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Dans l’atelier de Michel Pastoureau

 | 
Claudia Rabel
, 
François Jacquesson
, 
Laurent Hablot

Couleurs

Polychromie diabolique !

Inès Villela Petit

Texte intégral

Tentation de saint Antoine abbé. Polyptyque du Couronnement de la Vierge, détail de la prédelle. Cenni di Francesco di ser Cenni, florence, 1397-1405. Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 71. PB.31.

Tentation de saint Antoine abbé. Polyptyque du Couronnement de la Vierge, détail de la prédelle. Cenni di Francesco di ser Cenni, florence, 1397-1405. Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 71. PB.31.
  • 1 F. Frezzato (éd.), Cennino Cennini : Il libro dell’arte, Vicence, 2004, chap. lxxvii, lxxix, cxliv, (...)

1Pire que l’étoffe du diable nous apparaît le diable tout nu ! Est-il noir-sable de tristesse et de deuil ? Brun-tanné de fausse humilité ? Rouge du feu d’Enfers ? Verdâtre inquiétant comme l’autre monde et le mauvais sort ? Livide comme les morts ? Ou affreusement bariolé ? Vers 1400, à la prédelle du retable des Gianfigliazzi pour Santa Trinità de florence, le peintre Cenni di Francesco s’en est donné à cœur joie : sept couleurs pour huit créatures diaboliques. Pattes d’aigle, ailes membraneuses, corps velu, mufle léonin et cornes de bouc, ils semblent tous d’une même espèce infernale, mais colorés diversement comme les représentants d’autant de vices. De pied en cap, si ce n’est les cornes, deux sont tout verts, un rouge, un noir, un jaune, un bleu – y a-t-il plus épouvantable engeance ? –, un gris et un cangiante, dont le corps flamboie d’un séduisant orangé délicieusement moiré de jaune. Assailli par cette varietas dynamique, brûlé de torches et frappé de gourdins, le brave saint Antoine, surpris dans son sommeil, reste stoïque et peu tenté. Il porte la robe noire et le manteau des moines gris de Vallombreuse. Couleurs diaboliques contre austérité vertueuse, pourrait-on croire. Mais il suffit de prendre du recul et contempler le retable en son entier pour voir la couleur la plus vive éclater partout à la cour céleste, des ailes des anges aux habits des saints qui font chœur autour du Christ et de la Vierge couronnée. Les cangianti détaillés par Cennino Cennini dans son Libro dell’arte, un manuel de peinture exactement contemporain du retable, n’étaient-ils pas avant tout destinés à vêtir les anges ? Se vuoi fare un vestir d’angielo… Une couche de laque carmin éclairée de giallorino, jaune vif, ombrée de laque pure, et en voilà un habillé de soie. Un autre portera robe de vermillon rehaussée de minium, d’orpiment ou d’un vert… chome di cio ti diletterai, pour la délectation de l’artiste et de ses admirateurs. Terminer par des visages juvéniles à l’italienne : sous-couche de terre verte mêlée de céruse, puis carnations laissant transparaître les ombres, délicatement modelées d’un rose de vermillon et de céruse, en touches progressivement plus claires jusqu’aux éclats de blanc pur1… C’est pourtant ici que la couleur des suppôts de l’enfer fait écart, fait scandale. Avoir face verte, face bleue, ce ne sont pas là couleurs de chair ! Ces diables ont le teint aussi vif qu’un vêtement de parade, sans la douceur – la morbidezza – des tons amortis, indéfinissables et fondus qui rendent les carnations frémissantes de vie. Ils enfreignent l’ordre de la nature belle, bonne et sage, et du recouvrement des corps pudiques. Ils tiennent d’un autre ordre.

  • 2 C.B. Strehlke, « Cenni di Francesco, the Gianfigliazzi, and the Church of Santa Trinità in florence (...)

2La ronde des démons colorés rappelle les volitantibus phantasmatibus de saint Augustin, ces images vaines, pensées diaboliques voletant comme mouches autour du visage ; ou le petit oiseau noir, nigra avis, qui importune saint Benoît dans sa solitude et vient lui rappeler la chevelure de jais d’une tentatrice... S’ils persécutent l’homme de Dieu, chacun essaie de le séduire à sa façon, à sa couleur, de détourner ses pensées pour l’entraîner dans leur commune damnation. Deux autres scènes de la prédelle participent de ce cycle de tentations et de pénitence qui mène le fidèle le long d’un étroit chemin de crête où tout faux pas peut le précipiter dans l’abîme. À l’extrémité dextre, saint Benoît chasse les démons qui hantaient une pierre et la rendaient pesante, si pesante qu’une cohorte de moines ne parvint à la déplacer vers leur moustier en construction. Le matériau ainsi purifié pourra servir à bonne fin, en une inversion du motif du bois mal ajusté du Temple de Salomon. À senestre figure un thème iconographique des plus rares, doublet de la Descente aux Limbes. Saint Laurent exerce son privilège du Vendredi : délivrer une âme du Purgatoire. Moins un lieu qu’un temps, celui d’un séjour dans le tourment des Enfers où l’on agrippe encore sa bourse pleine… Bernardo Gianfigliazzi, général de l’ordre vallombrosain et abbé de Vallombreuse en 1400, sauvait ainsi l’âme et l’honneur des Gianfigliazzi, ces marchands à la bourse d’or au lion d’azur dont la réputation d’usuriers a traversé les siècles dans les vers du Dante (Enfer, XVII, 52-60)2 :

Regardant au visage quelques-uns
De ceux sur qui descend le feu d’angoisse
Je n’en pus reconnaître aucun, mais vis
Au cou de chacun d’eux pendre une bourse
Ayant couleur et signe distinctifs,
Et dont leurs yeux paraissaient se repaître.
M’avançant parmi eux et observant,
Je vis sur un sac jaune, de l’azur
Qui avait forme et face de lion.

Notes

1 F. Frezzato (éd.), Cennino Cennini : Il libro dell’arte, Vicence, 2004, chap. lxxvii, lxxix, cxliv, cxlvii.

2 C.B. Strehlke, « Cenni di Francesco, the Gianfigliazzi, and the Church of Santa Trinità in florence », The J. Paul Getty Museum Journal, 20, 1992, p. 11-40.

Table des illustrations

Titre Tentation de saint Antoine abbé. Polyptyque du Couronnement de la Vierge, détail de la prédelle. Cenni di Francesco di ser Cenni, florence, 1397-1405. Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 71. PB.31.
URL http://books.openedition.org/pufr/docannexe/image/29667/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 81k

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