Une contre-histoire ?
p. 47-48
Texte intégral
1Quand il publie, en 2003, Le Destin des images, le philosophe Jacques Rancière ne se démarque guère de la présentation qui vient d’être faite ici de cette « vision du devenir moderne de l’art qui s’est jouée entre les années 1880 et les années 1920, entre le temps du symbolisme et celui du constructivisme ». Il parle de « l’art pur, conçu comme art dont les performances ne feraient plus image mais réaliseraient directement l’idée en forme sensible auto-suffisante ». Il évoque sans ironie le formalisme de Greenberg, et le mouvement par lequel la peinture a « gagné sa planéité », même s’il le met en tension avec le spiritualisme de Kandinsky et cherche à le réinscrire dans une généalogie plus ample. Selon lui, « la destruction du régime représentatif » a commencé plus tôt, dès le début du xixe siècle, avec « la révocation de la hiérarchie des genres, avec la réhabilitation de la “peinture de genre”, cette représentation de gens vulgaires occupés à des activités vulgaires qui s’opposait à la dignité de la peinture d’histoire comme la comédie à la tragédie ».
2Mais, huit ans plus tard, dans un nouveau livre intitulé Aisthesis, son discours a changé. Il ne croit plus à « la conquête par chaque art de son autonomie », ne voit plus dans ce récit qu’une « légende dorée des avant-gardes » imposée par un Greenberg qui aurait récrit l’histoire à son profit. Rancière se targue désormais de proposer une « contre-histoire », qui prendrait en compte Charlie Chaplin autant que Mondrian et Kandinsky, « et la descendance de Whitman autant que celle de Mallarmé ».
3Cette nouvelle argumentation ne convainc pas. Et Rancière semble d’ailleurs être le premier à en prendre le contre-pied quand, dans les pages qu’il consacre à Loïe Fuller, il observe qu’elle « participe bien de la rupture par laquelle l’art nouveau de la danse congédie l’art représentatif du ballet ».
4Il est certain que l’histoire des arts ne se confond pas avec la seule histoire des avant-gardes, qu’elle n’a cessé d’être parcourue par des mouvements en sens divers et que des tendances quelquefois antinomiques peuvent s’y développer simultanément. C’est ce qu’illustre exemplairement la sociologue Nathalie Heinich lorsqu’elle écrit que ce que l’on appelle « art contemporain » ne se confond pas avec le tout de l’art produit à l’époque contemporaine mais constitue « une catégorie esthétique, analogue à ce qu’on appelait du temps de la peinture figurative un “genre” : genre qui occupe une position homologue de celle qui fut impartie autrefois à la peinture d’histoire », autrement dit : une position dominante. Elle rappelle qu’« une grande partie des œuvres postérieures à 1945 ou à 1960 sont de facto exclues de ce qui circule sous la catégorie “art contemporain” : chromos, images décoratives vendues en série, œuvres de tendance classique ou moderniste (post-impressionnisme, post-cubisme, post-surréalisme) ».
5Je suis, par ailleurs, on a pu l’observer, favorable à une prise en compte de l’ensemble des formes artistiques — y compris le cinéma et la bande dessinée —, non pas seulement de celles qui faisaient partie de l’ancien système figé des beaux-arts. Et il est exact, je crois l’avoir montré, que le credo du modernisme — cette fameuse idéologie de la pureté — s’est imposé aux différents arts dans des proportions variables : il a révolutionné la peinture, la sculpture et la danse, il n’a que partiellement impacté la littérature, y compris dans ses formes poétiques, et n’a touché le cinéma qu’à la marge. Il y a eu Léger, Richter, Eggeling, mais il est indéniable que le public a surtout connu Chaplin, qui peut — et doit — d’ailleurs lui-même être considéré comme un inventeur de formes, à l’intérieur du registre narratif dominant.
6Il reste que nous disposons de suffisamment d’éléments pour attester l’influence de cette idéologie de la pureté, son emprise non seulement sur nombre de productions artistiques mais aussi sur les discours, sur la pensée. Son importance comme fait historique ne peut être récusée.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Petits Livres d’or
Des albums pour enfants dans la France de la guerre froide
Cécile Boulaire
2016
Le conte et l’image
L’illustration des contes de Grimm en Angleterre au XIXe siècle
François Fièvre
2013
Le texte critique
Expérimenter le théâtre et le cinéma aux XXe-XXIe siècles
Marion Chenetier-Alev et Valérie Vignaux (dir.)
2013
Dans l’atelier de Michel Pastoureau
Claudia Rabel, François Jacquesson et Laurent Hablot (dir.)
2021