1L’aménagement des rythmes scolaires des enfants fait régulièrement l’objet d’une réflexion gouvernementale. Le passage à la semaine de quatre jours en 2008 (décret Darcos), le retour de la semaine de quatre jours et demi en 2013 (décret Peillon) puis son assouplissement en 2017 témoignent de l’attention portée et sans cesse renouvelée des pouvoirs publics aux besoins des écoliers. Ces réformes définissent les contours de la vie scolaire en termes de temps de classe et d’objectifs pédagogiques afin de favoriser les apprentissages et la réussite des élèves. En parallèle de la salle de classe, chaque nouvelle organisation des rythmes scolaires a aussi une incidence sur les temps périscolaires : durée de la pause méridienne, contenu et qualité des Temps d’Activités Périscolaires (TAP), conséquences pour les professionnels encadrant ces TAP (en termes de recrutement, de polyvalence). Le temps de restauration scolaire est reconnu par les pouvoirs publics comme un temps important dans la journée de l’écolier : la circulaire ministérielle parue au Bulletin officiel du 28 juin 20012 et qui vise à régir la restauration scolaire atteste de « l’importance capitale » de l’alimentation des élèves dans « leur développement physique et mental ». Cette circulaire encourage du reste « tous les personnels de l’école ou de l’établissement » à s’impliquer dans un projet d’éducation nutritionnelle, en incitant notamment à « organiser autour de l’alimentation des animations » portant entre autres sur l’éducation au goût, la dégustation de spécialités des pays, la découverte d’odeurs, d’épices et d’essences. De même, les recommandations nutritionnelles successives émanant des pouvoirs publics depuis une vingtaine d’années3 font état d’un volet d’actions et de mesures spécifiquement consacrées à l’éducation nutritionnelle en milieu scolaire et périscolaire. L’alimentation à l’école constitue donc un temps fortement institué auquel les pouvoirs publics reconnaissent une dimension éducative.

2Pour autant, si les circulaires ministérielles font référence à « tous les personnels de l’école », aucun communiqué officiel n’évoque explicitement le rôle des surveillants et des animateurs socioculturels – lorsqu’il y en a – qui encadrent chaque jour les prises alimentaires à l’école. À qui revient la charge de transmettre aux enfants les principes et les normes énoncés dans les programmes d’éducation alimentaire ? Dans de nombreux établissements, les enseignants, directeurs et autres personnels des écoles (médecin, infirmier scolaire) ne sont que rarement présents auprès des enfants lors du repas au restaurant scolaire. Comment les décisions gouvernementales relatives à la sécurité et à l’éducation alimentaire à l’école sont-elles appliquées à l’échelle locale ? Comment les municipalités, en charge de la restauration scolaire, définissent-elles la mission des acteurs en charge de l’encadrement des élèves lors du repas à la cantine ? Qui sont ces encadrants4 du temps du midi et comment envisagent-ils leur participation au projet d’éducation alimentaire des enfants ?

3Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche portant sur les aspects sociaux des repas à l’école élémentaire afin de cerner le rôle des diverses instances qui interfèrent dans le processus de socialisation enfantine : famille, groupe de pairs, encadrants. Nous nous sommes intéressés dans cette recherche aux prises alimentaires qui se déroulent à l’école (le repas du midi à la cantine et le goûter consommé à l’étude du soir) pour ce qu’elles apportent de novateur à la compréhension des modes et des mécanismes de socialisation des enfants. Le déjeuner à la cantine et le goûter à l’étude sont des temps périscolaires hybrides, ni tout à fait scolaires, ni extrascolaires : ils restent dominés par la forme scolaire5, ses règlements et ses contraintes institutionnelles. Pour autant, comme nous l’avons montré par ailleurs6, ces moments constituent aussi pour les élèves un espace de liberté, un champ d’expérimentation et offrent l’occasion d’apprentissages plus informels entre pairs, à l’image des jeux qu’ils pratiquent à la cantine ou des échanges de goûters dans la cour de récréation. Les enfants se trouvent ainsi loin du regard de leurs parents mais néanmoins sous la surveillance d’autres adultes : des animateurs socioculturels professionnels ou en voie de professionnalisation et des surveillants ne détenant pas de diplômes dans l’animation. La figure de l’animateur socioculturel apparaît au début des années 1960. C’est avec la professionnalisation de l’activité dans les années 70 que se cristallise la dichotomie entre animation volontaire et animation professionnelle et avec elle les clivages garderie/loisir, surveillance/animation7 dont nous traitons dans ce chapitre.

4Celui-ci vise à questionner la propension des encadrants à participer à l’éducation au goût des élèves et à leur transmettre les normes nutritionnelles en vigueur mais aussi plus largement des normes sociales telles que la politesse, le respect, le partage. La diversité des encadrants recrutés pour surveiller les cantines a-t-elle une influence sur le quotidien des élèves ? Ces acteurs perçoivent-ils de la même façon le rôle qui leur revient selon leur statut, leur âge, leur sexe ou leur appartenance sociale ? Dans quelle mesure l’hétérogénéité de ce groupe professionnel agit sur le rapport à l’alimentation des enfants qui sont sous leur responsabilité chaque midi ? Notre analyse part des interactions observées au quotidien à la cantine entre les encadrants et les élèves ainsi que des relations entre les professionnels. Ces observations nous ont permis de dégager trois figures types d’encadrants du temps du midi : la surveillante d’expérience, l’animateur en transition et l’animateur professionnel. L’exercice typologique ne visant aucunement à enfermer les individus dans des catégories préétablies8, certains encadrants se situent au croisement de deux profils. De même, aucun d’entre eux ne correspond en tous points à une figure type. L’objectif consiste d’une part à mettre en lumière l’hétérogénéité des profils d’encadrants et soulever ainsi la question des effets du recrutement local de ces professionnels en montrant qu’à chaque école semble correspondre un profil dominant d’encadrant. D’autre part, la classification par figures types permet de montrer en quoi la présence de professionnels aux profils hétérogènes influe différemment sur la construction du rapport à l’alimentation des enfants.

Statuts et missions des encadrants du temps du midi

Rôle du surveillant de cantine

5La restauration scolaire est un service public facultatif dont la gestion revient aux municipalités, en fonction des modalités d’accueil définies par celles-ci9. Les enseignants peuvent s’ils le souhaitent assurer ce service mais nous n’avons rencontré aucun enseignant assurant la surveillance de la restauration scolaire durant nos deux années de terrain dans les trois établissements. Peu d’enseignants souhaitent travailler à la cantine, vraisemblablement parce que le temps du midi est le seul créneau de la journée où ils peuvent faire une pause, loin des élèves, des salles de classe et de la cour de récréation. Afin de compléter les effectifs, les municipalités font majoritairement appel à deux types d’encadrants :

• des vacataires engagés en Contrat à Durée Déterminée (CDD) pour une période de neuf mois de septembre à juin, pour lesquels il n’est pas exigé de diplôme ou de qualification particulière dans l’animation (ces vacataires peuvent représenter jusqu’à 20 % de l’effectif de l’équipe d’encadrement dans le cas d’un ACM). Leur contrat de travail fait état d’un statut de surveillant de la restauration scolaire ;

• des animateurs titulaires d’un diplôme de l’animation (BAFA ou BAFD10 le plus souvent) et exerçant dans un accueil périscolaire et/ou un centre de loisirs, qu’ils soient employés par une association ou directement par la municipalité. Ces derniers sont détachés sur les restaurants scolaires de la commune pour effectuer un nombre annuel d’heures de surveillance incluses dans leur contrat. Il s’agit bien dans ce cas d’animateurs socioculturels, au sens professionnel du terme11, chargés de la surveillance de la restauration scolaire.

6Ainsi les encadrants du temps du midi constituent une population au recrutement hétérogène où sont amenés à se côtoyer des enseignants (rarement) ; des vacataires (étudiants, retraités, mères de famille) ; et des animateurs socioculturels aux profils diversifiés. Ce brassage garantit aux municipalités d’une part un socle d’animateurs professionnels diplômés de l’animation pour assurer l’encadrement des enfants à la cantine et, d’autre part, le maintien des effectifs dans un secteur où le recrutement est parfois très difficile. En effet, la pause méridienne se déroule en général de 11 h 30 à 13 h 30, soit une période de deux heures qui scinde la journée en deux. Ce temps de travail, restreint et concentré en milieu de journée, peut constituer un obstacle à l’occupation d’un autre emploi pour ceux que nous nommerons les « surveillants non-animateurs ».

7Comme le montre l’extrait de contrat de travail reproduit ci-dessous, les missions du surveillant de cantine sont précisément établies, allant de l’appel des enfants, à leur entrée dans le restaurant scolaire, à la nécessité de contrôler le bruit, ce qu’ils mangent ou encore leurs comportements. Nous pouvons dégager trois grands types de « consignes de travail » : la propreté et l’hygiène, l’ordre et la discipline, l’assurance d’une prise alimentaire minimum par les enfants. Ainsi, sur le papier, le rôle du surveillant de cantine est en adéquation avec l’intitulé du poste : assurer la surveillance en maintenant l’ordre et la sécurité. En aucun cas, il n’est fait état de la nécessité pour les surveillants de proposer des activités pédagogiques ou des animations aux enfants, en lien ou non avec l’alimentation (Encadré ci-contre).

8Si officiellement la restauration scolaire répond principalement à des besoins de surveillance, les municipalités demandent souvent davantage aux surveillants de la restauration scolaire. Le fait qu’une part importante des effectifs soit composée d’animateurs professionnels n’est pas étranger à ces attentes, d’autant plus que certains d’entre eux considèrent l’animation sur le temps du midi comme le prolongement de leur activité professionnelle et se montreraient favorables à ces initiatives s’ils en avaient la possibilité. À l’inverse, les surveillants non-animateurs ne partagent pas toujours cette vision de leur rôle à la cantine. Ils se retrouvent ainsi engagés dans une activité professionnelle officiellement limitée à de la surveillance mais officieusement assimilée à de l’animation. De leur côté, les professionnels de l’animation socioculturelle n’ont d’autre choix que d’apprendre à travailler avec ces surveillants inexpérimentés en matière d’animation, car « tenir une partie des profanes éloignés implique des discriminations à l’égard de catégories suspectes de ne pas être capables d’animation12 ». Les animateurs doivent alors tenter d’initier les surveillants à leurs pratiques professionnelles. Ainsi, la distinction « animateurs versus surveillants13 » constitue vraisemblablement le point d’achoppement dans la définition du rôle des encadrants des prises alimentaires.

Animer la restauration scolaire ?

9D’où provient ce flou entre les fonctions de surveillant et d’animateur ? Pourquoi cette question de l’animation et de l’éducation alimentaire à la cantine voit-elle le jour si cela ne constitue pas l’une des missions officielles du surveillant ? La proportion importante de surveillants du temps du midi exerçant en parallèle la profession d’animateur socioculturel dans diverses structures offre un début d’explication. S’ajoute bien souvent à cela une volonté municipale officieuse qui encourage le développement d’activités et d’animations sur le temps du midi. Plusieurs fois dans l’année, des réunions sont organisées dans les mairies avec l’ensemble du personnel des restaurants scolaires ou simplement en présence des référents de cantine14. Ces réunions sont l’occasion pour la municipalité de relancer les surveillants sur l’instauration d’animations et pour les référents de demander un budget afin d’acheter du matériel. Bien souvent, l’impulsion donnée par le référent de cantine joue un rôle déterminant dans le développement des activités sur le temps du midi. Également, la Société de Restauration Collective (SRC) qui fournit les repas15 incite indirectement le personnel de cantine à proposer des activités d’éducation alimentaire lorsqu’elle fournit du matériel pédagogique à l’occasion d’un évènement particulier comme la semaine du goût ou les fêtes de Noël. Au travers de décorations, d’affiches et de supports ludiques (guirlandes en papier en forme de fruits, calendrier de l’avent géant, pancarte en carton à l’effigie de Lulu : personnage d’Avenance partant à la découverte de nouvelles saveurs), le prestataire de service véhicule des messages calqués sur les normes nutritionnelles en vigueur. Pourtant, alors que les trois établissements travaillent avec la même SRC, rien dans le contrat du prestataire ne prévoit la valorisation de ces actions au sein des restaurants scolaires, par la venue d’une nutritionniste ou d’une diététicienne par exemple. Il revient finalement au personnel de cantine – dames de service et encadrants donc – de faire vivre ces supports ludo-éducatifs. De fait, les actions d’éducation alimentaire restent bien souvent à l’état de décor dans les cantines, par manque de temps, de moyens ou de volonté des encadrants pour s’investir dans leur mise en place et leur mobilisation.

10À l’école Les Coryphées (milieu supérieur), c’est Martine, 52 ans et militaire de carrière à la retraite, qui occupe le poste de référente. Elle travaille dans cette école depuis dix ans et s’est spontanément proposée pour le poste. Aux Opalines (milieu populaire), Éric, la trentaine, est référent de la restauration scolaire et également directeur d’un centre de loisirs dans sa commune. Très investi sur le temps du midi, il a instauré de nombreuses activités pour les enfants. De son côté, Samira, référente de la restauration scolaire aux Primevères (milieu mixte) et également directrice adjointe d’un centre de loisirs dans sa commune, est bien plus mitigée sur l’intérêt de sa toute nouvelle fonction :

Samira : On m’a fait une proposition de passer en direction, de prendre la garderie, le centre et référent de cantine. C’était un tout. Je le voulais pas au départ mais j’aurais pas pu le refuser. Moi ça m’intéresse pas du tout d’être référent de cantine.
Enquêtrice : C’est quoi son rôle ?
Samira : Il doit gérer son équipe, la responsabilité s’il se passe quelque chose, la liaison entre les dames de cantine et les anim’. Et puis le côté administratif, ramener les feuilles d’appel en mairie. Mais moi ça m’embête je vois pas à quoi on sert, même s’il faut animer mais faut trouver la motivation quoi. Moi dans ma tête je me dis vraiment que je viens manger, je fais manger les mômes et je me tape des barres. (Samira, 23 ans, animatrice professionnelle, école Les Primevères – milieu mixte.)

11Samira était au moment de notre entretien en formation pour passer le BAFD afin de prendre la direction de l’un des centres de loisirs de la commune (devenu accueil collectif de mineurs). Le statut de référente de la restauration scolaire faisait partie du « package » comme elle dit et elle n’a guère eu le choix de le refuser. Elle souligne à plusieurs reprises son manque de motivation pour proposer des activités aux Primevères, ce temps périscolaire ne l’intéresse pas et elle ne veut pas imposer de trop fortes contraintes à son équipe.

Sur les réunions de référents, c’est pas possible qu’ils demandent des animations sur certaines écoles. Aux Primevères c’est faisable mais après faut trouver le temps et la motivation. Je pense que ça nous fait chier d’être sur la cantine, moi je sais que j’ai pas envie. On mange et puis voilà. Ça fait partie de notre contrat quoi. […] Après la cantine pfff… À partir du moment où tout le monde est là et fait son travail, ça me va ! (Samira, 23 ans, animatrice professionnelle, école Les Primevères – milieu mixte.)

12On retrouve dans le discours des trois référents la distinction de statut entre surveillants et animateurs : alors que Martine considère que les encadrants sont plus « des surveillants que des animateurs », Samira évoque les « anim’ » et Éric parle de son « équipe d’animation ». Leur conception de l’animation n’est pas sans lien avec leur propre statut : Martine est une surveillante non-animatrice alors que les deux autres sont des animateurs professionnels.

13Face à ces divergences, une question se pose alors pour les municipalités et les écoles : comment mobiliser un groupe professionnel hétérogène, dont la perception de l’activité professionnelle diffère selon ses membres, afin d’animer un temps périscolaire officiellement limité à de la surveillance ? Comment pousser les surveillants pour qui la surveillance de la cantine s’apparente à une corvée à faire de ces deux heures du midi un moment d’éducation au « bien manger » pour les élèves ? De part et d’autre les discours laissent poindre une tension entre les deux catégories d’encadrants. Tout porte à croire que les animateurs professionnels revendiquent leur statut et souhaitent se démarquer des « simples surveillants », y compris dans le cadre de la restauration scolaire. À l’heure actuelle, la hiérarchie des tâches professionnelles, la surveillance de la restauration scolaire n’est ni valorisée, ni valorisable. Geoffrey est stagiaire de la fonction publique territoriale, directeur adjoint d’un des centres de loisirs de la commune et également le référent adjoint de Samira à l’école Les Primevères. Geoffrey est animateur depuis onze ans et il rejoint ses collègues sur le fait que ce temps de surveillance ne le passionne guère.

Moi je vais te dire franchement je trouve pas ça très intéressant finalement de faire ce que je fais là, le temps du midi. Je le fais parce que ça rentre dans le cadre de mon contrat, je dois le faire. Je fais en sorte que ça se passe pour le mieux pour les enfants, et puis aussi pour moi parce que si je dois venir pendant 2 h à me faire chier, ça va vite me gonfler. Nous notre but en tant qu’animateur et éducateur c’est pas ça, c’est pas juste accompagner les enfants des chiottes à la cantoche, les faire s’asseoir dans le calme, les faire manger, les faire ressortir, les faire jouer au ballon à l’extérieur, ça nous intéresse pas quoi. Mais on est obligés de le faire, c’est dans nos heures. (Geoffrey, 30 ans, animateur professionnel, école Les Primevères – milieu mixte.)

14Ainsi les deux catégories d’encadrants se rejoignent sur un point : par faute de temps, il est difficile de mettre en place des animations et des actions de toutes sortes à la cantine. Christine a 59 ans, elle fait partie des « mères de famille » qui assurent la surveillance de la cantine à l’école Les Coryphées. Elle affectionne cette activité même si elle pense que la municipalité leur en demande trop :

On nous demande d’être animatrice, surveillante, de vérifier qu’ils mangent bien, d’avoir un regard partout. On nous demande énormément. C’est difficile, j’ai l’impression qu’on travaille en concentré, en condensé. Sur notre contrat il est bien stipulé qu’on est employés pour la surveillance uniquement, moi je dis que je suis surveillante. Si on devait faire de l’animation, on serait payées plus. (Christine, 59 ans, surveillante, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

15Christine, qui reconnaît n’avoir aucun diplôme dans l’animation hormis d’être à l’écoute des enfants, souligne les difficultés engendrées par cette activité mais cela fait pourtant dix ans qu’elle exerce cette profession par choix. La différence la plus probante entre les animateurs et ces mères de familles surveillantes de cantine vient probablement de cet écart entre travail subi et travail choisi. En effet, les surveillantes comme Christine déclarent avoir choisi ce travail pour s’occuper plus que pour des raisons économiques. Elles assurent la surveillance des restaurants scolaires, car elles apprécient particulièrement de travailler auprès des enfants alors que les animateurs le font davantage par obligation dans la mesure où cela fait partie de leur contrat.

16Le temps de la restauration scolaire permet finalement la réunion de professionnels qui ne se rencontrent pas dans d’autres circonstances et qui doivent apprendre à travailler ensemble. Tous n’ont pas la même conception de leur activité professionnelle et du rôle qui est le leur et le revendiquent. Toutefois, cette diversité dans le recrutement du personnel encadrant peut aussi être pensée en termes de complémentarité. L’hétérogénéité des profils de ces adultes quotidiennement au contact des élèves offre un large éventail de représentations, de convictions et de pratiques en matière d’éducation alimentaire. Trois figures types de l’encadrant du temps du midi ont ainsi émergé de nos données de terrain : la surveillante d’expérience, l’animateur en transition et l’animateur professionnel.

La surveillante d’expérience : le modèle maternant d’encadrement

Le choix de l’animation comme reprise d’activité

17Nous employons volontairement le féminin pour parler des encadrantes que nous regroupons dans la première catégorie des « surveillantes d’expérience » puisque nous n’avons rencontré que des femmes dans cette situation. En effet, le découpage de l’espace professionnel de l’animation témoigne d’une franche division sexuelle du travail : « l’animation périscolaire (centre de loisirs, surveillance des cantines, etc.) constitue le centre de gravité de cet espace fortement féminisé, avec, à la marge, l’animation jeunesse où les hommes sont davantage présents [embauchés pour leur qualité autochtone de “grand frère”]16 ». Au terme d’animatrice occasionnelle, nous préférons celui de surveillante d’expérience dans la mesure où si ces femmes ne détiennent pour la plupart aucun diplôme dans l’animation, elles pratiquent cette activité de surveillance depuis de nombreuses années17 : leur ancienneté leur confère une expérience dans le métier que les animateurs diplômés et qualifiés n’ont pas toujours.

18Les surveillantes d’expérience sont des mères de famille âgées de plus de cinquante ans, à la retraite, n’ayant jamais travaillé ou ayant arrêté à la naissance de leurs enfants. En effet, elles sont nombreuses à avoir fait le choix d’arrêter de travailler pendant un temps afin d’élever leurs enfants. D’un point de vue matériel et financier, elles ont eu la possibilité de le faire, car leur conjoint était en mesure d’assurer seul le confort et le niveau de vie de la famille. Les témoignages de ces femmes montrent que leur présence dans les restaurants scolaires résulte d’une trajectoire personnelle et professionnelle réfléchie et assumée. Toutes ont repris une activité professionnelle partielle vers l’âge de quarante ans, quand leurs enfants devenus grands sont entrés au lycée ou à l’université. Il est par ailleurs fréquent que les surveillantes d’expérience travaillent en parallèle de la restauration scolaire, de façon salariée pour de petits emplois complémentaires ou de manière bénévole dans des associations sportives et culturelles communales. Selon elles, leur expérience de mère de famille est suffisante pour assurer la surveillance des enfants au restaurant scolaire ou à l’étude. En plus de leur ancienneté dans le métier, ces femmes valorisent leur expérience de parent. Leurs compétences et leurs qualités en tant que mère de famille sont mobilisées pour légitimer leurs capacités professionnelles à encadrer des enfants. Elles se définissent pour la plupart comme des surveillantes et non des animatrices.

19Aux Coryphées (milieu supérieur), la moitié de l’effectif des encadrants correspond à ce profil. L’équipe est presque essentiellement composée de femmes, pour la plupart plus âgées que la moyenne des encadrants du temps du midi et qui travaillent depuis une dizaine d’années dans cette école. Au self des Primevères (milieu mixte), deux encadrantes, Valérie et Alyssa correspondent à ce profil également. Aux Opalines (milieu populaire), deux encadrantes, Fatima et Sylvie, ont un profil proche de celui des surveillantes d’expérience. Toutefois, n’ayant pu réaliser d’entretien avec elles, nous ne disposons pas des éléments sur leurs trajectoires personnelle et professionnelle nécessaires pour affirmer que leurs profils correspondent à ceux des surveillantes d’expérience des deux autres écoles.

Un regard maternel sur l’alimentation à l’école

20Dans leurs pratiques quotidiennes d’encadrement, les surveillantes d’expérience ont avant tout à cœur de faire manger les enfants. Pour elles, la mission principale du surveillant de cantine est de s’assurer que les élèves repartent du restaurant scolaire en ayant quelque chose dans le ventre. Au cours de l’année scolaire, ces encadrantes d’expérience repèrent les élèves qui rechignent à aller manger ou ceux qui peinent à finir leur assiette. Elles leur portent alors une attention particulière, à l’intérieur comme à l’extérieur de la cantine, pour s’assurer qu’ils s’alimentent correctement. On retrouve dans les propos recueillis par entretien auprès des surveillantes d’expérience mais aussi dans leurs interactions avec les enfants à la cantine un discours où la dimension nourricière est centrale. Leur statut de parent et plus encore de mère se donne très clairement à voir dans leurs préoccupations.

Les parents sont contents de savoir que les animateurs sont là pour les obliger à manger, ne pas les laisser partir le ventre vide et puis voir si tout le monde va bien. Ça les rassure. (Alyssa, 52 ans, surveillante d’expérience, école Les Primevères – milieu mixte.)

21En répondant aux attentes (supposées ou formulées) des parents, Alyssa se projette dans son discours en tant que mère de famille pour qui il est essentiel que les enfants ingèrent la nourriture qui leur est servie. La surveillante parle ainsi d’obliger les enfants à manger. Aux Primevères, Alyssa et Valérie sont deux surveillantes craintes par les élèves, car elles ont tendance à forcer les enfants à manger, même quand ils n’aiment pas ce qui est proposé au menu. Pour leurs jeunes collègues animateurs, les deux surveillantes d’expérience ont des pratiques extrêmes en la matière. La question de la limite entre le fait de forcer un enfant à manger et le pousser à goûter fait ainsi régulièrement l’objet de tensions entre les encadrants. Selon Martine, référente aux Coryphées, l’importance qu’elle accorde à l’alimentation s’explique en partie par son rôle de parent, que les jeunes animateurs n’ont pas encore expérimenté. Ces encadrantes exercent donc une activité qu’elles ont choisie et qui leur convient dans la mesure où elle constitue une sorte de continuité avec leur travail de mère. La surveillance de la cantine leur permet de continuer à être au contact de jeunes enfants tout en restant dans la vie active.

22Sur ce point d’ailleurs, les surveillantes d’expérience sont nombreuses à préférer travailler avec les élèves les plus jeunes, scolarisés en CP ou en CE1. Christine et Alyssa déclarent même ne pas apprécier travailler avec les plus grands.

En maternelle, CP, CE1, ils sont encore très innocents, y’a pas de bagarre entre l’adulte et l’enfant. C’est que du plaisir. Quand on arrive en CM1, CM2, il y a un petit combat « je vais quand même essayer de contourner l’ordre ». J’ai du mal à supporter moi, j’étais une maman très sévère. C’est un petit peu difficile. (Alyssa, 52 ans, surveillante d’expérience, école Les Primevères – milieu mixte.)

23On constate combien les surveillantes d’expérience mobilisent dans leur discours des arguments sur la dimension maternelle de leur profession en faisant référence à leur expérience personnelle en tant que mère. Cette préférence pour le travail avec les plus jeunes élèves rappelle que le travail du care, défini par Élisa Herman comme « une disposition morale et pratique à l’attention envers autrui, au soin, à l’affection et à la proximité18 », est plus intense à l’école maternelle qu’en élémentaire. Les surveillantes d’expérience sont donc plus proches des élèves des petites classes dans la mesure où ce travail s’apparente pour elles à du maternage et « a pour objectif de construire l’autonomie de l’enfant tout en reconnaissant sa vulnérabilité et sa dépendance envers l’adulte » (ibid.). Martine, qui a travaillé avec des enfants de tous âges, n’a pas de préférence en termes de classe d’âge. Toutefois, elle apporte une explication à ces réticences envers le travail avec les plus grands :

C’est pas le même rapport, c’est pas tout à fait pareil. Nous on a un rapport un peu plus maternel que les animateurs. C’est pour ça que c’est bien d’avoir les deux, des mamans comme nous et des animateurs. Les grands ont plus d’affinités avec les animateurs qu’ils retrouvent au centre et les petits viennent plus vers nous, les mamans. (Martine, 52 ans, surveillante d’expérience, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

24Martine distingue bien les deux types d’encadrants. Elle fait partie de ceux qui considèrent qu’il est important que ces deux profils travaillent en complémentarité et non dans un rapport d’opposition.

25Le rapport maternel des surveillantes d’expérience à l’activité d’encadrement s’exprime donc plus particulièrement à l’encontre des élèves les plus jeunes. Il est marqué par des préoccupations ayant trait à la sécurité, l’hygiène et la santé. Les relations entre ces femmes et les enfants sont affectueuses et bienveillantes. Lors du repas à la cantine, si elles cherchent à rendre les élèves autonomes, elles veillent aussi à anticiper leurs besoins, comme l’exprime Christine : « Avez-vous besoin d’aide pour couper la viande ? » (Christine, école Les Coryphées, séance 12, 09/09/10.)

26Les surveillantes d’expérience constituent pour les enfants une potentielle figure d’identification maternelle, dont se saisissent plus largement les plus jeunes. Sous l’égide de ces mères de famille, les enfants trouvent du réconfort tout en se confrontant à une forte source d’autorité. Les surveillantes d’expérience peuvent être intransigeantes avec les élèves lorsqu’ils transgressent les règles ou empruntent des chemins déviants. Elles sont d’une manière générale plus exigeantes que leurs collègues animateurs pour tout ce qui a trait à l’alimentation, aux façons de se tenir et aux manières de table, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elles soient plus sévères.

Le rapport aux normes des surveillantes d’expérience

27En comparant le rapport à la règle et les rappels à l’ordre des encadrants des trois restaurants scolaires, nous remarquons que les surveillantes d’expériences apparaissent comme le type d’encadrants le plus attaché au respect des normes. Si elles veillent à ce que les élèves respectent les règles propres à la cantine, elles transmettent également des normes alimentaires et, plus largement, des normes sociales de comportement aux élèves telles que le respect, la politesse ou les manières de table. Les surveillantes d’expérience considèrent qu’elles font partie de l’équipe éducative et qu’elles ont un rôle à jouer auprès des enfants :

Ça va au-delà du rôle de surveillante mais on fait très peu de choses en fait. On anime un petit peu, on surveille un petit peu, on les fait manger un petit peu, on les dispute un petit peu aussi quand ils se tiennent mal parce que là aussi on a une part d’éducation, on fait partie de la communauté éducative moi c’est ce que j’estime. Donc, « tiens-toi bien », « vous ne jouez pas à table », je confisque les jeux quand il y a des jeux sur la table. C’est vrai que ça fait beaucoup de choses. (Christine, 59 ans, surveillante d’expérience, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

28Du point de vue de l’alimentation, nous avons constaté dans la section précédente que les surveillantes d’expérience se donnent pour priorité de faire manger les élèves. Elles veillent également à ce que les enfants intériorisent les codes du repas à la cantine, en leur apprenant à dresser leur plateau au self ou à se servir équitablement dans le plat collectif. Elles sont aussi soucieuses de voir les enfants se tenir correctement et calmement à table.

(Une animatrice est malade, on demande aux enfants de se taire. On leur explique pourquoi il faut se taire dans la cantine, le ton est calme et posé). Renée (surveillante d’expérience) : À la récré vous pourrez vous défouler mais là il faut un peu essayer de se taire, quand on est beaucoup comme ça dans une pièce. C’est un moment de restauration. (École Les Coryphées – milieu supérieur, séance 5, 15/04/10.)

29Renée justifie la demande de silence adressée aux enfants en invoquant non pas le fait qu’il y a trop de bruit dans la cantine mais en arguant qu’il s’agit d’un « moment de restauration ». Les surveillantes d’expérience véhiculent ainsi l’idée selon laquelle le moment du repas doit se dérouler dans le calme. Cet argument n’est pas sans rappeler le discours tenu par certains parents de l’école Les Coryphées lors de nos entretiens, nous expliquant restreindre parfois la parole de leurs enfants lors des repas à la maison.

30De même, l’ordre dans lequel les composantes du repas sont servies aux enfants apparaît essentiel pour les surveillantes d’expérience de l’école de milieu supérieur. Par exemple, les encadrantes de cette école (les surveillantes d’expérience mais aussi les animatrices professionnelles) n’acceptent pas que les agents de restaurant servent le produit laitier et le dessert en même temps aux enfants ou bien dans un ordre inversé. Ce refus se justifie par l’argument selon lequel les élèves ne mangent pas le fromage si le dessert leur est servi avant. À l’inverse, dans l’école de milieu populaire, cette pratique se veut récurrente et ne pose aucun souci à l’équipe d’encadrement. En ce sens, les surveillantes d’expérience véhiculent dans leurs pratiques professionnelles les normes du repas à la française héritées du modèle bourgeois du xix^e siècle, répondant à des normes de composition, de service et associé à des règles de comportement comme les manières de table19 :

Nathalie (animatrice professionnelle20) : Benjamin, ce sont les animaux qui mangent la tête dans l’assiette, nous on a deux mains ! (école Les Coryphées – milieu supérieur, séance 2, 09/03/10.)
Martine : Depuis quand on mange avec les doigts ? On n’est pas à Mac Do ! Y’a pas de couteaux et de fourchettes ? (école Les Coryphées – milieu supérieur, séance 3, 15/03/10.)

31Nous remarquons finalement que les relations entre les enfants et les surveillantes d’expérience sont marquées par des rappels à l’ordre fréquents. Toutefois, si les surveillantes d’expérience sont intransigeantes sur le respect des règles, les rappels à l’ordre se font sur un ton calme. Bien qu’autoritaires, elles privilégient le dialogue plutôt que les cris ou les menaces de punition. Même dans leurs injonctions ou remontrances adressées aux élèves, ces encadrantes emploient un langage plutôt soutenu et poli.

(Une élève pose son Petshop sur son plateau)
Valérie : « Mets ton gilet au porte-manteau et ça (le jouet) dans ta poche s’il te plaît. » (École Les Primevères – milieu mixte, séance 4, 12/05/11.)

32Ce rapport à l’ordre, calme mais ferme, singularise les surveillantes d’expérience des autres encadrants. Les jeunes encadrants (animateurs professionnels et en transition) ont davantage tendance à réprimander et à punir les enfants sans prendre le temps d’amorcer une discussion au préalable. À l’inverse, ces encadrantes expérimentées ont très peu recours à la menace pour agir sur les comportements des enfants et punissent très rarement les élèves.

33Le rapport aux normes des surveillantes d’expérience se caractérise donc par un mélange d’autorité et d’affection, où le dialogue avec les enfants tient une place prépondérante. Ce mode maternant de rappel à l’ordre renforce l’idée selon laquelle l’âge et le statut de mère des surveillantes d’expérience exercent une influence sur leur façon de pratiquer l’activité d’encadrement. Surtout, ces injonctions témoignent aussi d’un rapport à la norme propre au milieu social auquel ces femmes appartiennent. Les valeurs auxquelles elles adhèrent et les normes qu’elles souhaitent voir appliquer en matière d’alimentation sont proches du modèle éducatif dominant chez les classes sociales supérieures.

Le profil de l’animateur en transition

« L’animation, en attendant de… »

34La seconde figure d’encadrant rencontrée sur nos terrains est celle de l’animateur occasionnel, diplômé de l’animation, mais peu professionnalisé. Ce surveillant de la restauration scolaire que nous qualifions d’« animateur en transition » est jeune, il a souvent moins de trente ans et a arrêté ses études, momentanément ou définitivement. Peu ou pas diplômé, d’un niveau baccalauréat au maximum, il assure le plus souvent la surveillance de la restauration scolaire en tant que vacataire recruté par la commune. Cette activité lui permet à la fois de toucher un salaire et de ne pas rester inactif. Très souvent, il travaille en parallèle dans un centre de loisirs et/ou un accueil périscolaire. Cela implique qu’il est titulaire du BAFA (Brevet d’Aptitude aux Fonctions d’Animateur), qu’il a obtenu assez tôt (la formation étant accessible dès 17 ans). Le BAFA est un brevet et non un diplôme professionnel de l’animation. « S’obtenant rapidement et relativement facilement, il initie au métier d’animateur21. » Ce premier pas dans le monde de l’animation offre ainsi une expérience professionnelle à ces jeunes, dans un cadre qui se veut bien souvent ludique de par les activités organisées pour et avec les enfants. « Le BAFA est aussi un recours possible en cas de difficultés scolaires et professionnelles » (ibid., p. 33). En effet, pour ces jeunes peu ou pas diplômés, obtenir le BAFA est un moyen de trouver rapidement du travail, tout en s’éloignant du cadre scolaire auquel ils n’ont pas toujours su s’adapter. Les jeunes animateurs trouvent alors leur compte dans cette formation qui repose sur une « pédagogie anti-scolaire22 » faisant appel au jeu, à l’oralité et au travail collectif. Ces animateurs portent un regard plutôt bienveillant sur leur activité professionnelle dont les contraintes sont limitées : courts temps de travail, gestion autonome de leurs animations, activités ludiques avec les enfants.

35Pour ces jeunes, l’animation est perçue comme une période de transition. Pour beaucoup l’entrée dans la profession s’est faite suite à un échec scolaire ou universitaire et parce que, par l’intermédiaire d’une tierce personne, l’occasion se présentait. C’est par exemple le cas de Vivien qui, après avoir obtenu le baccalauréat, s’est inscrit à l’université en première année de licence d’Administration Économique et Sociale (AES) avant de se rendre compte que cela ne lui convenait pas. Titulaire du BAFA, il a été recruté en tant que vacataire dans sa commune pour la surveillance de la cantine il y a deux ans. Il travaille également le mercredi dans un centre de loisirs et assure quelques remplacements dans un Centre de Loisirs en Milieu Ouvert (CLMO). Bien qu’il n’ait pas de projet professionnel dans l’immédiat, il envisage ses activités d’animateur comme quelque chose de provisoire : « c’est en attendant de » (Vivien, 21 ans, animateur en transition, école Les Opalines, milieu populaire).

36Pour la plupart de ces jeunes en transition, le passage dans l’animation excède rarement quelques années. Dans l’histoire de la profession, il est fréquent de rencontrer cette figure de l’animateur « en quête d’autre chose ». Depuis son émergence dans les années 60, le recrutement de jeunes animateurs aptes à assurer un autre métier est revendiqué : l’animation est par essence définie comme « une activité de transition23 ». Nous retrouvons dans ce profil type une volonté commune des animateurs de ne pas exercer ce métier sur le long terme, à l’image de Megan, animatrice aux Primevères, qui ne souhaite pas finir ici. Titulaire d’un BEP Agricole, Megan a arrêté ses études suite à des problèmes familiaux pour venir en région parisienne chez son frère, animateur professionnel. La profession de son frère ne semble pas étrangère au choix de réorientation de Megan. Titulaire du BAFA, elle envisage de poursuivre sa professionnalisation avec un Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l’Éducation Populaire et du Sport (BPJEPS), spécialité activités équestres. Elle souhaiterait mettre son expérience dans l’animation au profit de sa passion pour l’équitation. Elle n’envisage pas de rester pendant vingt ans dans le service périscolaire de la même commune :

Enquêtrice : Comment tu définirais le rôle d’un animateur ?
Megan : Sur l’accueil ou sur la cantine ? Parce que sincèrement sur la cantine moi je me sens pas du tout animatrice, pour moi c’est de la garderie quoi. […] Ça peut se faire carrément (proposer des animations) mais surtout aux Primevères on a quand même 215 mômes, t’es plus en train de faire la police quoi. Les bobos, fais pas-ci, fais pas ça. Et puis d’un côté moi sincèrement quand j’arrive le midi, quand je vois Valérie et Alyssa et Dan (des surveillants non-animateurs), je les vois, sincèrement je vais pas faire de l’animation alors qu’on est payés le même tarif et qu’eux ils ne le font pas parce qu’ils sont pas faits pour ça et que c’est pas leur job tu vois ? […] Moi pour moi le périscolaire et la cantine c’est la planque de l’animateur. C’est la planque de celui qui fait l’année là, qui sait pas quoi faire, qui se met là parce que j’ai un petit feeling avec les enfants. (Megan, 18 ans, animatrice en transition, école Les Primevères – milieu mixte.)

37Samira, la référente de cantine des Primevères, attend autre chose également de son expérience d’animatrice. Alors qu’elle passe son BAFD pour devenir directrice d’un centre de loisirs à 23 ans, elle affirme qu’elle ne souhaite pas continuer trop longtemps dans cette voie.

Enquêtrice : Et après tu penses rester là-dedans ?
Samira : Non non, pas longtemps. Après les formations t’en as plein mais je pense que garderie, cantine ça va un moment quoi, je vais pas faire ça trente ans. Être dans une garderie et une cantine. J’envisage plus d’être dans le social avec d’autres jeunes, un peu maison de quartier et tout ça quoi. (Samira, 23 ans, animatrice professionnelle, école Les Primevères – milieu mixte.)

38La jeune femme se déclare elle-même en quête d’autre chose mais elle a pourtant accepté d’endosser davantage de responsabilités en devenant référente de cantine et bientôt directrice de centre de loisirs. L’animatrice se professionnalise dans un métier qu’elle ne souhaite exercer qu’à moyen terme. Le cas de Samira démontre que le basculement d’un statut à l’autre est toujours possible : la jeune femme espère se construire un avenir dans le travail social, ses diplômes dans l’animation socioculturelle peuvent l’aider à atteindre cet objectif. Nous situons volontairement Samira dans la catégorie des animateurs professionnels, car elle semble se trouver à un tournant de sa vie professionnelle : ses responsabilités grandissantes l’éloignent de plus en plus du profil de l’animateur en transition pour la pousser vers la professionnalisation.

39Ainsi la frontière est parfois mince entre l’animateur transitionnel et l’animateur professionnel. Il suffit d’une proposition de formation ou d’une perspective d’évolution pour que les animateurs en transition se maintiennent dans la profession. Toutefois, si au fil du temps les formations et les diplômes professionnels de l’animation se sont développés, les animateurs en transition, qui constituent une part importante du vivier de potentiels professionnels, ne se saisissent que rarement de ces opportunités. L’animation reste souvent une période transitoire de leur vie ou un tremplin pour atteindre leurs objectifs.

Animateur-copain ou surveillant passif ?

40Les animateurs en transition n’envisagent donc que rarement de poursuivre leur carrière dans l’animation. La surveillance de la cantine et les autres activités périscolaires qu’ils encadrent sont rarement envisagées sur le long terme, ou du moins, l’incertitude plane encore quant à leur avenir professionnel. De fait, leur investissement et leurs interventions au quotidien dans l’activité de surveillance se révèlent parfois limités. En effet, dans les équipes les plus mixtes d’un point de vue statutaire comme aux Coryphées et aux Primevères, nous constatons que ces animateurs transitionnels sont en retrait le midi à la cantine par rapport aux surveillantes d’expérience et aux animateurs professionnels ; alors qu’aux Opalines, où le recrutement est plus homogène, les animateurs en transition sont plus aisément repérables. Les animateurs plus expérimentés doivent parfois rappeler à l’ordre les encadrants en transition lorsqu’ils estiment qu’ils sont trop passifs ou qu’ils ne remplissent pas correctement la tâche qui leur revient. Aux Coryphées, Nathalie a souvent à sa charge de former les nouveaux animateurs. Elle prend soin de leur expliquer sa conception de la surveillance et n’hésite pas à les reprendre pendant le service :

Nathalie demande à Matthieu (nouvel animateur aux Coryphées depuis une semaine) de voir ce que veut un garçon qui lève la main, il ne l’avait pas fait de lui-même en passant devant l’enfant. (École Les Coryphées – milieu supérieur, Séance 28, 19/10/10.)

41Les animateurs en transition endossent souvent le rôle d’« animateur-copain » avec les élèves, d’autant plus que la période de l’adolescence n’est pas très loin lorsqu’ils débutent leur formation au BAFA à 17 ans. Ils jouent avec eux dans la cour de récréation, contrairement aux surveillantes d’expérience qui regardent plutôt à distance les activités se dérouler. Ils aiment partager le repas des enfants, discuter, échanger et s’amuser avec eux. Le temps de cantine ne doit pas être selon eux un temps sérieux où les animateurs forcent les enfants à manger :

C’est super compliqué de gérer un enfant qui ne veut pas manger. Va gérer ça parce qu’il est obligé de sortir et d’avoir quelque chose dans l’estomac donc va faire rentrer cette idée-là à un enfant qui n’aime rien. C’est ça le plus dur, d’arriver à ne pas forcer parce qu’on n’a pas le droit de les forcer mais leur faire goûter et qu’à la fin il ait quand même quelque chose dans l’estomac. (Megan, 18 ans, animatrice en transition, école Les Primevères – milieu mixte.)

42Les surveillantes d’expérience et les animateurs professionnels sont généralement plus enclins à insister auprès des enfants pour qu’ils goûtent à tout et fassent l’effort de manger même les aliments qu’ils apprécient peu alors que les animateurs en transition se montrent moins regardants sur le contenu des assiettes. La jeunesse des animateurs en transition les rapproche des enfants et leur permet d’endosser le rôle de copain ou de grand frère. Ils partagent avec les élèves des préférences alimentaires, ludiques et sportives ou encore vestimentaires. Pour autant, en tant qu’adultes, ils sont supposés montrer l’exemple aux élèves lors des repas. Dans les écoles où les encadrants déjeunent à table avec les enfants comme aux Coryphées et aux Opalines, ils sont amenés à manger la même chose qu’eux, à savoir le repas fourni par la société de restauration collective. Ils ont ainsi l’occasion de goûter par eux-mêmes ce qui est proposé aux enfants et ce qu’ils les obligent parfois à manger. Cela implique pour eux de conjuguer leurs préférences alimentaires personnelles avec le repas de cantine, pas toujours à leur goût, afin aussi de s’assurer que les enfants mangent. Les jeunes animateurs se retrouvent bien embêtés de devoir montrer l’exemple, notamment lorsqu’ils ont des préférences ou des rejets alimentaires bien arrêtés. Ainsi Megan est plutôt contente de ne pas pouvoir manger avec les élèves au self des Primevères, car elle a conscience que cela lui générerait quelques difficultés :

L’inconvénient de manger avec eux c’est que t’es obligée de montrer l’exemple tu vois. […] Y’en a qui sont sans viande, moi je suis sans poisson. J’en mange pas du tout. Mais c’est super dur de le faire accepter. (Megan, 18 ans, animatrice en transition aux Primevères – milieu mixte.)

43Les encadrants des Primevères, qui pour la plupart ne viennent pas déjeuner au restaurant scolaire à 11 h 30 avec le reste du personnel de cantine alors qu’un repas est prévu pour eux, mais aussi les animateurs du 2^e service aux Opalines, qui font le choix de ne pas manger avec les enfants, ne sont guère en mesure d’informer les enfants sur la qualité ou le contenu des plats qui leur sont servis. Seules les encadrantes des Coryphées parlent réellement en connaissance de cause puisqu’elles mangent le même menu que les élèves chaque jour. On peut alors se demander dans quelle mesure les uns et les autres participent à l’éducation au goût des enfants à la cantine s’ils ne partagent pas le même repas que les élèves.

44La proximité entre les jeunes encadrants en transition et les élèves n’est pas seulement générationnelle, elle est aussi sociale. Les animateurs en transition ont généralement grandi dans la commune dans laquelle ils travaillent ou dans une ville voisine. Le recrutement en tant qu’animateur passe bien souvent par l’intermédiaire d’une connaissance. Dans l’école de milieu populaire, où cette figure de l’encadrant en transition est dominante, les animateurs ont grandi dans un des quartiers de la commune voire pour certains dans le quartier des Opalines. À l’image de l’homologie sociale constatée entre les surveillantes d’expérience et les élèves des Coryphées, les animateurs en transition des Opalines sont issus du même milieu social que les élèves qu’ils encadrent.

L’animateur professionnel : l’engagement au travail

Un professionnel « passionné »

45Nous choisissons de parler d’animateur professionnel dans cette dernière catégorie en référence aux individus qui ont choisi de travailler dans l’animation pour être au contact des enfants et qui se professionnalisent en ce sens. L’animateur professionnel a entre 30 et 40 ans. Comme les autres catégories d’animateurs, il a passé le BAFA très tôt puis a continué à gravir les échelons dans la profession, notamment en obtenant le statut de titulaire. Quitter le statut précaire de vacataire contractuel constitue un premier pas vers la stabilité professionnelle. Dans une évolution classique de carrière, il passe le BAFD afin d’assurer au bout de quelques années des fonctions de direction. L’animateur professionnel occupe alors ses journées entre l’accueil périscolaire, le centre de loisirs pour préparer ses projets pédagogiques, le temps de restauration scolaire puis à nouveau l’accueil périscolaire. En raison de son expérience et de son ancienneté dans les structures d’accueil, il travaille avec les animateurs transitionnels, dont il a souvent en charge la formation « sur le tas » (tout comme la formation des stagiaires BAFA).

46Il ne nous semble pas adapté de parler de « vocation » au sens développé par Jérôme Camus dans son article sur les cadres sociaux de l’animation24 dans la mesure où, pour les encadrants dont nous parlons, l’animation n’est pas nécessairement un choix mûri depuis toujours. Certains animateurs ont débuté puis abandonné des études dans un domaine qui ne leur convenait pas. Pour autant, nombre de ces professionnels se déclarent « passionnés » par leur métier. La reconversion précoce vers l’animation fait à la fois office de porte de sortie d’une orientation ou d’un métier inadéquats et de porte d’entrée vers une activité choisie pour travailler avec des enfants. Pour Olivier Douard, dont le travail porte sur les écrits des professionnels qui se destinent à devenir cadres dans l’animation, « ces professionnels aux trajectoires souvent chaotiques, dans lesquelles des relations difficiles au système scolaire sont loin d’être exceptionnelles, occupent déjà, pour une partie d’entre eux, des postes de responsabilité25 ». Les animateurs professionnels comme Nathalie ou Geoffrey sont nombreux à être titulaires du BAFD (Brevet d’aptitude aux fonctions de directeur) qui leur confère un accès aux fonctions de direction dans les structures d’accueil périscolaire. Pour autant, si les encadrants dont nous traitons dans cette section sont davantage professionnalisés que les animateurs en transition et les surveillantes d’expérience, tous ne détiennent pas un diplôme professionnel de l’animation (BAPAAT, BPJEPS, DEFA, DUT Carrières sociales), le BAFD n’étant pas un diplôme mais un brevet professionnel. Ainsi, au sein même de cette catégorie des animateurs professionnels, des différences dans la formation, la pratique et la conception de la profession d’animateur sont perceptibles entre les acteurs.

L’exemple de l’éducation alimentaire

47L’animateur professionnel s’investit dans toutes les activités qu’il entreprend avec les enfants, y compris la restauration scolaire. Il considère que chaque temps auprès des enfants doit être préparé et mobilisé pour leur apporter quelque chose. Au-delà de l’organisation d’activités ludiques et du partage de moments divertissants, l’animateur professionnel considère qu’il aide l’enfant à grandir et à se construire :

Partager des choses avec eux, être là quand ils ont besoin. Leur apprendre des choses ludiquement parce qu’on n’est pas à l’école. Et puis les aider à grandir. (Florence, 28 ans, animatrice professionnelle, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

48Par certains aspects l’animateur professionnel équivaut à la combinaison de l’animateur en transition et de la surveillante d’expérience : il allie l’entrain et la motivation du jeune animateur qui veut s’amuser à la sagesse et la patience de la surveillante expérimentée. De plus, il sait développer avec les plus jeunes le côté maternel prôné par les « mères de famille » tout en instaurant une relation basée sur le respect avec les plus grands comme en atteste l’exemple de Nathalie :

C’est vrai que moi c’est un choix que de travailler avec les petits parce que maintenant mon côté maternel fait que j’aime bien les tout petits, ce côté… tactile, proche, explicatif, maternel des tout petits mais j’aime toujours ce côté avec les primaires où y’a toujours la demande, les questions, ils ont vraiment une vision des choses qui est complètement différente et ça du coup je l’ai le midi à la cantine. (Nathalie, 39 ans, animatrice professionnelle, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

49Nathalie est animatrice depuis vingt ans. À l’origine dessinatrice en publicité, elle s’est rendu compte au bout de quelques mois que ce « milieu professionnel pourri » n’était pas du tout adapté à sa personnalité. Titulaire du BAFA, elle est arrivée dans la commune de l’école des Coryphées en tant qu’« animatrice volante », faisant des remplacements sur les différents écoles et accueils périscolaires de la ville. Elle passe ensuite le BAFD, assure la direction d’un centre de loisirs pendant cinq ans avant de démissionner suite à un gros désaccord avec la mairie. À ce moment de sa carrière, elle choisit de « repasser animatrice », considérant que son travail de directrice l’avait éloignée de l’animation pure. Nathalie occupe l’un des rares postes de titulaires de la Fonction Publique Territoriale disponibles pour les animateurs. Elle est restée travailler dans cette commune malgré ses divergences d’opinions avec le maire. Nathalie se dit satisfaite de la proximité de son lieu de travail, de la diversité de ses activités et de ses collègues et de la possibilité, en tant que mère de deux enfants, de pouvoir concilier vie professionnelle et vie personnelle. Elle est une animatrice très investie et active auprès des enfants. Son rôle d’animatrice, Nathalie ne le quitte pas à la cantine. Si comme les surveillantes d’expérience elle estime qu’il est préférable de laisser les enfants jouer en toute liberté, sans nécessairement les contraindre par l’imposition d’animations, elle est l’une des rares encadrantes des trois écoles à veiller quotidiennement à l’éducation au goût des enfants.

50Si certains départements et collectivités instaurent des projets d’éducation alimentaire26, aucune action spécifique n’est mise en place dans les trois écoles où nous avons enquêté. Le matériel pédagogique mis à disposition par la Société de Restauration Collective n’est que rarement mobilisé par les encadrants, notamment car ils ne sont jamais avertis en amont de la possibilité de proposer des animations autour de ces supports d’éducation alimentaire. Pour autant, certains animateurs professionnels se chargent spontanément de sensibiliser les enfants à l’équilibre alimentaire et tentent d’éveiller leur curiosité et leurs goûts. Aux Opalines, Éric et Martin, deux animateurs professionnels, poussent régulièrement les élèves à goûter à tout contrairement à d’autres encadrants qui n’incitent pas les enfants à manger, comme ce jour où suite à un problème d’approvisionnement, il n’y avait pas suffisamment de riz pour tous les élèves :

(Il manque du riz. Certains encadrants laissent les enfants choisir entre le riz et la ratatouille. Martin préfère mélanger les deux pour être sûr que les enfants mangent des légumes).
Martin : Elle est bonne cette ratatouille en plus. Nous quand on était petits elle était amère et tout. Elle est pas mauvaise cette ratatouille !
Lors du service des plus grands :
Éric : Vous mélangez le riz et la ratatouille
Un élève : C’est obligé ?
Éric : Bah ouais c’est des légumes c’est important.
(École Les Opalines – milieu populaire, séance 5, 19/03/10.)

51À l’école Les Coryphées, Nathalie veille chaque midi à ce que les enfants repartent de la cantine en sachant ce qu’ils ont mangé. Sans utiliser un quelconque support pédagogique, elle questionne les enfants sur ce qu’ils mangent, leur parle des produits qu’ils consomment, non pas pour respecter les recommandations officielles mais parce qu’il lui tient à cœur que les enfants sachent ce qu’ils ingèrent. Nathalie préfère prendre le temps d’expliquer aux enfants ce que sont les produits, toujours de manière ludique en improvisant un test ou un jeu. Elle nous le démontre au détour de l’exemple d’un enfant qui lors d’un repas à la cantine confondait une moule et une huître dans sa paëlla :

1. Il sait pas que c’est une moule.
2. Il ne sait pas la manger.
3. Forcément il ne va pas la manger.
Alors que si tu prends le temps de lui expliquer que c’est une moule, que c’est un produit de la mer…, etc. Comment tu veux avoir le plaisir de manger et de connaître les aliments si tu ne sais pas ce que tu manges ? (Nathalie, 39 ans, animatrice professionnelle, école Les Coryphées – milieu supérieur.)

52Ce discours engagé de l’animatrice s’observe en pratique chaque midi à la cantine des Coryphées. Nathalie est la seule animatrice de l’école à s’investir autant auprès des élèves pour qu’ils identifient le contenu de leur assiette et qu’ils goûtent à tous les aliments. Malgré tout, l’animatrice revendique ses propres préférences et habitudes alimentaires et n’hésite pas à les transmettre aux élèves, comme ce jour où elle décide de distribuer du ketchup aux enfants pour manger avec les frites alors que cela n’était pas prévu au menu.

(Distribution de rab de frites, beaucoup de mains se lèvent. On mange à la main ou à la fourchette selon les cas. On distribue encore des frites). Nathalie décide de distribuer du ketchup : « Les frites pour moi c’est avec du ketchup ! Y’a plus de mayo ? C’est la déch’ ici maintenant, moi je veux me faire un mélange ketchup-mayo. »
(École Les Coryphées – milieu supérieur, Séance 4, 12/04/10.)

53Si les surveillantes d’expérience et les animateurs professionnels endossent voire revendiquent pour certains ce rôle d’éducateur auprès des élèves, les animateurs en transition se préoccupent moins des valeurs et des normes qu’ils peuvent véhiculer à la cantine, notamment en matière d’alimentation. C’est ainsi que les préférences alimentaires des encadrants se donnent parfois à voir dans le cadre du repas à la cantine. Aux Opalines par exemple, à plusieurs reprises nous avons observé de jeunes animateurs, dénigrant le repas servi par la SRC, se préparer des tartines de pain au fromage fondu (au micro-ondes) en guise de repas. Une telle pratique ne serait pas tolérée dans l’école de milieu supérieur où les encadrantes estiment que les animateurs sont tenus de montrer l’exemple et de manger le même repas que les élèves.

54À l’image des surveillantes d’expérience, les animateurs professionnels se reconnaissent à leur investissement et à leur envie d’apporter quelque chose de plus aux enfants. Il ne s’agit pas pour eux de faire de l’animation pour divertir et occuper mais bien de participer à l’éducation des élèves placés sous leur responsabilité. Nous retrouvons massivement ce profil de l’animateur professionnel dans l’école mixte des Primevères. Le fait que la commune ait déclaré ses activités périscolaires en Accueil collectif de mineurs explique cette importante proportion d’animateurs professionnels au sein de l’équipe de restauration scolaire. Ainsi dans l’école constituant un intermédiaire du point de vue du recrutement social, on retrouve une équipe à la fois plus hétérogène avec les trois profils d’encadrants mais aussi davantage professionnalisée.

Une identification verticale opérante : vice ou vertu de l’homologie sociale ?

55D’une manière générale, l’ensemble des relations qui se nouent à la cantine entre les élèves et les encadrants sont plutôt affectueuses dans la mesure où les animateurs « sont encouragés à développer, dans une juste mesure et sans favoritisme, des relations affectives, dont les contours peuvent sembler plus flous que ceux de la relation enseignant/élèves27 ». Toutefois, en raison de l’hétérogénéité des profils des encadrants, ces relations s’inscrivent nécessairement dans des formes d’interactions différentes. Celles qui unissent les animateurs aux enfants se déroulent sur un mode plus ludique et moins maternant que celles qui les lient aux surveillantes d’expérience. Dans les deux cas, un processus d’identification à l’adulte se produit, plutôt amical dans le premier cas, plutôt maternel pour le second. Nous comprenons ainsi combien la distinction de statut entre surveillante d’expérience et animateur (en transition et professionnels) est indissociable de la variable de l’âge. Au travers du statut professionnel des encadrants s’expriment des effets générationnels qui agissent sur les interactions entre adultes et enfants. Ces derniers se sentent plus proches des jeunes animateurs en transition lorsqu’ils cherchent avant tout à jouer et à s’amuser et fuient l’autorité des surveillantes d’expérience lorsqu’ils cherchent à expérimenter, tester les limites et transgresser les règles imposées par les adultes. Quant aux animateurs professionnels, qui allient l’autorité d’un adulte référent et l’insouciance d’un jeune adulte, ils constituent pour les enfants des repères identitaires importants.

56On constate ainsi que le rôle joué par les encadrants dans la construction du rapport à l’alimentation des élèves à la cantine varie en fonction du statut, des trajectoires (personnelle et professionnelle) et de la vision que ces adultes ont de leur activité professionnelle. La diversité des profils présentés dans ce chapitre permet de rendre compte de l’hétérogénéité des pratiques des encadrants quant aux normes qui régissent les repas. Les surveillantes d’expérience se montrent particulièrement attachées au respect des normes d’hygiène et de comportement (se laver les mains, bien se tenir à table, manger dans le calme). Elles véhiculent auprès des enfants des normes relatives à la bienséance et aux manières de table afin de leur apprendre à partager un repas en collectivité. Elles ont également à cœur de faire manger les élèves, inscrivant leur positionnement dans une dimension plus nourricière que nutritionnelle. De leur côté, les animateurs socioculturels diplômés et professionnalisés prônent l’incitation à manger plutôt que l’obligation. Pour ces professionnels, le repas doit aussi être un moment convivial où les enfants peuvent se détendre et s’amuser. Les aspects commensaux du repas en collectivité tiennent une place centrale, voire plus importante que les aspects nutritionnels, dans leur approche de l’éducation alimentaire à la cantine. Enfin, les surveillants en transition entretiennent un rapport plus distant à leur activité professionnelle et, de fait, à la possibilité de transmettre les principes d’une éducation alimentaire aux élèves dans le cadre de la restauration scolaire. Leurs pratiques et leurs goûts en matière d’alimentation semblent encore fortement imprégnés de leur expérience personnelle d’adolescent ou de jeune adulte. Il apparaît difficile pour eux de « faire manger les enfants » alors qu’eux-mêmes refusent de prendre le repas fourni à la cantine. Leurs interactions avec les élèves quant à l’alimentation sont de fait très limitées : les élèves savent ainsi à qui s’adresser s’ils veulent éviter de terminer leur assiette ou demander du « rab » de quelque chose. On constate ainsi combien les normes en matière d’alimentation renvoient à une pluralité de pratiques en fonction du sens que les acteurs qui les transmettent leur accordent. De plus, la diffusion de ces normes alimentaires dans le cadre de la restauration scolaire dépend fortement, au-delà des dispositifs institutionnels instaurés localement, du profil des professionnels recrutés pour assurer la surveillance et l’animation sur le temps du midi.

57L’exercice typologique réalisé ici pousse ainsi à s’interroger sur les modes de recrutement de ces professionnels de la restauration scolaire. Alors que l’école de milieu supérieur (Les Coryphées) fait principalement appel à des surveillantes d’expérience issues des classes sociales favorisées, on retrouve dans l’école de milieu populaire (Les Opalines) de nombreux animateurs en transition et quelques animateurs professionnels dont les origines sociales et culturelles sont proches de celles des enfants. Entre les deux, l’école des Primevères constitue bien un terrain intermédiaire où l’équipe d’encadrants est constituée d’animateurs en transition et d’animateurs professionnels d’une part (plutôt issus des classes moyennes) et de surveillantes d’expérience d’autre part (appartenant aux milieux supérieurs). Le recrutement des encadrants est ainsi corrélé dans les trois écoles au recrutement socioculturel de la commune. La composition des équipes d’encadrement des trois écoles met ainsi en lumière un point central : une forte homologie sociale existe entre les encadrants du temps du midi et les enfants auxquels ils sont confrontés dans le cadre de leur activité.

58Plus largement, cette proposition de catégorisation par figure d’encadrant construite sur la base de nos observations de terrain et des entretiens réalisés avec les animateurs permet de tenir compte du statut dans l’emploi de ces agents ainsi que de leur âge, de leur sexe et de leur appartenance sociale pour montrer que la combinaison de propriétés individuelles et sociales à des caractéristiques professionnelles interfère dans le processus d’identification des enfants aux adultes et met ainsi en lumière des modes socialement différenciés de socialisation verticale. Car si les encadrants du temps du midi conçoivent différemment leur rôle auprès des élèves en fonction de leur histoire de vie et de leur trajectoire professionnelle, les enfants aussi ne perçoivent pas de la même façon tous les adultes qui les entourent. Si l’homologie sociale entre les encadrants et les élèves conduit à rendre efficient le processus d’identification verticale, on peut se demander dans quelle mesure ce recrutement socialement différencié du personnel d’encadrement dans les cantines ne contribue pas finalement à reproduire les clivages sociaux.