1Ce chapitre sur l’alimentation périscolaire et informelle à l’école synthétise en partie le contenu de trois articles déjà parus dans un numéro spécial de la revue Anthropology of food sur les patrimoines alimentaires enfantins2. Nous qualifions ici de périscolaire l’alimentation consommée à l’école en périphérie de la restauration scolaire proprement dite (la cantine), sur les autres temps périscolaires et de manière plus ou moins organisée par l’institution comme le goûter et les collations matinales ou festives parfois gérées par le personnel scolaire. Nous qualifions d’informelles, les consommations enfantines autonomes, voire clandestines, et donc par définition formellement interdites dans le cadre scolaire français où l’alimentation est très encadrée par l’institution. Il s’agit donc d’étudier l’angle mort de l’alimentation à l’école, hors de la cantine, et sur tous les autres temps et espaces scolaires, y compris en classe. Ces choix terminologiques sont dictés par l’incapacité des catégories existantes à couvrir exactement ces deux aspects périscolaires et informels de l’alimentation à l’école. D’une part, le terme anglo-saxon « snacking », traduisible par « collation » ou « grignotage » avec une connotation péjorative en français, renvoie à la consommation hors des repas, alors que le goûter correspond à l’un des quatre repas préconisés pour les enfants dans le contexte français (PNNS3). Quant aux termes « snack », « encas », « sucreries », etc. qui évoquent plutôt des catégories d’aliments, sucrés et/ou salés, ils renvoient étroitement au contenu consommé, d’ordre nutritionnel, plutôt qu’à l’objet de notre étude qui porte sur les interactions sociales occasionnées par ces consommations.

2Il s’agit de qualifier ces occasions alimentaires, définies ici comme périscolaires versus informelles, selon qu’elles sont ou non encadrées et autorisées par l’institution. L’école, comme espace de socialisation alimentaire, se différencie en France de beaucoup d’autres pays du fait de la réduction des modes de restauration possibles dans son enceinte. La présence de distributeurs automatiques est proscrite dans tous les établissements de la maternelle au lycée depuis 2005 suite aux politiques publiques de lutte contre le surpoids et l’obésité infantile4. Dans ce contexte des années 2000, le PNNS déconseille également toute prise alimentaire durant la journée scolaire en dehors du créneau de la cantine à midi et de celui du goûter à 16 h 30 à l’école primaire. Les distributions matinales de lait, petit-déjeuner et autre collation de 10 h, jusque-là sous responsabilité municipale en primaire, subsistent rarement et seulement sous condition de directives locales5. Au niveau national, le goûter et la cantine restent donc les seules prises alimentaires officiellement autorisées, de fait sous forme de repas ; la fréquentation de la cantine suppose la consommation exclusive du menu scolaire géré par les administrations territoriales6, tandis que le contenu du goûter reste sous contrôle du règlement interne de l’école qui peut localement en exclure chips ou sodas par exemple7. Dans les faits, en élémentaire comme au collège, les aliments provenant de l’extérieur restent plus ou moins tolérés par l’institution, selon que l’aliment est interdit ou pas par le règlement intérieur et selon le degré de tolérance locale à l’entorse au règlement. Les élèves nuancent cette « interdiction » dans leurs discours, tout comme les adultes dont le point de vue dépend de leur rôle dans l’établissement, soigner ou surveiller, et selon l’aliment en question, l’infirmière pouvant soutenir par exemple une collation « saine » contre des bonbons. L’institution peut aussi changer les règles et interdire le partage de goûter comme c’est arrivé dans l’une des écoles étudiées en raison des conflits liés à ces partages comme nous allons le voir plus bas.

3Nos terrains permettent de centrer ce chapitre sur l’expérience périscolaire du goûter et sur la consommation informelle de friandises, au sens large d’aliments dont les enfants sont friands, comme les bonbons mais aussi d’autres produits plus ou moins prévisibles. Ces deux catégories d’analyse – goûter institutionnalisé et alimentation informelle – revêtent toutes deux un caractère symbolique. D’une part, le goûter de 16 h 30 reste, dans les sociétés occidentales, associé à l’enfance. Les produits consommés, aux saveurs douces et sucrées, renvoient à l’univers du plaisir et de la gourmandise. Tantôt encas, tantôt collation, la définition du goûter varie selon les contextes et les pays8. Il se décline également différemment selon le moment et les personnes avec qui il est partagé : le goûter de 16 h 30 pris à l’école, sur le chemin du retour ou à la maison, le goûter du mercredi partagé avec les copains ou avant une activité sportive ou ludique, ou encore le goûter d’anniversaire festif et ritualisé9. Dans le cadre de l’institution scolaire, le goûter est parfois fourni par la municipalité, il est alors le même pour tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale et les ressources des parents, et son prix – inclus dans celui de l’étude surveillée – est calculé sur la base du quotient familial des ménages. Ainsi, bien que les familles ne payent pas le même prix, aucune distinction ne peut être faite entre les enfants selon leur origine sociale au moment du goûter. Dans certains établissements à l’inverse, le goûter est à la charge des parents. Il est composé en fonction des goûts, des moyens financiers et des modes d’approvisionnement familiaux. En dehors de ce goûter institutionnalisé, la récréation demeure un moment privilégié d’échanges entre les enfants10, y compris d’échanges plus ou moins cachés de friandises, qui se prolongent parfois jusqu’en classe11.

4D’autre part donc, la symbolique des friandises et notamment celle du bonbon, renvoie en Occident au plaisir enfantin plus ou moins innocent, entre mystère, transgression, convoitise et plaisir coupable, ainsi qu’aux valeurs éducatives du festif, du partage, ou encore de la récompense spécifiquement destinée aux enfants : la « belle chose » qui récompense l’enfant méritant12. En France, le mot « bonbon », apparu au xvii^e siècle, provient textuellement de la bouche des enfants13. Changeant de forme et de goût mais subsistant de génération en génération, le bonbon relève du patrimoine alimentaire enfantin occidental et s’illustre depuis des siècles dans la littérature enfantine européenne (Pinocchio, Alice in Wonderland, Hansel und Gretel, Les malheurs de Sophie…). Le marketing agroalimentaire et les médias publicitaires renforcent aujourd’hui cette symbolique enfantine du bonbon et d’une certaine catégorie de produits aux formes et emballages renvoyant à l’imaginaire enfantin, qui se distingue clairement des autres produits de snacking, tantôt destinés aux femmes (encas allégés), aux sportifs (barres énergétiques), aux adolescents (bonbons au goût fort, acide et pétillant, aux noms provoquant « têtes brûlées », et sodas aussi appelés « sucreries » en Afrique Subsaharienne), et se réinvente dans les cours d’école où les friandises peuvent se décliner sous d’autres formes qui échappent au marketing alimentaire14.

5Ce chapitre sur le rôle du goûter périscolaire et des friandises informelles dans la construction des rapports sociaux à l’école s’organise en quatre parties. Après une brève présentation méthodologique des trois terrains mobilisés, nous proposerons un survol statistique des résultats sur le goûter et l’alimentation informelle, avant de nous arrêter sur la question de la réappropriation enfantine du goûter et des aliments dont l’enjeu initialement nutritionnel devient social pour les enfants, puis nous montrerons pour finir comment ces prises alimentaires deviennent le support de la construction enfantine des rapports sociaux, entre hiérarchie, élection et domination entre pairs.

Méthodologie : présentation des trois terrains

6Les différents terrains mobilisés à Paris et en région parisienne (proche banlieue est et grande banlieue ouest) concernent trois écoles primaires et trois collèges, dont au moins un établissement en zone sensible ou bien en Zone d’Éducation Prioritaire (ZEP15) sur chaque terrain. La diversité sociale des établissements enquêtés permet d’appréhender à travers les enfants les ségrégations sociales qui traversent le monde des adultes.

7L’appartenance socioculturelle des familles, appréhendée par les métiers et origines des parents (pays de naissance), recouvre des secteurs d’activité et des métiers différents mais permet de distinguer de manière homogène les milieux populaires des milieux plus favorisés sur chaque terrain. Pour ce qui est des classes moyennes et supérieures, il s’agit plutôt d’enseignants sur les trois terrains ; mais aussi de cadres et ingénieurs d’entreprises privées dans les écoles élémentaires enquêtées dans le grand ouest parisien ; de diplomates, cadres et professions intermédiaires plus techniques dans les collèges enquêtés dans la proche banlieue de l’Est parisien avec certaines familles originaires du Portugal ; et dans le collège parisien plutôt soit de commerçants pour les familles migrantes (chinoises et maghrébines) soit de professions intellectuelles (artistes, avocats, journalistes…) avec des profils socioculturels typés (notamment plus souvent en union mixte avec un étranger) dans un quartier en voie de gentrification dans lequel ils acceptent de scolariser leurs enfants en ZEP.

8Pour ce qui est des classes populaires, plutôt des chômeurs, des mères au foyer, des ouvriers du bâtiment et du tertiaire (agents de sécurité, caissières, chauffeurs-livreurs, cuisiniers et personnel de restauration, dames de services du secteur public, femmes de ménage…), avec une représentation de familles migrantes sur les trois terrains, mais dans des proportions et selon des origines différentes. Dans les écoles élémentaires suivies en banlieue ouest, on retrouve une population migrante plutôt issue d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, avec une classe d’intégration en ZEP (CLIS) ; dans les deux collèges enquêtés en banlieue est de Paris, une majorité de familles migrantes provenant surtout d’Algérie et d’Afrique subsaharienne notamment du Mali et des Comores, plus rarement d’Asie (Cambodge, Chine) ; enfin trois quarts de migrants dans l’échantillon parisien provenant surtout d’Afrique subsaharienne et d’Asie (Chine), ensuite du Maghreb et d’Europe de l’Est.

9Les trois terrains s’appuient sur des dispositifs de collecte différents mais qui ont permis de couvrir plusieurs aspects de l’alimentation périscolaire et informelle en milieu scolaire. D’une part, des observations participantes ont été menées dans les différents espaces scolaires, en cour de récréation et cantine en élémentaire, et également en classe au Collège. Au cours de ces observations des entretiens informels ont pu être menés avec les élèves, dont les interactions ont aussi été notées sur le journal de terrain, notamment autour du contenu de leurs goûters qui ont été minutieusement recensés en élémentaire. D’autre part, des entretiens individuels ont été menés dans les familles en élémentaire et dans les deux collègues de banlieue parisienne (dits « Malraux » et « Renoir » en version anonymisée). D’autres entretiens ont été conduits dans les trois écoles élémentaires avec le personnel encadrant les repas et la récréation. Enfin, dans le cadre de la recherche participative Coralim, d’autres élèves du collège ZEP parisien (dit « Bach ») ont participé à une enquête par questionnaire internet, qui a permis de réunir individuellement quelques éléments factuels sur l’alimentation à l’école. Les élèves ont participé à l’analyse de ces données, à partir desquelles ils ont pu débattre les résultats relatifs à leurs propres pratiques, en entretiens collectifs de six à huit élèves par la méthode des focus-group.

10L’articulation de ces différentes sources permet de confronter les résultats pour en dégager les limites et la portée. Comme le conseillent Grignon et Passeron dans Le savant et le populaire, il s’agit de « multiplier les terrains d’observation et les stratifications sociales [de] les contraster [de] les construire en protocoles comparatifs complexes16 ». En élémentaire, les observations et recensions statistiques portent sur le goûter de l’ensemble des élèves restant à l’étude. Le moment observé est donc institué par l’école et la consommation d’aliments provenant de l’extérieur est autorisée, prévue et encadrée. Au contraire au collège, l’observation participante menée à Renoir et Malraux dans des établissements de composition sociale différente a permis d’identifier et de comparer des prises alimentaires informelles, voire clandestines, en classe ou en cour de récréation. Les moments observés échappent donc au contrôle de l’institution, la violence de certaines situations interrogeant la posture du chercheur et son ingérence dans les interactions entre élèves. Dans le contexte précis des observations aux collèges Renoir et Malraux, l’enquêtrice a choisi de ne pas faire figure d’autorité17 et d’adopter une posture de « moindre adulte » se plaçant au niveau des enfants18. Sur l’autre terrain de collège, Bach, le dispositif de focus group permettait au contraire de temporiser la violence entre élèves en expérimentant des formes d’argumentation et de débat encadrés. Dans ce collège parisien de ZEP (Bach), les données discursives recueillies en focus group sur les pratiques informelles ont pu émerger du climat de confiance que le dispositif de collecte introduisait par l’implication directe des élèves dans la collecte et l’analyse des données19. Ces discours éclairent les échanges alimentaires observés dans les autres collèges. L’enquête a aussi permis de réunir des données quantitatives, recueillies de manière anonyme à la fois sur le goûter et l’alimentation informelle (amener quelque chose à manger dans son cartable), qui apportent un cadrage statistique aux pratiques observées sur les autres terrains. Dans l’ensemble les résultats sont à la fois plutôt convergents et sinon complémentaires.

Survol statistique des résultats sur le goûter périscolaire et l’alimentation informelle

Préparation, composition et différenciation sociale du goûter

11En élémentaire, dans les deux écoles étudiées où les parents sont en charge du goûter, celui-ci est généralement choisi, préparé et glissé dans le cartable par les mères de famille20 qui confirment en entretien qu’elles sont aussi en charge de l’achat du goûter lors des courses. Cette pratique parentale est vraisemblablement en lien avec la répartition des tâches domestiques au sein du couple et la place centrale de la mère dans l’alimentation familiale21 (tableau 2 page suivante).

12Ainsi dans l’école de milieu supérieur et dans l’école de milieu populaire, la mère prépare le goûter des enfants dans respectivement 42 % et 34 % des cas. Toutefois, si l’assignation des mères au goûter l’emporte toujours sur celle des pères, quel que soit le milieu, la proportion d’enfants préparant eux-mêmes leur goûter est nettement supérieure dans l’école de milieu populaire. En l’occurrence, 35 % des élèves déclarent le préparer seuls alors que seulement 20 % des enfants de milieu supérieur sont dans cette situation. Les élèves de milieu défavorisé sont finalement aussi nombreux à être autonomes dans la gestion de leur goûter que ceux pour qui la mère est responsable de ce choix. Pour autant, si les enfants préparent eux-mêmes leur goûter avant de partir à l’école, ils font leur choix parmi les produits alimentaires que leurs parents ont achetés. Leur marge de manœuvre se joue donc sur la quantité et la combinaison de produits choisis plus que sur le choix même de ces produits.

13Parmi les 99 catégories de produits analysées22, 72 renvoient exclusivement à des gâteaux industriels, le plus souvent emballés en portions individuelles. Certains gâteaux sont toujours présents dans les deux établissements, témoignant de goûts enfantins similaires : les produits de la gamme Kinder ou les produits briochés tels que les pains au lait et les brioches individuelles Pitch ou Doo wap, très appréciés des enfants pour qui ils ont aussi une forte valeur sur le marché du don et de l’échange. Dans l’ensemble, les gâteaux industriels viennent largement en tête des produits consommés dans les deux écoles, chaque enfant mangeant à chaque goûter entre un et deux produits de cette catégorie. Comparativement, les gâteaux, sablés et crêpes faits maison sont très rares dans les deux écoles. Viennent ensuite les produits à base de fruits, qui bien que deux fois moins fréquents que les précédents, restent présents dans la majorité des goûters, plutôt sous forme de compotes à boire et de briques de jus que de fruits entiers.

Tableau 2. Personne en charge de la préparation du goûter parmi les enfants observés en école élémentaire.

14L’analyse détaillée montre que la nature de ces produits change selon l’appartenance sociale de la famille : les goûters de l’école favorisée sont deux fois plus souvent composés de fruits entiers (14 % des goûters contre 6 %) et de compotes à boire (33 % des goûters contre 20 %) que ceux de l’école de milieu populaire, où ce sont à l’inverse les jus de fruits conditionnés en briques individuelles qui dominent, apparaissant dans près d’un goûter sur deux (49 % en ZEP, contre 16 % dans l’école plus favorisée). D’un point de vue financier et nutritionnel, le « vrai » fruit ou la compote à boire répondent davantage aux exigences des classes moyennes et supérieures et à leur conception de l’équilibre alimentaire régie par des impératifs diététiques23 : limiter et compenser la quantité de gâteaux par un produit jugé « plus sain » comme la compote. La comparaison des catégories de gâteaux les plus consommés dans les deux écoles confirme ces écarts sociaux : les élèves de milieu populaire prennent plus souvent un goûter à base de produits caloriques comme les viennoiseries et les chips, deux catégories quasiment absentes des goûters de milieu supérieur, alors que la consommation de chips supplante celle de fruits en milieu populaire. En outre, les goûters des élèves de milieu favorisé se distinguent par des gâteaux moins riches en graisses et en sucres comme les Paille d’or ou les barres de céréales. Ces résultats corroborent l’hypothèse d’une attention spécifique des milieux favorisés à la valeur nutritionnelle des goûters. Toutefois, comme les élèves de milieu populaire préparent plus souvent eux-mêmes leur goûter, la surreprésentation de produits comme les chips pourrait aussi provenir de choix enfantins autonomes. Au-delà de l’effet de contrainte d’approvisionnement parental, un autre paramètre économique réside en l’effet de mode. Ainsi les gâteaux préférés et échangés lors du goûter sont d’abord les produits de grandes marques, comme Ferrero (Kinder), BN ou Lu (Pépito, Granola, Napolitain), auxquels s’ajoutent en ZEP des marques de distributeur ou d’enseignes « discount » et de nombreux produits moins médiatisés, qui n’apparaissent nullement dans l’autre école. Si les préférences alimentaires des enfants et leur participation aux choix familiaux d’approvisionnement influencent en partie la composition des goûters, leur appartenance sociale et notamment les ressources économiques dont dispose la famille définissent bien en amont ce que les élèves vont sortir de leur cartable et être en mesure d’échanger au moment du goûter.

Évolution de la prise quotidienne du goûter avec l’âge

15Si un temps de goûter est systématiquement prévu en élémentaire pour les enfants qui restent à l’étude jusqu’au retour de leurs parents, ce n’est plus le cas au collège où les élèves rentrent directement chez eux après les cours. Les trois quarts des collégiens enquêtés à « Bach » déclarent cependant continuer de prendre un goûter quotidien, soit 80 % des filles et 70 % des garçons24. L’examen des taux par âge (Figure 1) révèle que les filles tendent à maintenir cette pratique jusqu’en 3^e, alors que les garçons goûtent moins en grandissant25, or, à l’âge adulte, prendre un goûter et continuer à le considérer comme un « repas » reste justement plutôt féminin26. La discussion collective de ces résultats avec des élèves de 4^e en 2014 montre qu’ils ne se doutent pas de cette évolution : les garçons pensent goûter autant qu’avant et manger d’ailleurs en plus grande quantité. Du point de vue de l’ensemble des élèves le principal changement réside plutôt dans le lieu du goûter, qu’ils le prennent surtout chez eux, mais aussi dans la rue, entre ami(e) s, voire au fast-food pour rester ensemble après le collège. Cette pratique observée sur les différents terrains correspondrait plutôt aux collèges les moins favorisés, dont les élèves tardent plus que les autres aux abords de l’établissement, dans la rue, épiceries et autres commerces du quartier, alors que les élèves des collèges observés en zone plus favorisées tendent davantage à rentrer directement chez eux, même à plusieurs. Ces résultats révèlent une différenciation sociale précoce de l’utilisation des espaces publics et privés qui pourrait être non seulement liées à des formes de sociabilité spécifiques selon les milieux (pouvoir ou non inviter ses amis chez soi), mais aussi révéler une familiarisation différenciée aux espaces publics. D’une part, dans certains milieux populaires où les courses alimentaires sont en partie déléguées aux enfants, ces derniers prennent précocement l’habitude d’une fréquentation autonome des commerces de proximité27. D’autre part, cette familiarisation pourrait aussi s’inscrire dans les inégalités des conditions de logement et de promiscuité, la rue et le fast-food apparaissant comme un espace ouvert et anonyme où l’on peut s’isoler entre amis quand on ne peut pas le faire chez soi (logements plus exigus et saturés en milieu défavorisé, où l’enfant partage plus souvent sa chambre, manque d’espace individuel et de travail).

Fig. 1. Taux de prise de goûter et taux d’aliments informels dans le cartable, selon le sexe et l’âge au collège « Bach ».

Amener de quoi grignoter dans son cartable

16Les résultats individuels de l’enquête internet du collège « Bach28 » montrent que la pratique reste relativement rare, puisqu’en moyenne seulement 14 % des élèves déclarent amener de quoi manger dans leur cartable. Par comparaison, la même enquête effectuée en 2016 dans une école européenne auprès d’élèves de toutes nationalités de l’UE révèle qu’un quart des élèves ont l’habitude d’amener des aliments à grignoter en plus de leur goûter ou de leur éventuelle lunch-box. Dans le collège parisien, la pratique est donc plus rare et surtout significativement féminine (22 % des filles contre 6 % des garçons, chi2[1] = 13,7). Par ailleurs, elle augmente avec l’âge chez les filles alors qu’elle diminue chez les garçons (Figure 1). Le contenu des cartables révèle qu’il s’agit plutôt de confiseries, mais là encore filles et garçons se distinguent parce qu’ils n’amènent pas le même type de friandises. Les garçons semblent spécialisés dans les bonbons (71 % des garçons concernés) ou les encas salés (chips, pâtes chinoises) tandis que les filles se distinguent par une palette assez diversifiée d’aliments, à savoir majoritairement des gâteaux (59 % des filles qui ont de quoi grignoter) ou des bonbons (56 %), et deux fois moins souvent des fruits/jus, chips ou viennoiseries (respectivement autour de 25 %). Certains contenus varient aussi avec l’âge, les 6^e apportant spécifiquement des « pâtes chinoises » qui disparaissent quasiment des cartables en grandissant, alors que les bonbons restent indémodables jusqu’en 3^e. Les observations menées dans les autres collèges suivis en banlieue parisienne, Renoir et Malraux, confirment qu’une bonne partie des élèves de 5^e apportent régulièrement des bonbons en classe, pas forcément tous les jours mais au moins une fois dans la semaine. Cette pratique relativement généralisée aboutit à ce que tous les jours, il y ait des bonbons, des biscuits ou des boissons qui circulent dans la classe, sachant que c’est officiellement interdit.

17Ces brefs résultats qui révèlent par ailleurs la relative spécialisation des filles dans l’apport d’aliments informels à l’école pourraient indiquer que ces dernières se spécialiseraient dans ce type de transgression tandis que les garçons se démarqueraient dans d’autres domaines (transgressions plus visibles, comportements plus turbulents, bagarres). Ces pratiques féminines pourraient aussi révéler un rapport différent à la journée scolaire comme si, en regard de la spécialisation masculine en sucreries, les filles anticipaient leurs besoins physiologiques en prévoyant un coupe-faim ou au contraire un remontant, vu la nature diversifiée des aliments apportés (sucres lents, fruits, boissons). Enfin comme nous allons le voir, compte tenu du rôle important des friandises dans la sociabilité des élèves, on peut se demander comment ces aliments informels sont instrumentalisés dans la relation des élèves, entre filles et avec les garçons.

Réappropriation et transformation des logiques des adultes par les enfants

18L’analyse de l’alimentation périscolaire et informelle à l’école révèle comment les enfants se réapproprient et transforment les logiques des adultes (parents, institution ou médias), en redéfinissant l’usage des aliments mis à leur disposition. Le partage de goûters, bonbons et autres friandises parfois inattendues, en s’éloignant des préoccupations et des injonctions adultes, devient un support d’intégration au groupe de pairs et un mode d’expression des cultures enfantine et préadolescente.

Enjeux des recompositions enfantines du goûter élaboré par les adultes

19Lorsque les parents composent le goûter qui sera consommé à l’école, ils en destinent le contenu à leur enfant et le pensent comme une prise individuelle, adaptée à ses besoins nutritionnels ou à ses goûts personnels. Mais dans les faits à l’école, le cadre collectif du goûter de 16 h 30 modifie son caractère originellement individuel, et occasionne des formes singulières de relations enfantines autour de l’alimentation. L’espace de la cour de récréation et le temps du goûter sont réinvestis par les enfants afin d’en faire un moment de partage et de transmission entre pairs29. Une fois sortis du cartable, les goûters sont exposés, comparés, partagés, échangés, donnés, troqués. Ces « transactions non marchandes », au sens de Marcel Mauss dans son Essai sur le don30, répondent à des règles et à des codes édictés par le groupe d’appartenance et auxquels les adultes sont étrangers. Se déroulant à l’abri des regards sous les préaux, elles se démarquent des préoccupations nutritionnelles des adultes : prendre son goûter dans la cour de récréation ne signifie pas simplement ingérer des aliments afin de combler un besoin énergétique journalier. Partager son goûter c’est aussi communiquer et échanger, construire un lien avec autrui au détour d’une prise alimentaire qui associe goût et émotions31.

20Les transactions non marchandes qui s’établissent entre les enfants lors du goûter dans la cour de récréation revêtent diverses formes. Si l’aliment est toujours au cœur de la relation et qu’il provoque l’interaction, les modalités de la transaction sont quant à elles définies en fonction de la relation qui unit les pairs devenus pour un temps partenaires. Certaines transactions peuvent être qualifiées de dons : une partie du goûter d’un enfant est partagée avec un autre élève sans qu’une contrepartie soit exigée ; d’autres à l’inverse relèvent bien de l’échange : le don réalisé appelle à un contre-don, instantané ou ultérieur. Ainsi la fonction première du goûter, nourricière et nutritive, est détournée. Les propriétés sociales de l’acte alimentaire – convivialité, commensalité32 – se substituent à sa dimension matérielle, favorisent les échanges entre pairs et renforcent les liens affinitaires.

21Le partage du goûter et plus largement de l’aliment, notamment le plus prisé comme le bonbon, est aussi une tactique adéquate pour se faire « bien voir », gagner en prestige et être accepté des autres33. L’aliment devient alors un support de l’intégration au groupe de pairs, enjeu central de l’expérience scolaire34. De fait, bien que l’école soit avant tout un lieu d’apprentissage et d’évaluation du niveau scolaire, elle est aussi l’instance qui sépare l’élève de sa famille, et lui permet à la fois de se construire un « quant-à-soi » et de s’intégrer au groupe de pairs jusqu’à s’y identifier35. Les liens sociaux entre élèves deviennent les principaux catalyseurs des comportements adoptés à l’école, notamment au collège puis au lycée, tandis que le rôle normalisateur du groupe de pairs s’observe concrètement dans la standardisation des manières d’être, des modes vestimentaires et des goûts culturels et alimentaires structurés par l’avis collectif majoritaire qui fait désormais loi36.

Détournements enfantins de l’usage des aliments, l’exemple des pâtes chinoises

22Cette standardisation et circulation alimentaire entre pairs caractérise non seulement l’usage du goûter mais plus largement toute consommation alimentaire sur le site scolaire, y compris à la cantine37 et a fortiori les aliments informels qui échappent au contrôle voire à la connaissance des adultes, en particulier les sucreries. Outre les bonbons, gâteaux et confiseries courants, les enfants en inventent à partir d’aliments détournés de leurs usages habituels, par exemple les « pâtes chinoises ». Nous avons observé cette consommation spécifique de pâtes chinoises dans les cours d’école, sur le terrain parisien du Collège Bach et de l’école élémentaire attenante, à l’instar d’autres établissements scolaires urbains, surtout en ZEP38 dans les entretiens collectifs avec des 6^e du collège Bach (ZEP), l’aliment a surgi dans le feu de la discussion alors que les élèves parlaient des modalités du goûter pris à la maison au retour du collège, et bien qu’un des élèves ait interpellé les autres sur l’opportunité d’aborder ce sujet en présence d’un adulte, la discussion s’est spontanément poursuivie par accord tacite entre élèves. Les pâtes chinoises ont émergé du débat parce qu’elles font partie de l’arsenal des aliments dont les enfants agrémentent l’ordinaire de l’alimentation à l’école. Cet aliment du commerce vendu déshydraté et compacté sous sachet plastique, parfois inconnu des parents dont les enfants le consomment, est détourné de son usage habituel comme l’expliquent les élèves : l’aliment est consommé cru, éventuellement agrémenté de la poudre de sauce pimentée qui l’accompagne dans l’emballage. L’aliment est aussi transformé par les enfants, chacun le mangeant plus ou moins écrasé, épicé, personnalisé selon ses goûts et la saveur du paquet.

23Des enfants de toute origine sont impliqués dans la consommation secrète de ces pâtes, mais curieusement les enfants de familles chinoises interrogés sur le sujet semblent s’y adonner moins par goût que pour adhérer au groupe, ce qui relativise la place des pâtes chinoises parmi les autres gourmandises prisées des enfants. Ce détachement des enfants d’origine chinoise réside précisément dans leur bonne connaissance du produit, pas du tout exotique pour eux, et qui renvoie à l’alimentation familiale plutôt qu’à un secret original. Les discussions montrent d’ailleurs qu’ils ne sont pas non plus au cœur de l’approvisionnement de ce type de produit présent dans les rayonnages de tous les magasins des quartiers populaires parisiens et pas seulement dans les commerces chinois. Se fournir en pâtes consommées à l’insu des adultes suscite l’organisation d’un approvisionnement parallèle aux modes par lesquels les enfants reçoivent habituellement leur nourriture de ces derniers. Vu la nature clandestine de la consommation et de l’introduction du produit à l’école, il s’agit de le trouver par d’autres moyens sachant que son prix extrêmement modeste de l’ordre de 50 centimes le paquet, en l’occurrence beaucoup moins cher qu’un paquet de bonbons, correspond justement aux petits moyens des enfants. Lors du focus group, l’un des élèves évoque son argent de poche, ressource la plus évidente dans les familles qui en dispensent, mais loin de concerner tous les élèves du Collège Bach. Les enfants de milieu plus modeste s’approvisionnent plutôt en utilisant légitimement l’argent familial lorsqu’ils sont chargés des courses hebdomadaires, comme le révèle une discussion de 6^e entre garçons originaires d’Afrique de l’Ouest (parents ouvriers) :

Nous on fait les courses à Lidl avec mon frère le samedi, ma mère elle donne l’argent […]. S’ensuit une discussion sur le choix comparatif de la meilleure enseigne hard discount du quartier, dans lequel le critère adulte du prix côtoie le critère enfantin de la gourmandise : […] Ben oui, si tu vas à Lidl c’est moins cher qu’ED […] (Un autre enfant : oui, mais à) Leader Price, les yaourts là j’aime bien, y a même les pâtes chinoises […]39.

24Le choix de l’épicerie reflète ainsi les stratégies d’approvisionnement en pâtes chinoises, et révèle la grande adaptabilité des enfants aux contraintes financières des adultes. Dans la discussion entre élèves de milieu plus favorisé, le choix du magasin révèle aussi le rationalisme des enfants qui se contentent du hard discount pour les pâtes chinoises moins chères et aussi disponibles qu’ailleurs, mais s’approvisionnent en chips dans un magasin de meilleure gamme qui offre plus de choix pour ce type de produit. Outre les enfants déjà impliqués dans les courses familiales, l’entrée au collège contribue comme vu plus haut à la généralisation de la fréquentation autonome du quartier et de ses commerces, qui permet aussi de s’approvisionner secrètement. Si les pâtes chinoises entrent ainsi par effraction dans les échanges alimentaires enfantins, se distinguant de ceux des enfants des générations précédentes, il n’en reste pas moins qu’elles représentent une des multiples variantes de ce type d’aliment interdit qui ont de tout temps émaillé les cours de récréation et autres lieux de réunions enfantines. Les pâtes chinoises marquent un effet de génération dans l’évolution des produits rencontrés dans les cours d’école.

Consommer des friandises en classe pour s’opposer à l’école et gagner en popularité

25Une fois dans l’enceinte scolaire, les confiseries s’invitent aussi en cours, parfois du fait des enseignants par exemple pour un goûter de fin d’année (comme en mathématiques à Malraux) ou pour fêter l’arrivée de Noël (en EPS à Renoir). Dans le contexte ascétique de l’école, sous contrôle des adultes et tourné vers les apprentissages, les friandises accompagnent ainsi la célébration exceptionnelle de rites sociaux (anniversaire, Noël, fin d’année et autre passage de niveau) en introduisant une dimension festive et une source de plaisir sensoriel qui viennent rompre la routine de la classe et récompenser les élèves. Cependant, en dehors de ces rares occasions encadrées par les adultes, les élèves consomment quotidiennement, régulièrement et de manière informelle des friandises qu’ils amènent eux-mêmes en classe, à l’instar des bonbons et pâtes chinoises. À la fois cachés et omniprésents à l’école, les bonbons gardent leur valeur fortement hédonique et permettent aux élèves qui en consomment, notamment en cours, de ressentir un double plaisir. D’une part, un plaisir gustatif et charnel, à défaut d’un éventuel plaisir intellectuel, savouré dans un espace de transmission magistrale, la classe, où l’élève est supposé concentré. Cet ascétisme scolaire est d’ailleurs précisément à l’œuvre dans la construction historique des rythmes alimentaires qui délimite la structuration occidentale quotidienne des moments de repas, hérité de l’ordre monastique, et qui marginalise l’alimentation en dehors des repas40. D’autre part, il est question du plaisir de la transgression, car pour ce qui est de manger en classe, la consigne est claire : c’est formellement interdit.

26Dans ce contexte prohibitif, consommer des bonbons en cours est aussi une pratique distinctive adoptée par certains élèves qui cherchent à défier l’ordre scolaire et à apparaître aux yeux des pairs comme rebelles et indifférents à la sanction. Entre provocation, goût du risque, plaisir de l’aliment interdit, et dans tous les cas transgression de la norme, manger des bonbons en classe relève donc typiquement d’une activité déviante, au sens de Becker41. Le terrain permet d’ailleurs d’illustrer différents degrés dans la transgression et dans les interactions qu’elle suscite, car les bonbons ne sont pas seulement consommés individuellement, mais également partagés entre élèves plus ou moins discrètement selon le cours. Pour reprendre Becker, l’engagement dans la pratique transgressive renvoie d’abord à une « première fois », la première consommation en cachette, c’est-à-dire à l’insu de l’enseignant, de bonbons apportés par d’autres. Cette première fois, commence d’ailleurs probablement hors de la classe, dans la cour de récréation, où la consommation est encore plus ou moins tolérée bien qu’en principe défendu. Consommer dans la classe constitue une extension significative de ce premier passage à l’acte. Le second degré de transgression consiste à amener soi-même des bonbons qui feront l’objet d’un partage discret, sous la table, tout en bénéficiant de la protection et de la complicité des autres élèves. À ce stade, la pratique d’abord secrètement déviante vis-à-vis de l’enseignant l’est déjà pleinement vis-à-vis des élèves, c’est-à-dire perçue comme telle par les enfants, avec un enjeu de popularité dans le groupe de pairs, les élèves se référant à des groupes et systèmes de valeurs différents selon l’école. Le terrain en classe de 5^e montre en effet que les élèves de Malraux (zone sensible) mangent plutôt les bonbons en cours de maths, alors que ceux de Renoir sans doute plus sensibilisés à la valeur des enseignements généraux du fait de leur appartenance sociale (classes moyennes) les mangent en cours de musique. Limiter ainsi la consommation informelle aux disciplines scolaires les moins valorisées par le groupe, à savoir le cours de maths pour les uns, le cours de musique pour les autres, peut renvoyer à l’inversion des valeurs déjà théorisée par C. Grignon à propos de l’enseignement technique où les étudiants ne valorisent pas les mêmes disciplines qu’en enseignement général42. Cette restriction de l’alimentation informelle aux cours les moins valorisés s’apparente à une technique de neutralisation qui permet de minimiser l’infraction puisqu’elle intervient dans un cours de moindre importance, ou plus contestée par les élèves, ou moins défendue (par un enseignant fragilisé par exemple). À un degré supérieur de provocation, les bonbons sont échangés sous l’œil du professeur. La non-réaction de l’enseignant à Malraux (zone sensible) indique que les élèves sont passés à un stade pleinement déviant, dont l’enjeu est le pouvoir sur la classe et les autres élèves. Dans l’autre collège (Renoir), où des chewing-gums sont consommés en cours de musique, l’enseignant réagit ; mais tandis qu’il demande aux élèves de s’en débarrasser à la poubelle, certains prennent plaisir à faire semblant de s’exécuter, mettant en scène leur résistance à la hiérarchie scolaire. Il y a ici une double transgression, mâcher un chewing-gum en cours et ne pas obéir à l’enseignant qui ordonne de le jeter. La provocation atteint son paroxysme. Ces pratiques de double transgression n’ont lieu qu’en cours de musique à Renoir, où l’enseignant a perdu toute autorité sur les élèves qui en profitent pour jouer les rebelles et gagner en popularité. Certains d’entre eux affirment ainsi non seulement leur opposition à l’ordre scolaire mais aussi leur position dominante dans la classe, du fait de leur capacité à braver les interdits et à tenir tête à l’enseignant. Les préadolescent(e)s qui provoquent ainsi le professeur sont perçus comme les meneur (se)s de la classe et qualifié(e)s de « chef » par les autres élèves en cours d’entretien.

27Dans chaque établissement, le terrain révèle ainsi une hiérarchie entre élèves, certains dominant la classe avec plus d’ascendant sur les autres, et étant reconnus comme tels par leurs pairs qui les désignent comme « chefs » ou « populaires » au sens préadolescents du terme43. Cette hiérarchie renvoie à un prestige totalement indépendant du cadre académique, et à des valeurs propres au groupe de pairs privilégiant tantôt l’audace et la capacité de résistance aux adultes et aux règles de l’établissement, tantôt la distinction vis-à-vis des pairs par une personnalité, une force d’attraction ou des « marques » portées (vêtements ou autres accessoires), plutôt que par les performances scolaires. Cette popularité s’inscrit d’ailleurs en réaction à l’arbitraire scolaire, qui s’impose par le verdict des notes et l’éventuel classement des élèves44, suscitant des oppositions qui s’expriment dans la contre-culture scolaire incarnée par l’élève dit « populaire » comme antihéros de l’école. Les critères de popularité peuvent varier d’un établissement à l’autre, mais le groupe des élèves « populaires » se démarque dans chaque école, collège et classe observés. Par rapport aux bonbons et autres aliments informels, deux attitudes types sont observées en classe. D’un côté, les élèves en adhésion avec l’institution scolaire, souvent en marge de la classe et désignés par leurs pairs comme « intellos », qui restent en retrait de la pratique par choix, ou par défaut parce que personne ne leur propose de bonbon. Leur désignation péjorative comme « intello » au sein de la classe témoigne bien de l’inversion des valeurs et du retournement du stigmate de l’échec scolaire dans la construction et la cohésion du groupe des élèves populaires. Ils restent en conformité avec la norme ou sont éventuellement accusés à tort de déviance non commise, pour reprendre la classification de Becker. De l’autre, les élèves plus souples avec les règles, voire en opposition, et plutôt bien intégrés en classe, notamment au groupe des élèves dits « populaires », pour qui la consommation transgressive de bonbons en classe permet de gagner en prestige en se distinguant par leur conduite déviante. Ils sont secrètement ou pleinement déviants, selon le degré et l’affichage de la transgression. Le bonbon devient ainsi le support visible des rapports d’affiliation entre les élèves et de leur position dominante (ou pas) dans le groupe-classe, et constitue de ce fait un élément de la culture préadolescente. Les cours où les élèves choisissent de s’adonner à ces formes de déviance peuvent changer d’un établissement à l’autre, mais ce sont toujours les élèves les plus « populaires » qui bénéficient du partage des bonbons, avec pour le pourvoyeur un enjeu d’appartenance au cercle des élèves « populaires ». Le partage de bonbons entre des membres du groupe « populaire » de la classe, qu’ils soient garçons ou filles est généralement visible : il s’agit d’afficher la hiérarchie des élèves, en somme qui a droit et qui n’a pas droit aux bonbons, qui les apporte pour qui, et qui les consomme. L’enjeu est tout à fait différent dans les autres groupes d’élèves, qui opèrent un partage beaucoup plus discret entre copains, hors du groupe « populaire ». Il ne s’agit plus d’afficher sa déviance mais de créer et renforcer le lien et la complicité du groupe en éprouvant sa solidarité.

Construction des rapports sociaux à travers le partage des aliments : hiérarchie, élection, domination

28Cette dernière partie montre en quoi l’alimentation périscolaire et informelle est au cœur de la construction des rapports sociaux entre élèves, qu’il s’agisse des relations amicales, conflictuelles ou inscrites dans des rapports de domination. Mangés entre copains, goûters et friandises permettent de concrétiser et d’entretenir les liens dans le groupe de pairs, et incarnent l’un des moyens pour asseoir, renforcer ou modifier le statut de chacun dans ce groupe. Au collège, les externes, bien qu’en marge du groupe pendant que les autres se retrouvent à la cantine, reviennent dans le jeu en rapportant de précieux aliments achetés parfois sur commande des demi-pensionnaires. Et comme d’autres jeux de cour, le partage des aliments joue un rôle dans l’apprentissage quotidien des règles sociales par et dans le groupe de pairs45. La plupart des aliments consommés lors du goûter en élémentaire ou de façon informelle au collège ont une valeur hédonique beaucoup plus forte que celle des aliments mangés à la cantine : il s’agit – surtout au collège – d’aliments sucrés, voire très sucrés, qui ont la particularité de provenir de l’extérieur de l’établissement scolaire (excepté dans les élémentaires qui fournissent le goûter). Ces aliments, apportés par les élèves, jouent un rôle important dans les relations entre pairs : leur partage « choisi » renforce les liens au sein d’un groupe d’amis tandis que leur partage « contraint » cristallise les rapports de domination entre des élèves aux positions différentes au sein du groupe de pairs.

Le partage « choisi » d’aliments hédoniques : définir et consolider son cercle d’amis

29Selon le contexte du partage, goûter encadré en élémentaire, ou friandises clandestines dans tous types d’établissements, le partage d’aliments se déroule dans un cadre tantôt institutionnalisé, tantôt transgressif. Une autre différence notoire entre collège et élémentaire est la question de la réciprocité. Au collège, il s’agit de dons et de distribution, par exemple d’un paquet de bonbons, sans réciprocité immédiate ; tandis qu’en élémentaire, il s’agit davantage d’échanges – très codifiés en fonction de la valeur reconnue de l’aliment (par exemple, une Paille d’or est échangée contre un Kinder, un cookie au chocolat est troqué contre deux biscuits au citron). Cette différence réside dans le fait que lors du goûter institutionnalisé, tous les élèves – ou presque – amènent un goûter, et sont donc en capacité de l’échanger contre un autre alors qu’au collège, il arrive souvent que seuls un ou quelques élèves puissent fournir aux autres des aliments. Ainsi on parlera de partage au collège et d’échange à l’école élémentaire. Quoi qu’il en soit, les aliments partagés ou échangés entre ceux qui se considèrent comme amis, définissant ainsi leur cercle d’affinité, sont des produits hautement convoités, soit sucrés (plutôt bonbons au collège, plutôt biscuits en élémentaire), soit salés (pâtes chinoises, chips), tandis que les produits à base de fruits (jus, compotes, fruits entiers), présents dans les goûters en élémentaire, ne font que très rarement l’objet d’échange. Les élèves proposent à leurs pairs les plus proches des aliments qu’ils apprécient, qui leur procurent un plaisir gustatif avant tout. Ce plaisir partagé, ou échangé en fonction des préférences de chacun, permet de tisser un lien fort entre deux ou plusieurs élèves, comme quand un parent récompense son enfant en lui donnant un bonbon. Le lien affectif est renforcé, et les relations entre amis revêtent une dimension festive, notamment à travers la consommation de bonbons, réservés – au moins dans l’esprit des parents – à des occasions exceptionnelles et festives (anniversaires entre autres). Au collège, le partage de paquets de bonbons a une dimension régressive, liée à la symbolique du bonbon comme aliment propre à l’enfance, au caractère rassurant, sécurisant, pour des préadolescents en pleine transformation, tant sur le plan physique que psychique, qui peuvent être troublantes. Manger des bonbons entre collégiens permet de maintenir une part d’enfance avec les autres, même si le corps est en pleine mutation et tend à devenir adulte46. Les nouilles chinoises sont elles aussi associées à l’enfance puisque les collégiens disent en avoir surtout consommé à l’école élémentaire, et que la pratique se raréfie en grandissant au collège. Garder des routines instaurées pendant l’enfance permet de conserver certains repères dans un environnement différent au collège, qui peut être source d’inquiétude notamment en 6^e47.

30À côté des échanges de goûters propres à l’élémentaire, le partage sans contrepartie constitue une autre forme de transaction encore plus courante, comme au collège. Occasionnel et à sens unique, ce type d’interaction impose moins de contraintes aux enfants que les échanges dans la mesure où le donataire ne se voit pas assigné d’une dette envers son donateur. En matière de dons comme d’échanges alimentaires, les transactions s’opèrent avant tout entre enfants de mêmes classe et sexe en élémentaire, moins systématiquement au collège, notamment au sein du groupe dominant et en grandissant, lorsque les relations entre filles et garçons évoluent vers des rapports de séduction. On constate que les logiques affinitaires qui guident les enfants dans leurs pratiques d’échange s’appliquent aussi aux dons : partager son goûter avec un camarade de classe considéré comme un ami est une preuve d’amitié et de loyauté. L’absence de réciprocité est parfois même revendiquée afin de mettre en lumière la générosité du donateur : « la satisfaction même du don est plus celle de n’en avoir plus que d’en avoir eu beaucoup aux yeux des autres »48. Guillaume, élève en CM2 dans l’école de milieu populaire, partage régulièrement son goûter avec son camarade de classe Thomas : « J’ai toujours trop de goûter alors je lui en donne. Je demande rien en échange, c’est une sorte de contrat entre nous. » (Guillaume, 15/03/2010.) Si l’élève se valorise aussi auprès des pairs par la quantité ou la valeur des produits qu’il apporte, c’est avant tout sa disposition à partager qui est appréciée. Si aucun contre-don alimentaire n’est attendu, le donateur espère recevoir en retour quelque chose de plus grand, de l’ordre de l’immatérialité : la reconnaissance de ses camarades et le maintien de sa position dans le groupe de pairs49. Malgré cette prégnance des transactions internes à une classe ou à un sexe, des affinités particulières se développent parfois entre les enfants au point de supplanter les clivages d’âge ou de genre pourtant fortement établis. Ces transactions à sens unique, de par leur caractère moins contraignant, permettent donc de développer un réseau de partenaires plus étendu que celui des échanges. L’ouverture à des réseaux parallèles est notamment facilitée par l’important degré d’interconnaissance qui caractérise les relations à l’école élémentaire. En effet, au-delà du fait que les enfants restent souvent dans la même classe d’une année sur l’autre, ils sont également amenés à se fréquenter régulièrement en dehors de l’école (relations de voisinage et proximité géographique avec le principe de sectorisation, activités extrascolaires en commun, relations amicales des parents et des frères et sœurs). Le rôle de la fratrie ne semble pas étranger aux dons interclasses et intersexes : connaître le grand frère ou la grande sœur d’un camarade permet aux plus jeunes de demander du goûter auprès d’élèves des grandes classes et le mécanisme est le même des plus grands vers les petits. Pour un aîné, avoir son frère ou sa sœur dans la même école implique de le défendre, face aux tentatives de vols de goûter par exemple, en endossant un « rôle de protecteur et de consolateur vis-à-vis du cadet50 ». L’analyse des transactions de goûters des diverses fratries montre que les relations fraternelles à l’école favorisent l’intégration d’un frère ou d’une sœur au sein de son réseau, les membres de la fratrie faisant parfois office d’intermédiaires dans les transactions.

31Cependant, le caractère unilatéral du don sans contrepartie ne recouvre pas que des affinités particulières de l’ordre des sentiments fraternels, amicaux ou amoureux, il s’inscrit aussi parfois dans une logique d’opportunité, puisqu’aucune règle explicite n’oblige à rendre ce qui a été donné. L’occasion d’obtenir d’un pair un produit attrayant et apprécié pousse ainsi certains enfants à réclamer de manière récurrente une partie du goûter d’un camarade, bien qu’ils sachent qu’ils ne seront pas en mesure de répondre par un contredon. C’est par exemple ce qui se produit dans l’école de milieu supérieur lorsque Louise, qui n’apporte jamais de goûter à l’étude, reçoit presque quotidiennement une partie du goûter de ses camarades de classe ou d’autres classes sans qu’aucune contrepartie ne lui soit jamais demandée. Alors que les parents de l’élève ne lui préparent jamais de goûter, les autres enfants lui en proposent spontanément, réparant eux-mêmes l’inégalité de traitement qu’ils perçoivent comme une injustice. Ce type de réparation endogène des inégalités enfantines provenant des adultes s’observe aussi au collège, avec l’apport de nourriture par les externes pour les demi-pensionnaires. Du point de vue des demi-pensionnaires, les externes ont la chance de pouvoir manger « ce qui leur plaît » chez eux, même si dans les faits c’est loin d’être toujours le cas. Cette vision fantasmée de la liberté des externes se renforce dans leur sollicitation comme pourvoyeurs d’aliments de compensation pour les demi-pensionnaires qui ne mangent parfois que du pain faute de trouver mieux à la cantine. Ainsi, selon le menu annoncé à la cantine, les élèves passent commande de chips ou autre sandwich contre un peu de leur argent de poche (pour ceux qui en ont) à Caroline et Paul, deux externes du collège Bach en ZEP. Tandis que pour les externes ce service rendu permet de maintenir leur place dans le groupe de pairs alors qu’ils manquent le temps fort que représente la cantine dans la sociabilité scolaire51. Pour autant, cette solidarité et un tel accord – tacite – entre les partenaires ne sont pas toujours de mise.

Le partage « contraint » : l’aliment au cœur des enjeux de domination

32Le don alimentaire n’est pas toujours que liberté, générosité et altruisme. Bien qu’aucune contrepartie matérielle ne soit attendue, il peut être intéressé et revêtir une dimension opportuniste, voire dans certains cas agonistique lorsque les élèves sont en désaccord sur la nature de la transaction et que s’ensuivent des conflits. Un premier type de partage contraint s’inscrit dans la rupture de confiance en l’échange annoncé. Dans le doute, le donneur s’implique à contrecœur dans un partage inégalitaire. Ainsi en élémentaire, pourvoir au manque de goûter d’un autre enfant se pose en termes différents selon que la situation est exceptionnelle ou habituelle et qu’elle est perçue comme crédible ou au contraire illégitime. L’absence répétée, voire systématique, de goûter est donc dans l’ensemble plus difficile à gérer que son oubli occasionnel ; et parce qu’elle implique de subvenir régulièrement et sans contrepartie aux besoins du moins bien loti, elle ne tolère pas le moindre soupçon de mauvaise foi. Par exemple dans le cadre des observations de terrain, trois enfants de CE2 se disputent autour du goûter. Deux d’entre eux s’en prennent au troisième qui n’a rien apporté à manger, l’un rétorque au quémandeur : « tes parents, ils t’achètent rien ? », l’autre : « je vais te donner mais, quand ton père achète, pourquoi t’amènes rien ? » Le soupçon d’entorse volontaire à la règle de réciprocité, en d’autres termes de fausse incapacité de contrepartie, compromet la bonne volonté des donneurs et vient confirmer la règle de réciprocité, y compris dans la gestion enfantine des inégalités. Cette vérification de la bonne foi de l’enfant moins pourvu, qui s’apparente déjà à un contrôle des pairs et à une forme de stigmatisation au sens de Goffman comme attribut social dévalorisant, peut s’accompagner de menaces et de marques de dévalorisation, tel que dans l’exemple ci-dessus où l’enfant débiteur se fait aussi intimider et insulter à deux contre un.

33Un second type de partage contraint s’inscrit dans l’obligation de distribution sans réciprocité. Certains élèves en contraignent ainsi d’autres à partager malgré eux, voire à donner tout ce qu’ils apportent, tandis que des élèves se retrouvent au contraire cantonnés dans l’apport d’aliments informels accaparés par d’autres. Dans cette division des rôles, ceux qui contraignent au partage sont le plus souvent des élèves dominants de la classe ; ceux contraints de partager sont au contraire plutôt en marge de la classe, et ne font jamais partie du groupe dominant. Cette pratique qui s’apparente à du racket révèle la violence des rapports de domination, et marque la pression des élèves les plus « populaires » sur ceux qui restent en position dominée. C’est clairement la loi du plus fort qui l’emporte sur celle de la réciprocité solidaire. Le terrain révèle plusieurs degrés dans cette contrainte au partage ou à la cession, les élèves variant les méthodes pour aboutir à leurs fins, c’est-à-dire satisfaire leur gourmandise enfantine tout en marquant intentionnellement leur domination sur les autres. Le mode de pression adopté dépend à la fois du degré d’isolement du pourvoyeur au sein de la classe et de sa propre aspiration à vouloir participer au groupe dominant. À un premier stade, de violence d’ordre plutôt symbolique et insidieuse, les dominants font en sorte de minimiser la pression qu’ils infligent en amadouant, flattant, exprimant leur affection ou en faisant mine de s’excuser. Par exemple, au collège Renoir socialement mixte, Lana raconte :

Une fois j’avais une boisson (l’autre) me finit tout après elle me fait « Oh je suis désolée, je l’ai finie et tout. » Elle nie tout le temps ça, elle fait « oh ! je suis désolée ». En fait c’est toujours moi celle qui doit tout ramener […] Mais elle boit tout hein, attention, elle m’en laisse pas un peu ! […] Et après (elle fait ça) même s’il y a tout le monde qui vient, alors moi j’aime pas ».

34À une autre occasion lors d’une observation en cours de physique, une autre élève enjôle Lana pour obtenir une sucette : « Oh Lana t’es mon amie je t’adore, tu m’en donnes une ? (après négociation et obtention de la sucette…) Lana je t’aime ! » (Entretien, Lana, 5/06/12.) À côté de cette méthode relativement douce, dans les cas plus extrêmes, les transactions peuvent prendre la forme d’intimidations, de violences verbales et physiques jusqu’à se mettre à plusieurs pour obtenir un bout de goûter ou un bonbon. Dans le collège Malraux en zone sensible, au cours de plusieurs scènes observées, différents élèves (filles et garçons) du groupe dominant de la classe s’en prennent toujours à un même garçon, Martial, qui a l’habitude d’amener des friandises. L’élève se fait régulièrement interpeler par les autres pour donner des bonbons qu’ils se partagent entre eux, se fait insulter quand il n’en donne pas, et parfois même plaquer au mur et fouiller lorsqu’on lui en prend de force. La méthode forte entre menaces, insultes, intimidations et violences physiques dépasse clairement le stade de l’implicite/insidieux. Une autre scène observée entre deux filles de 5^e en cours de musique du Collège Renoir (socialement plus mixte), illustre non seulement ce type de rapport de domination, brutal et intrusif, mais révèle aussi le passage à un troisième niveau de pression. Une élève du groupe dominant de la classe exige des bonbons d’une élève plus discrète en marge du groupe, puis en vient à lui tâter les poches pour vérifier qu’elle n’en a pas sur elle et finit par lui en commander sèchement pour l’après-midi même. Apparemment intimidée, l’autre élève accepte tout de suite, sans rien dire. Il ne s’agit plus de partager ou donner ce qui est déjà là, mais de livrer ce que d’autres ordonnent et planifient tout en étant réduits au rôle de « distributeur » sur commande. Ces formes déviantes de transactions, bien qu’occasionnelles, sont plus ou moins fréquentes selon les établissements. Elles ont été davantage observées au collège qu’en élémentaire où ce sont plutôt les élèves de fin de cycle primaire qui sont concernés, notamment en ZEP où les enfants ont moins de moyens tout comme leurs familles. Les conflits qui entourent la prise alimentaire ont d’ailleurs conduit le directeur de cette école de ZEP à interdire les échanges de goûters depuis quelques années, sans que les transactions cessent d’ailleurs de perdurer. Si ces tensions augmentent en grandissant, de l’élémentaire au collège, c’est aussi parce que la violence symbolique de la domination scolaire et des inégalités de réussite ne font que s’accroître en grandissant, créant le terrain d’une inversion des valeurs et d’une résistance en réaction à l’ordre scolaire s’exprimant dans la contre-culture du groupe d’élèves « populaires ». Pour Bourdieu, cette violence des adolescents, qu’on pourrait croire en rupture avec l’ordre social, et en particulier avec l’école, n’est que la reproduction conformiste des violences subies et légitimées par l’institution, à l’encontre de l’échec scolaire par exemple, qu’il définit comme une « loi de conservation de la violence52 ».

35À la base de ces transactions déviantes, voire violentes, il faut qu’il y ait des pourvoyeurs de friandises. Pourquoi certains élèves continuent-ils d’en apporter alors qu’ils s’exposent à ce genre de pression ? La capacité d’apport informel ou périscolaire renvoie potentiellement à une différence d’appartenance sociale et de traitement parental. Ce sont parfois des élèves qui ont un peu plus de moyens – comme Martial du collège Malraux, qui reçoit de l’argent de poche – ou pour qui les parents veillent à prévoir des encas – des boissons, comme pour Lana de Renoir. Lana contextualise ces partages contraints en expliquant « Ben elle demande toujours à moi ou Laetitia par exemple, Laetitia elle lui prend tous ses chewing-gums. Moi elle sait toujours que j’ai à boire, parce que ma mère achète des petites boissons, et du coup elle prend tout tout tout à boire à chaque fois. Quand je ramène des bonbons, des gâteaux et tout ça, elle prend tout. » (Entretien, Lana, 5/06/12.) Dans l’exemple de Martial également évoqué ci-dessus, l’entretien familial révèle que sa mère ignore totalement qu’il consacre son argent de poche à l’achat de friandises ramenées à l’école sachant qu’on les lui prendra. Martial agit comme s’il consentait à cette offrande ou marque de soumission pour s’assurer la reconnaissance des élèves « populaires » et qu’il désigne d’ailleurs comme ses « potes ». D’un côté, il apprécie le fait d’être le centre de l’attention et d’avoir « des potes », de l’autre il s’expose à l’envie, la pression et la violence des autres élèves ; il accepte le rôle de simple « distributeur » pour entrer en interaction avec les dominants en captant temporairement leur attention. D’autre part, les élèves qui sont malgré eux impliqués dans ces partages contraints, sont souvent timides ou intimidables parce qu’en marge du groupe, donc moins soutenus par leurs pairs, et il se trouve que ce sont aussi plus souvent des filles. Ainsi Sihem (fillette de CE2 dans l’école de milieu populaire) prenait un jour conscience, après avoir partagé son paquet de Mikados avec trois garçons de sa classe, que ces derniers ne comptaient aucunement répondre à son don, « Karim, tu m’as rien remboursé toi ! Ils me prennent tout ! » (Sihem, 31/03/2011.)

36Comme ici à propos du goûter et plus haut à propos des bonbons, les relations conflictuelles entre les élèves d’une même classe s’accompagnent parfois d’une discrimination liée au genre. Si les affinités renforcées par les partages alimentaires sont plutôt sexuées en élémentaire et début de collège, elles tendent à devenir plus mixtes en grandissant, y compris dans la composition des tablées de cantine par exemple53. Or comme l’indiquent les statistiques dégagées du terrain parisien en ZEP (collège Bach), en grandissant ce sont plutôt les filles qui se spécialisent dans l’apport d’aliments informels dans le cartable. La mixité croissante des partages avec l’âge tendrait à montrer que les filles fournissent donc aussi les garçons, et que cette tendance s’accentue au collège. Ce résultat pose la question de l’assignation sociale précoce du genre féminin à l’alimentation, qui émerge ici spontanément dans la sociabilité scolaire, à la fois comme élément de la division des rôles entre dominants et dominés et comme vecteur de subordination de certaines filles par le groupe de pairs, qui renvoie plus généralement à l’alimentation dans la distinction et hiérarchie des genres54. Il pose également le cadre différencié des relations électives à l’école, les filles s’appuyant manifestement davantage sur l’apport d’aliments informels pour créer et consolider leurs affinités entre pairs, tandis que les garçons s’appuieraient sur d’autres supports. Par exemple d’après les observations menées pendant la récréation au Collège Bach, les garçons monopolisent collectivement l’espace de la cour pour se mesurer les uns aux autres et renforcer leurs liens affectifs avec des jeux sportifs auxquels ne participent pas les filles, tandis que ces dernières, dispersées en petits groupes, renforcent leurs affinités en discutant et en échangeant secrets et aliments. L’ensemble de ces pratiques spontanées interrogent la construction de la relation féminine « au fait de manger » qu’il reste à étudier et adéquatement théoriser, comme le rappellent les auteurs de « l’Alimentation, arme du genre », pour mieux comprendre les mécanismes de reproduction sociale et de normalisation de l’assignation des femmes à l’alimentation55.

Conclusion

37Ce chapitre sur l’alimentation périscolaire et informelle en élémentaire et au collège a croisé et confronté les résultats de trois terrains réalisés en milieu scolaire sur une même période par trois chercheures, avec des outils méthodologiques variés. Alors que les trois enquêtes portaient sur des thématiques distinctes, la comparaison des résultats sur les consommations alimentaires met en lumière des similitudes et cohérences dans l’exploration des cultures enfantines et adolescentes. Qu’elles soient institutionnalisées comme le goûter en élémentaire ou informelles et clandestines au collège, les occasions alimentaires étudiées dans ce chapitre montrent comment les élèves détournent, se réapproprient et transgressent les règles qui régissent les temps et les espaces scolaires pensés par les adultes et l’institution pour servir leurs pratiques. L’analyse des transactions et des conflits qui naissent autour du partage alimentaire révèle non seulement des enjeux d’intégration mais aussi des rapports de domination qui animent et structurent les relations au sein des groupes de pairs. En écho aux travaux de Julie Delalande56 sur les enjeux de l’autorégulation des jeux enfantins, l’autorégulation des aliments entre pairs montre également que les enfants sont loin d’être de simples récepteurs d’un savoir et d’un ordre qui leur viennent du dehors57. Dans les espaces d’autonomie que sont la cour de récréation ou la rue après l’école, les enfants interfèrent librement autour de leurs propres objets d’intérêt, construisant leur propre sociabilité et les règles du groupe.

38L’ensemble de ces résultats restitue cependant l’empreinte sociale que laisse le monde des adultes sur les consommations enfantines et soulève la question de la différenciation sociale des enfants, dont l’importance a déjà été soulignée58. Bien que ces consommations alimentaires se déroulent dans l’enceinte des établissements scolaires et répondent à des logiques affinitaires propres aux univers enfantin et adolescent, l’objet de l’interaction – les gâteaux, les bonbons, les pâtes chinoises – reste porteur d’une valeur marchande, par ailleurs bien connue des élèves les plus âgés ou les plus démunis qui veillent à utiliser leur argent de façon économe. Le partage alimentaire à l’école n’est donc pas totalement exempt de logiques marchandes et met en lumière des tendances de consommation différenciées selon les établissements et les milieux sociaux.