1Ce chapitre s’intéresse à la dimension communicationnelle de l’alimentation des enfants à l’école et prend plus particulièrement en étude la façon dont les pauses méridiennes sont aujourd’hui des lieux de circulation et de diffusion des normes liés à la « bonne » alimentation. Ces pauses méridiennes se déroulent de 11 h 45 à 13 h 30 et ont lieu sous la surveillance d’animateurs recrutés et formés par les mairies des villes. Elles sont organisées autour de différentes activités dont celle de manger à la cantine n’est qu’une partie, s’intégrant dans un ensemble d’ateliers et d’activités présentées comme « pédagogiques ».

2En se constituant en tant que problème public, la question de l’alimentation des enfants s’est accompagnée ces dernières années d’une multiplication de la communication de la part d’institutions politiques et publiques. Par le biais de programmes nationaux et de nombreux dispositifs infocommunicationnels et pédagogiques, les instances publiques ont participé à diffuser un ensemble de normes autour des thématiques de la nutrition, de l’hygiène, de l’éducation au goût, de la sécurité alimentaire ou encore du gaspillage. Des études en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) ont travaillé sur ce foisonnement récent de la communication autour de l’alimentation et des normes qu’elle tend à diffuser1en particulier auprès des enfants2. Cependant, la façon dont circulent les normes et les savoirs liés à l’alimentation au sein des écoles, ainsi que leur réappropriation par les enfants, n’ont, jusque-là, pas été étudiés.

3Notre chapitre propose précisément une contribution à ce nouvel enjeu scientifique en tentant de répondre à plusieurs interrogations : quels sont les savoirs et les normes diffusés à destination des enfants à l’école ? Qui en sont les énonciateurs ? Comment circulent-ils dans le cadre des pauses méridiennes et des repas scolaires ? Enfin, dans quelle mesure ces normes et savoirs sont-ils appropriés par les acteurs en jeu ?

4L’hypothèse au cœur de ce chapitre est que les discours des instances publiques (État, programmes nationaux, politiques locales) et les dispositifs de communication liés à l’alimentation scolaire n’ont pas uniquement vocation à transmettre des savoirs et des normes, mais visent également à capturer, orienter, déterminer intercepter, modeler, contrôler et assurer les gestes et les conduites des enfants3. Autrement dit, en tant que « discours agissants4 », ils consistent en des prescriptions visant à agir sur les comportements et les habitudes alimentaires des enfants. Les normes et les savoirs concernant l’alimentation seraient alors mis en scène et matérialisés lors des pauses méridiennes afin de les faire expérimenter aux enfants, par leur corps et leurs pratiques. Dès lors, nous envisageons les pauses méridiennes comme des dispositifs matérialisant les prescriptions par une organisation spatiale et temporelle afin d’orienter les pratiques alimentaires des enfants. Nous présenterons dans un premier temps comment les instances publiques nationales et municipales ont participé à construire ces dernières années des cadres normatifs autour de ce qui relève de la « bonne alimentation ». Par la suite, nous mettrons en lumière la façon dont ces discours se matérialisent à travers une mise en scène et un ensemble d’activités que les enfants sont amenés à expérimenter lors des pauses méridiennes dans les écoles. Nous aborderons également les rôles prescrits des animateurs en tant que responsables de ces pauses méridiennes et médiateurs des prescriptions, ainsi que la façon dont ils se réapproprient ces rôles. Enfin, nous proposerons dans une dernière partie de rendre compte des réactions et des formes de réappropriations que les enfants développent face aux dispositifs normatifs.

Une analyse sémio-pragmatique pour étudier la circulation des normes

5Les réflexions présentes dans ce chapitre se fondent sur une analyse de différents documents, de leur circulation et réappropriations dans les lieux scolaires. Tout d’abord, notre analyse a porté sur un corpus rassemblant des documents textuels, images et vidéos produits par des institutions nationales, régionales et municipales concernant les restaurants scolaires et les pauses méridiennes. Plus précisément, nous avons examiné :

• Les huit guides du PNNS à partir de 2001 disponibles sur le site du ministère des Affaires sociales et de la Santé ; et plus particulièrement les cinq suivants : « La santé vient en mangeant » (2001), « La santé vient en bougeant » (2004), « Le guide pour les parents d’enfants de 0 à 3 ans » (2005), « Le guide pour les parents d’enfants de 0 à 18 ans » (2004), « Le guide-ados, “j’aime manger, j’aime bouger” » (2004)5 ;

• Les deux recommandations du groupement d’étude des marchés en restauration collective et nutrition (GEMRCN)6 parues en 2011 et 2013 ;

• Les pages consacrées à la restauration scolaire sur le site de la mairie de la ville de Lille ;

• Les chartes des pauses méridiennes d’autres villes : Cholet (Maine-et-Loire)7, Breuillet (Essonne)8, Saint Thibault des Vignes (Seine-et-Marne)9, Cachan (Val-de-Marne)10, Brissac-Quincé (Maine-et-Loire)11 accessibles sur internet.

6L’analyse de ces documents a eu pour but de saisir les enjeux de l’alimentation scolaire pour les politiques publiques : comment l’alimentation scolaire est appréhendée et conçue par les instances publiques ? Quels sont les objectifs que ces instances attribuent aux pauses méridiennes ? Afin de répondre à ces questions, avons saisi à l’aide d’une grille d’analyse les thématiques et stratégies argumentatives des divers dispositifs en ligne.

7Cette contribution s’appuie également sur les résultats d’observations participantes menées lors des pauses méridiennes au sein de cinq écoles primaires situées dans cinq quartiers différents de la ville de Lille : Lille-Sud, Fives et Wazemmes, quartiers tous les trois classés dans la catégorie « pauvreté extrême » selon l’agence d’urbanisme et de développement de la ville de Lille12 ; Saint-Maurice Pellevoisin signalé comme un quartier « résidentiel » ; ainsi que le quartier du centre classé quant à lui « quartier étudiant et jeunes actifs ». Nos réflexions se fondent enfin sur des entretiens semi-directifs conduits suite aux observations avec les responsables des pauses méridiennes de chaque école ainsi qu’avec le responsable du pôle éducatif de la pause méridienne à la mairie de Lille.

8Notre travail s’appuie ainsi sur une approche sémio-pragmatique13 caractérisée par la volonté d’analyser les discours en tenant compte des processus de leur production, diffusion et réception. Sans isoler l’étude des discours de celle des contextes ou des « espaces de communication14 » dans lesquels ils se situent, l’objectif a donc été de saisir comment les normes et les savoirs liés à l’alimentation sont construits par les discours des instances publiques ainsi que la manière dont ils circulent, sont actualisés et réappropriés au sein du cadre scolaire.

La « bonne » alimentation des enfants : quelles normes et quels savoirs ?

9Depuis plusieurs années, de nombreuses instances publiques se sentent concernées par l’alimentation des enfants et multiplient les campagnes d’information à destination des écoles. En effet, depuis le début des années 2000, les écoles, et plus particulièrement les restaurants scolaires, sont devenues des lieux privilégiés pour la diffusion de recommandations et le champ d’interventions de différentes actions publiques sur l’offre alimentaire, l’éducation à la nutrition, au goût et à la consommation, la prévention aux problèmes de surpoids et troubles du comportement alimentaire. L’information et l’éducation sont ici conçues comme « des instruments privilégiés en matière de santé publique, s’agissant notamment de modifier les pratiques alimentaires des individus, mais aussi à les encourager à prendre soin de leur corps15 ». Dans ce but d’informer et d’éduquer les enfants, les instances publiques ont élaboré une grande diversité de dispositifs infocommunicationnels et info pédagogique à destination des écoles tels que des « kits pédagogiques », des « livrets éducatifs », des posters, des dépliants et des jeux.

10La mise en place de ces dispositifs visant à informer et éduquer les enfants à l’alimentation au sein des écoles introduit la question des normes et des savoirs sur lesquels s’appuient les instances publiques. En effet, à partir des dispositifs infocommunicationnels et infos pédagogiques que nous avons étudiés, nous nous interrogeons sur la manière dont l’alimentation est définie et caractérisée.

11Notre analyse a révélé que tous les dispositifs infocommunicationnels et infos pédagogiques que nous avons étudiés associent le thème de l’alimentation à l’école à des enjeux sociétaux très divers. Ce qui est en jeu n’est plus uniquement le fait de manger, mais la sécurité alimentaire, la qualité nutritionnelle, l’éveil et l’éducation au goût, la sensibilisation au gaspillage, l’apprentissage des règles de vie en collectivité qui sont autant d’objectifs que se fixent les instances chargées de l’alimentation scolaire. Des questions telles que l’égalité, la sécurité, la laïcité, la consommation ou encore la citoyenneté s’intègrent aux discours sur les restaurants scolaires et cristallisent des questions politiques et sociales majeures. Au-delà des pratiques alimentaires, l’ensemble des discours mise sur une véritable dissémination de normes et de codes visant à informer et responsabiliser le citoyen consommateur et « tendant à valoriser le libre-choix et la responsabilité individuelle16 ».

12Outre le fait que l’alimentation soit associée à des enjeux multiples, nos analyses ont montré que les dispositifs s’appuient tous un répertoire commun de prescriptions autour de ce qui relèverait de la « bonne » alimentation. En effet, l’analyse des documents a particulièrement démontré que toutes les prescriptions, aussi nombreuses soient-elles et portées par une grande diversité d’acteurs et d’instances, se focalisent sur quatre points essentiels : la nutrition, l’activité physique, la sécurité alimentaire ainsi que la responsabilisation des enfants.

13Tout d’abord, les discours institutionnels insistent bien évidemment sur les savoirs nutritionnels (quantités, produits et rythmes de repas). Sur le site consacré au Programme National de Nutrition et de Santé (PNNS), le ministère de la Santé propose plusieurs « mémos » et « affiches colorées et ludiques17 » sur les valeurs et repères nutritionnels. On y trouve une classification des aliments en huit catégories : « fruits et légumes » ; « pains, céréales, pommes de terre et légumes secs » ; « lait et produits laitiers » ; « viandes, volailles, produits de la pêche et œufs » ; « matières grasses ajoutées » ; « produits sucrés » ; « boissons » ; et le « sel », constituant une catégorie à lui seul. Les rythmes auxquels consommer ces aliments sont inscrits sur les mémos ainsi que des prescriptions telles qu’« attention aux boissons sucrées », « privilégier les matières grasses végétales », « limiter la consommation de produits sucrés ». Par ailleurs, le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt a mis en ligne sur son site un kit de communication « modèle » concernant les « règles nutritionnelles à la cantine18 ». Ce kit réalisé par la Direction Régionale de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt (DRAAF) Auvergne rassemble des guides, logos, sets de table ludiques, cartes postales, affiches, menus ou étiquettes à destination des restaurants scolaires valorisant les normes nutritionnelles auprès des enfants19. Les chartes des pauses méridiennes reprennent ces classifications et insistent sur l’importance de la nutrition comme l’un des objectifs prioritaires du repas à l’école. Par exemple, la charte de Cholet souligne que la composition des menus répond à cette exigence de qualité nutritionnelle des repas et que le personnel est formé à cet « équilibre nutritionnel ». La charte de la ville de Breuillet met également en avant les professionnels chargés des repas (nutritionnistes, animateurs et chefs cuisiniers) présentés comme formés aux valeurs nutritionnelles. Selon la charte de Lille, les animateurs des pauses méridiennes sont eux aussi informés des « normes nutritionnelles20 » lors de journées de formation organisées par la mairie. Un atelier mené par les nutritionnistes est spécialement consacré à l’élaboration des menus selon les normes nutritionnelles du GEMRCN et du PNNS. Un tableau de classification des aliments y est présenté et donné à chaque animateur.

14Ensuite, les discours des instances publiques insistent largement sur le fait que l’acte de manger s’inscrit dans un ensemble de pratiques, « d’activités »« sportives » et « physiques » (dont le message du PNNS « manger/ bouger » se fait l’écho). Le PNNS présente les activités physiques comme essentielles au « développement de l’enfant », à sa santé, à ses compétences motrices, mais aussi comme des activités de rencontres, d’échanges et de sociabilité21. Au-delà des activités physiques, les pauses méridiennes sont organisées de telle manière que des activités soient proposées aux enfants avant et après le repas. Dans toutes les chartes qui ont fait l’objet de notre étude, on retrouve un schéma récapitulatif qui présente l’organisation, heure par heure, de la pause méridienne. Pour les villes de Cholet, Brissac, Lille, Breuillet et Saint-Thibault des Vignes, ce schéma prévoit un temps obligatoire et spécialement dédié à la toilette des enfants et au lavage de mains. Des temps consacrés à des « activités » ou « ateliers », pendant lesquels « toutes les occasions sont bonnes pour aider l’enfant à grandir » et valoriser « ses actions positives22 » sont également prévus. L’intention est alors de faire faire aux enfants afin qu’ils apprennent en mettant en place des actions qui « développent [leur] motricité23 ». Ces messages s’adressent à des destinataires non seulement en tant que mangeurs, mais aussi en tant qu’individus doués d’un corps qui accomplit d’autres activités. Cette volonté d’insister largement sur les activités se manifeste par les nouvelles organisations et les nouveaux rythmes des pauses méridiennes lors desquels les enfants ne sont pas simplement amenés à la cantine, mais également invités à réaliser différentes activités : faire du sport, du théâtre, de la danse, du football ou encore se laver les mains, débarrasser les plateaux ou encore trier les déchets.

15De plus, les messages véhiculés par les institutions font largement appel à la notion de « sécurité ». Cette notion concerne à la fois les produits, leur production, mais également le cadre et l’environnement dans lesquels les enfants sont amenés à manger. Par exemple, ces documents mettent en avant la sécurité des cadres où les enfants mangent et sur le fait que les responsables des cantines sont formés à la gestion d’accidents. Ils soulignent également la qualité des aliments et la sécurité sanitaire, c’est-à-dire le fait que la préparation des aliments réponde à des règles d’hygiène. La charte de la pause méridienne de la ville de Brissac présente les étapes de fabrication, de conditionnement et de conservation des aliments en liaison froide. L’insistance avec laquelle ces documents soulignent l’importance de la sécurité vise à réduire les inquiétudes des parents et des acteurs de l’éducation suite à des cas d’intoxications alimentaires dans les écoles. Ces cas d’intoxication, largement relayés dans la sphère médiatique ont suscité des débats sur la qualité des produits servis aux enfants et sur le rôle des entreprises de la restauration scolaire.

16Enfin, la question de la responsabilité et de l’autonomie prend une place majeure dans les discours publics sur les pauses méridiennes. Les enfants sont ainsi incités à être responsables et à apprendre à faire des choix dès le plus jeune âge. Le ministère de l’Éducation nationale insiste largement sur l’éducation à la santé et à l’alimentation en l’englobant dans une éducation à la citoyenneté : l’enfant devrait « acquérir des connaissances et développer [son] esprit critique », « être capable de faire des choix responsables » et « être autonome24 ». Pour le ministère des Affaires sociales de la Santé, éduquer à l’alimentation va de pair avec une responsabilisation des enfants qui sont invités à faire des choix conscients. Les chartes que nous avons examinées insistent toutes sur l’apprentissage de l’autonomie et de la responsabilité de l’enfant via l’éducation à la santé, à l’hygiène et à l’alimentation ainsi que par les activités physiques et culturelles. Ainsi, une des missions de la pause méridienne de la ville de Brissac est de « permettre à l’enfant d’acquérir dans la convivialité les notions d’autonomie, de responsabilité et de socialisation ». Cela passe par une « éducation à la vie collective », « une prise de conscience de l’autre » et « assurer l’indépendance future de l’enfant25». La charte de la ville de Cholet reprend exactement les mêmes termes et insiste, elle aussi, sur « l’indépendance future de l’enfant », ce dernier devant être « éduqué à la vie collective » et « responsabilisé26 ». Dans cette optique, responsabiliser signifie apprendre à l’enfant à choisir, de façon responsable, « l’assortiment des entrées, fromages et desserts (pour les restaurants self-service) ; sa quantité d’aliments dans l’assiette : “goûter à tout” ; sa place à table ; son implication et sa motivation au service du groupe : être chef de table (à partir de la moyenne section), pour l’eau et le pain par exemple, etc. ». La charte de la ville de Lille souligne que « l’enfant doit être associé et responsabilisé sur l’organisation de son repas et tout au long de la pause méridienne ». Responsabiliser les enfants signifie les pousser à accomplir des actions bien précises. Par exemple, le guide de formation des animateurs de Lille présente comme autonomes les enfants qui ont « le contrôle et [la] précision des gestes de service : se servir et servir les autres proprement et équitablement », qui parviennent à « désoperculer les portions individuelles », qui « maîtrise (ent) les coques en plastique », « l’alu thermo soudé » des fromages et qui « goûte (nt) et mange (nt) de tout27 ».

17À partir de nos analyses des dispositifs infocommunicationnels et infos pédagogiques, nous comprenons que l’alimentation est construite par les instances publiques comme une pratique relevant d’enjeux sanitaires, sociaux et citoyens, nous appuyant sur des normes, des savoirs et des savoir-faire précis mêlant nutrition, sécurité, activité physique et responsabilité. À partir de ce constat, la question consiste désormais à saisir comment ces savoirs et normes circulent au sein des écoles et la manière dont les enfants sont « éduqués » à la « bonne » alimentation.

Éduquer aux normes par leur matérialisation

18Nos observations dans les écoles ont démontré que, hormis un poster dans une école du centre de Lille représentant une pyramide des aliments, aucun dispositif infocommunicationnel et info pédagogique étudié, en format papier ou numérique, n’est utilisé lors des pauses méridiennes. Où se fait alors le lien entre, d’une part, les discours institutionnels, les normes et les savoirs liés à l’alimentation et d’autre part les actions éducatives lors des pauses méridiennes ? Notre hypothèse est que, dans les écoles primaires ce n’est pas tant à travers des dispositifs institutionnels dans un format numérique ou papier que circulent ces savoirs et normes, mais plutôt par une mise en situation organisée et programmée et par des expériences répétées quotidiennement par les enfants lors des pauses méridiennes. Ces temps sont organisés de telle manière que les savoirs et les normes sont matérialisés et font l’objet d’une mise en scène, au sens d’Erving Goffman. C’est-à-dire que les pauses méridiennes relèveraient d’une « toile de fond » par laquelle « les accessoires des actes humains […] se déroulent à [un] endroit28 ». Nous envisageons les pauses méridiennes en ce qu’elles actualisent et matérialisent les savoirs liés à l’alimentation, et plus particulièrement la « valorisation du libre-choix et la responsabilité individuelle29 ». Afin de démontrer cette hypothèse, nous nous sommes appuyés sur la façon dont les pauses méridiennes sont organisées à travers l’étude des « chartes » des mairies, ainsi que sur les observations participantes et les entretiens semi-directifs que nous avons menés dans les écoles de la ville de Lille.

19Tout d’abord, les chartes que nous avons étudiées reprennent toutes les notions d’autonomie et de responsabilité en insistant sur l’importance d’apprendre aux enfants « à consommer » et à choisir « comme il se doit » les aliments, suivant des normes définies à l’avance. Selon nous, les cantines scolaires sont organisées précisément afin de mettre en scène l’autonomie et la responsabilité via notamment l’organisation en self-service. Si, initialement il a été introduit pour faire face à des problèmes logistiques liés à une influence importante dans les cantines scolaires, aujourd’hui le self-service joue aussi un autre rôle : faire expérimenter l’autonomie aux enfants. Lors de nos enquêtes, nous avons constaté que quatre des cinq restaurants scolaires observés possèdent un self-service : les enfants passent en file devant les cuisiniers, prennent leur plateau, leurs couverts et les assiettes déjà remplies. À la fin de leur repas, les enfants doivent débarrasser eux-mêmes leur plateau, vider leur assiette et trier les déchets. L’organisation et la mise en scène du restaurant scolaire poussent ainsi les enfants à jouer le rôle de mangeurs autonomes, capables de se nourrir eux-mêmes. Dans certains cas, la mise en œuvre de l’autonomie ne s’arrête pas au lieu de la cantine, mais se poursuit tout au long de la pause méridienne. Dans une des écoles observées du centre-ville de Lille, s’organise depuis le début de l’année, une fois par mois avec les enfants élus par leurs camarades, des « conseils de petits gourmets ». L’animateur explique que les enfants ont « joué le jeu et fait comme les grands » une campagne aux élections en présentant leurs programmes avec « des choses faisables, et des choses moins faisables… un peu comme nos politiciens à nous30 ». Les enfants sont invités à voter pour leurs « délégués de la restauration ». Éduqués à un véritable « sens du devoir », les enfants sont incités à jouer les « bons » citoyens/électeurs réutilisant les mêmes codes que ceux que nous connaissons : campagne électorale, discours d’investiture, votes (utilisant les urnes et les bulletins), assemblés. La responsabilisation de l’enfant à l’alimentation devient en fait un support de responsabilisation à la citoyenneté mis en scène par des élections de délégués et « ces initiatives cultivent l’ambition de former des jeunes attentifs, éveillés, informés, autonomes et responsables31 ».

20Deuxièmement, les chartes des villes insistent sur la notion de « qualités » des repas à l’école. Ce terme recouvre tout d’abord la valeur esthétique des cantines scolaires. Par exemple, l’importance accordée à la « qualité » par les instances publiques se manifeste dans le changement même du nom de « cantine » en « restaurant scolaire » dans les chartes des pauses méridiennes. Comme le souligne l’historien Didier Nourrisson, en supplantant les cantines, « les restaurants remplacent la soupe populaire32 » et se drapent d’un certain prestige. Les grandes tables en bois des cantines des années 1950 sont remplacées par des petites tables de six ou huit personnes, le réfectoire bruyant et austère laisse place à des espaces plus petits, décorés parfois par les enfants eux-mêmes. Les représentations liées aux restaurants introduisent l’idée d’une préparation des plats sur place, élaborés par des « chefs cuisiniers », impliquant un service de qualité. L’idée de « qualité » se retrouve également dans l’élaboration même des assiettes et la mise en forme des plats. Lors d’une observation dans les cantines de Lille, les chefs cuisiniers, en présence de la nutritionniste de la ville, prenaient des photographies d’assiettes remplies de pommes découpées, de coupes de fruits, d’oranges mises en quartiers dans des petits ramequins ou de brochettes de fruits divers. Ils expliquaient alors rechercher la « plus jolie présentation33 » afin de donner envie aux enfants de manger des fruits. La notion de qualité va de pair enfin avec l’organisation et la décoration des lieux où mangent les enfants par une réelle recherche esthétique. Elle est également associée dans les chartes des pauses méridiennes aux « qualités nutritionnelles » des repas. Ces chartes soulignent par exemple que tous les menus sont élaborés par des diététiciens suivant scrupuleusement les recommandations du Groupement d’Étude des Marchés en Restauration Collective et de Nutrition (GEMRCN) concernant les produits, leurs grammages et leurs apports nutritionnels. Lors de nos observations, nous avons constaté que les self-services matérialisent cette « qualité nutritionnelle ». Par exemple, les assiettes prises par les enfants sur leur plateau sont préremplies et correspondent à une quantité officiellement recommandée de nutriments. Chaque enfant doit également prendre une entrée, un plat et un dessert sur son plateau associé aux menus « complets » et ne peut éviter les légumes, viandes et féculents des plats ou les crudités et fruits des entrées et desserts. Les tables ne possèdent ni sel, ni poivre, ni sauces, produits que le GEMRCN déconseille fortement. Le pain, dont les enfants se servent en général au self-service, est limité à une tranche par personne dans certaines écoles.

21Troisièmement, les chartes des pauses méridiennes reprennent et soulignent l’importance de la « sécurité » de façon générale. Ce terme désigne à la fois la sécurité alimentaire, mais également la sécurité du cadre dans lequel les enfants mangent. Les exigences sanitaires et la nécessité de respecter les règles de l’hygiène orientent la production des repas qui sont constamment contrôlés par des agents du GEMRCN et les cuisiniers sont régulièrement informés par des stages de formation. Ces règles d’hygiène n’affectent pas seulement la production des repas, mais aussi le moment de leur distribution. En effet, dans les restaurants scolaires, la distribution des repas suit les principes de la « marche en avant ». La « marche en avant », considérée comme la règle d’or en matière d’alimentation, concerne à l’origine la constitution des repas et consiste en ce que chaque étape de la fabrication soit distincte de celle d’avant et que les aliments ne reviennent jamais à une étape précédente. La « chaîne du froid » notamment en est un exemple en ce que les aliments, une fois décongelés, ne peuvent l’être à nouveau. Lors des observations, il est apparu que le temps du repas reprend cette règle dans sa mise en scène, par la mise en place d’un self-service organisé à la manière de cette « marche en avant ». Les enfants suivent ainsi un parcours en étapes bien déterminées et visibles dans l’espace : prise de couverts, pain, entrée, plat, dessert, installation à la table pour manger, et enfin stand des tris des déchets. En mangeant à la cantine, les enfants font l’expérience directe au quotidien de l’importance qu’il faut accorder aux règles d’hygiène et de la sécurité sanitaire.

22Les pauses méridiennes apparaissent comme des temps au cours desquels les prescriptions institutionnelles sur la sécurité alimentaire, la responsabilisation ou la qualité nutritionnelle sont organisées de façon visible dans le but de « privilégier des expériences immédiates34 » chez les enfants. Les injonctions à la responsabilité et à l’autonomie y sont mises en scène dans une volonté de « faire faire35 » aux enfants de façon pragmatique. Pendant les pauses méridiennes, les prescriptions institutionnelles sont ainsi actualisées et vécues par les acteurs. Finalement, cette mise en scène pragmatique des prescriptions répond elle-même à l’une des thématiques abordées par les politiques publiques : ancrer l’acte de manger dans un ensemble de « pratiques » et d’activités.

Des pauses méridiennes pour apprendre à « faire faire »

23Aujourd’hui les restaurants scolaires sont pensés et organisés comme des « temps d’éducation et de loisirs [qui] doivent permettre à l’enfant de manger dans de bonnes conditions, de se socialiser, de se reposer et de s’amuser36 ». Ces temps organisés le sont souvent de manière formelle et selon un planning dont chaque parcelle semble dédiée à une injonction normative. Selon Yanita Andonova et Béatrice Vacher, la temporalité des organisations est aujourd’hui une « temporalité éclatée et rétrécie, marquée par une discontinuité et une accélération croissante37 ». Comme illustré dans le tableau (tableau 1), l’emploi du temps d’une pause méridienne dans une des écoles observées se compose de moments discontinus et très courts. Les pauses méridiennes se présentent ainsi comme des ordonnancements des prescriptions dans lesquels la gestion du temps apparaît définie de manière rigide. Cette gestion du temps est articulée aux objectifs pédagogiques et aux différentes recommandations. Les injonctions « Manger équilibré », « s’amuser », « se reposer » ne sont ni lues, ni visionnées, ni finalement oralement exprimées, elles sont vécues par les enfants. À l’injonction de loisirs, des temps d’ateliers sont mis en place ; à celle de responsabilisation, les temps de restauration mettent en scène l’autonomie de l’enfant ; à la prescription de repos, des temps calmes sont organisés. En ce sens, la pause méridienne est elle-même un dispositif communicationnel actualisant en son organisation les recommandations pédagogiques.

24C’est à travers l’expérience vécue et la mise en situation lors des pauses méridiennes que les normes en matière de pratiques alimentaires visent à être transmises aux enfants dans un cadre scolaire. Les enfants sont ainsi dirigés d’un endroit à un autre et d’une action à une autre par une organisation précise dans laquelle même la liberté de se mouvoir a son temps spécialement consacré.

25Les réflexions formulées par Michel Foucault dans Surveiller et punir peuvent nous aider à saisir la portée de ce quadrillage du temps et l’aménagement des lieux en tant que dispositifs d’apprentissage du gouvernement des corps. L’emploi du temps est pour Michel Foucault une des techniques pour éduquer et discipliner les individus. Il faut en effet « assurer la qualité du temps employé : le temps doit être sans impuretés ni défauts, un temps de bonne qualité tout au long duquel le corps reste appliqué à son exercice38 ». Il ajoute que le temps ne doit pas être gaspillé comme si « par un aménagement interne de plus en plus détaillé, on pouvait tendre vers un point idéal où le maximum de rapidité rejoint le maximum d’efficacité39 ». Une éducation efficace des enfants à l’alimentation passe par un respect quotidien des normes et par leur expérimentation lors du repas du midi. La pause méridienne apparaît ainsi modelée selon une articulation temporelle implacable selon laquelle chaque moment correspond à une action à finalité communicationnelle et pédagogique bien précise.

26Cette expérimentation par le corps, ainsi que la « discipline » qu’elle introduit « permet (tent) un bon emploi du temps, rien ne doit rester oisif ou inutile : tout doit être appelé à former le support requis40 ». L’organisation temporelle devient ce support à l’emploi du corps, requis pour éduquer aux bonnes pratiques alimentaires, mais aussi exhortant à bien bouger, bien se tenir, bien participer. Comme le souligne la charte de la pause méridienne de la ville de Charte « Pendant les 1 h 50 min de la pause méridienne, toutes les occasions sont bonnes pour aider l’enfant à grandir. » Chaque jour, les enfants ont à l’école une partition à jouer : la cloche sonne, ils vont à la cantine, mangent, jouent, se reposent et recommencent les leçons. L’école apprend ainsi aux enfants à reconnaître les normes temporelles par leur corps par des cycles de répétitions mis en place chaque jour de la même façon. Par exemple, lors de nos observations participantes, les 15 minutes imparties aux repas nous étaient difficiles à intégrer, les enfants avaient quant à eux pris l’habitude de ce temps et géraient leurs repas en conséquence : « tu pourras pas manger ton dessert sinon » expliquait alors une petite fille à notre adresse. L’apprentissage passe ainsi par la capacité des acteurs à intégrer les normes temporelles des pauses méridiennes.

27Dans les discours des responsables eux-mêmes, l’on voit poindre une sorte d’inquiétude du temps non organisé. Ils le nomment « temps libre », mais expliqueront lors d’entretiens que, pour eux, ce sont des moments où les enfants « ne font rien ». Perçus comme des temps vides et creux, les responsables en ont une représentation d’inutilité ; et en quelque sorte, de non-rentabilité. Le « péril du gaspillage temporel41 » est un problème pour l’organisation au sein des institutions pour lesquelles un temps non employé serait synonyme d’oisiveté. Or, les chartes des pauses méridiennes que nous avons prises en étude insistent sur l’aspect éducatif des temps du midi qui doivent être « animés ». Les temps doivent ainsi être emplis d’activités, de démonstrations éducatives et de discours pédagogiques.

28Au sein de ces situations de communication et de cette mise en scène et en temps de la pause méridienne, les activités et animations jouent un rôle central, car elles actualisent les prescriptions d’activités physiques et d’expérience corporelle et participent à l’ordonnancement et au quadrillage des temps de pause. Les responsables de ces pauses méridiennes deviennent alors des médiateurs des prescriptions ainsi que des prescripteurs, participant eux-mêmes à l’animation des moments.

Les animateurs : les médiateurs des prescriptions normatives ?

29Les animateurs sont ont la charge de la pause méridienne. Ils sont recrutés et formés par la ville pour y mettre en place des dispositifs éducatifs et pédagogiques nommés « activités ludiques, culturelles, artistiques, physiques et sportives », en accord avec les prescriptions de « responsabilisation », « éducation », « éveil » et « stimulation42 ». Comme le souligne un animateur lors d’un entretien, « on était des surveillants, on est devenus des animateurs43 ». En charge de missions pédagogiques, ces animateurs sont désormais garants de ces temps éducatifs au cours desquels il s’agit d’éveiller l’enfant, de le socialiser et de l’éduquer, y compris aux « bonnes » pratiques alimentaires. Ce rôle d’éducateur et d’animateur est joué lors des pauses méridiennes et lors des ateliers pédagogiques qui ont lieu avant et après le repas. Mais c’est à chaque occasion que l’animateur doit évoquer les principes éducatifs. Comme le souligne le guide de la pause méridienne de la ville de Cachan, « les encadrants sont en permanence auprès des enfants dans le restaurant, la cour ou tout autre lieu (et sont) chargés d’appliquer le guide ». Lorsque la cantine ne se trouve pas dans les locaux de l’école, il faut emmener les enfants à travers quelques rues et le chemin devient alors un moyen d’évoquer les principes et codes de la route. Le passage aux toilettes est accompagné d’un discours sur l’hygiène. Les punitions sont un des moyens de rappeler les valeurs et principes éducatifs. Pour certaines écoles observées, les punitions fonctionnent en système de points que les enfants gagnent ou perdent, pour d’autres, c’est à partir d’images représentant un personnage satisfait ou mécontent que les animateurs font savoir aux enfants s’ils sont sages ou non. Mais, à chaque fois, l’enlèvement de points ou l’accroche du personnage mécontent s’accompagne d’un discours éducatif de la part de l’animateur : « Il faut lui expliquer pourquoi il est puni, pourquoi ce qu’il a fait n’est pas bien44. » Dans le cas d’un enfant perturbateur à la cantine, les animateurs l’isolent de ses amis et le placent soit à côté d’enfants qu’il ne connaît pas, soit seul à une table. Le but éducatif est de faire comprendre à l’enfant par son isolement le comportement répréhensible qu’il a eu. L’animateur doit ainsi, à chaque moment, jouer le rôle de l’éducateur pédagogique en charge de l’éducation aux « bonnes pratiques ».

30Ce rôle éducatif pose certains problèmes quant au maintien en toutes occasions de la figure de modèle et repère auprès des enfants. Un animateur confie, par exemple, qu’il n’aime pas beaucoup la nourriture à la cantine. Or, les chartes des pauses méridiennes insistent pour certaines que l’animateur « doit manger avec les enfants à table45 » et « inciter à goûter de tout46 ». La charte de la ville de Breuillet quant à elle explique que, « par son comportement, l’adulte a ici valeur d’exemple : il est donc le garant [des] bonnes pratiques47 ». « Je dois me forcer à manger un peu de tout comme les enfants », explique alors l’animateur. Inciter et orienter signifient, pour les animateurs qui mangent à table avec les enfants, à être une sorte de repère et d’exemple48. Si les rôles de référents et modèles semblent être joués la plupart du temps de façon « cohérente », pour reprendre les termes d’Erving Goffman49, il arrive que les éducateurs soient des « acteurs cyniques50 » cherchant à échapper aux injonctions normatives liées à leur statut. Par exemple, certains animateurs mangent avant ou après les enfants pour ne pas être confrontés aux regards de ces derniers. D’autres mangent à une table réservée aux animateurs, s’écartant des tables des enfants.

31Il arrive également que le rôle de l’animateur, en tant que repère, pose problème dans une sorte « d’idéalisation », ses fonctions dépassant le cadre strict de la pause méridienne51. Dans certains cas, les enfants choisissent leur modèle en fonction de leur propre comportement alimentaire. Dans une école observée, certains élèves qui ne mangent pas de porc ont repéré l’animateur qui semble suivre cette règle alimentaire et lui demandent régulièrement s’ils ont le droit de manger les produits qui leur sont proposés, par exemple les yaourts (à base de gélatine de porc ou végétale). Les chartes des pauses méridiennes insistent largement sur les rôles que les animateurs doivent tenir lors des repas. La charte de Brissac met en avant le fait qu’il faut « assurer la cohérence et la cohésion du personnel pour éviter que ne transparaissent les différences de principes, les éventuels problèmes personnels52 ». La charte de Cholet souligne que « chaque équipe doit entretenir une bonne organisation, une bonne cohésion et assurer la cohérence de ses actions jour après jour53 ». Au-delà des personnalités et principes individuels, les animateurs doivent jouer des rôles précis et prescrits par les chartes des pauses méridiennes.

32Entre ces rôles prescrits et les rôles effectivement joués, il arrive que des décalages se produisent et que les situations de communication que sont les pauses méridiennes offrent à voir des débordements, des négociations et des oppositions non seulement de la part des animateurs, mais également des enfants.

Face aux normes, des tactiques de réappropriation

33Par l’organisation et le quadrillage de ces dispositifs que sont les pauses méridiennes, le temps et les corps se retrouvent pris dans une logique normative au sein de l’institution. Pour autant, ce quadrillage et cet aménagement du temps et des corps n’enlèvent rien à une capacité d’opposition ou de détournement de la part des acteurs. De façon générale, la notion foucaldienne de dispositif a toujours envisagé que les relations de pouvoir « ne peuvent exister qu’en fonction d’une multitude de points de résistance », « les dispositifs organisent le social, le contraignent, mais en tout état de cause, fuient, s’échappent54 ». Ces « lignes de fuites » seraient le « vis-à-vis » des dispositifs55.

34Malgré les mises en scène des pauses méridiennes et les rôles qu’elles impliquent, malgré les prescriptions et leur actualisation dans des cadres organisationnels stricts, malgré enfin les codes et règles, les temps du midi restent des interstices, où se manifestent des « ruses56 » et oppositions par les acteurs face aux dispositifs, contournant certaines règles, déjouant les codes ou remettant en question certaines représentations.

35Ce sont par exemple des moments au cours desquels les enfants vont en ateliers d’animation, mais jouent dans leur coin avec leurs propres jouets, le trajet du retour de la cantine qui devient un atelier chant, le temps calme qui devient une initiation à la musique, la cantine qui devient une aire de jeu. Les espaces et les temps se juxtaposent parfois, ouvrant ainsi les frontières des quadrillages prévus dans lesquels les rôles et les temps dédiés sont déclinés. Les enfants jouent avec ces dispositifs et l’organisation laisse parfois la place à ces débordements. Par exemple, le moment où l’enseignant récupère ses élèves après la pause constitue un temps très court au cours duquel ni animateur ni enseignant ne savent vraiment qui est responsable des enfants. Ces derniers l’ont en général bien compris et choisissent ces moments pour déjouer le règlement. Les enfants ont appris à jouer également sur la contrainte du temps qui leur est donné. Ils ont parfois 15 minutes pour manger leur repas et s’ils n’aiment pas l’entrée ou le plat, ils se précipitent sur leur dessert et s’en défendent en disant qu’ils n’ont pas eu le temps de tout manger. Certains s’arrangent entre eux pour avoir l’entrée de leur camarade en échange d’un peu de frites. À table, ils jouent à celui qui imite le mieux le plaisir gustatif, jouent avec la nourriture, construisent des tours, des bonshommes avec leurs aliments qu’ils manipulent avec leurs mains. Le stand de tri est parfois devenu un panier de basket ou le plateau fait figure de locomotive sur des rails qui renverse celle des autres. Les enfants s’amusent à remplacer les fourchettes par les couteaux dans les bacs à l’entrée du self-service ou prennent la mie de pain en laissant la croûte dans les bacs. Les mises en scène servent ainsi également à jouer de nouvelles partitions dont les enfants se font les acteurs. Il s’agit, pour Michel De Certeau, d’opérations « quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de “tactiques” articulées sur les “détails” du quotidien57 ». Ces détournements court-circuitent les mises en scène institutionnelles dans une réappropriation des normes et des codes.

36Cette tactique de « détournement » laisse parfois la place à une tactique « d’évitement58 ». Il s’agit de « tactiques de résistance […] pour échapper à la responsabilisation59 ». Refuser d’être responsable ou responsabilisé passe, par exemple, par le fait de refuser de choisir une activité et se laisser alors inscrire dans n’importe quel atelier. C’est aussi demander à l’animateur de faire à sa place (porter le plateau-repas, couper sa viande, jeter les déchets à sa place), ou encore se plier aux exigences des animateurs par une sorte de « démission », l’enfant refusant d’être celui sur qui le choix repose. En ce sens, il s’agit d’une manière de faire par laquelle l’enfant « met les (animateurs) devant leur responsabilité60 ». L’enfant qui ne mange pas de porc et qui repère l’animateur qui lui indiquera s’il peut manger tel ou tel produit se désengage et refuse dans un sens d’être tenu pour responsable d’éventuels problèmes. Il prend alors une distance face à la responsabilité qui lui est demandée, use d’une « tactique d’évitement » face à une situation d’incertitude61.

37L’enfant s’oppose également par des protestations nettes, verbales ou non verbales. Il refuse de finir son assiette, ne veut pas participer, rendre un jeu, se dispute avec l’animateur, crie, pleure ou boude, traîne ou tape des pieds. Le ton monte parfois entre animateurs et enfants dans une sorte de lutte contre le quadrillage. Luce Giard explique cette résistance comme une « lutte corps à corps qui s’engage à petites cuillerées et grands mots autour de la table : l’enfant veut être libre tout de suite, il grandira plus tard, l’adulte lui demande de manger d’abord, c’est-à-dire d’obéir, pour plus tard devenir grand, fort et libre, mais l’enfant s’impatiente, l’enfant ne peut attendre. Alors il invente mille ruses, il n’a jamais faim au bon moment, mais dévore tout et n’importe quoi à l’extérieur. Bientôt, il découvre d’autres vengeances sournoises62… ». Ces manifestations protestataires sont aussi parfois « ludiques63 » et plutôt que de prendre un caractère agressif, elles mettent l’accent sur l’humour. Un enfant refuse de finir son assiette, mais il fait semblant de porter à sa bouche des aliments fictifs, regardant d’un air narquois l’animateur ; une petite fille refuse de marcher jusqu’à la cantine et joue à se faire traîner par ses amies ; le match de foot devient « incontrôlable » et les enfants s’amusent à inventer des règles contre celles de l’animateur ; à table, tous les enfants se mettent debout pour manger et rient de ce jeu. Le fait de jouer pour déplacer ou désactiver les dispositifs renvoie aux travaux de Giorgio Agamben pour qui le jeu est une forme de « profanation », un renversement et une réappropriation par les usages des règles64. Les enfants, en jouant, réinventent et recomposent les règles de la pause méridienne.

38Les tactiques s’opèrent également collectivement « manifestant une forme de solidarité mécanique entre les élèves, plus latérale, sorte de réaction de communalisation65 ». Ce n’est plus un enfant qui détourne les règles, mais un groupe qui, dès lors, s’organise, coopère et met en place des techniques et tactiques communes. Un enfant ne veut pas finir son assiette, ses amis à table prennent alors chacun un peu de nourriture sur leur propre plateau, le résultat en est que chacun semblera avoir suffisamment mangé et pourra sortir de table. Un autre enfant a amené des bonbons qu’il préfère manger plutôt que son repas, les autres font alors le guet, le préviennent si l’animateur passe près d’eux et les bonbons sont partagés entre eux. Les tactiques s’inscrivent alors dans une forme de « solidarité organique » par laquelle les enfants participent à « l’être ensemble des groupes de pairs dans des formes de participation affinitaire66 ».

39Ici, ce qui se donne à lire est ce « va-et-vient permanent entre mise en scène et réappropriation de nouveaux modes d’existence sociale aussi bien dans leur transformation que dans leur résistance67 » et dans lequel adultes et enfants se mesurent dans un jeu renouvelé de pouvoir et d’insoumission.

Conclusion

40L’un des aspects de cette étude, par son volet infocommunicationnel, était de présenter les cantines en tant que lieux de transmissions, constructions et réactualisations des discours publics.

41Les pauses méridiennes sont investies d’une multitude de discours et prescriptions dont le « figement » semble faire consensus et qui pourtant introduit des débats politiques et des détournements au moment de leur actualisation. Sans que les documents officiels ne circulent vraiment de manière visible dans les cantines en format papier, vidéo, etc. ; ce sont finalement ces pauses méridiennes et leur organisation qui peuvent être envisagées comme des dispositifs communicationnels où chaque prescription est matérialisée. Leurs organisations dans le temps et l’espace ont pour finalité un apprentissage des enfants par leur corps des normes actuelles de nutrition, d’activité, de sécurité et de responsabilité. Cependant, nous l’avons vu, les dispositifs, aussi quadrillés soient-ils, laissent souvent la place à une forme de contestation et de détournements de la part des acteurs, y compris des enfants. Les dispositifs possèdent en eux-mêmes des « lignes de fuites68 » que les enfants s’approprient afin de détourner, à leur façon, l’ensemble des normes.

42Nous n’oublions pas que l’actualisation et la réappropriation des prescriptions normatives, y compris dans tactiques et ruses, sont des pratiques sociales liées également aux conditions sociales et matérielles des acteurs. Notre étude a porté sur différentes écoles de quartiers divers de la ville de Lille et nous avons pris en considération les conditions sociales et économiques de chacune de ces écoles. Nous avons tenu pour ce chapitre à présenter les discours, leur mise en scène et leur réappropriation de façon générale afin de présenter les enjeux d’une communication publique autour de l’alimentation des enfants. Il serait important dans la poursuite de cette étude de présenter les différences de pratique en fonction des catégories sociales.