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Dans l’atelier de Michel Pastoureau

 | 
Claudia Rabel
, 
François Jacquesson
, 
Laurent Hablot

Couleurs

L’étoffe du Perse et le serpent bariolé

Adeline Grand-Clément

Texte intégral

Dessin polychromé (A. Grand-Clément, 2020), d’après un skyphos attique à figures noires, vers 500 AEC (Boston, Museum of Fine Arts, Inv. 99.523).

Dessin polychromé (A. Grand-Clément, 2020), d’après un skyphos attique à figures noires, vers 500 AEC (Boston, Museum of Fine Arts, Inv. 99.523).
  • 1  Euripide, Cyclope, 182-185.

1L’étoffe du Diable affole. Soit. Mais le Malin, en dépit de sa malice, n’a rien inventé. La bigarrure de ses rayures fait pâle figure à côté des splendides losanges imprimés qu’arborent les fières Amazones de l’Antiquité. Même les Grecs ne sauraient dire si elles les ont empruntés aux Perses, ou si ces derniers les ont imitées. Les Mèdes, en tous cas, ont lancé la mode, et reconnaissons qu’elle a fait fureur chez les souverains achéménides. Les Grecs, cependant, s’abstiennent. Ils hésitent. Ils se méfient des ostentations de rayures, des débauches de losanges, des constellations de pois – même si, confessent-ils, de tels décors les fascinent. La poikilia sied aux Immortels, certes, mais point à des humains… Après tout, les Hellènes ne vont pas troquer leurs amples drapés, tissés par d’habiles Pénélopes, pour des justaucorps et des braies bariolés. Ce serait faire preuve d’hybris. Ils laissent donc un tel accoutrement transgressif aux archers scythes, aux cavaliers perses, aux guerriers celtes, aux Amazones farouches, aux héros efféminés, aux créatures hybrides. Les Grecs savent que l’effet d’un collant à résille peut être redoutable – dévastateur, même. Comment oublier les myriades d’Achéens tombés sous les remparts de Troie, ou encore Iphigénie sacrifiée par son propre père ? Tout ce gâchis à cause… de la culotte bigarrée que Pâris a osé porter ! Voilà en effet la véritable raison du déclenchement du conflit, nous confie Euripide : la belle Hélène s’est entichée du prince troyen quand elle a vu le bout de ses collants affriolants1. Sans cela, la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu. Le fil de l’histoire, comme celui du mythe, tient à peu de choses : une ficelle de caleçon ! Oui, comme l’écrit si bien Michel, « trop de rayures finit par rendre fou ». Aujourd’hui, personne n’oserait s’habiller comme Pâris pour séduire sa douce – sauf pour Carnaval.

2Mais revenons sur les origines de la rayure diabolique. À bien y réfléchir, il est hautement improbable que Lucifer ait cherché à singer les Perses. Il disposait d’une source d’inspiration plus immédiate et « naturelle ». On connaît en effet les affinités que le Diable entretient avec les reptiles ; Ève et Adam, nostalgiques du paradis perdu, s’en mordent encore les doigts. Pour beaucoup d’hominidés qui n’ont pas lu Linné, tous les ophidiens se ressemblent plus ou moins : dépourvus de patte, ils se faufilent aisément dans les trous et les recoins rocheux, se dissimulent sous les herbes hautes, glissent avec agilité pour échapper aux prédateurs, montent parfois aux arbres, nagent et mordent quand il faut bien se défendre, avec ou sans venin. Imprévisible, fuyant, toujours mobile, artificieux, roi de la métamorphose, le reptile ondoyant démontre clairement que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin. Il arbore de surcroît une cotte de maille très élaborée, avec sa peau quadrillée de losanges ; on dirait presque qu’il a enfilé un bas perse. Mais sur cette trame régulière d’écailles, la nature – ou quelque dieu grec ? – a parsemé couleurs et motifs en faisant preuve d’une grande inventivité. Il y a donc serpent et serpent, comme il y a des torchons et des serviettes. Couleuvres et vipères se distribuent en de nombreuses espèces. Le plus beau colubridé d’Europe, connu depuis l’Antiquité, aime jongler avec les noms latins : Elaphe situla, Zamenis situla, Coluber leopardinus. Les profanes l’appellent couleuvre léopardine, en raison de la magnificence de sa robe écaillée. Le dos, d’un ton beige, grisâtre ou brun jaunâtre, mâtiné de reflets métalliques, est peint de motifs disposés sur une rangée longitudinale. Ces taches, ovoïdes, de couleur rouge brique ou brun-rouge, sont bordées de noir ; elles alternent avec les ronds foncés qui parent les flancs. Bien qu’adepte de la sieste, la couleuvre léopardine n’est pas fainéante : c’est une bonne chasseresse qui n’hésite pas à mordre fermement l’impudent qui tenterait de la saisir.

3Le Diable, expert en ophiologie, pouvait-il rester insensible à la coquetterie de la couleuvre léopardine, si bien nommée ? Non, bien évidemment : voilà pourquoi il a voulu tailler le patron de son vêtement sur l’étoffe du colubridé. Avouons que le résultat n’est pas à la hauteur : les rayures lui donnent plutôt un air zèbre – il ressemble davantage à la cousine germaine, Elaphe quatuorlineata, la couleuvre qui tenait compagnie à Asclépios. Assurément, les tisserands du Malin n’ont pas le talent raffiné des dieux de l’Olympe ! Comme quoi, les goûts et les couleurs… ça se discute. Et ça fait même le pain de l’historien.

Notes

1  Euripide, Cyclope, 182-185.

Table des illustrations

Titre Dessin polychromé (A. Grand-Clément, 2020), d’après un skyphos attique à figures noires, vers 500 AEC (Boston, Museum of Fine Arts, Inv. 99.523).
URL http://books.openedition.org/pufr/docannexe/image/29657/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 127k

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