Progrès1ce fantasme qui traverse les espaces ;/ Progrès ce colosse qui sillonne les mers ;/ Progrès l’harmonie qui régit l’univers ;/ Progrès la simple, la très saine morale./ Les chants au progrès retentissent harmonieux, / Que l’écho fende et traverse la région céleste ;/ Chantons ses vertus, chantons les grandeurs/ De celui qui par ses talents paraît le même Dieu.2

1Toutes les politiques de gauche en Espagne au xx^e siècle situèrent le progrès, valeur qui prend ses racines dans les Lumières, au centre de leur vision du monde3. Ce n’est pas un hasard si l’on qualifie ces courants de « progressistes » : ils croyaient à la marche ascendante de l’humanité sur son chemin vers un idéal, un horizon qui variait selon les différentes cultures : libérale, socialiste ou anarchiste. La foi dans le progrès, élevé au rang de Dieu, comme dans les vers du début, marqua une ligne qui brisa en deux le terrain politique. De l’autre côté de cette ligne se trouvaient conservateurs et réactionnaires, c’est-à-dire ceux dont le but était de perpétuer l’ordre présent ou de vouloir le retour au passé.

2Dans cette contribution4, nous relierons cette foi des forces de gauche dans le progrès avec un phénomène singulier des années 1920 et 1930, le mouvement de « réforme sexuelle ». Nous examinerons surtout les tendances réformistes, libérales et socialistes, laissant de côté les propositions les plus radicales qui abondaient dans le courant anarchiste car elles ont été plus longuement étudiées par les historiens5. Nous verrons ce que « progresser » sexuellement signifia pour ces secteurs réformistes, dont le point de départ était la certitude d’une « morale naturelle et scientifique », qui laisserait derrière elle un passé obscur, rendant possible « la réalisation de l’idée finale » : augmenter le bien sur terre et avec celui-ci le bonheur de l’humanité6.

Le silence et la recherche de la « vérité sexuelle »

3En 1929, le docteur Daniel Sánchez de Rivera assurait qu’en Espagne, la sexualité était à la mode. On était passé d’un extrême à l’autre, de l’abandon absolu au plus grand intérêt. Depuis une trentaine d’années cet intérêt se traduisait par une fièvre de publications : « Que de littérature porte actuellement sur des sujets sexuels ! », s’exclama-t-il7. Des moralistes modernes, de différentes options idéologiques et sexuelles, participèrent avec leurs discours à un vaste débat social où médecins et biologistes furent des protagonistes autorisés.

4Ces derniers attirèrent l’attention sur l’extraordinaire importance que la curiosité pour les « mystères du sexe » avait acquise en Espagne. Selon eux, rare était en effet la semaine où l’on ne publiait pas un livre qui traitait ces questions de manière plus ou moins étendue8. Les problèmes sexuels comme sujet d’étude comprenaient la définition des différences entre les sexes, le rôle des instincts dans la vie sociale, le mariage, la prostitution, la pornographie, les « maladies vénériennes », les soi-disantes « perversions » sexuelles, le malthusianisme, l’eugénisme… Cela entraîna un déploiement rhétorique où des discours très variés entrèrent en lice pour l’emporter dans leur travail d’interpellation de la société espagnole.

5Mais d’où venait cet intérêt soudain ? Quelques témoins de l’époque l’attribuèrent au problème démographique et à ce qu’ils appelaient la « crise de la famille ». D’autres, plus nombreux, voyaient la source de cette toute nouvelle préoccupation justement dans un passé de silence et d’interdiction. Le « sexologue » Ángel Martín de Lucenay l’expliquait, par exemple, comme « le curieux phénomène de cette loi physique : plus forte a été l’oppression, plus brusque en est la réaction9. » De toutes les explications possibles, car il s’agit d’un problème complexe, nous privilégions la grande incertitude sur le futur des relations de genre qui présida les années 1920. Les effets dérivés de la première guerre mondiale, les changements dans la présence publique des femmes, la figure menaçante de la « femme moderne », le féminisme naissant, créèrent une ambiance de crise de « l’ordre sexuel ».

6Cette ambiance, qui toucha tous les domaines de la vie sociale, fit trembler également les piliers d’une éthique sexuelle traditionnelle et apparemment inaltérable. La crise affecta, également, les concepts d’homme et de femme et fit proliférer les interrogations caractéristiques des moments de désarroi : « Qu’est-ce qu’être homme ou femme ? Que signifie le sexe ? », se demandait ainsi Carlos Díez Fernández, expert en la matière, ajoutant : « Il n’y a que ceux qui ne savent pas ce qu’ils sont, qui éprouvent le désir de se définir. Et depuis quelques années, le monde entier travaille à la tâche10. »

7La jeune et brillante Hildegart (Carmen Rodríguez Carballeira, 1914- 1933), l’une des leaders du mouvement de réforme sexuelle, décrit ainsi cette atmosphère de crise qu’elle considérait comme liée au progrès et au développement de la science :

Le changement surprenant est que la nouvelle humanité offre comme principe irréfutable les sports, le féminisme, la déviation de ce qui était tenu comme norme. Tout cela constitue le rythme unique et possible de la révolution initiée avec Newton et qui devait finir sa période prérévolutionnaire avec Freud.11

8En fait, s’il y avait un trait commun à tous ces réformateurs, ce fut la certitude qu’après de longues années d’obscurité et d’ignorance, la science sauverait la « vérité sexuelle ». Gregorio Marañón (1887-1960) – considéré par de nombreux historiens comme « authentique porte-parole de la campagne » et auteur de l’éveil de l’étude de la vie sexuelle dans des milieux qui auraient paniqué seulement à l’idée d’y penser12 – attribua à la science ce rôle émancipateur, car celle-ci était l’activité humaine la plus imbue de modernité13. L’homme de science, expert en thèmes sexuels, se disant muni de « la froide sérénité de celui qui se penche sur le microscope », définirait le sens d’être homme ou femme ainsi que les limites de la « normalité » sexuelle.

9On pensait que le problème avait été le manque de méthode de ceux qui s’étaient penchés auparavant sur le thème de l’amour : « Dans leurs études, ils avaient utilisé comme repères leur propre caractère, leur état émotionnel, leur tempérament et même leurs expériences professionnelles. Ils avaient voilé la vérité et elle en avait été cachée14. »

10Il était temps de la dévoiler et de remplacer « le mystère du sexe par la vérité du sexe15 ». Dans cette recherche, il fallait éviter de tomber dans « l’hermétisme envers les profanes et l’inaccessibilité pour la plupart des gens16 ». Tout au contraire, en tant que guide spirituel moderne, l’expert dans ces matières devait faire en sorte que les masses comprennent « le vrai sens de la sexualité17 ». Conscients de cette responsabilité sociale, les nouveaux « définisseurs de la morale sexuelle » – ainsi nommés par Antonio Navarro Fernández18, le directeur de la revue Sexualidad – se proposaient d’abattre le vieil édifice de la sexualité pour en dresser un nouveau, respectueux des lois naturelles19.

11Et José Martín Gregorio, à travers les pages de la Gaceta Médica Española, exprimait ce défi lancé à l’autorité morale de l’Église catholique :

Voici un médecin devenu directeur spirituel. Et voici le danger immédiat et grave de la question pour ceux qui pensent le contraire : voir comment le médecin, cet être, généralement mécréant, antireligieux dans le sens officiel du mot, et même athée, devient soudainement directeur spirituel des masses et essaie de poser la première pierre de l’édifice d’une nouvelle morale sexuelle des sexes rejetant les préjugés de l’église, perçus de nos jours comme archaïques pour toute conscience en liberté.20

12Depuis longtemps, l’Église catholique s’opposait en effet à cette vague séculière de la médecine21. Il s’agissait donc d’une tâche critique par rapport à la morale sexuelle traditionnelle qui trouverait un contexte plus propice pour son développement durant les années de la Seconde République, après s’être confrontée à un milieu hostile sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930).

13De rares critiques surgirent néanmoins des rangs de la théologie catholique : ce fut le cas notamment de Jaime Torrubiano Ripoll (1879-1963), qui fut excommunié à cause de son hétérodoxie en 1925. Il dénonça l’attitude constante de silence sur la sexualité de la part de l’Église catholique : « S’ils ont écrit sur le sujet, ils l’ont fait en latin, toujours en latin, pour que le peuple reste ignorant sur ces questions22. » Cependant, les détracteurs éloignés de la religion et mûs par un esprit séculier furent plus nombreux : « Nous détestons ce vieux système qui taisait tout, comme si la parole était un péché… et comme s’il suffisait du silence pour faire arrêter les lois de la nature23. »

14Le fait de parler de sexualité fut considéré comme un exercice pratique et émancipateur du silence. Les représentants de l’Église catholique parlèrent, toujours à contre-cœur, d’un sujet dont le seul nom, comme ils le disaient, salissait l’âme humaine. Mais ils ne renoncèrent pas pour autant, à imposer leurs points de vue. Même le pape Pie XI, lorsqu’il publia en 1930 sa célèbre encyclique Casti Connubii, signala que « comme les saints », il aurait préféré ne pas avoir à écrire sur ces sujets mais il ne pouvait qu’abandonner le silence « pour le bien et le salut des âmes24 ». Les circonstances l’y obligeaient. De fait, la perception de l’ambiance sociale de la part de ces secteurs était une réelle inquiétude25.

15En réalité, l’attitude des catholiques dans les premières décennies du xx^e siècle fut tout sauf passive : dans la presse et du haut des chaires, ils utilisèrent tous les moyens pour mobiliser les ressorts sociaux et politiques à leur portée. Ils réactivèrent ainsi de vieilles associations catholiques et en créèrent de nouvelles, plus ou moins spécialisées. L’Association des pères de famille, l’Association catholique royale de répression du blasphème, l’Union des dames du Sacré Cœur, la Légion catholique, la Ligue contre l’immoralité publique et, bien entendu, l’Action catholique, collaborèrent notamment à cette entreprise catholique de « moralisation ».

16En concurrence avec les autorités civiles pendant la dictature de Primo de Rivera, et opposés au pouvoir politique durant les années de la Seconde République (1931-1936), les catholiques menèrent à bien une tâche frénétique pour moraliser la société espagnole. Ils luttèrent contre le blasphème, poursuivirent la presse « immorale » et la pornographie, s’opposèrent aux corps (féminins) plus ou moins dévoilés dans les rues, sur les plages… Les spectacles, le cinéma et le cabaret étaient considérés comme un étalage de l’effondrement moral et de l’envahissement de la chair. De ce point de vue, pour l’Église catholique, le principal élément qu’il fallait régler à tout prix, c’était bien le corps des femmes26. Les vêtements féminins devinrent une vraie obsession pour les curés et les autorités ecclésiastiques. Celles-ci entreprirent ainsi une lutte acharnée contre les décolletés, les manches courtes, les jupes au-dessus des mollets et le maquillage. Il fallait voiler la chair et veiller sur les principes religieux qui devaient régir la sexualité, et dont le plus important était celui de la chasteté.

Chasteté, progrès et lois naturelles

17Au milieu de tout ce « désordre moral », pour les catholiques la religion était « le seul frein vraiment efficace contre le libertinage27 ». Cependant, l’antagonisme entre la partie sensible et rationnelle de l’homme, cet état de guerre constant entre la chair et l’esprit28, n’était pas un phénomène nouveau provoqué par la vague séculière qui inondait la société espagnole. Même si cette vague avait affaibli les mécanismes qui gouvernaient les âmes, cette lutte avait son origine dans le péché originel.

18L’écrivain et traducteur Edmundo González Blanco (1877-1938), volontiers polémiste sur les questions sexuelles, expliquait ainsi le point de vue religieux sur l’origine de la sexualité dans son ouvrage relatif au féminisme :

Pour l’Église, la sensualité n’est pas innée à l’homme et si elle pénétra dans le monde ce fut à cause de la chute de nos premiers parents ; ils auraient pu se reproduire dans le Paradis sans désir ni jouissance : il était juste alors, qu’après avoir été racheté, l’homme se reproduise selon l’idéal de la réalité primitive d’avant le péché.29

19D’après le franciscain Marcelino Lázaro Bayo, avant le péché original, les sens et l’imagination étaient « des instruments dociles et soumis de la volonté qui agissait selon l’approbation divine ». Après la chute, l’homme, « roi détrôné », perdit le pouvoir qu’il avait sur ses « vassaux », les sens, les penchants, les appétits et les passions30. Selon le professeur de théologie sacrée Porfirio Monreal, cette blessure profonde dans la nature humaine rompit de manière définitive l’harmonie et désormais, la raison chercherait « inlassablement les jouissances du corps31 ».

20Le « saint remède » offert par la Providence dans la lutte de l’esprit contre « l’ardeur immodérée de l’appétit » était la chasteté. La souffrance et la mortification de la chair étaient considérées comme de bonnes alliées de la volonté contre la tentation32. Lázaro Bayo était clair sur ce point : sans la vertu robuste, forte et virile de la mortification, il n’y avait ni chasteté ni soumission de la chair à l’empire de la loi33.

21Les mortifications canoniques étaient donc « le jeûne, l’abstinence de vins et de spiritueux, la mortification de la chair par des cilices, des disciplines et d’autres instruments de pénitence, la veillée et autres ; toutes sont efficaces pour dompter les excès de la concupiscence et défendre la chasteté34. » Et qu’en était-il de tous ceux qui n’étaient pas capables de se « défendre » de cette manière ?

22De nouveau, Marcelino Lázaro Bayo l’expliquait avec clarté : « Si vous êtes si esclaves de vos appétits et si votre poitrine est si molle et féminine que vous ne soyez pas capables de refréner vos passions, vous trouverez refuge dans le mariage, et il est préférable d’y jeter l’ancre que de périr dans la houle de la tentation impure35. »

23Le mariage était ainsi ex genere permissorum, de la catégorie des choses permises36. En fait, saint Paul avait accepté le mariage comme le moindre des maux, et il avait autorisé les époux à cohabiter : « Il ne l’ordonne pas, il l’autorise », avertissait toutefois le professeur de droit pénal Quintiliano Saldaña (1876-1938), car il valait mieux se marier que s’embraser dans le feu de « l’impureté »37. Le concile de Trente, dans son dixième canon, n’avait fait que confirmer ce point.

24D’un autre côté, le mariage fut sacralisé, et en tant que sacrement, considéré comme une institution indissoluble. Les moralistes laïques critiquèrent ce qu’ils considéraient être une contradiction : condamner et en même temps accorder au mariage un prestige sacré38. Mais, pour l’Église catholique, le seul but de la sexualité était la perpétuation de l’espèce. Ainsi, les bons croyants célibataires devaient observer une abstinence sexuelle totale, les personnes mariées étaient obligées de s’y tenir pendant de longues périodes de temps39, et de diminuer à l’extrême la jouissance de l’acte reproductif40.

25Dans la théorie, ce discours, utilisant un seul code de morale sexuelle était fort exigeant, non seulement avec les femmes mais aussi avec les hommes. D’autant plus que de nombreux théoriciens catholiques affirmaient que les liens du mariage étaient devenus la protection la plus efficace des femmes mariées contre l’infidélité masculine41. Mais, comme chacun sait, dans la pratique, il régnait une double morale sexuelle, totalement permissive pour les hommes et impitoyable envers les « fautes » des femmes.

26Nous soulignerons trois aspects de cette vision de la sexualité : d’abord, la négation du désir, en relation avec ce que Michel Foucault nommait les « technologies du moi », la manière dont les individus agissent sur eux mêmes42, une approche qui s’est avérée très féconde dans l’histoire de la sexualité. Ensuite, du fait que la chasteté n’apparaît pas féminisée dans cette vision – c’est plutôt le contraire –, il se produit une identification de cette valeur… avec la virilité. Cela nous montre les relations changeantes entre genre et religion catholique. Et en troisième lieu, par rapport au sujet qui nous occupe, nous remarquerons le lien de l’idéal de perfection humaine avec le passé, à travers l’impossible récupération de l’état d’« innocence ». Même si, le baptême était une infusion de grâce sanctifiante, une renaissance spirituelle, il ne saurait libérer des conséquences du péché originel, des faiblesses de la condition humaine et de son penchant pour le péché.

27À la différence d’autres cultures politiques qui idéalisaient également un état primitif de l’humanité, l’orthodoxie catholique ne voyait pas dans le progrès social une voie d’amélioration. La droite catholique considérait la société moderne comme un progrès de la nature sur la raison et l’esprit43, une vague de concupiscence qui étouffait la volonté et éloignait les êtres humains de leur but. De ce point de vue, les sociétés passées représentaient mieux l’idéal de perfection désiré que les présentes et, bien entendu, que n’importe quel projet de futur basé sur la confiance dans le progrès.

28L’obligation de la chasteté et le refus de la sexualité furent décrits par les réformateurs laïques comme un attentat contre la nature, la science et le progrès. Pour ceux qui se situaient à gauche, c’était la nature qui dictait ses lois. La capacité des individus à désobéir à ces préceptes par la volonté ou par des impératifs moraux était vraiment très limitée.

29Le célèbre psychiatre César Juarros (1879-1942), par exemple, trancha sur le sujet : « Il n’est pas un seul cas – nous insistons là-dessus – qui prouve que la volonté humaine ait réussi à détourner le cours d’une loi de la nature44. » La maîtrise de l’être humain sur la nature provenait de sa capacité à la connaître à travers la science, et, s’il pouvait agir, c’était parce qu’il respectait ses lois. Cette connaissance était devenue l’indicateur des avancées du progrès et de la civilisation : « Plus l’homme est civilisé, plus il cherche le meilleur moyen de comprendre la Nature, pour son propre profit45. » De ce point de vue, l’obligation de la chasteté ne signifiait que retard et ignorance des lois naturelles.

30Le mouvement de réforme sexuelle fit de la critique à la chasteté un axe fondamental de sa campagne. Pour les plus ardents détracteurs de la chasteté – c’était, par exemple, le cas d’Ángel Martín de Lucenay –, celle-ci représentait « la plus grande immoralité et le crime de lèse humanité le plus abominable que la morale théologique ait commis46 ». Il fallait lutter contre la « théorie de la grande cuillère », attribuée à l’écrivain Ramiro de Maeztu (1875-1936), qui, d’après un collaborateur de la revue Sexualidad, voulait « extraire la graine de l’homme pendant son sommeil et la poser dans le vase féminin à l’aide de la « grande cuillère », comme pour les animaux, dans le but de supprimer le plaisir dans les relations sexuelles47. Loin de procurer la vertu, ces discours avaient des conséquences fatales et se trouvaient à l’origine de trois grands maux sociaux : le sensualisme exacerbé, le grand nombre de pathologies sexuelles et une morale hypocrite.

31En relation avec les nuisances de la chasteté pour la santé, quelques réformateurs ont reconnu que celle-ci était, en quelque sorte, un moyen utile d’éviter la contamination des « maladies vénériennes48 ». Mais l’idée la plus répandue était que la chasteté ouvrait toutes grandes les portes de la pathologie « car la Nature jamais ne se résigne, et jamais elle ne laisserait échapper ses droits. Et ses vengeances, tôt ou tard, sont terribles49. » C’était la manière par laquelle la nature imposait sa loi, car, comme le signala un autre critique de la morale sexuelle de l’Église, « la Nature ne dispose pas d’armées de polices qui veillent à ce que ses lois soient obéies, ni ne bâtit de prisons pour enfermer les rebelles, mais elle sanctionne toutes les fautes, même les plus légères par des punitions méritées50 ».

32On associa, de cette façon, la répression des instincts physiologiques à la stérilité et aux « perversions » sexuelles, en partant de la croyance que l’impulsion sexuelle était une force naturelle et que si on la réprimait, loin de disparaître, elle finissait par se manifester sous des formes indésirables : névrose, impuissance fonctionnelle ou perversions psychosexuelles. « Examinez [signalait ainsi César Juarros] toutes les mal nommées perversions, et vous y trouverez dans toutes la même chose : un artifice pour obtenir les jouissances non atteintes physiologiquement51. »

33Certains secteurs catholiques éprouvèrent le besoin de répondre à ces critiques. Ils refusaient l’usage exclusif des arguments scientifiques par la faction qu’ils considéraient « mécréante ». Ainsi, ils vantèrent les bontés de la chasteté pour la santé, notamment pour la prévention de la syphilis et d’autres « maladies vénériennes52 ». Ce fut le cas en particulier, au début du xx^e siècle, du docteur José Blanc y Benet, membre de la Real Academia de Medicina de Barcelone et catholique fervent, selon lequel « la continence, dangereuse ! Y aura-t-il quelqu’un qui le croit ? Aurait-on écrit autant de bobards sur le sujet que de sottises entendues des lèvres du peuple ? Il paraît que tous les libertins se sont mis d’accord pour infiltrer ces idées53. »

34Au nom d’une science respectueuse de la vérité révélée, Blanc y Benet loua les bienfaits du sperme, qui, quand il restait dans l’organisme, s’incorporait dans le sang, « le rendant plus actif et stimulant ». Par contre, si ces émanations étaient gaspillées, l’organisme s’affaiblissait et, méritant le châtiment divin, tombait malade de 1 000 manières différentes. Il est frappant de constater la ductilité de la science médicale espagnole à l’heure de servir des projets idéologiques si éloignés, servant de fondement légitimateur à des discours normatifs dissemblables.

35D’après les théoriciens sexuels réformistes, la chasteté était également à l’origine d’une morale hypocrite. Quintiliano Saldaña ne manquait pas d’ironie quand il disait que, pour le commun des mortels, il s’agissait d’un idéal disproportionné, étranger à ceux qui avaient décidé de résister à « l’ambitieuse tentation de devenir des saints54 ». Étant irréalisable dans la pratique, cet idéal générait une morale clandestine qui s’imposait, s’entourant d’une grande hypocrisie et de l’habitude de la dissimulation, selon César Juarros55. Le magistère funeste des célibataires professionnels aurait ainsi rempli la société de « libertins et d’invertis », pour reprendre la formule de Torrubiano Ripoll56.

36L’hypocrisie régnait notamment parmi les femmes, vues comme les principales victimes de la « flagellation » religieuse. Pour Joaquín Noguera López (1887- ?), le résultat était évident : « L’insensibilité pour l’amour de la femme, comme conséquence d’avoir été soumise au régime contraire à la Nature, est devenue aujourd’hui la raison principale pour laquelle la femme est hypocrite et menteuse. » Les curés étaient dépeints comme les représentants les plus clairs de cette double morale. L’image des religieuses, identifiées dans ces discours avec l’infécondité sociale, se trouvait également touchée par cette idée et les couvents étaient décrits comme des espaces de « perversion » sexuelle où les passions s’exacerbaient.

37Face à une morale sexuelle que l’on considérait nuisible et périmée, motif de retard et de misère morale, le mouvement de réforme sexuelle réalisa sa propre proposition de « normalité sexuelle ». Loin d’éliminer toutes les barrières, loin aussi des multiples théories sur l’amour libre élaborées par les cultures politiques les plus radicales, ces moralistes laïcs modernes ont tracé des lignes fortes pour séparer, d’un côté, la sexualité « naturelle » et, de l’autre, la « perversion » et la pathologie.

38Selon Quintiliano Saldaña, « la doctrine doit être claire et propre, franche et nette57 », mais, dans la pratique, une partie des comportements, des désirs, des identités et des manières d’exprimer la sexualité demeura illicite. Il y eut certes des ruptures significatives. Le point de départ du nouveau concept de « normalité sexuelle » ne se trouvait plus dans la négation du désir mais dans le principe de « modération ». Comme l’affirma Antonio Navarro Fernández, « nous ne devons pas condamner la sexualité, mais faire en sorte que le plus grand nombre comprenne sa véritable signification58 ».

39Ni ascétisme violent, ni abus de la sexualité, pour le psychiatre Gonzalo Rodríguez Lafora (1886-197159). Les « instincts naturels » devaient être contrôlés, disciplinés, mais en aucun cas niés. Autant la luxure que la chasteté suprême étaient considérées comme des principes contraires à la nature60. L’excès ainsi que le manque conduisaient à l’amour morbide61. Il s’agissait, répétèrent-ils d’une façon entre mille, d’être prudents, mais pas chastes62. On comprend qu’Hildegart se soit défendue des accusations de la droite catholique dans les termes suivants : « On nous accuse d’être des débauchés, mais nous prêchons, au contraire, une extraordinaire modération sexuelle. […] La prudence n’est pas la chasteté. La modération n’est pas l’abstinence63. »

40Nous allons donc examiner où se situèrent les limites de cette sexualité acceptable dans le cadre des doctrines qui partageaient la confiance dans le progrès.

La nouvelle « normalité » sexuelle et le progrès de l’humanité

41Les moralistes modernes firent coïncider leurs idéaux sexuels avec le point culminant de l’évolution de l’espèce humaine et du progrès social. Le juriste Luis Jiménez de Asúa (1889-1970) résuma ainsi ce qui devint un vrai programme de réforme :

Le point le plus capital est une parfaite éducation sexuelle, qui apprenne à l’homme le véritable idéal viril et à la femme l’authentique but féminin ; il faut lutter contre le donjuanisme, la prostitution réglementée et le dédoublement de l’amour qui conduit les hommes à la polygamie, versant l’affection pure sur l’épouse et réservant les emportements de la passion pour les maîtresses et les prostituées.64

42Ce programme toucha de la même manière le modèle de « normalité sexuelle » et la compréhension de la différence des sexes65. Les catégories d’« homme » et de « femme » furent ainsi redéfinies en rénovant leur capacité de modeler des identités. Parmi les formulations élaborées dans ce sens, la proposition de Gregorio Marañón fut sans doute la plus influente : elle fut reprise et réinterprétée à de nombreuses occasions dans la communauté scientifique et ailleurs. Marañón centra son discours sur la théorie de la « différentiation sexuelle croissante », une idée selon laquelle les hommes devenaient progressivement plus « masculins » et les femmes plus « féminines » au fur et à mesure que l’espèce évoluait. Ainsi, la différentiation totale des sexes représentait la fin du chemin dont le point de départ avait été une situation d’ambiguïté et de proximité des caractères sexuels masculins et féminins. Cette idée conjugua la défense d’un ordre du genre renouvelé avec les théories évolutionnistes.

43La théorie de la différentiation sexuelle croissante entraînait, déjà à l’époque, une conception sélective de l’héritage inacceptable : les caractères masculins devaient être transmis de préférence et sélectivement à la descendance masculine ; il en était de même pour les caractères féminins dans leur transmission de mères en filles. Mais les avantages que ce discours offrait du point de vue idéologique pesèrent plus lourd que ses prémisses erronées. Gregorio Marañón et son armée d’adeptes embrassèrent avec enthousiasme une théorie qui récupérait l’optimisme de l’évolutionnisme initial et accordait, en même temps, la certitude attendue sur l’avenir des relations de genre.

44Dans cette évolution vers la « perfection sexuelle », vers la pleine correspondance entre un sexe biologique et l’idéal de genre établi par eux, le pire ennemi était donc l’indéfinition sexuelle. Présentés en contraste avec les hommes et les femmes « totalement différenciés », les corps « ambigus » furent présentés comme des expressions primitives de la nature humaine, et condamnés de ce fait à la disparition. Des femmes modernes, des viragos, des homosexuelles… seraient ainsi effacées de l’espèce suite à la progression des hommes « totalement hommes » et des femmes « totalement femmes », idéal de perfection et de progrès66.

45À la différence de la morale sexuelle catholique, qui défendait la chasteté et la séparation des deux sexes, l’idéal de modération ne restait pas garanti par la ségrégation entre femmes et hommes. La question n’était pas, comme le prétendaient les moralistes les plus conservateurs, d’éviter le contact et la familiarité dans des espaces mixtes. Ils ne prônaient pas la purification spirituelle après avoir parlé avec une femme « comme celui qui aère avec soin les vêtements pour que les mites ne les détruisent pas67 ». Marañón pensait que l’ennemi ne se trouvait pas à l’extérieur mais à l’intérieur de nous, dans le sexe contraire qui nous habite68.

46Le but était d’étouffer le sexe intrus qui nous éloignait de l’idéal de perfection. L’éducation tenait une place centrale sur le chemin du progrès vers la « différentiation sexuelle totale ». L’Église catholique avait combattu fermement l’idée de l’éducation sexuelle et avait montré à cet égard son opposition dans des encycliques papales concrétisées par des décrets cardinalices et des impositions69. Par contre, pour les « réformateurs sexuels », la connaissance de la nature humaine – ce qui pour eux était la nature humaine – à travers l’éducation constituait, comme Hildegart le signala, « le frein intimement le plus efficace » au profit d’une morale sexuelle satisfaisante70.

47Seule l’éducation hygiénique pourrait canaliser les instincts et fortifier la volonté des jeunes71. La volonté était ainsi l’aurige qui gouvernait le corps mû par deux chevaux, l’instinct et la passion. L’hygiéniste Luis Huerta Naves (1889-1975) se servit de cette métaphore pour faire un appel à la jeunesse : « Tâche d’entraîner bien ton aurige Volonté, et quand il deviendra suffisamment apte, participe sans crainte à la course de la Vie ; parcours-la diligemment, vis-la intensément, joyeusement, mais toujours moralement et spirituellement72. »

48Dans ces discours, on insista jusqu’à la satiété sur le fait que la continence qu’ils demandaient était très différente de la chasteté exigée par l’Église. Celle qu’ils défendaient, c’était le mécanisme que la nature avait donné aux êtres humains pour remplacer la régulation de l’instinct qui dans les animaux se réalise par des périodes de chaleur73. Grâce à la continence partielle, il était donc possible de s’adapter aux convenances de l’organisme, éliminant tout type d’obsession ou d’excès de sensualité74.

49Pour la plupart de ces réformateurs, la canalisation de l’instinct sexuel de la jeunesse, qui devait se traduire par l’abstinence jusqu’à l’âge de 20 ans et toujours jusqu’au mariage, trouvait sa meilleure alliée dans la « sublimation ». L’influence de la théorie freudienne sur ce point fut décisive. Le neurologue et psychiatre Gonzalo Rodríguez Lafora décrivit ainsi le principe de l’éducation sexuelle : « L’éducation sexuelle de la jeunesse ne doit pas stimuler l’appétit érotique, […] bien au contraire, on doit essayer de contenir et réserver cette force pour l’orienter et la sublimer vers l’honneur, le désintéressement et la bonté75. »

50De cette manière, on transformait ces instincts en un idéalisme socialement utile. À partir de l’âge de 20 ans, comme le soutenait Gonzalo Rodríguez Lafora, cette sublimation de l’instinct ne pouvait plus accomplir de manière satisfaisante sa fonction et l’abstinence devenait alors nuisible à la santé physique. Pourtant, on remarquait quelques cas exceptionnels d’hommes mûrs qui arrivaient à maintenir un état d’abstinence salutaire au moyen du sport et du travail76.

51À l’âge de 20 ans donc – on se référait uniquement aux hommes –, la vie sexuelle active commencerait. Mais ce « commerce sexuel fleurissant », selon les mots de Martín de Lucenay77, n’ouvrait pas les portes au désordre et au libre-échange amoureux. Au contraire, se disait-il, il était urgent d’éduquer sexuellement le « mâle » pour qu’il devienne un « homme », et que cet homme fût capable de maîtriser « l’élan de la bête qu’il y a en lui78 ». Dans une vision évolutionniste, le comportement sexuel adulte devait être basé sur l’idéal monogamique, expression de la plus grande différentiation sexuelle. Dans ces discours, la monogamie représentait le plus haut degré de spécifité de l’attirance érotique, la perfection de la sexualité humaine79. L’homme monogame, père de famille responsable avec un sens profond du devoir, austère et auto-contrôlé, était un idéal opposé au Don Juan d’amour indifférencié ou à la « pulsion imprécise ».

52Ainsi, la critique au modèle sexuel du Don Juan fut un des axes structurants du projet de réforme sexuelle que nous analysons. Gregorio Marañón affirma catégoriquement que « l’homme qui ne fait qu’aimer est… un homme à moitié », un mythe de fausse virilité80. Le Don Juan fut décrié en tant qu’icône virile et il devint « efféminé à l’anatomie d’eunuque81 », dans une opération de démolition pour tout type de modèle de masculinité. La nouvelle image du Don Juan fut à l’origine d’un grand débat social. Sur le terrain artistique, le peintre Elías Salaverría (1883-1952) reproduisit en 1927 cette image caractérisée par Marañón. La presse décrivit le Don Juan de Salaverría comme « un dégénéré, presque avec un chignon, sur le point de placer le bout de l’index gauche sur la lèvre inferieure, presque avec des jupes de danseuse82 ».

53Un autre élément de dénonciation dans ces discours réformateurs fut la critique du phénomène nommé par eux « dédoublement de l’amour ». Jiménez de Asúa le décrivit ainsi :

Le jeune, pour résoudre son problème sexuel, se jette dans une polygamie mercenaire… Et le dédoublement de l’amour arrive. Il dédie à sa fiancée l’amour spirituel. Dans la prostitution, il défoule son corps et souvent il apprend des aberrations sexuelles. Plus tard, quand il se marie, il trouve sa femme trop froide et récidive dans la polygamie. C’est pourquoi de nos jours les foyers monogames sont rarissimes.83

54Les moralistes laïcs comprirent que l’erreur funeste d’exiger une morale différente à un sexe et à l’autre était un fardeau pour le progrès vers la monogamie84. Sur ce point, ils rejoignaient la critique féministe, qui depuis longtemps dénonçait une double morale complaisante envers l’infidélité des hommes et la prostitution, et inflexible pour les femmes. Les féministes exigeaient un code moral commun aux deux sexes : « La société censure la femme tandis qu’elle permet à l’homme tous les écarts par rapport aux devoirs qui ont été établis concernant la sexualité85. »

55En bonne logique, les féministes catholiques utilisèrent souvent les exigences morales de l’Église catholique comme argument face à la double morale. Les discours abolitionnistes créèrent aussi des liens entre réformistes et féministes. La presse féministe se réjouissait que la science démontrât la fausseté de l’idée selon laquelle l’homme était polygame par nature, tout en dénonçant ce qu’elles considéraient comme un « esclavage infâme86 ». Sur le terrain pratique, César Juarros collabora dans le cadre de la Sociedad Española de Abolicionismo (Société espagnole d’abolitionnisme) avec des féministes renommées comme Elisa Soriano, Pilar Oñate ou María Martínez Sierra87.

56Si l’« homme véritable » fut conçu comme monogame et maître de lui-même, le modèle féminin proposé par les réformateurs fut atteint par des reformulations de longue portée. Ils énoncèrent que le « dédoublement de l’amour » était en train de produire l’intolérable vexation de réduire les femmes en deux castes : d’un côté, les victimes de conventions sociales absurdes et de l’autre, les « fleurs qui décorent le temple du péché88 ». La nature avait créé la femme d’une manière intégrale et harmonieuse et les hommes avaient brisé cette harmonie en divisant l’être féminin en deux parties – corps et esprit – et en aimant les femmes non dans leur totalité, mais d’un côté leur corps et de l’autre leur âme. Il fallait, donc, réunir les fragments de la féminité et récupérer la « femme complète ». On devait « fondre l’ange avec la prostituée89 ».

57L’appel à ce que nous pourrions définir comme la « réunification de la féminité » avait des effets contradictoires pour les femmes. D’un côté, elle avait des contenus libérateurs, car elle accordait une certaine reconnaissance des femmes – inégale suivant les cas – en tant que sujets sexuels. Ce droit au plaisir ne fut pas unanime ni exceptionnel. Parfois, il se réalisa depuis la compréhension de la sexualité comme une fonction physiologique parmi d’autres. Ce fut le cas de Miguel Romera Navarro qui, en précurseur du mouvement de réforme sexuelle, affirma en 1909 que la femme ne peut pas se passer de l’amour, de la même manière qu’elle ne peut pas vivre sans manger, dormir, boire et satisfaire d’autres besoins naturels90.

58Cette idée se répéterait dans le débat social des années 1920. D’un autre côté, les théoriciens sociaux préférèrent maintenir l’instinct maternel bien séparé de l’instinct sexuel. Gregorio Marañón voyait ces deux instincts comme des énergies complémentaires qui se neutralisaient mutuellement, tandis que d’autres, comme Carlos Díez Fernández, médecin républicain et admirateur des théories de Marañón, optèrent pour une vision plus harmonieuse, en assurant que « les deux finalités ne se confrontent pas et que le plaisir sexuel est aussi digne que celui de l’envie de fécondité91 ». Si l’on tient compte de toutes ces nuances, il est possible de constater une tendance nette vers la reconnaissance d’une sexualité féminine.

59Pourtant, il faut souligner que ces nouveaux discours contenaient une composante normative considérable. Ce fut Jaime Torrubiano Ripoll qui exprima le mieux cette dimension. Il établit un nouveau modèle fusionnant le modèle féminin et la classe sociale. Il partait d’une vision élitiste très enracinée qui confrontait les jeunes filles chastes des classes moyennes et aisées et les femmes « sexuelles » des couches populaires que l’on disait douées « pour satisfaire leurs appétits, jour et nuit, sans entraves, collaborant plaisamment avec volupté et délectation92 ». Il s’agissait, évidemment, d’une fantaisie masculine, d’homme de classe moyenne, convertie en théorie sociologique. La réunification de la féminité tant recherchée contenait une forte marque de classe. Torrubiano Ripoll interpella ainsi les femmes : « Vous devez apprendre les unes des autres. Vous, femmes aisées, vous apprendrez d’abord des autres l’inférieur, c’est-à-dire à être des femmes. De vous, mais en dernier, car c’est la perfection, elles apprendront le supérieur… à être chrétiennes93. »

60Cette injonction s’adressait, en réalité, aux fiancées et aux épouses des hommes qui pour la plupart appartenaient à des classes aisées. Mais du point de vue de ces femmes, ce nouveau modèle pouvait s’avérer problématique. Désormais, elles avaient la responsabilité que leur mari n’aille voir ailleurs94. Ce précepte – un nouveau « devoir conjugal » en quelque sorte – pouvait enlever quelques mécanismes de contrôle de la sexualité que les conceptions les plus traditionnelles avaient mis entre les mains des femmes. Contrôle qui était la conséquence involontaire du modèle de chasteté féminine. Il est difficile d’évaluer l’effet que les nouvelles propositions provoquèrent sur les femmes de l’époque. Il en serait de même avec le précepte de maternité qui fut renforcé dans les nouveaux discours, la possibilité d’une féminité fondée sur la piété religieuse étant écartée. En tout cas, il nous semble impossible de réaliser une lecture de ces changements dans les termes actuels de libération sexuelle.

Les limites du progrès : sexualité et eugénisme

61Durant les années 1920 et 1930, les discours eugéniques – théories et propositions pratiques qui établissaient l’amélioration de l’espèce humaine grâce à la connaissance et au contrôle des lois héréditaires – proliférèrent. L’eugénisme avait son point de départ dans l’idée que les lois naturelles nécessitaient une intervention humaine garante du perfectionnement progressif de l’espèce. Ce principe se matérialisa, selon les cas, en des propositions d’eugénisme positif, favorisant la reproduction des individus considérés comme les plus aptes, ou d’eugénisme négatif, évitant celle des nommés « dysgéniques95 ». Ou dans les deux. En réalité, dans ces programmes, tant qu’il y avait un horizon de perfectionnement poursuivi et respecté, la valeur du progrès restait intacte. En fait, il s’agissait d’incorporer le développement de l’espèce au progrès humain, au-delà des changements sociaux et économiques96.

62Malgré cela, il s’était produit dans d’importants secteurs progressistes une rupture de confiance dans l’évolution de la nature par elle-même, dans les effets de la « sélection naturelle » quand celle-ci n’est pas favorisée par l’action humaine. C’était la même méfiance qui se trouvait derrière les théories de la « dégénérescence ». À certaines occasions, cette rupture fut formulée non comme étant un problème de la nature en soi, mais des êtres humains, perçus comme des êtres incapables de respecter les lois de celle-ci. L’action humaine devait, donc, abandonner son rôle d’obstacle à la sélection naturelle et favoriser son libre cours. Hildegart, fervente défenseure des idées eugéniques, formula ainsi le problème : « La Nature n’a jamais dit : “Croissez et multipliez-vous” aux êtres inférieurs, excepté dans un temps déterminé, mais l’enfant rebelle de la nature est le seul animal qui procrée sans cesse97 ».

63L’eugénisme gagna de nombreux adeptes parmi les différentes cultures politiques de gauche. Ces conceptions plus ou moins radicalisées touchèrent en particulier les questions sexuelles. Gonzalo Rodríguez Lafora et beaucoup d’autres proposèrent ainsi de « fonder une nouvelle morale sexuelle fondée sur un principe eugénique, en concordance avec les sciences naturelles, tout en travaillant à la destruction de la vieille morale sexuelle, dérivée de principes traditionnels et conventionnels98 ». Le défi serait de chercher les secrets de la vie dans la qualité des matériaux qui la construisent, répondant aux besoins individuels et sociaux99. Les médecins seraient à nouveau les protagonistes du projet. Gregorio Marañón souligna que les jours viendraient où les médecins auraient à leur charge « une mission transcendante très supérieure à leur mission authentique de guérir : la mission eugénique de la race, celle de veiller à la pureté et au perfectionnement de la race humaine100. »

64Le phénomène de l’eugénisme a été l’objet d’approches historiques de grand intérêt. Soulignons en particulier les nombreux travaux de Raquel Álvarez Peláez101, de Richard Cleminson102, ainsi que d’autres chercheurs et chercheuses (Pilar Pérez Sanz et Carmen Bru Ripoll, Mary Nash, Andrés Moreno Mengíbar et Francisco Vázquez García, Francisca Juárez González, Marie-Aline Barrachina, Rosa Medina Domenech103). Cependant, du point de vue choisi pour cette étude, il est intéressant de signaler que l’inquiétude eugénique eut des effets significatifs sur les propositions de réforme sexuelle : dans un certain sens, elle laissa passer leur potentiel libérateur et produisit par ailleurs des effets ouvertement autoritaires.

65Quoique de manière irrégulière, et au milieu d’intenses débats qui empêchent de généraliser, il est possible d’affirmer que la doctrine eugénique en vienne à affaiblir une valeur autrement irréfutable dans les milieux progressistes : l’éducation. Les plus fervents défenseurs des politiques eugéniques – c’était notamment le cas du docteur Enrique Diego-Madrazo, pionnier de ce courant – critiquèrent ceux qui s’obstinaient « à faire des hommes bons grâce à l’éducation ou par crainte de la Garde civile, tout en dédaignant les lois du progrès humain. L’école et le Code pénal ont échoué104. » Hildegart admettait de son côté qu’il fallait certainement éduquer les enfants dans les valeurs eugéniques en orientant leurs esprits105. Mais l’action sélective consciente, bien que douloureuse, était inévitable afin de parvenir au but souhaité, le progrès de l’espèce. Il y eut ainsi des débats aussi importants que celui portant sur le certificat prénuptial et même sur la stérilisation et la ségrégation des individus considérés comme dysgéniques.

66La demande d’un certificat prénuptial déterminant l’adéquation procréatrice des futurs conjoints arriva au parlement républicain, sans trouver l’appui nécessaire pour son implantation. Le débat était ancien. Au début du xx^e siècle, le docteur Bernabé Malo de Poveda avait déjà défendu cette proposition, qui trouverait un appui majoritaire, quelques années plus tard, lors du IIIe congrès espagnol sur la tuberculose, qui eut lieu en 1912106. En 1902, Juan Montilla avait également plaidé en faveur de l’intervention du médecin dans le dossier matrimonial107. D’après Jiménez de Asúa, deux propositions de loi allant dans ce sens furent déposées en 1915 et en 1923.

67Le courant favorable au certificat matrimonial se développa dans les années 1920 et 1930. L’ambiance étant favorable à l’intervention de l’État sur cette question, les nuances furent abondantes. Hildegart proposa la création d’un livret sanitaire dès la naissance, qui évitât ainsi les contraintes de dernière minute, juste avant le mariage108. D’autres, comme Francisco Haro, voulurent que les conditions économiques des aspirants à devenir parents puissent être un motif de refus du certificat109.

68La défense du certificat prénuptial heurta également l’opposition de théoriciens sociaux qui sympathisaient avec la cause eugénique, mais refusaient le caractère coercitif de ce certificat. Gregorio Marañón, si influent à l’époque, montrait des réticences : il valait mieux inculquer aux jeunes le bon sens que les y contraindre110. Luis Jiménez de Asúa défendait également la primauté de l’éducation face à « la nulle efficacité juridique de telles admonestations intimes111 ». Luis Hernández Alfonso (1901-1979) alléguait des raisons de justice et de moralité et critiquait avec véhémence ces politiques inhumaines et inacceptables d’un point de vue sociologique112.

69Le débat sur la stérilisation des sujets « non aptes » s’avéra plus compromettant. Ces individus, d’après certains, ne méritaient pas de transmettre leur héritage génétique. L’ambiance internationale de l’époque était relativement favorable à ce type de discours. La presse – en particulier les publications médicales – se fit l’écho des nouveautés à cet égard113. En Espagne, les positions comme celle du docteur Luis N. de Castro n’étaient pas rares : « Tuberculeux, alcooliques et syphilitiques n’ont pas le droit de faire des victimes qui perpétuent cette chaîne de douleur qui traîne ses boulets de l’asile à la prison et du lupanar au cimetière114. » La possibilité d’isolement fut aussi prise en compte. Ainsi, César Juarros attira l’attention sur « l’intéressante question » d’élucider s’il valait mieux stériliser ou isoler les éléments dégénérés et antisociaux115.

70Le conflit entre ces mesures contraignantes et le principe de la liberté individuelle fut résolu en délimitant la sexualité de la procréation, délimitation qui n’eut pas les conséquences libératrices qu’elle aurait pu avoir dans un autre contexte. Ses partisans assuraient que le fait d’éviter la procréation ne contraignait pas « le libre jeu de l’amour », car la sexualité était un droit pour tous116. Malgré l’écho surprenant obtenu par ces idées, le débat fut intense. De même que le certificat prénuptial, ces propositions furent objet de refus. On remettait en cause leur efficacité et l’intérêt présumé que ces mesures représentaient pour l’espèce humaine.

71Dans les années 1920 et 1930, le progrès sur le terrain sexuel fut synonyme de rupture avec un passé d’ignorance et de répression dont l’Église catholique était tenue comme principale responsable. La prolifération même de discours sur le sujet fut perçue comme une conquête, une victoire de la parole sur le silence. La droite catholique, incapable de freiner ce déploiement rhétorique, prit part au débat pour défendre sa vision des choses contre la vague de sécularisation. Mais elle ne put pas empêcher que l’instabilité de l’ordre de genre caractéristique de l’époque ébranlât les fondations de la morale sexuelle traditionnelle ni l’importante présence sociale des nouvelles propositions. La critique formulée par les réformateurs les moins radicaux touchait l’obligation de la chasteté, l’idéal donjuanesque et ce que l’on dénommait « le dédoublement de l’amour », phénomène de fort contenu de classe qui atteignait les idéaux de la féminité. Malgré leur forte composante innovatrice, les nouveaux discours réussirent à s’imposer et créèrent une nouvelle « normalité sexuelle ». La sexualité acceptable fut définie comme garantie et but du progrès humain. La modération et l’auto-contrôle, l’hétérosexualité, la monogamie et le refus de ce que l’on dénommait l’« amour mercenaire » nuançaient l’horizon vers lequel il fallait marcher.

72Les discours politiques de gauche qui confiaient dans l’idée du progrès montrèrent leurs faiblesses à une époque incertaine, de grande instabilité, qui défiait l’optimisme concernant l’évolution humaine et sociale. Certaines perceptions de la réalité présente brisèrent la confiance dans la marche inexorable du progrès. Il fallait repartir de nouveau à la recherche d’explications et de solutions. Les théories « dégénérationnistes » et « régénérationnistes » de la fin du xix^e siècle et les conceptions eugéniques surgirent dans ce contexte. Le développement de l’eugénisme à partir de la deuxième décennie du xx^e siècle affecta complètement le discours sexuel progressiste.

73Dans les cultures politiques de gauche, les débats sur le certificat prématrimonial et la stérilisation mirent en avant les contradictions dérivées d’une défense, dépourvue de sens critique, de la science et du progrès. Le bras de fer entre progrès et liberté sexuelle d’un côté, et égalité et droits individuels de l’autre, ne fut pas toujours remporté par ces derniers. Il est vrai que ces valeurs de liberté et d’égalité ne sont jamais stables et n’ont pas le même sens que de nos jours117. Mais le débat social eut lieu, et aussi la lutte pour doter de sens ces concepts ; c’est pourquoi les dérives autoritaires ne furent ni nécessaires ni inévitables. La confiance dans le progrès permit de grands avantages du point de vue discursif et dans sa projection sociale. Elle permit de créer un idéal et de l’identifier par la suite comme la fin de l’évolution et son destin inévitable. À travers ce processus d’amélioration, les projets politiques devinrent de simples accompagnateurs. En outre, lorsque l’idéal créé se revêtit d’autorité scientifique, ce destin inévitable fut cautionné par les lois de la nature. Grâce à cela, certaines formes d’interpréter la sexualité et la différence entre l’homme et la femme idéale furent portées à la catégorie de vérité scientifique, et signalées comme but à atteindre par une nouvelle – et enfin naturelle – éthique sexuelle.

74Les réformateurs sexuels des années 1920 et 1930 expérimentèrent dans leur plénitude les avantages et les inconvénients de la foi en un progrès sexuel présumé. Leurs idées durent cohabiter en opposition avec d’autres conceptions et propositions formulées par des cultures politiques différentes. Dans cette lutte, l’identification entre le progrès, les « lois naturelles » et une forme concrète d’interpréter l’ordre sexuel les dota d’une grande force dans leur tâche de construire des idéaux et de créer des repères identitaires. Tout cela dans un contexte, celui des années 1920 et 1930, d’incertitudes, de changements et surtout de grands espoirs. Des temps pour imaginer une société meilleure, ou pour le moins différente de celle reçue en héritage.