans un genre plus scabreux, des parents « ignorant la vérité » amènent en 1909 leurs enfants dans des ateliers équivoques où ils servent de modèles11.

11Toutefois, certains producteurs ont des critères de sélection bien particuliers pour leur recherche. En 1864, on note un photographe qui « serait en quête de filles publiques pour les faire poser12 ». Ne recherchant exclusivement qu’un seul type de modèle précis, un photographe a recours en 1907 à une marchande de couronnes allemande pour faire venir à sa terrasse des enfants13. Le choix des modèles en fonction de critères physiques préétablis apparaît au début du xx^e siècle comme un recours de plus en plus systématique. Peu avant 1930, dans le domaine des films obscènes, le recrutement est, semble-t-il, très sélectif pour les interprètes masculins « dont on exigeait des conformations physiques de grande classe et d’un niveau élevé14 ».

12La grande place des femmes parmi les modèles est incontestable. En 1857, selon La Gazette des tribunaux, « ces dames sont des modèles, pas de chasteté, bien entendu ; quelques-unes sont accompagnées par leurs mères15. » L’activité de modèle est celle où l’on retrouve le plus de femmes : 60 % des femmes présentes dans les rapports de police entre 1855 et 1868 servent de modèles, contre à peine 5 % pour les hommes. Par ailleurs, quatre modèles sur cinq identifiés sont des femmes. Cette domination s’explique essentiellement par le fait que les photographies obscènes du Second Empire représentent en grande majorité des femmes nues, soit seules – des « académies » –, soit accompagnées d’autres femmes et parfois d’un homme.

13La plupart de ces modèles, femmes et hommes, sont avant tout des « amateurs », c’est-à-dire que poser ne constitue pas leur activité professionnelle principale, mais tout au plus une activité occasionnelle, pour avoir son portrait gratuitement ou pour gagner un peu d’argent : moins de cinq francs pour cinq heures de pose. Mais, à gagner ce peu d’argent, on récupère également des ennuis : certains modèles féminins sont en effet victimes de rééditions photographiques quelques années après avoir posé, ce qui leur vaut de passer au tribunal deux fois pour les mêmes clichés16.

14Parmi les 109 modèles féminins identifiés sous le Second Empire, 19 sont fleuristes, 13 lingères, 9 couturières, 7 blanchisseuses et 4 modistes, entre autres. Parmi ces professions ouvrières, certaines – dont les fleuristes et les lingères – peuvent être associées aux « femmes d’attente et filles entretenues » qu’Alain Corbin lie à une forme de prostitution occasionnelle17. Sur les 26 modèles hommes recensés, le lien avec la prostitution apparaît discrètement. Parmi eux, on dénombre trois militaires : un soldat d’infanterie de marine, un fusilier et un caporal du même régiment18. Leur présence pourrait s’expliquer par des liens plus ou moins proches avec la prostitution des « filles à soldats », particulièrement répandue en milieu rural.

15Toutefois, les modèles masculins sont très souvent liés au producteur lui-même, ce qui révèle le « caractère artisanal de l’entreprise19 ». À l’instar de certains peintres20, le producteur peut s’adresser à son entourage21 : un beau-frère, une maîtresse, ou un commis. Si cette logique repose sur une volonté d’économiser le temps de recherche pour le producteur, elle a surtout l’avantage de lui faire économiser de l’argent en employant directement un proche ou un subalterne : « Dans le voisinage, on supposait qu[’il] se servait de ses deux bonnes, comme modèles, pour faire des photographies », rapporte-t-on au procès d’un marchand d’obscénités en 191622.

16Alors que l’écart d’âge est nettement plus ouvert chez les hommes, entre 18 et 52 ans entre 1855 et 1868, celui des modèles féminins est restreint ; entre 15 et 38 ans, avec de nombreux modèles de 17, 19 ou 22 ans. Alliée à l’obscénité, la jeunesse féminine s’avère la garantie d’une bonne vente. Louis Fiaux perçoit en 1892 le développement de séries mettant en scène des enfants :

Ce qui est peu croyable, c’est qu’on trouve dans les tolérances des séries photographiques reproduisant de toutes jeunes filles, virguncula, des gamines, des gavrochines […], visage nu elles aussi et faisant l’étal de la plus impubère et vilaine débauche.23

17À la fin du xix^e siècle, des scandales éclatent progressivement dans la presse pour dénoncer ces pratiques24. En 1907, la brigade mondaine mobile arrête un photographe dont elle saisit des photographies obscènes dans « lesquelles figuraient en majeure partie des fillettes de huit à dix ans ; on en compte trente-deux25 ». En 1911, l’affaire du « scandale de Montmartre » met au jour le réseau d’une proxénète qui, pour se mettre à l’abri de poursuites, avait confectionné de faux papiers d’état civil pour deux fillettes qui servaient, entre autres, de modèles dans des productions obscènes26.

18Néanmoins, à cette époque, le nu impubère est assez répandu dans les milieux artistiques. La revue Mes Modèles présente parfois des enfants de moins de dix ans dans des nus artistiques. L’Étude académique va, quant à elle, jusqu’à fournir leur âge. La multiplication des scandales, le développement d’associations pour la protection de l’enfance à la veille de la guerre mais surtout l’influence de la loi du 16 avril 1898 relative aux violences sur enfants, portée par René Bérenger (1830-1915), contribuent à limiter le recours aux enfants pour ce genre de productions.

19On doit également mentionner une seconde catégorie de modèles. En 1909, P. de Blanquefort publie sa série de grands romans documentaires Les Mystères de la traite des blanches. Dans son ouvrage sous-titré Chez les proxénètes, il raconte l’histoire d’une tenancière qui, un jour, est amenée à louer un modèle, une Italienne « d’une rare beauté », pour satisfaire un client de sa maison27. Prenant son fiacre, la tenancière arrive sur une place où se massent des familles de modèles italiens et français, repère la jeune fille et l’engage pour cinq francs de l’heure.

20Anne Martin-Fugier signale bel et bien un marché de modèles professionnels dans le quartier de Pigalle au xix^e siècle. Ces modèles servent aux productions des artistes de toutes sortes : peintres, sculpteurs et parfois photographes. Plus chers que des modèles « amateurs », le tarif est plus élevé pour la femme que pour l’homme : le prix du modèle féminin passe de 4 à 5 francs « pour une séance de quatre heures de pose » dans les années 1850 à 10 francs dans les années 1880, alors que celui du modèle masculin oscille entre 3 et 5 francs au cours de la même période28. Il est cependant difficile de déterminer la proportion de ces modèles dans la totalité de la production de photographies obscènes sous le Second Empire, près de 20 % des modèles féminins n’ayant pas d’activité signalée ni comme ouvrière ni comme modèle : on recense seulement en 1858 une femme dont la profession est celle de modèle29.

21L’activité de modèle peut, de ce fait, être liée aux professions artistiques. Lors de son procès, un modèle féminin décline sa profession, qui n’apparaissait alors dans aucun rapport de police30 : « Antonia Gotte, dite femme Lebon, connue dans le monde artistique sous la dénomination de la belle Antonia, dénomination parfaitement justifiée », lance le chroniqueur de la Gazette des tribunaux en 185731. Professions artistiques et prostitution sont souvent intimement liées, comme en attestent les photographies des dossiers d’« insoumises » du Second Empire pour la période de 1860 à 1870. Les « demi-mondaines » y exercent souvent une activité d’actrice et de modèle32. À ce titre, il n’est pas étonnant de retrouver entre 1860 et 1862 deux modèles masculins dont les professions de choriste de l’Opéra comique et d’artiste dramatique les lient à ce milieu33. À la fin du xix^e siècle, il peut arriver que certains artistes de cabaret se retrouvent dans des productions licencieuses réutilisées par des maisons closes : la police reconnaît en 1905 une jeune artiste de l’Eldorado, âgée de 19 ans, comme jouant dans un film grivois34. Néanmoins, les artistes de cabaret n’ont pas toutes de rapport direct avec la prostitution : c’est, par exemple, le cas de la célèbre actrice de pantomimes Louise Willy qui connut son heure de gloire à l’Olympia35.

22Une partie des modèles féminins identifiables sous le Second Empire sont toutefois des prostituées : on compte 11 « filles publiques », trois « filles soumises » et quatre « détenues à la prison de Saint-Lazare ». Bien que théoriquement mises en carte et surveillées par les forces de police, cela n’empêche pas ces filles de se livrer à l’activité de modèle de façon régulière36. Elles peuvent poser chez différents photographes, parfois à quelques semaines d’intervalle, ce qui oblige les juges à confondre leurs peines lorsqu’elles sont condamnées37. S’il est également fait mention de filles demeurant chez une dame ou une veuve, certaines d’entre elles habitent en maisons de tolérance, devenues de véritables « maisons de débauche » à la fin du xix^e et au début du xx^e siècle38. Ainsi trouve-t-on en 1911 une prostituée « costumée en petite fillette39 » ; une autre, en 1912, qui « a depuis quelque temps comme protecteur un artiste peintre40 » ; ou bien encore une, en 1915, qui « exerce vaguement les professions de figurante et modèle et s’adonne quelque peu à la galanterie au dehors et dans les maisons discrètes de la capitale » et dont la sœur est signalée comme modèle professionnel41. C’est encore dans l’enceinte de ces maisons que la police signale en 1915 des spectacles de « jeunes filles et de jeunes garçons spécialistes » se livrant à des « accouplements42 ».

23Dans le cinéma obscène des années 1920, les interprètes féminins sont très souvent des pensionnaires de maisons closes qui ne craignent pas d’être reconnues alors que les interprètes masculins peuvent être des clients ou des maquereaux : le journaliste et écrivain Maurice Bessy parle de « chômeurs promus au rang de comédiens43 ». Une lecture attentive de plusieurs bobines permet d’ailleurs d’identifier certains interprètes récurrents dans différentes productions cinématographiques.

Les producteurs, piliers de l’industrie

24Les discours liés aux producteurs laissent souvent place à des représentations : « C’était, ce M. de Chirac, un maniaque de pornographie, scientifiquement un malade », écrit ainsi Jules Clarétie (1840-1913) en 1906. Volontairement acerbe, il compare le fondateur du Théâtre-Réaliste aux « demi-fous […] qui pullulent dans la société actuelle, comme dans les bas-fonds où Gorki étudie ses névrosés44 ». Pourtant, loin d’être des « demi-fous », les producteurs d’obscénités sont l’objet de différents discours critiques. Avec une grande conviction, Gaston Deschamps (1861-1931) trace leurs attributs en 1899 : « Cossus, pansus, réjouis, achalandés, longtemps honorés des marques de l’estime officielle45. » Moins de dix ans après lui, Émile Pourésy (1864-1948) les désigne encore comme « les grands manitous de la corruption », auxquels il donne même le doux sobriquet de « banquiers de Cupidon46 ». Ces penseurs et entrepreneurs de morale tendent à associer ces producteurs à une sorte d’élite sociale qui, à la fois, semble au-dessus des lois et tout à fait sereine pour diriger cette industrie.

25Un autre trait se dégage dans ces discours : celui de la part des étrangers dans la production47. Bien évidemment, le tournant belliciste de la fin du xix^e siècle est l’occasion de montrer du doigt les voisins d’outre-Rhin dans le domaine de l’obscénité48. Si d’autres étrangers sont visés, comme les Hollandais ou les Italiens par exemple, les Allemands constituent une source d’inspiration aux discours critiques : l’un de ceux-là rappelle que la police a saisi à Alger en 1912 des cartes postales obscènes avec la mention « Fantaisies parisiennes » mais fabriquées en Allemagne49. En 1918, Gustave Téry (1870-1928) ne fait preuve d’aucune retenue à ce sujet :

La pudibonde Allemagne est le siège de l’industrie pornographique. Les Allemands sont aujourd’hui les fournisseurs attitrés de tous ceux qui, par métier ou goût, cherchent dans l’imprimerie et dans l’image le seul détail érotique.50

26On retrouve quelques allusions à l’obscénité allemande après-guerre. En 1924, un chroniqueur du Bulletin d’Informations antipornographiques rappelle le passé de la famille Offenstadt, éditeurs de la Société parisienne d’éditions, condamnés pour outrages aux bonnes mœurs : « Des bavarois devenus français par naturalisation relativement récente51. »

27L’Allemagne ne constitue toutefois pas le seul élément de remontrance récurrente. La figure du juif y apparaît elle aussi par endroits. Certains penseurs de la seconde moitié du xix^e siècle, comme en 1886 l’écrivain et journaliste antisémite Édouard Drumont (1844-1917), le désignent comme l’un des tenants de la production d’obscénité : il « inspire des publications pornographiques sur les cocodettes du Second Empire52 » ou encore « se [fait] passer pour photographe près des petites lingères ou des fleuristes53 ». De l’œuvre de Drumont ressort la fascination des juifs pour la « crasse » et l’« argent ». La crasse renvoie bien sûr aux productions obscènes et à la pornographie alors que l’argent sous-entend à la fois l’appât du gain du personnage mais aussi la richesse supposée que rapporte la production d’obscénités.

28Au début du xx^e siècle, un homme semble incarner à lui tout seul le parangon du producteur d’obscénités. À partir de 1936, Bernard Natan (1886-1942), le directeur de Pathé-Natan, est accusé par une partie de l’extrême-droite et de la presse française d’avoir produit et réalisé de nombreux films obscènes depuis l’avant-guerre ou même d’y avoir joué. À la faveur de la faillite du groupe Pathé-Natan et du contexte d’Occupation, on s’appuie sur une condamnation pour outrages aux bonnes mœurs du 9 janvier 1911 pour lui attribuer un passé trouble54. À la fois juif et d’origine étrangère, naturalisé en 1909, on peint les traits d’un gamin miséreux élevé au milieu de « deux cochons » dans une ferme de Roumanie55. Débarqué à Paris en 1906, il connaît une ascension sociale fulgurante jusqu’à côtoyer les hauts sommets de l’État grâce à des combines louches et surtout une période de pornographe. Rien n’est épargné : une amitié avec le célèbre escroc Stavisky ou encore son château et ses hôtels particuliers. En 1939, il est emprisonné après un procès de trois ans, puis disparaît à Auschwitz en 1942. Construction a posteriori à laquelle des rédacteurs collaborateurs comme Maurice Bardèche et Raymond Brasillach ont contribué, il constitue aujourd’hui – sûrement à tort – le « légendaire pornographe français56 ».

29Entre 1855 et 1868, mobilisant une centaine d’individus, l’activité de production représente environ un sixième (15 %) des individus fichés par la police. Il s’agit d’un secteur d’activité nettement dominé par les hommes, sûrement parce qu’il est lié à leur importance dans le métier de la photographie, cette industrie naissante dans les années 1850 où « on quittait les métiers les plus divers pour adopter celui de photographe qui promettait un succès sans précédent57 ». Pour ce faire, il faut avoir des fonds pour trouver un atelier, acheter l’appareillage et les instruments nécessaires.

30Toutes catégories confondues, on recense près de 137 individus dont la profession déclarée est liée à la photographie, qu’ils en soient des producteurs (photographe, coloriste, opérateur, tireur) ou des commerçants (courtier ou marchand), ce qui représente environ 20 % des individus du registre. À l’exception de deux femmes photographes et d’une « peintre et opératrice photographique », la centaine d’autres individus sont des hommes. Si cela indique la prédominance de la production photographique au sein des productions obscènes, il faut surtout y voir une activité de surveillance accrue des forces de police du Second Empire autour de cette industrie naissante. On peut remarquer certains photographes connus à cette époque :

[…] Auguste Belloc, Alexandre Bertrand, Alfred Cordier dit Billon-Daguerre, Adolphe Félix Gentil et son associé Auguste Speisser, Félix Moulin, Pierre Petit, Henri Piaut, Alexandre Quinet, Jules Raudnitz et Eugène Thiébault.58

31Mais en novembre 1857, il est question du photographe François Benjamin Lamiche (1808-1901), bénéficiant d’une certaine notoriété dans le monde de la photographie légère59. Inquiet des nombreuses saisies opérées par les policiers, celui-ci organise une réunion dans le but d’adresser au ministre de l’Intérieur et à l’Empereur, une pétition qui recueillera une vingtaine de signatures60.

32Tout au long de la Troisième République, on retrouve une domination du métier de photographe au travers de nombreuses affaires. En septembre 1927, on arrête un ancien pharmacien de 60 ans, Auguste Petit, reconverti dans la fabrication de cartes licencieuses61. Un an plus tard, c’est un photographe nommé Joseph Farine qui est arrêté non loin de Versailles, dans sa « coquette villa62 ». En plus des photographes, les producteurs d’obscénités sont également liés aux métiers de l’artisanat et de la production : ouvriers, fabricants de carton ou de caoutchouc, papetiers, coloristes, imprimeurs ou même boyaudiers. Toutes les activités de production sont sollicitées, mais aussi toutes les mains. En juillet 1857, un rapport du bureau des mœurs signale un fabricant de caoutchouc « comme employant à la fabrique des capotes des enfants âgés de moins de 7 ans63 ».

33Si toutes sortes d’industries sont rassemblées au service de l’obscénité, il en est une qui tire aussi son épingle du jeu : il s’agit de l’édition. Au-delà de l’auteur d’œuvres licencieuses ou obscènes, l’éditeur constitue véritablement la clé de voûte de la production et de la diffusion en masse de ces marchandises, mais ce métier requiert des moyens financiers plus importants que celui de photographe. Très souvent, l’éditeur s’appuie sur une rente familiale préexistante.

34Sûrement moins nombreux que les photographes au cours de la période, on distingue quelques cas d’éditeurs célèbres comme celui d’Auguste Poulet-Malassis (1825-1878), l’éditeur des Fleurs du mal (1857) de Charles Baudelaire, exilé à Bruxelles en 1863 après la faillite de sa librairie parisienne et de ses démêlés avec la justice française64. D’origine portugaise en dépit de son nom (son véritable nom était Paul Harry Ferdinando) et issu d’une riche famille britannique, Charles Carrington (1867-1921) s’avère être l’un des grands éditeurs parisiens d’ouvrages érotiques et sadiques qui surplombe le marché de l’édition à la fin du xix^e siècle65. Outre d’autres éditeurs bien connus, comme le fils de l’éditeur Pierre Fort, Jean Fort, qui édite toutes sortes de romans pornographiques jusqu’en 1939 grâce aux rentes familiales66, les maisons d’édition sont parfois des entreprises familiales créées par une même fratrie en association. C’est le cas de la société Offenstadt et Cie, surtout spécialisée dans la littérature enfantine, qui lance en 1902 le journal La Vie en culotte rouge et quelques brochures légères67. Les premiers éditeurs d’Apollinaire sont, eux aussi, une société familiale tenue par deux frères, Georges et Robert Briffaut, dont l’enquête de police révèle – entre autres – qu’ils possèdent un « auguste château » dans la Sarthe68.

35Porteuse d’espoir dans le courant des années 1850, l’industrie photographique se révèle une activité à double tranchant. Hautement concurrentielle entre 1855 et 1868, elle distingue deux types de photographes : ceux qui connaissent le succès et la renommée grâce aux portraits et ceux qui sont contraints de trouver d’autres moyens d’exercer leur métier pour vivre. Loin de prendre des bourgeois pour modèles, ces photographes de « troisième ordre » parviennent à dégager des revenus puis des bénéfices de leur art clandestin69. Le cas bien connu du photographe de la Commune de Paris, Bruno Braquehais (1823-1875), contraint de se tourner vers des nus académiques et licencieux, en dit long sur les difficultés rencontrées au sein de l’industrie photographique70.

36La concurrence de plus en plus grande du marché du portrait photographique pourrait expliquer une recrudescence du nombre de photographes se tournant vers la production d’obscénités, secteur d’activité qui promet, en dépit des contraintes policières et judiciaires, un moyen de subsistance porteur. Mais le photographe doit organiser autour de lui tout un réseau d’alliances pour permettre à la fois d’assurer une production puis une diffusion de ses marchandises. Certains s’associent, comme cela peut être le cas entre un beau-père et son gendre71. Mais il n’est pas non plus étonnant de retrouver dans une seule et même affaire plusieurs photographes. En 1859, un rapport indique ainsi ce type d’association entre un certain Jean Pierre Veyrat, dit « Petit Jean », et Philippe Dubourjal, mais « l’association a été rompue quelques jours avant l’arrestation de Dubourjal72 ».

37En premier lieu liés aux modèles, les photographes disposent parfois d’assistants, comme des tireurs ou des opérateurs, pour les assister dans la production des clichés. Mais ils entretiennent également une relation étroite avec les coloristes : entre 1855 et 1868, on en compte 18, dont 12 sont des femmes ; il s’agit même parfois d’une des maîtresses du photographe73. Au coloriste échoie le rôle d’apporter la couleur aux épreuves obscènes en noir et blanc « pour rendre les chairs plus évocatrices74 ». Avec un trait d’humour, La Gazette des tribunaux souligne en 1861 le rôle d’une prévenue à son procès, lors de sa présentation, qui suit l’énoncé des modèles féminins inculpés : « La femme Riolet, coloriste, trente-trois ans ; celle-ci n’a posé… que de la couleur sur les épreuves75. » Au travers du photographe, c’est l’ensemble des branches de l’industrie et du commerce de l’obscénité qui est sollicité dès le Second Empire.

Vendeurs, acteurs de la distribution

38Parce qu’elle constitue un enjeu financier important, l’activité de vente semble la plus pratiquée : sous le Second Empire, elle devance le secteur de production pour représenter près de 34 % de l’ensemble des activités liées au commerce d’obscénités. Liés à la pratique du colportage, les emplois de services – comme les marchands, camelots ambulants, commissionnaires ou courtiers de commerce – sont les plus présents. Parmi ces professions, ce sont 188 hommes et 58 femmes recensés qui représentent respectivement 38 % des hommes et 32 % des femmes formant cette industrie entre 1858 et 1865. Toutefois, un cinquième des professions liées à la photographie sont présentes au sein de cette activité, notamment les photographes qui « fournissent » leurs marchandises une fois produites76. Si ces chiffres indiquent une proximité entre la profession déclarée et l’activité de vente d’obscénités ou de « fourniture », ils témoignent également d’une domination masculine dans le domaine de la vente d’obscénités.

39La similarité entre la profession déclarée et l’activité de vente d’obscénités demeure sous la Troisième République. Les librairies et étalages d’estampes sont des endroits aussi bien connus qu’étroitement surveillés par les services de police. En août 1898, différents marchands d’estampes sont arrêtés pour ventes d’albums obscènes77. En janvier 1901, la 9e chambre du tribunal correctionnel juge, quant à elle, pas moins de 24 libraires et marchands de tabac pour vente de cartes postales, photographies et lithographies78. Pour preuve de cette association entre commerce d’obscénités et librairie, un rapport de police de 1928 signale un ancien libraire, Pierre-Marie Le Flaoutter, comme ayant été « un des plus grands trafiquants et fournisseurs de marchandises obscènes79 ».

40D’autres commerces moins soupçonnables que les librairies peuvent servir au trafic d’obscénités : c’est le cas d’un magasin de ganterie qui, en 1902, propose – sur demande – des cartes postales obscènes80. Plus importante celle-là, une affaire implique en novembre 1925 des individus qui opèrent sous la couverture d’une parfumerie du boulevard Reuilly81. Mais parfois, la vente d’obscénités n’implique aucune promiscuité avec le métier de vente. Ainsi retrouve-t-on en 1927 un retraité de la police judiciaire établi comme marchand d’obscénités « pour augmenter sa retraite82 ». Néanmoins, ce cas de figure n’est pas nouveau. Dès 1855, en effet, des anciens sergents de ville se reconvertissent dans la vente d’obscénités83.

41Si l’on s’étonne de la diversité professionnelle de ces vendeurs, de nombreuses affaires révèlent une diversité d’origines étrangères. En 1869, un étranger originaire des Indes anglaises est suspecté d’être établi comme « marchand de photographies obscènes84 ». En 1917, c’est un honorable sujet britannique, Herbert Trafford, prétendu guide parisien, qui est condamné pour son commerce de « photographies obscènes85 ».

42Rumeur publique ou surveillance accrue, les Allemands sont quant à eux également très souvent signalés. Dès 1857, les policiers rapportent qu’un bavarois sans profession86, puis en 1861 qu’un courtier originaire du grand-duché de Bade87, se livrent au commerce d’obscénités : tous deux sont expulsés. Mais c’est notamment entre 1914 et 1918 que les affaires indiquent le plus de sujets allemands88. Le Journal des débats politiques et littéraires rapporte quelques mois plus tard la saisie, chez un Allemand en fuite, d’un lot de marchandises érotiques destinées aux provinces d’outre-Rhin89.

43Ces nombreux cas témoignent de la multiplication des vendeurs d’obscénités au tournant des xix^e et xx^e siècles. Tout comme pour les producteurs, cette concentration peut donc laisser apparaître une concurrence étroite entre marchands. C’est pourquoi certains s’associent pour monter leur commerce. En 1867, un rapport de police signale qu’au moment de son arrestation pour vente de cartes obscènes, un individu bénéficiait du soutien d’un « compère » pour lui retirer les cartes qu’il avait dans les poches90. Si l’association représente ici une sécurité pour couvrir ses arrières, elle permet également de multiplier ses ventes et son commerce. C’est pourquoi en 1913, un commerçant du nom d’Émile Wentz et une femme, Mélina Rouleau, lancent leur trafic de grande ampleur91. Souvent organisés à la fin du xix^e siècle, les réseaux de vente peuvent encore révéler une structure familiale : en 1895, ce sont un homme et une femme mariés qui montent clandestinement leur propre affaire92. Or cette organisation familiale s’avère un avantage non négligeable en temps de guerre si le mari est mobilisé93.

44Dans la première moitié du xx^e siècle, il s’agit d’une organisation bien structurée. Souvent proches des producteurs et vendeurs d’obscénités, les intermédiaires sont la plupart du temps chargés de livrer les marchandises. Cette activité regroupe un dixième de l’ensemble de celles liées au commerce d’obscénités sous le Second Empire. Comme pour les autres secteurs, à l’exception de celui des modèles, elle rassemble une majorité d’hommes sur moins d’une centaine d’individus, même si les affaires concernant les femmes sont particulièrement marquantes : certaines transportent des obscénités « sous leurs jupons94 ». Véritable enjeu de diffusion, l’activité d’intermédiaire est intrinsèquement liée à la pratique du colportage, notamment entre 1855 et 1868, les intermédiaires touchant une commission sur la marchandise livrée. Constituant une activité à haut risque pour qui s’y emploie, le recours à un employé ou un simple assistant de classe sociale moindre s’avère nécessaire pour livrer les marchandises : une jeune demoiselle de comptoir est ainsi chargée par sa patronne de livrer des plaques obscènes, avant l’aube, en plein mois de décembre95. Encore plus malheureux est le cas du placier d’un photographe qui, après avoir été arrêté pour avoir servi d’intermédiaire, décède à Sainte-Pélagie à quelques jours seulement de la fin de sa peine96.

45Plus qu’un simple livreur, l’intermédiaire peut aussi jouer un rôle essentiel de dissimulation d’obscénités. Le dépôt de marchandises chez un tiers constitue une activité également importante, notamment en cas de perquisition de domicile par les policiers. Bien souvent, ce service s’opère, là encore, contre rémunération. En 1859, une marchande d’estampes remet à une coloriste 1 000 lithographies obscènes en dépôt97. Deux ans plus tard, c’est un artiste-musicien qui se voit perquisitionné pour avoir accepté le dépôt d’épreuves obscènes laissé par un ami98. Un même individu ou une même maison peut se servir de plusieurs dépôts pour stocker ses marchandises. En 1924, la Sûreté générale effectue plusieurs perquisitions pour démanteler les réseaux intermédiaires de la maison d’éditions des frères Briffaut : elle découvre quatre dépôts différents, dont un chez un brocanteur et un autre auprès d’un photographe99.

46Le rôle de l’intermédiaire repose également sur sa capacité à faciliter une vente, en mettant deux partenaires en relation pour permettre une transaction100. Faciliter la vente signifie également tout mettre en œuvre pour assurer son commerce et protéger ses intérêts. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’avère que ces précieux intermédiaires, à l’instar de certains vendeurs, sont aussi des agents de police corrompus, comme le signale en 1927 le cas d’un fonctionnaire « appartenant à la préfecture de police » qui prévenait « vendeurs et fournisseurs […] lorsque les agents étaient sur le point d’opérer des arrestations101 ». Un an plus tard, une note de l’Inspection générale des Services rapporte encore la révocation d’un policier pour « collusion avec des trafiquants d’images obscènes qu’il était chargé de surveiller102 ». Ce genre de corruption au sein des services de police est loin d’être une pratique nouvelle. Déjà entre 1877 et 1907, Jean-Marc Berlière remarque, au sujet de la Police des mœurs, les nombreuses affaires judiciaires où elle est impliquée103. Si certains de ces agents sont corrompus, c’est sans nul doute parce qu’ils représentent un moyen sûr de contourner le système répressif mis en œuvre.

Figures et représentations des clients

47Trompées, dupées, trahies… Les premières victimes du commerce d’obscénités sont les clients. C’est tout du moins ce qu’il ressort de certains discours. Le journaliste André Beaunier (1869-1915) en parle d’ailleurs en 1906 :

Oui, des livres sont là, qui ont des couvertures aguichantes. Le client léger les achète et les emporte en se cachant ; il est volé, ce client libidineux ! […] Ces livres-là ne tiennent pas leurs promesses, il n’y a rien sous ces images trompeuses.104

48Dans cette représentation, le client des marchandises obscènes est présenté comme pris au piège de l’obscénité et manipulé par les tenants de son commerce. Ainsi, jouant sur des surenchères d’offres alléchantes, les marchands semblent profiter de la naïveté mais surtout de la candeur des acheteurs potentiels. On retrouve ce type de discours dans certaines lettres de plainte adressées au préfet de police de Paris. Un Strasbourgeois de passage à Paris témoigne ainsi en juin 1930 de la mauvaise expérience dont il a été victime : entré dans une librairie, il commande un paquet scellé et ficelé de photographies intitulées « Les jeux de deux petites libertines : occupations délicieuses de deux jeunes modernes raffinées ». Toutefois, derrière cet intitulé généreux et prometteur, ce client raconte sa déception face à des « photographies d’une banalité absolue105 ».

49Ce genre de plaintes nourrit parfois les arguments de certains entrepreneurs moraux sur les dangers que suscitent les pratiques commerciales des marchands d’obscénités. Mais, au travers de son commerce, ce sont bien entendu les conséquences que provoque l’obscénité qui sont visées par ces discours. Dès 1894, Max Nordau (1849-1925) accuse la pornographie d’« empoisonner les sources d’où coule la vie des générations futures106 ». En 1913, le discours de Félix Lohse évoque, lui aussi, l’enfance qui est prise pour cible de ce commerce107. Toujours en ce sens, le sociologue Paul Bureau (1865-1923) déplore en 1920 que les premières victimes de l’obscénité soient « les jeunes gens et les jeunes filles108 ».

50Mais au-delà de la jeunesse, c’est l’accessibilité de l’obscénité qui est montrée du doigt. Déjà en 1908, Émile Pourésy indique que « le fils à papa n’aura pas dans sa poche le conte obscène à quatre sous, mais la photographie à 1,25 », et poursuit : « Quant aux suites, hélas ! elles sont les mêmes109. » Si le prix des obscénités l’inquiète, c’est qu’il craint l’ouverture de ce commerce à tous les âges et surtout à toutes les bourses. Cependant, ces discours révèlent tout un imaginaire social lié à l’obscénité mais également à la crainte de la diffusion de l’obscénité aux « masses ». Annie Stora-Lamarre décompose à ce propos la vision élitiste de ce type de discours où « le peuple subit la culture110 ».

51Les sources policières ne mettent pas véritablement en évidence la figure du client ; ce qui les intéresse avant tout, ce sont les réseaux de fabrication et de commerce des produits obscènes. La figure de l’« acheteur » qui achète pour revendre ensuite – par exemple, le « commis acheteur111 » – les intéresse plus de ce fait : un dixième de l’ensemble des activités liées au commerce d’obscénités entre 1855 et 1868. Cette activité est pratiquée pour près de la moitié (47 %) par des employés de service et nettement dominée, encore une fois, par les hommes (88 %).

52Quand la figure du client apparaît, c’est bien souvent parce qu’il n’a pas eu l’occasion de revendre sa marchandise ou qu’il affirme ne pas vouloir faire commerce des objets qu’il reçoit112. On recense parmi eux 30 hommes et seulement quatre femmes. Quelques cas peuvent cependant attirer l’attention, comme celui d’un cuisinier célibataire d’origine belge, arrêté « porteur de douze gravures obscènes (photographies) », achetées « étant ivre, à un individu qu’il ne connaît pas113 ».

53Un autre cas concerne un homme arrêté pour fait de pédérastie qui avoue avoir acheté à un nommé Bastien dit « la femme colosse » une certaine quantité de photographies obscènes114. S’il s’agit là de rares clients « authentiques » signalés chez les hommes, il s’en trouve davantage parmi les quatre femmes, toutes filles publiques115. Cela tient pour partie à l’habitude qu’ont certaines filles à distribuer à leurs clients les photographies dans lesquelles elles posent. C’est pourquoi, d’ailleurs, on saisit chez l’une d’elle « divers portraits la représentant dans différentes positions obscènes116 ».

54Alain Corbin estime que la clientèle est limitée et essentiellement composée d’hommes riches sous le Second Empire117. Le prix des marchandises, on l’a vu, est fortement élevé et les réserve à une part congrue d’individus. Cela s’en ressent encore à la fin du xix^e siècle chez certains éditeurs, comme Charles Carrington, lorsqu’il écrit au procureur de la République à propos des produits de sa librairie : « Son prix élevé le met hors du vulgaire ou de l’ordinaire », avant d’ajouter que sa clientèle « se compose uniquement de personnes adultes et responsables118 ».

55Mais le tournant du siècle marque surtout une ouverture de la clientèle avec notamment de nombreux cas de clients militaires ou soldats engagés dans la Grande Guerre et alors en permission dans la capitale119. L’étude détaillée d’une affaire judiciaire indique que, sur une centaine de soldats, une majorité commande des préservatifs alors qu’une autre part est plutôt friande d’obscénités en tous genres120. Les marchandises obscènes rencontrent en effet un certain succès chez les soldats même après la guerre. Le ministre de la Guerre envoie d’ailleurs en août 1931 une lettre au préfet de police de Paris pour lui informer que certaines « offres paraissent viser à exploiter la crédulité des indigènes121 ». Toutefois, que ce soit dans la seconde moitié du xix^e ou au début du xx^e siècle, une grande partie de la clientèle est composée d’habitués de maisons closes, où ils trouvent à loisir photographies et films dans les salles d’attente.

56En ce qui concerne les clients étrangers, seulement quelques cas sont évoqués sous le Second Empire, notamment des sujets russes122. En 1899, un rapport indique que la librairie Carrington est « connue surtout des étrangers de marque (anglais et américains) qui se font envoyer les œuvres pornographiques, mentionnées dans ses prospectus, ou qui les achètent lorsqu’ils viennent à Paris123 ». C’est surtout dans l’avant-guerre et notamment à partir de l’Exposition universelle de 1900 que le nombre de clients croît dans le commerce d’obscénités124. Outre le cas signalé de la correspondance de Trafford en 1914, composée de clients britanniques ou américains, les grandes affaires du début du xxe siècle (Lattès et Briffaut) sont aussi liées à des réseaux de correspondance avec des clients étrangers.

57Pourquoi un client est-il amené à collectionner ? Parce que l’obscénité est clandestine, elle représente un intérêt pour les amateurs d’objets rares. Tel un amateur d’art, un amateur d’obscénité s’évertue à rassembler chez lui un maximum de marchandises pornographiques. Il constitue le dernier maillon de l’industrie de l’obscénité ; il en est à la fois la cible mais également sa raison d’exister. À la fin du xix^e siècle, les catalogues et les petites annonces s’adressent à lui en priorité125 :

40 photos : pour connaisseurs seulement. Pr 2 fr. R. Léo, 46, Bl de la Chapelle, Paris126 ;
Ces reproductions, parfaites d’exécution, feront la joie des collectionneurs […]. Les amateurs et collectionneurs de cartes postales seront heureux d’apprendre […]127 ;
Real gems for collectors (de vrais bijoux pour les collectionneurs).128

58Très recherché, le collectionneur, à la fois « amateur » et « connaisseur », doit être absolument dissocié du client « vulgaire », occasionnel et du néophyte. S’il représente un intérêt aussi particulier pour les vendeurs d’obscénités, cela s’explique pour deux raisons. Tout d’abord, seuls des hommes riches ont les moyens de monter une collection de produits obscènes à la fin du xix^e siècle, ce qui leur permet de s’approvisionner en marchandises de façon importante mais surtout régulière. Toutefois, en retour, le collectionneur apparaît comme un personnage très pointilleux :

Si vous possédez quelque chose de plus corrompu, choisissez vous-même pour moi. Je voudrais aussi plus de portraits (d’un caractère extrême) et je préfère la dimension carte postale. Faites-moi savoir quels sont vos livres les plus pernicieux comme texte, langue et illustrations, pour que je puisse vous en envoyer le montant exact dans ma prochaine lettre.129

59C’est ainsi que s’adresse un collectionneur américain dans l’une de ses correspondances avec un vendeur parisien en 1914. Il y exprime essentiellement ses goûts et ses attentes en matière de pornographie. La recherche du détail obscène semble être un paramètre important dans sa requête. En effet, chaque collectionneur a ses propres exigences. Un autre voudra, par exemple, « des modèles complètement drapés dans de vastes jupons130 ». En bref, la fin du xix^e siècle permet d’observer un nouveau type de client, tout aussi spécialisé dans le commerce d’obscénités que le sont les producteurs et vendeurs. Ce client de plus en plus désireux et exigeant marque peu à peu l’entrée du commerce d’obscénités dans un marché de consommation capitaliste.

60L’exigence du collectionneur se traduit, avant tout, par le souci du détail et le désir d’augmenter la valeur de sa collection. Cette figure est donc déjà présente sous le Second Empire. L’un des premiers signalés au cours de cette période est un dénommé Debel, ancien consul de France reconverti commissionnaire en marchandises. Sa fiche de renseignements indique qu’il « est possesseur d’une collection d’obscénités considérable, qu’il cache dans les mansardes de la maison131 ». D’autres sources témoignent de lieux précis où la collection pornographique est dissimulée, comme, par exemple, des malles à double fond dans le grenier132. Ces lieux de cachette, aussi imaginatifs soient-ils, témoignent de la psychologie d’une partie de ces collectionneurs qui ne peuvent assumer pleinement la jouissance de leur collection que dans la solitude et la plus stricte intimité, excluant même – et surtout – la famille proche. Et quelle ne fut pas la stupeur de nombreuses familles qui, à la mort d’un des leurs, découvrirent une collection importante de photographies ou de films pornographiques astucieusement cachés.

L’estimation des marchandises

61Chiffrer la masse de marchandises obscènes s’avère une nécessité pour mesurer l’ampleur de son industrie. En 1908, l’entrepreneur de morale Émile Pourésy rend compte d’un inventaire quantifié des obscénités qu’il a pu rencontrer au cours de 20 années d’investigation :

Si l’on ajoute les dix millions de cartes postales illustrées, les deux millions de volumes pornographiques en circulation, les centaines de mille photographies bassement obscènes et les milliers de représentations théâtrales des tournées réalistes et scènes plus relevées ; les milliers et les milliers de chansons et de monologues immondes débités dans les 1 500 beuglants et bouis-bouis de France, on aura une idée de la masse fantastique de corruption et de perversion morale.133

62Qu’ils soient estimés de façon objective ou volontairement surestimés, les chiffres de l’industrie de l’obscénité fournis par Émile Pourésy prennent des proportions considérables en 1908, bien qu’il se défende de « voir de la pornographie partout ». Les supports écrits et visuels de la pornographie s’y comptent, semble-t-il, par millions en France. Entre 1855 et 1868 déjà, les nombreuses saisies de police laissent entrevoir des quantités impressionnantes pour Paris. En juin 1865, le gouvernement annonce la saisie de « 300 clichés et 15 000 épreuves microscopiques obscènes » sur une seule et même affaire le 15 du mois134.

63Les policiers du Second Empire ne donnent en général, le cas échéant, que des estimations des marchandises saisies allant d’« une certaine quantité » à « un grand nombre ». Dans des cas moindres, ils notent la quantité exacte, d’une à 5 410 unités saisies. Si l’on ne tient compte que de ceux-ci, la quantité obtenue avoisine les 35 000 unités, avec près de 18 000 photographies, 3 000 dessins, 12 000 objets décoratifs ou encore 1 000 objets « lubriques ». Cette estimation ne pourrait représenter pourtant qu’un tiers de l’ensemble des marchandises obscènes en circulation pour le Second Empire, ce qui laisse penser raisonnablement à une production approchant – tous supports confondus – une centaine de milliers d’unités.

64La dynamique s’amplifie sous la Troisième République, les quantités dépassant souvent le millier d’unités par saisie. Entre septembre 1889 et février 1890, l’éditeur Félix Brossier écoule 5 375 livres obscènes répartis sur cinq titres différents qui représentent un total de 10 300 unités, soit la moyenne d’un tirage de 2 000 exemplaires pour chaque titre135. En octobre 1895, ce sont environ 5 000 photographies obscènes de fabrication austro-hongroise qui sont saisies avenue Parmentier136. À peine dix ans après, en mars 1905, le Parquet de la Seine fait saisir dans les galeries adjacentes au Palais-Royal plus de 10 000 marchandises comprenant livres, photographies et gravures137.

65À la veille de la guerre, les quantités saisies ne cessent de s’accroître à tel point que l’on ne compte plus les marchandises, mais on les pèse : en juin 1909, on transfère au Parquet, sur un camion attelé par deux chevaux, environ 1 500 kilos de clichés en verre138. En 1924, dans différents dépôts des éditeurs Briffaut on enlève 20 tonnes d’ouvrages licencieux édités sur papier de luxe, 8 000 kilos d’imprimés ainsi que 10 000 épreuves et 4 000 clichés139. Et quand on ne pèse plus, on compare. Ainsi, rapporte un journaliste du Temps en 1925 au sujet de photographies et publications obscènes, « il n’a pas fallu moins de cinq camions pour transporter ce stock au greffe du Palais de Justice140 ».

66S’appuyant sur des techniques de production et de diffusion mieux maîtrisées au tournant des xix^e et xx^e siècles, les marchandises obscènes circulent en quantité industrielle dès 1890. Un journal comme Fin de siècle tire à 100 000 exemplaires par semaine. En 1908, l’ensemble de la presse légère représenterait, selon Pourésy, près de 365 millions d’exemplaires, sans compter les invendus141. Quant à la production cinématographique, elle propose déjà une trentaine de films et vues grivoises entre 1896 et 1909. Entre 1908 et 1930, on peut estimer la production française de films pornographiques aux alentours de 70 titres pour une centaine en circulation en incluant les bobines étrangères. La période de l’entre-deux-guerres est particulièrement prospère en ce domaine, ce qui augure une envolée de la production après 1930.

67La fin du xix^e siècle est marquée à Paris par une augmentation de la surveillance policière à l’encontre des activités liées à la production et au commerce d’obscénités. Bien qu’illégal, ce commerce s’épanouit dans la clandestinité tout au long du siècle. Héritage de la fin de l’Ancien Régime, il connaît au milieu du xix^e siècle une phase d’industrialisation.

68De nombreux protagonistes prennent part à cette industrie de l’obscénité. Organisés selon des réseaux d’alliances et de concurrences, ils se professionnalisent vers différentes activités. Ainsi, le modèle constitue la « matière première » de la production d’obscénité : la jeune ouvrière et la prostituée sont les cibles privilégiées des premières photographies de cette industrie. Le photographe et l’éditeur constituent, quant à eux, les deux grands piliers de la production. Enfin, vendeurs et distributeurs, bien plus nombreux, représentent les agents de la diffusion massive des produits obscènes.

69Ce schéma commercial s’inscrit dans un modèle industriel où les divers secteurs d’activités sont soigneusement différenciés. Les quantités de marchandises obscènes estimées à Paris ainsi que la variété des supports utilisés, notamment ceux issus des évolutions techniques, révèlent l’importance de leur production et de leur diffusion entre 1855 et 1930. Bien évidemment, la clientèle change au cours de la période. Longtemps privilège de collectionneurs bourgeois du Second Empire, certaines productions obscènes deviennent, à la fin du xix^e siècle, accessibles à des catégories sociales plus variées et des individus de plus en plus nombreux, comme les militaires à partir de 1914.

70Cette accessibilité aux masses constitue, bien entendu, l’entrée dans une ère de consommation culturelle mais aussi le premier âge de l’industrie pornographique mondialisée du xx^e siècle. Toutefois, l’industrie de l’obscénité reste liée, au travers de nombreux discours de certains entrepreneurs moraux et législateurs, à une « mauvaise culture142 ». Parce qu’elle représente un ensemble de protagonistes malveillants et d’activités « malsaines », soumis à la censure, elle a dû s’épanouir de façon clandestine. Entre 1855 et 1930, l’évolution du commerce d’obscénités à Paris et son assimilation à une culture de masse révèle ainsi la mise en œuvre d’une industrie culturelle de l’obscénité, dont le fonctionnement et les conditions difficiles dans lesquelles elle a évolué en font un modèle économique totalement inédit.