1La dixième œuvre du générique est une œuvre de Maurizio Cattelan intitulée La nona ora, datant de 1999, et dont il existe deux versions. Dans la première le pape porte des vêtements blancs. Dans la seconde, qui apparaît dans The Young Pope, il porte des vêtements dorés. La nona ora joue un rôle majeur dans le générique, puisqu’elle constitue le sujet unique de sa dernière image, avec les mots Created and directed by Paolo Sorrentino. Un second portrait du pape polonais apparaît brièvement dans l’épisode 5. Comme la toile de Cresti il a une dimension réflexive, liée à la place des images dans l’Église et dans The Young Pope. Les deux effigies de Jean-Paul II entretiennent en fait une profonde affinité poétique avec la série tout entière.

Contre Jean-Paul II ?

2Après le tableau de François Dubois, on saute plusieurs siècles d’histoire chrétienne et l’on se rapproche de Pie XIII : seuls deux pontificats séparent le sien de celui de Jean-Paul II. En outre, sans sortir tout à fait du monde des représentations (le second niveau de fiction), on se rapproche du « réel » (le premier niveau de fiction). La nona ora est en effet une statue en cire comme on pourrait en rencontrer au musée Grévin, et Cattelan a effectivement demandé à un sculpteur travaillant pour ce musée, Daniel Druet, de réaliser l’effigie. Le choix de ce médium permet d’obtenir un portrait particulièrement fidèle du modèle puisqu’il est tridimensionnel, polychrome et que les vêtements sont véritables. On voit d’abord la statue debout, se détachant progressivement de l’ombre, puis elle est animée dans la continuité du dispositif du générique. L’étoile sort du monde des images et se transforme en un objet tridimensionnel qui agit véritablement dans le « réel », engendrant un nouveau drame : une météorite s’abat sur Jean-Paul II. C’est bien l’étoile qui poursuit sa course : les météorites sont des masses solides qui parviennent sur terre après avoir subi une combustion et émis une traînée lumineuse au contact de l’atmosphère, phénomène à l’œuvre depuis le Pierre l’ermite de Hayez. La dimension apocalyptique est toujours présente, car les chapitres 6 à 9 du livre biblique évoquent de nombreux éléments qui s’abattent sur la terre depuis le ciel. On lit notamment : « Et le cinquième ange sonna de la trompette ; et je vis une étoile qui était tombée du ciel sur la terre, et on lui donna la clef du puits de l’abîme. Elle ouvrit le puits de l’abîme, et il s’éleva du puits une fumée comme celle d’une grande fournaise ; et le soleil et l’air furent obscurcis par la fumée du puits » (9, 1-2).

3Voici comment Maurizio Cattelan présente La nona ora dans un livre d’entretiens qu’il a réalisé avec Catherine Grenier :

« Au départ [je souhaitais] mettre en scène le contraste entre le pouvoir et la vulnérabilité. […] Je devais faire une exposition en Suisse, à Bâle, et je cherchais une idée. Je suis allé dans une bibliothèque, j’ai feuilleté des tas de livres et de revues, et je suis tombé sur une photographie du pape. Je me suis dit : voilà ce que je vais faire, une figure du pape qui se tiendra debout au milieu de la galerie. […] Quand la figure du pape a été terminée, j’ai compris que je ne pourrais pas l’installer comme ça, debout, qu’il fallait la détruire, mais je ne savais pas comment. Puis, j’ai pensé qu’il fallait que ce soit une intervention venue d’en haut, une intervention divine, comme aurait dit ma mère. Je suis allé à la recherche de la pierre, qui évoque une météorite, dans la montagne1. »

4Le générique recrée précisément la démarche de l’artiste : la sculpture est d’abord présentée debout, et le pape semble solide, serein, intensément absorbé dans sa prière. Puis intervient la météorite, et l’œuvre de Cattelan apparaît telle qu’elle a été exposée pour la première fois à la Kunsthalle de Bâle. L’artiste italien avait créé une ouverture dans la verrière du toit de la salle d’exposition et répandu du verre brisé sur le sol. La météorite vient de s’écraser, et l’œuvre montre le résultat de cette chute. The Young Pope montre la chute elle-même (fig. 43), et de manière spectaculaire, avec dégagement d’étincelles et envol de volutes de poussières et de fumée : le médium cinématographique permet ici d’activer une sculpture/installation qui implique un événement.

Fig. 43. Le générique montre le moment de la chute de la météorite.

5À la fin du générique, il y a une authentique dimension comique, presque burlesque, dans l’improbable crash de la météorite sur Jean-Paul II, dans l’effet de surprise provoqué par son irruption aussi rapide qu’inattendue, et quelque chose de jouissif dans l’opération qui consiste à manquer de respect à une figure éminemment respectable — souvenons-nous que plus de trois millions de fidèles se sont rendus à Rome en 2005 pour assister aux funérailles du pape et que celles-ci ont occasionné la plus grande réunion de chefs d’État de l’histoire. Jean-Paul II a été canonisé par le pape François en 2014, si bien qu’il doit depuis cette date être désigné par l’expression « saint Jean-Paul II ». Ériger une statue, c’est créer un monument, rendre hommage et permettre le souvenir. Maurizio Cattelan, puis Paolo Sorrentino, proposent un Jean-Paul II terrassé plutôt que debout, victime plutôt que héros — du moins en apparence.

6Dans le contexte du générique de The Young Pope, une première analyse s’impose : l’utilisation de La nona ora est liée au titre de la série. Quand Cattelan réalise l’œuvre en 1999, Jean-Paul II a soixante-dix-neuf ans, il est déjà marqué par la vieillesse et la maladie. Pie XIII a quant à lui quarante-sept ans et l’on constate dès le premier épisode qu’il jouit d’une excellente condition physique. Les deux papes s’opposent également par leur style. Jean-Paul II était assez peu conventionnel pour un pape, mais Pie XIII rompt avec toutes les conventions. Comme l’indique la musique du générique2, il est un pape rock : il porte des tongues Havaianas, il boit du Cherry Coke zero au petit-déjeuner, il connaît Daft Punk et Banksy, il fume des cigarettes dans le palais apostolique en dépit de l’interdiction formulée par Jean-Paul II et il a une manière bien à lui de faire apparaître ses cigarettes, il méprise les pauvres, il n’aime pas les enfants, il est égocentrique, arrogant, il s’adresse aux cardinaux et aux membres de son staff en termes tout à fait cassants et multiplie les plaisanteries cruelles à leur égard. Pie XIII n’entend pas assumer l’héritage de ses prédécesseurs qu’il critique parfois ouvertement. Jean-Paul II est par exemple ouvertement visé lorsqu’il explique au cardinal Ozolins, dans l’épisode 3 : « C’est juste que votre rôle sous les trois précédents Papes a été d’organiser leurs voyages. Un rôle que j’ai l’intention de redimensionner radicalement, car ce pape ne perdra pas de temps à courir le monde3. » Assumant et utilisant les évolutions majeures de son époque, Jean-Paul II a ouvert l’institution pontificale au monde et aux médias ; en ce sens il est du côté de la modernité. Pie XIII est au contraire un conservateur radical, qui décide d’isoler la papauté. Il sera aussi sédentaire que Jean-Paul II a été voyageur, aussi invisible que Jean-Paul II a été médiatique. À la fin du générique, Jean-Paul II gît à terre : il incarne un passé révolu. Indifférent au sort de son illustre prédécesseur, Pie XIII continue d’avancer, souriant et le menton haut : le futur s’offre à lui. Plus encore, on peut se demander s’il ne participe pas à la chute du vieux pape. L’étoile a d’abord une apparence aimable, puis elle se métamorphose en instrument de destruction. De même, Pie XIII a une apparence charmante et charmeuse, et il faut le connaître pour découvrir sa face négative et son caractère extrémiste. L’étoile précède et guide Pie XIII au cours de sa progression dans la galerie fictive. Immédiatement après la sortie de scène du pape, la météorite apparaît : ne peut-on penser qu’elle se substitue à lui et achève son parcours ? L’objet céleste qui s’écrase sur Jean-Paul II pourrait bien être Pie XIII lui-même, dynamiteur de la papauté à l’ancienne.

7Selon le récit proposé par Cattelan, La nona ora est née d’une image vue dans un journal. Il s’agit sans doute d’une photographie de Mike Okoniewski (fig. 44), qui a inspiré l’artiste pour l’attitude du pape et pour les vêtements dans la seconde version de l’œuvre. Elle a été prise le 5 octobre 1995 au Giants Stadium de New York, où Jean-Paul II a célébré une messe devant près de 85 000 fidèles. Le pape y est vu absorbé dans la prière alors même qu’il est regardé par une foule immense qui n’apparaît pas dans l’image mais dont la présence peut tout de même être ressentie, et qu’il se trouve dans un lieu a priori inadapté pour une cérémonie religieuse : le Giants Stadium abritait principalement des matchs de football américain. Ce contexte profane et spectaculaire est rendu visible par les lettres géantes qui apparaissaient sans doute sur un écran. La photographie est très révélatrice du pontificat de Jean-Paul II, d’une part car elle émane de la sphère de la presse, et Jean-Paul II a beaucoup utilisé la puissance des images médiatiques, d’autre part car elle témoigne de sa démarche d’ouverture : il se rend y compris dans les lieux qui semblent les moins convenables pour le chef de la chrétienté.

8Cattelan a fidèlement reproduit la photographie mais il en a également considérablement modifié la portée. En 2010, La nona ora a été présentée dans le cadre d’une exposition promue par la ville de Milan et que l’artiste a intitulée Contre les idéologies (Contro le ideologie4). Encore qu’il pourrait recéler une part d’ambiguïté (contro, comme contre en français, pouvant signifier « auprès de »), ce titre apparaît comme un positionnement personnel de Cattelan et attribue à l’exposition un point de vue. Pourtant La nona ora fut exposée dans la salle des Cariatides du Palazzo reale de Milan, sur la moquette d’un rouge intense qui supporte toujours l’œuvre. Gravement endommagée lors d’un bombardement en 1943, la salle mettait admirablement en valeur la dimension apocalyptique de l’œuvre et la réflexion sur le caractère éphémère du pouvoir ; la dimension tragique et religieuse semblait l’emporter sur la dimension politique et critique5.

9Exposée en 2000 à la galerie nationale d’Art Zacheta de Varsovie, La nona ora a été prise à partie par deux personnalités politiques polonaises qui ont retiré la pierre et tenté de placer l’effigie en position debout. Suite aux remous provoqués par l’exposition, la directrice du musée dut démissionner6. Sandro Barbagallo, conservateur des collections historiques des musées du Vatican, déclara en 2016, lors d’une émission télévisée qui rappelle par certains aspects l’interview télévisée de Tonino Pettola :

« Sincèrement, en tant que critique d’art, je ne vois pas dans cette œuvre — entre guillemets — une œuvre d’art mais une trouvaille publicitaire qu’on fait passer pour de l’art. Je ne crois absolument pas en un artiste qui fait de toutes ses œuvres uniquement un discours politique. […] Car au fond cette œuvre ne fait rien d’autre que critiquer impitoyablement l’Église et que critiquer impitoyablement un pape que nous, nous aimons et que nous avons aimé7. »

Fig. 44. Mike Okoniewski, Jean-Paul II lors de la messe célébrée au Giants Stadium de New York le 5 octobre 1995.

10Le grand historien du Vatican Alberto Melloni, qui fut le conseiller historique de Paolo Sorrentino pour The Young Pope, a écrit que l’œuvre est une « provocation8 », associant ce terme à l’œuvre de Cattelan comme s’il s’agissait d’une évidence. Il est en effet constamment employé à propos de La nona ora et la dimension irrévérencieuse de l’œuvre est développée dans les deux seules analyses historiques approfondies qu’elle a suscitées. Nancy Spector y voit une œuvre « scandaleuse », « iconoclaste », « la plus incendiaire de Cattelan9 », tandis que, selon Massimiliano Gioni :

« La nona ora conserve toutes les caractéristiques grotesques qui ont animé les œuvres antérieures de Cattelan. Et malgré son contenu blasphématoire et son aspect violent, cette œuvre pourrait simplement être l’équivalent visuel d’une mauvaise blague, teintée de l’humour noir typique de Cattelan. Comme toute blague, il ne faudrait peut-être pas prendre La nona ora trop au sérieux. […] C’est en fin de compte une caricature, comme une grosse tête en papier mâché dans un défilé de carnaval, ou un horrible masque d’Halloween10. »

11De nombreux éléments s’opposent à ces propos. Tout d’abord le titre de l’œuvre. L’expression « la neuvième heure » est empruntée à un verset des évangiles ; comme elle ne désigne pas le sujet de l’œuvre, le spectateur est invité à s’interroger sur le sens de ce titre et ainsi à mener une démarche herméneutique face à l’œuvre. De plus, la dimension narrative et spectaculaire est à la fois présente et neutralisée. Jean-Paul II n’est pas blessé par la météorite, il n’y a ni sang ni larmes. Alors que cet objet paraît sale, recouvert de poussières, l’effigie du pape reste immaculée. La nona ora est une image tout à fait invraisemblable : la météorite semble posée sur le corps du pape et en s’approchant de l’effigie on peut percevoir une relation d’accompagnement et presque de la douceur entre elle et le personnage. Enfin la dimension caricaturale est absente. Le pape demeure concentré dans la prière en dépit de la chute ; toujours accroché au bâton pastoral, sa figure exprime au contraire grandeur et force. La nona ora est donc une œuvre ambivalente, une construction imaginaire qui invite à une réflexion sur le pontificat de Jean-Paul II. Il est vrai qu’elle apparaît dans un premier temps dirigée contre celui-ci.

12L’origine céleste de la météorite et le caractère très improbable de sa chute sur le corps du pape invitent à percevoir en elle un prodige, un phénomène résultant d’une décision divine. Dieu aurait alors envoyé ce corps astral dans le but de punir un pape qui aurait failli à sa mission. Quelles seraient les raisons d’une telle punition ? L’action du pape a été suffisamment contrastée pour que l’on puisse avoir sur cette question des opinions diverses. Pie XIII par exemple pourrait penser que Jean-Paul II fut un pape trop mondialisé, trop humaniste et trop impliqué dans les affaires du monde. Si l’on a un point de vue laïc ou si l’on est un chrétien progressiste, on peut penser que son conservatisme moral l’a parfois emporté sur l’amour du prochain et la compassion qui sont au cœur de la pastorale de Jésus. On retient surtout sa condamnation de toutes les formes de contraception, en dépit de l’épidémie de sida qui sévit avec la plus grande virulence sous son pontificat. Son opposition au préservatif a été considérée comme criminelle, en particulier en Afrique où les années 1999 et 2000 marquent le plus fort taux de prévalence du sida. Mais le grand combat de Jean-Paul II fut l’avortement, auquel il s’opposa quelles que soient les conditions de la conception et les dangers encourus par la mère. Bernard Lecomte rappelle que « le 24 avril 1994 il béatifia deux mères de famille “héroïques” : la première, au début du siècle, est morte à trente-neuf ans pour avoir voulu enfanter malgré un fibrome dont l’ablation eût supprimé le fœtus ; la seconde, qui vécut à la fin du XVIII^e siècle, est restée fidèle toute sa vie à un mari volage qui l’avait ruinée et abandonnée11 ». Cette double béatification constitue une violence symbolique exercée envers les femmes et leur corps qui pourrait appeler une violence en retour. Sur la question de l’avortement Jean-Paul II et Pie XIII partagent le même point de vue, et The Young Pope met cette question en perspective au début de l’épisode 9. Le cardinal Spencer affirme alors : « Même pour saint Thomas d’Aquin, et jusqu’au milieu du xix^e siècle, l’avortement ne devait avoir lieu qu’après l’épanouissement du fœtus, et cela se produit au troisième mois de la grossesse12. » En effet, c’est seulement en 1869, lorsque Pie IX décréta que l’animation du fœtus avait lieu dès la conception, que l’avortement devint un péché.

13Le point de vue peut être élargi : Jean-Paul II étant le chef de l’Église, La nona ora n’évoque-t-elle pas une forme d’échec de cette institution ? Que penser de l’histoire de l’Église considérée à la lumière de la doctrine évangélique, par exemple des croisades et de l’Inquisition que l’on a évoquées ? Que penser du goût pour le faste visible ici dans les vêtements du pape ? Que penser d’une institution manifestement sexiste et ouvertement homophobe, qui entend disposer d’un magistère moral alors même qu’elle a géré de manière pour le moins discutable les crimes commis par ses membres dans le passé le plus récent13 ? The Young Pope affronte également cette question avec le personnage de l’archevêque de New York Kurtwell, coupable d’actes pédophiles. L’œuvre de Cattelan laisse la possibilité d’imaginer que l’Église est une institution malade dont Dieu lui-même souhaite la destruction. Mais, quel que soit le point de vue adopté sur le pontificat de Jean-Paul II, elle implique que Dieu a lancé la météorite et suppose donc l’existence du Dieu des chrétiens ; elle ne saurait dès lors constituer un manifeste anti-chrétien. The Young Pope implique également l’existence de Dieu, car la série met en scène de manière tout à fait admirable plusieurs miracles. Ces miracles sont eux-mêmes ambivalents. Certains sont « positifs » (la guérison de la femme du gardien du pensionnat et la grossesse d’Esther), mais un autre est « négatif » : la mort de sœur Antonia dans l’épisode 8. Répondant à la prière de Lenny, Dieu envoie la mort sur l’une de ses créatures. Il foudroie, après le Jean-Paul II de Cattelan, la sœur pleine de péchés imaginée par Sorrentino, comme il l’avait fait par exemple d’Ananie et de Sapphira selon les Actes des apôtres (5, 1-10), qui expirèrent après que saint Pierre leur eût reproché leurs péchés.

Sacrifices

14Maurizio Cattelan a expliqué :

« Mon travail est extrêmement sérieux. […] Certaines de mes sculptures me paraissent en tous points classiques, classiques au sens où elles parlent le langage artistique du passé, un passé qui n’est pas celui d’hier, mais celui de l’histoire de l’art. […] Il y a eu tant de portraits de papes, de figures de l’autorité, de rois : mon pape se situe aussi dans cette lignée. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples, le problème c’est que mon travail n’a jamais été défini correctement14. »

15Partons du titre pour analyser l’œuvre. La nona ora (la neuvième heure) : Cattelan se réfère à l’un des passages les plus poignants et les plus troublants des évangiles. Le Christ a été condamné à mort, a dû porter l’instrument de son supplice et il a été crucifié. « Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il se fit des ténèbres sur toute la terre. Vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : Eli, Eli, lema sabachtani ? c’est-à-dire Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? […] Jésus poussa de nouveau un grand cri et rendit l’esprit » (Mt 27, 45-50). La neuvième heure est celle de la mort, et celle du doute. La théologie chrétienne présente le sacrifice du Christ sur la croix comme la raison et le but de l’Incarnation, comme l’aboutissement de toute la mission de Jésus. Lui-même, d’ailleurs, l’a annoncé à plusieurs reprises (Mt 17, 22-23 ; 26, 2 ; 26, 28-29 ; Luc 9, 22…, voir aussi Jn 4, 34 ; Act 2, 23). Par sa mort qui permet le rachat du péché originel et ouvre aux hommes la possibilité du salut, Jésus accomplit la volonté de Dieu, qui est donc aussi la sienne. Dès lors, comment peut-il penser que son Père l’a abandonné, qu’il aurait dû intervenir pour empêcher la Crucifixion ? Le cri de détresse de Jésus surprend : sa mort, cette mort ignominieuse, serait-elle pour lui un signe qu’il n’est pas l’élu de Dieu ? On peut bien sûr affirmer que c’est la nature humaine du Sauveur qui s’exprime à la neuvième heure, mais le Christ a aussi toujours une nature divine. Dans l’angoisse, dans la perte de la confiance ou de la foi, le Dieu incarné s’approche au plus près de la faiblesse humaine, et le verset est d’autant plus poignant qu’il témoigne d’une faille dans la théologie des évangiles15.

16Si l’on admet que l’œuvre de Cattelan se positionne contre Jean-Paul II, les paroles prononcées par Jésus sur la croix peuvent devenir celles du pape et revêtir un sens fort : pourquoi m’as-tu abandonné ? c’est-à-dire ici : pourquoi m’as-tu châtié ? Mais l’expression La nona ora est directement reliée au bâton tenu par le pape, au sommet duquel on voit une image de la Crucifixion. Cet objet est décisif pour la compréhension de l’œuvre. Il s’agit d’une férule, le bâton pastoral des papes que Jean-Paul II remit à l’honneur. Alors qu’elle était très rarement utilisée par les pontifes précédents, Wojtyla était presque toujours accompagné de la férule visible dans l’œuvre de Cattelan : on la voit dans la photographie de Mike Okoniewski (fig. 44) et dans d’innombrables images du pape. Elle a été réalisée en 1965, à la demande de Paul VI, par le sculpteur napolitain Lello Scorzelli : il s’agit donc d’une œuvre d’art moderne. Elle fut également utilisée, puis délaissée, par Benoît XVI, et François l’adopta à son tour. Pie XIII ne l’utilise pas, mais le crucifix de Scorzelli est exposé sur son bureau dans une version dorée, alors que la férule est en argent.

17Le sculpteur napolitain choisit de montrer un Christ déjà mort et au corps décharné. La tête est inclinée vers le bas, si bien que le visage est masqué, et le corps sans force s’affaisse sous son propre poids, allongeant les membres et le buste, et faisant même ployer le montant horizontal de la croix. Scorzelli ne montre que la nature humaine du Christ et la douleur de la chair, révélant le degré d’abnégation auquel il a consenti. Le sacrifice n’apparaît pas comme un instrument de rédemption et une étape nécessaire vers la résurrection, mais dans sa réalité morbide. En brandissant ce crucifix tragique, Jean-Paul II rappelait que l’Église et son pouvoir furent établis dans une souffrance immense, il présentait le crucifié comme son guide et il invitait les fidèles à se remémorer constamment son exemple, un exemple d’autant plus frappant qu’il s’incarnait dans la propre chair du pape. La nona ora montre en fait deux souffrances, celle du Christ et celle de Jean-Paul II. Ceci entre en écho direct avec la biographie et la pensée du pape.

18Lors du dévoilement de l’œuvre de Maurizio Cattelan en 1999, Jean-Paul II était marqué par des souffrances physiques qui devaient s’accentuer jusqu’à sa mort en 2005. On voyait alors régulièrement sur les écrans de télévision et dans les journaux les images d’un corps et d’un visage marqués par l’âge, la maladie et les stigmates engendrés par sa fonction. Au cours d’une audience générale qui se tint place Saint-Pierre le 13 mai 1981, Jean-Paul II fut victime d’un attentat commis par un jeune homme aux motivations obscures. Trois balles atteignirent son corps. Au cours de l’intervention chirurgicale qui suivit, il fut transfusé avec du sang contaminé par un cytomégalovirus qui faillit lui être fatal. En 1992 le pape subit une lourde intervention chirurgicale pour une tumeur à l’intestin ; en 1993 une autre intervention suite à une fracture à l’épaule et une autre en 1994 suite à une fracture du fémur. À cette époque apparurent les premiers signes de la maladie de Parkinson, le tremblement de la main gauche et la paralysie des muscles du visage. Jean-Paul marcha dès lors à l’aide d’une canne, ou de la férule, et son élocution devint difficile. Il dut parfois interrompre ses discours, tandis que le tremblement du bras s’accentuait d’année en année. Cette souffrance avait pour le pape une valeur spirituelle. II déclara lors de l’angélus du 24 mai 1981 : « La souffrance, acceptée en union avec le Christ souffrant, a une efficacité incomparable pour la réalisation du dessein divin du salut16 », et en 1994 : « J’ai compris que mon rôle est de conduire l’Église du Christ vers son troisième millénaire par la prière, par des initiatives variées, mais aussi par la souffrance, par l’attentat d’il y a treize ans et par ce nouveau sacrifice17. » Le pape se référait ici à la prothèse de la hanche qu’on dut lui poser suite à la fracture du fémur, qui entraîna une claudication. L’utilisation du terme « sacrifice » implique une assimilation au Christ, le pape souffrant au service de l’Église, c’est-à-dire des fidèles.

19L’œuvre originellement conçue par Maurizio Cattelan, représentant le pape debout, aurait été très évocatrice. Elle interrogeait en effet « le contraste entre le pouvoir et la vulnérabilité ». En s’appuyant sur la férule sommée du crucifix, Jean-Paul II imite et assume la souffrance du Christ, il l’absorbe même. L’image suggère que la puissance, la substance même du sacrifice se transmet à lui, presque physiquement, afin qu’il en dispose et la revive. La sculpture finale, avec la météorite, souligne encore davantage les tensions à l’œuvre. Le bloc de pierre peut apparaître comme une tumeur monstrueuse ou une matérialisation des maux qui accablent le corps du pape et l’empêchent d’accomplir sa mission, ou du poids de ses responsabilités, rendu plus lourd encore par les maux. Accablé, le pape demeure agrippé à la croix. Dès lors, La nona ora convoque d’autres images, celles des saints martyrs qui ont subi le supplice de la lapidation. C’est en particulier le cas d’Étienne, considéré comme le premier martyr chrétien et dont la lapidation est racontée dans les Actes des apôtres (7, 58-60). L’œuvre de Cattelan évoque à la fois les représentations narratives de cet épisode où l’on retrouve la position couchée du martyre (fig. 45), et certaines effigies intemporelles où les pierres apparaissent posées sur le corps d’Étienne, à la manière d’attributs, rappelant un événement passé qui participe de sa gloire (fig. 46). Le modèle du Sauveur est de nouveau présent, car la Crucifixion est pensée comme le plus grand des martyres, et les saints martyrs affirment vouloir mourir « avec le Christ » ou « dans le Christ », et communient avec lui dans la mort18.

Fig. 45. Antonio Carracci, Lapidation de saint Étienne, v. 1610, 54 x 50 cm, Londres, National Gallery.

Fig. 46. Francesco Bissolo, Saint Étienne (détail), 1510, huile sur panneau, Milan, Pinacoteca di Brera.

20La nona ora interroge donc la nature et l’image du pouvoir pontifical. Il existe des photographies de Jean-Paul II vraiment tragiques, comme la figure 47, prise lors de son dernier discours public peu de temps avant sa mort en 2005. Par sa frontalité, par l’éclairage violent du corps du pape, par le point de vue rapproché, cette image est choquante, bien plus que l’œuvre de Cattelan. Mais il ne s’agit pas d’une photographie volée : elle a été prise lors d’un discours tenu par le pape place Saint-Pierre et devant une foule de fidèles. C’est un portrait tragique et pathétique, mais aussi héroïque. Selon l’Église en effet, les papes sont désignés par l’Esprit Saint et leur mission présente un caractère sacré, qui ne saurait être remis en question par une décision humaine. Jean-Paul II n’a pas failli. Assumant pleinement la nature spirituelle de son pouvoir et suivant l’exemple du Christ, il a rempli son office jusqu’au bout. Gageons que Pie XIII aurait souscrit à ce choix : pour lui également, l’institution pontificale ne doit pas faire preuve de pragmatisme mais demeurer attachée à ses traditions et à une idée de la transcendance qui la rendent fondamentalement différente des pouvoirs temporels.

Fig. 47. Jean-Paul II lors de son dernier discours public, le 27 mars 2005.

21Avant toute autre chose, La nona ora propose le spectacle de deux souffrances, celle du Christ, celle de Jean-Paul II. Elle montre le pape âgé et terrassé par une force supérieure, mais d’autant plus héroïque qu’il tient toujours fermement la férule et le crucifix qui donne son sens à sa mission. Elle invite à considérer l’énigme de l’acceptation et de la recherche de la souffrance, l’un des points les plus étonnants, les plus étrangers à la pensée contemporaine, du christianisme. Le Catéchisme de l’Église catholique affirme encore : « Le chemin de la perfection passe par la croix. Il n’y a pas de sainteté sans renoncement et sans combat spirituel (cf. 2 Tm 4). Le progrès spirituel implique l’ascèse et la mortification qui conduisent graduellement à vivre dans la paix et la joie des béatitudes » (§ 2015). Jean-Paul II est l’auteur d’une longue lettre apostolique intitulée Salvifica doloris (De la douleur qui sauve), dont un passage semble illustré littéralement par Cattelan :

« La souffrance a une valeur tout à fait particulière pour l’Église. Elle est un bien, devant lequel l’Église s’incline avec vénération, dans toute la profondeur de sa foi dans la rédemption. Elle s’incline aussi dans toute la profondeur de cette foi, avec laquelle elle embrasse en elle-même l’inexprimable mystère du corps du Christ. […] À travers les siècles et les générations on a constaté que dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l’homme du Christ, une grâce particulière. À celle-ci de nombreux saints, comme saint François d’Assise, saint Ignace de Loyola… doivent leur profonde conversion19. »

Fig.48. Descente de croix, Charles Le Brun, musée des Beaux-Arts de Rennes.

Le pape et l’Église

22La météorite peut être perçue comme une pierre : elle en est une en effet, que Maurizio Cattelan a trouvée dans la montagne suisse selon le récit qu’il a proposé à propos de la première version. Elle apparaît telle lorsque l’œuvre est exposée sans le verre cassé et le trou dans le toit. Ce fut le cas en 2014, au cours d’une exposition sur la figure de Jean-Paul II intitulée Libre ! La nona ora fut à cette occasion présentée dans l’une des salles du musée des Beaux-Arts de Rennes, devant une monumentale Descente de croix de Charles Le Brun (fig. 48). L’écho créé entre les mouvements descendants qui animent les deux œuvres, entre la Vraie Croix et le crucifix tenu par le pape et entre la figure blanche, grise et ocre du Christ et la figure blanche et dorée du pape, exaltait la dimension sacrificielle et permettait de saisir pleinement les liens créés par Cattelan entre le passé évangélique et Jean-Paul II. L’exposition Libre ! fut organisée par l’archevêché de Rennes, ce qui prouve que La nona ora peut faire l’objet d’appréciations positives au sein de l’Église.

Fig. 49. Callisto Piazza, Adoration de l’Enfant, 1538, huile sur toile, Crema, Santissima Annunziata.

Fig. 50. Statues des piédroits du bras nord du transept de la cathédrale de Chartres, vers 1205.

Fig. 51. Vecchietta, L’Église et la communion des saints, 1450-1453, fresque, Sienne, baptistère.

23La pierre peut trouver sa source dans la Bible et revêtir un sens à la fois christologique et ecclésiologique. Paul écrit dans la première épître aux Corinthiens « La pierre était le Christ » (10, 4), si bien que les exégètes ont très couramment assimilé les pierres mentionnées dans la Bible au Sauveur. Le Christ lui-même s’assimile à la pierre d’angle citée dans le psaume 117, 22 (Mt 21, 42 ; Mc 12, 10 ; Luc 20, 17), et d’autres versets du Nouveau Testament font de lui la pierre d’angle ou une pierre d’achoppement (Mc 6, 3 ; Act 4, 10-12 ; Rom 9, 33). Dans un passage particulièrement important, saint Paul fait du Christ-pierre d’angle le fondement de l’édifice de l’Église20, tandis que saint Pierre voit en lui une « pierre vivante » sur laquelle les fidèles, également nommés « pierres vivantes », doivent s’édifier en une « maison spirituelle » qui est l’Église en tant qu’institution, représentée par le bâtiment-église (1 Pi 2, 4-8). Le lien à l’Église est confirmé par le passage déjà cité de la remise des clés à saint Pierre, où l’objet-pierre est utilisé afin de renvoyer aux idées de solidité et d’édification : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église21. » Le premier pape devient donc logiquement, après le Sauveur, une seconde pierre fondamentale. Dans un retable de Callisto Piazza réalisé pour une église de Crema (fig. 49), le Christ se trouve sur une pierre quadrangulaire évoquant un autel, le foyer sacral des églises, tandis que saint Pierre a le pied droit posé sur une autre pierre taillée, plus petite, qui est la seconde pierre ou l’autre première pierre de l’Église.

24De nombreuses autres images ont recours aux métaphores minérales présentes dans la Bible22. Au bras nord du transept de la cathédrale de Chartres, Pierre est le seul des saints qui figure debout sur une pierre, masse aux formes irrégulières rappelant celle utilisée par Maurizio Cattelan (fig. 50). L’allégorie de la Foi peinte par Giotto à la chapelle des Scrovegni (fig. 52) a une clé accrochée à la ceinture, ce qui l’associe à la papauté, et elle tient un bâton pastoral sommé d’une croix, l’emblème majeur de l’Église : la figure représente aussi bien la vertu de Foi que l’Église. Or elle se tient debout sur un rocher massif qui constitue une allusion au verset Matthieu 16, 18. On peut également citer une fresque de Vecchietta (fig. 51) où c’est saint Pierre lui-même qui sert de pierre de fondement pour la figure d’un pape. Ce dernier incarne l’Église comme l’indiquent les visages de fidèles brodés sur sa chasuble, et le fait que les deux personnages tiennent conjointement les clés.

Ci-contre. Fig. 52. Giotto, Foi, 1300-05, fresque, Padoue, chapelle des Scrovegni.

25L’œuvre de Cattelan opère une modification radicale par rapport à ces images. La pierre n’y apparaît pas comme un support ferme, mais comme un élément de déstabilisation et de destruction. Pour autant, elle n’est pas seulement du côté de l’irrévérence et de la désacralisation. Si l’on comprend la pierre comme une figure de l’Église, La nona ora évoque un topos de la littérature chrétienne, courant dans les textes hagiographiques : l’idée selon laquelle être choisi par Dieu pour un office au sein de l’Église représente une charge dont on se sent indigne. Lors de l’homélie qu’il a prononcée place Saint-Pierre le 22 octobre 1978 pour l’inauguration de son pontificat, Jean-Paul II se référa au verset Matthieu 16, 18, avant de déclarer :

« Pierre est venu à Rome ! Qu’est-ce qui l’a guidé et conduit à cette Ville, cœur de l’Empire romain, sinon l’obéissance à l’inspiration reçue du Seigneur ? Peut-être ce pêcheur de Galilée n’aurait pas voulu venir jusqu’ici. Peut-être aurait-il préféré rester là-bas, sur les rives du lac de Génésareth, avec son bateau et ses filets. Mais, guidé par le Seigneur, obéissant à son inspiration, il est arrivé ici23 ! »

26En parlant de Pierre, le pape parle de lui-même : il aurait sans doute voulu continuer de s’occuper des fidèles en Pologne, mais il dut accepter la lourde responsabilité du gouvernement de l’Église, représentée par la pierre.

27Cette lecture peut être enrichie en tenant compte des circonstances historiques de la création de l’œuvre. Le Christ a porté le poids des péchés du monde, et il a dû se sacrifier afin de les racheter. De même Jean-Paul II, dans l’œuvre de Cattelan, pourrait assumer le poids des péchés de l’Église. Il fut en effet le premier pape qui pensa la possibilité pour cette institution de faire pénitence pour ses péchés et qui demanda pardon en son nom. Il le fit d’abord ponctuellement et le plus souvent au cours de voyages, comme pour les massacres d’aborigènes australiens (1986) ou d’Indiens d’Amérique (1992), pour les torts causés aux femmes et aux protestants (1995), la passivité de l’Église face au nazisme (1996) ou les abus sexuels des clercs (1999)24. Surtout, lorsqu’il lança en 1994 le projet du jubilé de l’an 2000, il annonça qu’il souhaitait procéder à un examen de conscience global, dont les modalités furent abondamment discutées au cours des années suivantes. On peut lire dans la bulle du 29 novembre 1998 annonçant le jubilé : « Les chrétiens sont invités à se charger, devant Dieu et les hommes offensés par leur comportement, des manquements qu’ils ont commis. Qu’ils le fassent sans rien demander en échange, avec la seule force de l’“amour de Dieu qui a été réservé dans nos cœurs” (Rom 5, 5)25. » Un événement majeur du jubilé fut la « journée du pardon » qui se déroula à Saint-Pierre le 12 mars 2000, le premier dimanche de Carême qui est traditionnellement une période de pénitence. Le pape et sept prélats récitèrent des prières pour demander le pardon de Dieu pour les fautes commises par des membres de l’Église et encouragèrent la confession des péchés. Près de l’autel fut placé un grand crucifix de bois provenant d’une église romaine (voir fig. 53, une photographie également très évocatrice de l’assimilation qui s’opère entre le pape et le crucifié). À la fin de la cérémonie Jean-Paul II l’embrassa « en signe de vénération et de demande de pardon26 ». La nona ora exprime avec force ce qui fut à l’origine de la démarche de Jean-Paul II — démarche motivée par la seule volonté du pape et qui suscita de nombreuses résistances au sein de l’Église – : les péchés passés ressentis comme écrasants et la volonté de toujours suivre l’exemple du Christ.

28La nona ora n’est donc ni une attaque dirigée contre Jean-Paul II ni un hommage qui lui serait rendu. C’est plus simplement un portrait, qui s’inscrit en effet dans la tradition des portraits de papes anciens. Considérer que les effigies papales devraient être flatteuses ou limpides dans leur contenu sémantique n’a pas de sens si l’on considère par exemple les portraits de Léon X et de deux cardinaux par Raphaël (Florence, Offices) ou de Paul III avec ses deux petits-fils Alexandre et Octave Farnèse par Titien (Naples, musée de Capodimonte). Comme dans ces tableaux, il y a une part de mise en scène qui fait de l’œuvre à la fois une synthèse du pontificat de Jean-Paul II et une invitation à réfléchir sur son action et sa pensée. L’exigence de ressemblance physionomique consubstantielle au genre du portrait est également respectée — et notons que la vieillesse et la décrépitude physique apparaissent avec force dans le Jules II de Raphaël ou les portraits de Paul III par Titien. En outre, Cattelan fait référence à un personnage historique précis, mais La nona ora est aussi une allégorie intemporelle de l’Église. Il en va de même pour l’Adoration de Honthorst, si bien que le générique de The Young Pope s’ouvre et se referme sur deux œuvres pleinement intégrées dans le musée imaginaire et la narration qu’il construit, mais qui sont aussi des images de l’Église valables à travers les siècles.

Fig. 53. Jean-Paul II à Saint-Pierre de Rome lors de la « journée du pardon » le 12 mars 2000.

Un portrait pour quoi ?

29Dans l’épisode 5, après que Pie XIII a enfin pris la décision de s’adresser aux cardinaux, les princes de l’Église descendent un escalier monumental pour se rendre dans la chapelle Sixtine. On entend l’introduction de Sexy and I Know It du groupe LFMAO, un morceau de dance-pop régressif qui obtint un grand succès commercial lors de sa sortie en 2011. À la seconde 34’56, l’avancée des cardinaux ouvre la vue sur un buste sculpté de Jean-Paul II placé dans une niche. Son format, qui omet les épaules, est traditionnel, bien attesté depuis l’Antiquité. Il a sans doute été réalisé dans une résine de polyester, un matériau qui permet de produire à bas coût des effigies légères, brillantes et résistantes. La caméra s’attarde quelques secondes sur ce portrait, dans un plan accompagné par les paroles du refrain de Sexy and I Know It : « Girl look at that body », répété trois fois. Le morceau, dont on entend la suite dans la séquence suivante, donne la parole à un homme qui se vante de son physique avantageux et de son comportement décomplexé et tapageur.

30En contrepoint de La nona ora, le buste propose une image de Jean-Paul II au visage ouvert et souriant, avec une pointe de malice. Car le repentir et la souffrance n’ont pas été les seules tonalités de son pontificat : Karol Wojtyla avait un tempérament enjoué, et de nombreuses photographies le montrent arborant un franc sourire. Néanmoins, l’apparition du buste à ce moment de The Young Pope ne semble pas revêtir de fonction particulière, et les paroles de Sexy and I know It sont aussi étrangères au pape polonais qu’à son portrait sans corps : il est ici question d’incohérence et des modalités de la production artistique dans le monde post-moderne. Le buste du pontife est un objet impersonnel, son auteur difficilement identifiable. Sa présence dans l’escalier du Vatican correspond au goût de l’Église catholique contemporaine pour les images : peut-être par la force de l’habitude, elle en commande beaucoup et les place un peu partout. Dans l’immense majorité des cas, elles ne témoignent d’aucun souci de profondeur sémantique et d’aucune recherche esthétique particulière, quand elles ne sont pas d’une grande laideur. On peut se demander par exemple si les cartes postales représentant le pape François éditées par le Vatican n’ont pas été créées dans le but de desservir leur modèle et d’aller contre toute forme de beauté, même la plus conventionnelle. Depuis les années 1920, la commande ecclésiastique est à de rares exceptions près séparée de la sphère de la création artistique. Ce phénomène est sans doute un symptôme de l’inscription problématique de l’Église dans le monde actuel, marquée par une crainte de toute audace et de toute authentique création.

Fig. 54. La chapelle Saint-Germain de l’église Saint-Germain des Prés à Paris en 2018.

Fig. 55. Sorrentino place la sculpture dans l’escalier du Vatican (s01e05).

31Dans une chapelle de l’église Saint-Germain-des-Prés à Paris, on a placé en 2005 un buste de Jean-Paul II (fig. 54). La plaque sur le socle ne mentionne pas le nom de son créateur mais précise qu’il a été offert à l’église « par des chefs d’entreprises [sic] à l’initiative du maire de Wrocław, Rafał Dutkiewicz ». Le buste ne correspond pas à la dédicace de la chapelle, qui honore saint Germain. Posée sur un socle imposant et sans grâce, l’effigie est froide, tristement réaliste ; l’ensemble du dispositif n’invite pas à la prière. Sans intérêt par lui-même, le buste nuit en outre à la contemplation de l’architecture de la chapelle, qui date des années 1140 et 1150 et qui est en revanche d’une grande beauté. La sculpture placée par Sorrentino dans l’escalier du Vatican27 est plus inoffensive d’un point de vue visuel (fig. 55), sa mise en scène plus travaillée, mais la chanson Sexy and I Know It engendre un décalage majeur. La dimension ironique est évidente28 ; l’insertion du buste de Jean-Paul II témoigne toutefois de la volonté du créateur de The Young Pope de créer un portrait ressemblant de l’Église contemporaine et de son rapport aux images.