1L’école est un lieu particulièrement investi par les politiques de santé publique. À côté des autres formes d’« éducation à » (éducation à la citoyenneté, au développement durable…), l’éducation à la santé a pris une place importante dans les curricula formels. Dans les textes officiels (comme les bulletins officiels de l’éducation nationale ou la loi d’orientation sur l’éducation de 1989), la finalité éducative des enseignements est largement mise en avant. En 2003, le « programme quinquennal de prévention et d’éducation » stipule que « l’objectif est de permettre [aux élèves] d’acquérir des connaissances, de développer leur esprit critique et d’adopter par là même des comportements favorables à leur santé en développant leur accès à l’autonomie et à la responsabilité1 ». Éduquer les élèves à la santé fait donc partie des missions des enseignants du primaire comme du secondaire. D’autre part, avec la mise en évidence de la progression du surpoids et de l’obésité en France, les pouvoirs publics ont focalisé leur attention sur l’éducation alimentaire. En 2001 est né le Programme National Nutrition Santé (PNNS). Depuis cette date, à côté des campagnes nationales comme celle concernant les messages nutritionnels dans les publicités alimentaires, des actions locales voient le jour, portées par des collectivités locales ou par des associations. L’action étudiée dans ce chapitre est menée dans des établissements scolaires et vise à modifier les comportements alimentaires des élèves et de leurs familles. Par la comparaison de sa mise en place dans deux collèges au recrutement social différent, nous nous interrogeons sur l’effet de la distance sociale entre les enseignants et les élèves.

2Au cours du xx^e siècle, la façon de concevoir l’éducation pour la santé a évolué d’une approche biomédicale, selon laquelle il s’agit simplement d’informer la population, à une approche éducationnelle, selon laquelle les individus participent à leur propre éducation. Les directives données aux enseignants à travers les textes officiels oscillent entre des approches normatives – plus proches du modèle biomédical – et participatives – plus proches du modèle éducationnel – de l’éducation à la santé2. Quoi qu’il en soit, la formation des enseignants – même en sciences de la vie et de la terre – concernant l’éducation à la santé est souvent très limitée. Les cours sur ce sujet sont souvent optionnels et n’existent que depuis récemment. De ce fait, les enseignants des anciennes générations n’ont pour la plupart eu accès à aucune formation dans ce domaine, et les nouveaux que très rarement. Un certain nombre de chercheurs militent pour une formation plus complète et plus adaptée des enseignants3.

3Après l’analyse de la façon dont le profil social des porteurs du projet influence sa mise en place dans les deux collèges, il sera question de comment les enseignants conçoivent le contenu de séances d’éducation alimentaire, en fonction de leur représentation des pratiques alimentaires des élèves.

Méthodologie

4Dans le cadre d’une recherche4, deux années scolaires ont été consacrées à une observation participante dans deux collèges différents du point de vue de leur recrutement social en cours, dans la cour de récréation et à la cantine (127 jours d’observation). Ces deux collèges avaient la particularité de mettre en place un projet d’éducation alimentaire, le projet « Alimentation », dans une classe de cinquième : c’est cette classe qui a été observée pendant une année. Le déroulement du projet sur l’ensemble de l’année scolaire a ainsi pu être analysé. Cette recherche interrogeait la possibilité pour les préadolescents de jouer le rôle de relais du projet « Alimentation » dans leur famille. Ainsi, en plus des observations au collège, 70 entretiens ont été menés dans les familles, avec les parents, mais aussi avec le préadolescent. Dans ce chapitre, seront analysées les observations des séances du projet « Alimentation ». Ce projet provient d’une action, l’action « Educonso5 », conçue par le service « Nutrition » du conseil général du département dans lequel se trouvent les collèges enquêtés. Dans le premier collège, nommé ici « Malraux », classé zone sensible prévention violence, le projet « Alimentation » est mis en place depuis une dizaine d’années, il est coordonné par l’infirmière, M^me P. Le collège Malraux a servi de pilote pour la mise en place de l’action Educonso, car M^me P. a participé aux réunions organisées par le conseil général pour l’élaboration de cette action. Dans le deuxième collège, « Renoir », accueillant une population davantage mixte socialement, le projet n’avait pas été mis en place bien que la principale adjointe soit sensible aux questions d’alimentation des élèves. Lors de la recherche du deuxième collège, il s’est avéré qu’aucun collège plus favorisé ne mettait en place l’action. Ce constat constitue d’ailleurs un résultat important quant à la mise en place d’actions d’éducation à la santé dans le secondaire. Ce sont les collèges les plus défavorisés, disposant de plus de moyens, notamment humains, qui mettent en place ce type d’actions. Le collège Renoir a été choisi parce que la principale adjointe était intéressée par l’action Educonso et qu’elle souhaitait la mettre en place6. Ainsi, les deux collèges ne sont pas équivalents du point de vue de la temporalité de mise en place de l’action, mais cela ne joue pas sur la façon dont l’origine socioculturelle des élèves influence la conduite des séances par les enseignants. La différence réside également dans le statut de l’enquêtrice : à Renoir, elle était la personne responsable du projet en charge de motiver les enseignants et de les aider dans la préparation et l’animation des séances ; alors qu’à Malraux, c’est l’infirmière qui coordonne le projet, mais qui a profité de la présence de l’enquêtrice pour lui déléguer une partie important du travail d’élaboration et d’animation des séances avec les enseignants. Cette participation à la mise en place du projet alimentation dans les deux collèges a largement facilité l’entrée sur le terrain et a été permise par la formation initiale d’ingénieure-nutritionniste de l’enquêtrice.

Un projet qui prend une tournure très différente selon le profil des personnes qui le mettent en place

5Au collège Malraux, le projet « Alimentation » suit les orientations de l’action Educonso telles qu’elles ont été fournies par le service « Nutrition » du conseil général. En effet, l’infirmière de ce collège a participé aux différents ateliers de réflexion organisés par le Service nutrition pendant un an, qui réunissaient des infirmières, des principaux de collège, quelques enseignants, des experts (une sociologue, un laboratoire d’analyse sensorielle notamment), et des membres du service. Ces réunions ont abouti à la création de différents livrets destinés à servir de supports aux enseignants pour la réalisation de séances d’éducation alimentaire. Dans le livret présentant le dispositif, il est précisé qu’il a été conçu dans « le souci de placer les jeunes en situation d’agir (ce qui) a conduit à construire un dispositif qui les positionne dans un rôle d’acteur par la recherche de supports pédagogiques diversifiés7 ». Cette action s’inscrit dans l’approche éducationnelle, participative de l’éducation à la santé : il s’agit de « faire de l’élève un acteur de sa prévention8 ». Du fait de sa participation à la conception de l’action, le projet « Alimentation » mis en place à Malraux par l’infirmière, est calqué sur l’action d’origine, et se veut donc fidèle aux nouvelles approches de l’éducation à la santé, en tous les cas pour les séances animées par cette dernière.

6À Renoir, en revanche, le projet n’ayant jamais été mis en place auparavant, et étant coordonné par l’enquêtrice, qui a choisi de laisser une grande marge de liberté aux enseignants, a pris une tournure assez éloignée de l’action conçue par le Conseil général. En effet, c’est la professeure d’arts plastiques qui s’est impliquée et qui en a fait un projet visant moins à donner les moyens aux élèves de faire les « bons » choix en matière d’alimentation qu’à leur proposer des activités ludiques autour de l’alimentation, sans apport de messages en lien avec une alimentation équilibrée. En effet, cette enseignante n’a aucune formation en nutrition ou plus largement en éducation à la santé, elle a donc une vision du projet complètement différente de celle que peut en avoir une infirmière.

L’infirmière à Malraux et l’enseignante d’arts plastiques à Renoir : des profils très différents

7Le projet « Alimentation » est porté dans les deux collèges de l’enquête par des personnes très différentes du point de vue de leur profession et de leur place au sein du collège.

8L’infirmière de Malraux, M^me P., est en poste dans ce collège depuis 1993. Elle est à temps plein, puisqu’il s’agit d’un collège classé en zone sensible – prévention violence. Elle explique en entretien qu’elle aime bien faire de l’éducation à la santé : cela fait partie des missions des infirmières scolaires, mais ce n’est pas obligatoire. M^me P. met en place plusieurs actions d’éducation à la santé : sur le tabac et sur l’alimentation en 5^e, sur l’alcool et sur la sexualité en 3^e. Elle met en place les différents projets en partenariat avec des enseignants. Elle explique qu’ils sont souvent partants, à part la nouvelle génération, avec laquelle elle est obligée de « batailler ».

9Côté alimentation, M^me P. a mis en place une commission menu depuis 5 ans qui réunit le principal (avec lequel elle entretient de bons rapports), une diététicienne du conseil général, la chef de la cantine, des parents, et depuis 3 ans, des élèves de la classe projet alimentation. D’autre part, elle organise un club « Dégustation de fruits » sur le temps du midi avec une enseignante. Enfin, elle anime trois fois par an les « Semaines du Fruit » proposées par le Conseil général. Les fruits sont financés par ce dernier, et l’infirmière s’occupe de toute la partie pédagogique en faisant venir chaque classe une par une et en les informant sur les bienfaits des fruits.

10M^me P. réalise donc un grand nombre d’événements autour de l’alimentation. Pour ce qui est du projet « Alimentation », elle délègue la responsabilité du projet à des enseignantes. Pendant des années, elle travaillait avec une professeure de SVT qui est partie à la retraite il y a trois ans, et maintenant elle travaille avec une professeure de français. Cette dernière est en congé maternité l’année de l’enquête : c’est à l’enquêtrice que revient la responsabilité du projet.

11La prise en charge du projet « Alimentation » par l’infirmière s’inscrit dans l’ensemble des projets d’éducation à la santé qu’elle met en place chaque année au collège. Elle en délègue la responsabilité à un enseignant et ne fait que l’accompagner du fait du grand nombre de projets qu’elle pilote au collège. Le choix de monter un projet d’éducation alimentaire découle de l’intérêt dont M^me P. fait preuve pour le thème de l’alimentation. Avoir participé à la conception de l’action Educonso motive fortement M^me P. pour mettre en place le projet « Alimentation » chaque année et lui donner une envergure importante, contrairement à d’autres collèges qui avaient été contactés lors de la phase de recherche d’un établissement, et qui ne réalisent le plus souvent qu’un ou deux ateliers dans l’année.

12La professeure d’arts plastiques de Renoir, M^me B., est agrégée. Elle a enseigné 17 ans en ZEP, et elle regrette l’équipe enseignante de son ancien collège : « là-bas y avait beaucoup de cohésion ». À Renoir, elle déplore aussi bien le comportement des élèves : « ils sont méprisants » que celui des enseignants : « ici les profs sont distants ». Cela fait 4 ans qu’elle est en poste à Renoir.

13Son rapport aux élèves est assez conflictuel : la plupart des élèves de la classe enquêtée ne l’apprécient pas. Il arrive qu’ils la dénigrent en classe, et en entretien, certains expliquent qu’ils trouvent que M^me B. n’aime pas les élèves, et qu’ils préféreraient que ce soit un autre enseignant qui porte le projet. Arthur se livre : « Je pense que parfois avec d’autres professeurs ça serait mieux, parce que sans vouloir injurier M^me B., elle a aucun respect envers les élèves. » D’autres élèves racontent qu’elle est parfois injuste, comme Hector : « Elle m’a mis un mot et hop “Vous deux je vous mets un mot” comme ça, alors que tout, mais tout le monde parle tu vois, et nous on était juste deux là… »

14Les cours d’arts plastiques se passent souvent dans le chahut, et notamment en fin d’année quand la classe travaille sur le projet « Alimentation ». M^me B. pense d’ailleurs à arrêter le projet parce qu’elle est excédée. Une parente déléguée raconte qu’en conseil de classe, M^me B. s’est plainte du comportement des élèves pendant les séances du projet « Alimentation ».

15Un des éléments expliquant son investissement dans le projet est le premier contact avec l’enquêtrice qui a été tout de suite très cordial, lors duquel elle s’est rapidement livré : « ici c’est vraiment nul l’ambiance ». Cette enseignante est assez exclue des cliques des enseignants9. Elle paraît apprécier la rencontre avec une personne extérieure au collège, qui l’écoute avec bienveillance. Une discussion quelques mois plus tard confirme cette explication : « M^me L. (la principale adjointe) des fois on lui dit oui et puis quand je t’ai vue, j’ai vu que ça pourrait être intéressant… Et puis quand on a une personne en plus pour s’occuper de ça, je trouve ça super ! » Un deuxième élément tient à ce qu’elle voit le projet comme un moyen de gagner en prestige en lui donnant une certaine ampleur. En effet, cette enseignante essaie en vain de gagner la considération de ses collègues. Elle est syndiquée et très engagée dans de nombreuses causes, elle pousse donc souvent ses collègues à signer des pétitions ou à faire des réunions, or très peu d’entre eux y répondent favorablement. Ce n’est pas tant le thème – l’alimentation – qui l’intéresse, que l’envergure que peut prendre un tel projet et la possibilité de travailler en équipe avec une jeune fille qui s’intéresse à elle. C’est peut-être aussi la discipline qu’elle enseigne, qui est moins prestigieuse et moins importante que le français ou les mathématiques (en termes de volume horaire et d’absence au brevet des collèges par exemple), qui fait que M^me B. a besoin de se valoriser en mettant en place des projets de grande envergure.

16On peut comprendre pourquoi ces deux personnes sont intéressées pour prendre en charge un projet d’éducation alimentaire en comparant les différentes tâches qu’implique leur profession. L’infirmière est chargée de recevoir les élèves malades et d’aviser selon les cas. M^me P. explique que certaines infirmières, à mi-temps, sont débordées par les « passages infirmeries » et n’ont pas le temps de faire de l’éducation à la santé. On comprend bien que pour elle, ce qu’elle nomme « les passages infirmerie » constitue le « sale boulot10 » qu’elle est contrainte d’effectuer et dont elle cherche à réduire la durée journalière en mettant en place de nombreux projets, qui lui donnent un rôle plus prestigieux auprès de ses collègues enseignants, puisqu’elle endosse un rôle d’éducatrice. L’enseignante d’arts plastiques, de son côté, enseigne une matière peu légitime aux yeux de l’institution scolaire. Elle représente un faible coefficient dans le calcul des moyennes et ne peut pas être cause de redoublement : les enseignants d’arts plastiques, comme ceux de musique ou d’EPS ont très peu de poids lors des conseils de classe. Monter un projet qui implique plusieurs collègues, qui demande un budget et qui rayonne sur l’ensemble du collège constitue pour elle une « tâche prestigieuse11 », et qu’elle pense être plus légitime aux yeux des autres.

17Si l’on comprend pourquoi chacune de ces deux personnes a pu prendre en charge un projet d’éducation alimentaire, il est intéressant d’observer qu’elles ne le conçoivent pas du tout de la même manière, notamment du fait de leur formation initiale.

La séance d’analyse sensorielle à Malraux : une séance respectant les canons actuels de l’éducation à la santé

18Le projet « Alimentation » tel qu’il est réalisé à Malraux, est fidèle à l’action Educonso, notamment pour les séances animées par l’infirmière, comme celle sur l’analyse sensorielle. Cette séance est une des premières séances réalisées dans le cadre du projet « Alimentation » à Malraux. Elle est largement inspirée de l’atelier « Goûts, sens et préférences » décrit dans un des livrets de l’action Educonso. L’objectif de cet atelier est de permettre « à chaque jeune de développer des notions liées à son épanouissement personnel par une meilleure connaissance de lui-même, son corps, son fonctionnement et ses capacités à exprimer ses sensations12 ». Il est spécifié dans le livret que « l’intérêt de cette intervention est de faire participer les élèves au maximum dans la discussion ; c’est pourquoi il convient de veiller à ce que chaque adolescent puisse s’exprimer et à ce que chacun écoute et respecte les paroles exprimées par les autres13 ». Il s’agit d’une approche davantage participative que normative, qui s’inscrit dans les méthodes actuelles employées en éducation à la santé. Un certain nombre d’« activités pédagogiques » sont proposées. La séance observée à Malraux reprenait presque telle quelle plusieurs de ces « activités pédagogiques ».

19La première activité consistait à faire goûter à chaque élève une eau salée et à lui demander d’évaluer le goût de cette eau en choisissant une position sur une échelle allant de « neutre » à « très fort ». L’objectif était de montrer aux élèves que chacun a sa propre perception du goût des aliments : certains trouvent l’eau très salée, d’autres non. Après avoir fait intervenir plusieurs élèves pour qu’ils donnent leurs impressions, l’infirmière conclut par cette phrase : « Plus on mange salé, plus on va s’habituer au goût, plus ça va paraître peu salé ». Elle conseille donc aux élèves de ne pas manger trop salé pour ne pas diminuer leur perception du goût salé et ainsi risquer de manger de plus en plus salé. En s’appuyant sur l’expérience des élèves, M^me P. arrive ainsi à rappeler l’une des recommandations du Programme National Nutrition Santé (PNNS) : limiter la consommation de sel14.

20Lors de la deuxième activité, deux gobelets sont distribués, contenant un yaourt parfum noix de coco soit coloré en rose grâce à un colorant alimentaire, soit non coloré. Les élèves doivent noter leurs impressions avant et après avoir goûté et dire quel est le parfum de ces deux yaourts. L’objectif est de montrer que la vue joue un rôle très important dans la perception du goût des aliments. Les élèves associent le yaourt rose au parfum fraise et l’autre au parfum ananas ou noix de coco. Finalement, une élève trouve : « Les deux c’est le même Yop, noix de coco. » L’infirmière apporte à nouveau un message pédagogique : « Ça doit vous faire réfléchir sur la vue qui vous influence. Des choses qui sont pas très belles peuvent être très bonnes. » Cela signifie que des légumes ou des fruits qui n’ont pas l’air très appétissants peuvent être très bons.

21L’infirmière cherche ici à se servir des découvertes sensorielles des élèves pour les conduire vers une alimentation qu’elle pense plus saine. Ce sont eux-mêmes qui, en faisant des expériences, sont acteurs de leur éducation au goût. Cette séance est donc complètement en accord avec les méthodes actuelles utilisées en éducation à la santé15. Les élèves semblent avoir apprécié la séance. Une élève s’exclame : « C’est plus intéressant que d’habitude ! » L’aspect très vivant, expérimental de la séance leur a plu.

22À Renoir, il n’y a pas eu de séance d’analyse sensorielle : aucun enseignant n’a choisi de mettre en place cet atelier. Au début de l’année, l’enquête proposée aux enseignants de la classe projet « Alimentation » de choisir une séance parmi une liste que j’avais rédigée à partir de ce qui avait été fait l’année précédente à Malraux. Seules les séances sur le décryptage des étiquettes alimentaires et sur le traitement statistique d’un questionnaire ont été reprises, respectivement par le professeur de technologie et celui de mathématiques. Ces deux enseignants ont laissé le soin à l’enquêtrice de préparer et d’animer une grande partie des séances qu’ils avaient choisies. L’enseignante de sciences de la vie et de la terre (SVT) a réalisé une séance sur l’équilibre alimentaire à sa façon, en y passant un peu plus de temps que pour les autres classes de 5^e : c’est au programme de SVT. On remarque ici que selon la discipline enseignée par les enseignants, ces derniers se sentent plus ou moins légitimes pour mettre au point une séance d’éducation alimentaire : l’enseignante de SVT considère qu’elle est suffisamment experte pour mener la séance comme elle l’entend, sachant qu’il est demandé dans le programme de 5^e d’aborder l’équilibre alimentaire. Les autres enseignants se sentent moins légitimes, et pour ceux qui sont prêts à donner du temps pour le projet, ils considèrent que c’est à l’enquêtrice, ingénieure agronome, de conduire la séance. Seule l’enseignante d’arts plastiques décide de modeler le projet à sa manière et se sent légitime pour le faire. Les autres enseignants de Renoir n’ont pas souhaité prendre part au projet. Ceci peut se comprendre par le fait qu’ils sont plus âgés que ceux de Malraux et qu’ils n’ont pas envie de modifier leurs habitudes, et comme Renoir jouit d’une assez bonne réputation, ils sont très attachés à finir le programme. C’est d’ailleurs le souci des enseignantes de SVT et de physique-chimie, qui ne veulent pas faire de hors-programme étant donné le peu d’heures dont elles disposent. Ceci est en grande partie lié à la pression des parents d’élèves pour que le programme soit bouclé en temps et en heure16. Une discussion entre l’enseignante d’arts plastiques et celle de SVT montre bien la réticence de cette dernière à s’impliquer dans le projet :

M^me B. : Il faudra voir avec la prof de sciences M^me V.
Elle arrive justement sur ces entrefaites.
M^me B. : Ah ben tiens voilà. Tu pourrais faire les groupes d’aliments ?
M^me V. (l’enseignante de SVT) : C’est pas au programme
la composition chimique des aliments.
M^me B. : Moi j’y connais rien aux groupes d’aliments.
Il faudrait qu’ils connaissent les groupes.
M^me V. : Oui les kilocalories on va faire ça mais très vite.
M^me B. : Comme c’est dans le projet.
M^me V. : Oui je pourrais modifier un peu.
M^me B. : Après on fera la visite de la cantine, les natures mortes, etc.!
M^me V. : Ohlala !
M^me B. : Ça va être sympa.
M^me V. (s’en va.)
(Collège Renoir, carnet d’observations, salle des professeurs, 3/01/12)

23Ainsi, le projet « Alimentation » ne prend pas la même tournure dans les deux collèges : seulement deux ateliers de l’action Educonso sont repris par les enseignants de Renoir, alors qu’à Malraux, cette action est reproduite pratiquement dans son ensemble. L’enseignante d’arts plastiques fait preuve de créativité et propose un projet assez différent de l’action originelle, comme en témoigne son idée de « repas idéal ».

Un petit déjeuner équilibré et complet à Malraux contre un « repas idéal » composé de moules-frites à Renoir

24Dans le livret d’activités pédagogiques intitulé « Alimentation et Santé », qui correspond au module 4 « Approfondir les liens entre alimentation et santé », il est proposé une activité autour des thèmes « équilibre alimentaire » et « menu équilibré ». « Le but de cette activité est de valoriser la diversité des produits et d’informer les jeunes de leur complémentarité en termes nutritionnels17. » Il est proposé de réaliser cette activité autour d’un petit-déjeuner ou d’un goûter. L’infirmière du collège Malraux a choisi d’organiser un petit-déjeuner servi par les élèves de la classe « projet » à l’ensemble des élèves de 6^e. Le petit-déjeuner est précédé d’une séance d’échanges autour des aliments qui doivent composer un petit-déjeuner complet. Cette séance était animée par l’infirmière et l’enseignante de SVT. Les élèves ont appris qu’il doit contenir une boisson pour s’hydrater, un fruit pour les vitamines, un produit laitier pour le calcium et un produit céréalier pour l’apport énergétique. Ainsi, les élèves de la classe « projet » sont censés être suffisamment bien informés pour pouvoir eux-mêmes éduquer leurs cadets sur l’importance de prendre un petit-déjeuner équilibré tous les matins. Dans les faits, les élèves ont surtout fait le service et pour certains, se sont amusés à tourner en dérision les objectifs du petit-déjeuner, par exemple en faisant rire les 6^e en claironnant que le petit-déjeuner ne sert à rien18. Le petit-déjeuner servi est composé de différents pains (au raisin, aux noix, au pavot, au sésame), d’une salade de fruits, de yaourts, de céréales, de lait, de beurre, de confiture, de jus d’orange, d’une tranche de jambon.

25ÀRenoir, la professeure d’arts plastiques a conçu elle-même un « projet alimentation », sans s’appuyer sur le document proposé par l’enquêtrice. Le point de départ de sa réflexion provenait de l’idée émise par l’enquêtrice de demander aux élèves de peindre des tableaux représentant chacun un groupe d’aliments (les féculents, les fruits et légumes…). Voici le projet alimentation tel qu’elle l’a conçu (encadré page suivante).

26Ce projet montre toute l’ambition de M^me B. qui souhaite impliquer différents acteurs (les personnels de cuisine, le documentaliste) et qu’il ait un retentissement sur l’ensemble des élèves du collège (et donc sur les enseignants). À la place du petit déjeuner réalisé à Malraux, la professeure d’arts plastiques de Renoir a imaginé qu’un repas qu’elle nomme « repas idéal », dont le menu devait être conçu par les élèves de la classe « projet », serait distribué en fin d’année à l’ensemble des élèves du collège, ce qui permet de toucher le plus grand nombre. Des personnels de la cantine (la chef de la cuisine centrale, le chef de fabrication et une diététicienne du Conseil général) ont donc été invités à venir discuter avec les élèves pour définir le menu de ce repas idéal. Les propositions des élèves n’ont pas satisfait les différents intervenants : elles étaient jugées « très raisonnables » et trop proches de ce qu’ils mangent habituellement à la cantine. La consigne qui leur a été alors donnée est celle-ci : « C’est bien sûr des choses que vous aimeriez manger, que les ados aiment bien manger. » Aucun repère concernant un repas équilibré n’a alors été donné aux élèves, il leur a simplement été demandé de proposer des plats qu’ils aiment. Suite à cette consigne, les élèves proposent des fajitas, des hamburgers, des kebabs. Ils répondent bien à la demande en citant des aliments associés à la culture adolescente, qui sont donc censés être appréciés par l’ensemble des adolescents. La diététicienne rétorque qu’il faut éviter « de faire gras, gras, gras ». Il est alors décidé que les élèves réfléchissent chacun chez eux et proposent lors de la séance un menu idéal. Lors de cette deuxième séance, seule la chef de la cuisine centrale est présente. Après que chacun ait proposé son menu, celle-ci déclare : « Nous on a réfléchi de notre côté. On est parti sur tomates mozzarella, moules frites et en dessert une rosace avec de la mousse au chocolat dans des tuiles. » Donc finalement, le menu a été décidé par le personnel de cuisine. Après consultation des élèves pour choisir entre tomates mozzarella et saumon en entrée, le sujet est clos. Les différentes séances n’ont pas été l’occasion de rappeler en quoi consiste un menu équilibré, contrairement à ce qui avait été fait à Malraux. La portée éducative de ce repas idéal est limitée puisque les élèves n’endossent pas le rôle de « promoteurs des grandes notions de l’équilibre alimentaire auprès des autres élèves19 ». Ce repas idéal est d’ailleurs assez fortement éloigné de ce qu’aurait attendu l’enseignante de SVT d’un repas visant l’éducation au goût et à l’alimentation des élèves. Elle fait d’ailleurs la remarque en salle des professeurs. À la différence du petit déjeuner de Malraux qui permettait aux élèves de découvrir de nouvelles sortes de pains et de les former à l’équilibre alimentaire tel que l’entend le PNNS, le repas idéal de Renoir est éloigné des préceptes nutritionnels définis par ce programme, que l’on peut trouver sur le site mangerbouger.fr20.

27Ainsi, le fait que le projet ait été pris en charge par l’enseignante d’arts plastiques plutôt que par des personnes formées en nutrition comme l’enseignante de SVT et l’infirmière, l’a éloigné de la santé pour le rapprocher d’aspects plus ludiques, comme la cuisine. Au collège, selon la personne en charge d’un projet d’éducation alimentaire, celui-ci peut prendre des formes complètement différentes. Les enseignants qui animent une ou des séances le font eux aussi de manière variée selon la discipline qu’ils enseignent, et donc leur formation initiale, mais aussi selon la façon dont ils se représentent les pratiques alimentaires de leurs élèves.

Des séances éducatives à l’épreuve de la distance sociale élève-enseignant

28Les enseignants de la classe projet « Alimentation » décidant de s’y impliquer choisissent d’animer les séances en fonction de la façon dont ils conçoivent ce que doit être une séance d’éducation alimentaire, mais aussi dont ils perçoivent les pratiques alimentaires des élèves. Il apparaît que les enseignants tiennent un discours différent en fonction de la distance sociale qui les sépare de leurs élèves. La plupart des enseignants du secondaire appartiennent aux classes moyennes et supérieures21, ainsi, à Malraux, la distance sociale entre enseignants et élèves est globalement beaucoup plus forte qu’à Renoir. Il apparaît que plus la distance est importante, plus les enseignants ont une image négative des pratiques alimentaires des élèves et plus ils cherchent à les modifier.

Des représentations différentes des pratiques alimentaires des élèves en fonction de la distance sociale enseignants-élèves

29À Malraux, les enseignants sont plus dotés socialement que les élèves, et ont souvent une vision négative de leurs pratiques alimentaires. En revenant d’un séjour d’une semaine au ski22, les enseignants accompagnateurs de Malraux étaient horrifiés par le comportement alimentaire des élèves. En témoigne cette discussion en salle des professeurs :

Enquêtrice : Alors, le ski ?
Un enseignant : Super.
M^me C. (professeure de SVT) : Par contre ils ont mangé comme des cochons à ce qu’il paraît.
M. P. (professeur de technologie) : Ils ont gaspillé plein de nourriture. Ils jetaient les peaux de clémentine dans les plats. Ils ont rien mangé aux repas. Pourtant c’était des super repas, très équilibrés, avec une entrée, un plat, un dessert. On est allé acheter des cartes postales avec eux, et ils ont trouvé un distributeur. Ils se sont achetés des snickers, des kinders. Avec un kinder à 19 h juste avant le repas, forcément ils ont plus faim.
[…]
M.A. (professeur d’EPS) : Ça s’est bien passé, mais les repas par contre ils ont rien mangé.
Le principal : Vous avez eu une tartiflette ?
M. A. : Oui, mais ils aiment pas le fromage fondu. Ils mangent que du riz et des pommes de terre chez eux.
(Collège Malraux, carnet d’observations, salle des professeurs, 10/01/11.)

30M. A. finit la conversation en donnant sa vision des pratiques alimentaires des familles des élèves : selon lui, ils ne mangent que des féculents. Aucune discussion de ce type n’a été observée après le séjour au ski de Renoir. Il a uniquement été question d’une élève, Ylea, qui s’alimentait très peu au point que l’enseignant d’EPS se demandait si elle était anorexique.

31À Malraux, M. A. s’est également plaint du fait que les élèves « ne parlent que de KFC23 » (Collège Malraux, carnet d’observations, sur le chemin vers la salle de sport, 8/11/10) et remarque que ce n’était pas le cas dans son ancien collège, en milieu rural. Lors de mon entretien avec l’infirmière, quand je l’interroge sur les pratiques alimentaires des élèves, elle répond : « En même temps, je les imagine pas aller sans arrêt au fast-food, par contre sûrement que les parents ne cuisinent pas… » Cette vision correspond bien à celle de M. A. qui pense que les élèves ne mangent que du riz et des pommes de terre, et donc que les parents cuisinent très peu. Plusieurs recherches sociologiques permettent de valider cette représentation des pratiques alimentaires des classes populaires24. Il a été montré que ces populations consomment davantage de féculents et d’aliments riches en graisse que les membres des classes moyennes et supérieures auxquelles appartiennent la plupart des enseignants. Une conséquence de cette alimentation plus riche en calories est la prévalence plus forte du surpoids et de l’obésité dans cette partie de la population25, c’est pourquoi le PNNS dans sa troisième version (2011-2015) a placé en haut de ses priorités les actions en direction des populations défavorisées. Le premier axe stratégique présenté est celui-ci : « Réduire par des actions spécifiques les inégalités sociales de santé dans le champ de la nutrition au sein d’actions générales de prévention26. »

32Ainsi, les professeurs de Malraux, ne provenant pas du même milieu social que leurs élèves, ont une idée négative de ce que peuvent manger les familles des milieux populaires, alors qu’à Renoir, professeurs et élèves sont plus proches socialement, de ce fait les enseignants ne sont pas inquiets au sujet de ce que ces préadolescents mangent chez eux. La violence symbolique décrite par Bourdieu et Passeron27 est beaucoup plus forte à Malraux qu’à Renoir. Néanmoins, dans les deux classes enquêtées, que ce soit à Renoir ou à Malraux, il y a plusieurs élèves en surpoids. Le professeur d’EPS de Renoir m’explique que la 5^e C est une classe dans laquelle on trouve davantage d’élèves en surpoids que dans les autres (on peut compter sept préadolescents en surpoids dans la classe de 29 élèves). À Malraux, la classe n’est pas repérée par les enseignants comme hors du commun concernant le nombre d’élèves en surpoids : on peut en compter six sur 25 élèves. On peut dire que la classe enquêtée à Renoir fait figure d’exception en ce qui concerne le nombre d’élèves en surpoids, alors que la classe enquêtée à Malraux est représentative de la population fréquentant le collège. En effet, cette année-là, 21 % des élèves étaient en surpoids ou obèses, d’après le calcul de l’IMC réalisé par l’infirmière28, ce qui est proche des 24 % observés dans la classe. Les professeurs de Renoir, habitués à un faible nombre d’élèves en surpoids, ont une vision positive de leurs pratiques alimentaires, alors que ceux de Malraux voyant l’important nombre d’élèves en surpoids en déduisent qu’ils ont de « mauvaises » habitudes alimentaires. Ainsi, les messages diffusés pendant le projet alimentation n’ont pas la même teneur dans les deux collèges.

Le repas festif de La guerre des boutons face aux plats marocains de « Une gourmandise »

33Du fait de l’image positive qu’ont les enseignants de Renoir des pratiques alimentaires des élèves, les différentes séances en lien avec le projet alimentation ont été très peu souvent normatives, et au contraire parfois très fortement axées sur la notion de plaisir, comme c’est le cas de la séance qui a eu lieu en cours de français sur le banquet dans le livre La guerre des boutons. L’enseignante commence par demander : « Quand on parle de fête, qu’entendez-vous par là ? » Elle aborde le sujet de l’alimentation sous un angle festif, comme une source de plaisir. Après avoir évoqué les bonbons et les boissons, certains élèves abordent la pratique qui consiste à consommer une grande quantité de nourriture : « On va manger goulûment », « Ils s’empiffrent », « Ils se goinfrent ». L’enseignante ajoute : « On se remplit bien la panse. » Loin de mettre en garde les élèves contre une alimentation trop abondante, l’enseignante va dans leur sens en valorisant ce type de pratique. Cette dernière n’aborde pas la question de la santé : comme l’enseignante d’arts plastiques, elle n’a pas été formée pour avoir un regard normatif sur l’alimentation, en lien avec la nutrition. Elle construit son discours en fonction de l’image qu’elle se fait des pratiques alimentaires de ses élèves : elle ne juge pas utile de les prévenir contre une alimentation trop riche ou abondante.

34Cette séance à laquelle l’enquêtrice a été conviée par la professeure de français, car elle considère qu’elle entre dans le projet alimentation, fait l’éloge de la nourriture « joyeuse », « euphorique » (nous reprenons les mots écrits au tableau par l’enseignante). Loin de culpabiliser les élèves comme l’ont fait certains enseignants à Malraux (M. B., voir plus loin), elle leur montre que l’alimentation peut être festive et que l’on peut faire des excès et se faire plaisir – sans préciser que cela doit rester occasionnel comme le conseille le PNNS.

35L’enseignante de français de Malraux consacre elle aussi une séance au projet alimentation. Elle a participé à la séance sur l’analyse sensorielle avec l’infirmière, et revient dessus en cours de français. Elle demande aux élèves de se remémorer ce qu’ils avaient fait pendant cette séance, puis leur propose de lire un texte extrait de l’ouvrage Une gourmandise de Muriel Barbery. Dans ce texte, l’auteure raconte des expériences culinaires exotiques qu’elle a pu avoir pendant son enfance – elle est née au Maroc. L’enseignante a sans doute choisi ce texte du fait de la forte présence dans ce collège d’élèves issus de l’immigration. Elle les interroge d’ailleurs sur l’aspect culturel du texte :

M^me D. : Qui connaît la corne de gazelle ?
Moustafa : C’est une corne que les gazelles ils ont.
C’est un gâteau !
Amir : C’est halal.
M^me D. : C’est une petite pâtisserie qu’on sert avec le thé.
C’est plus aux musulmans à me dire ce que c’est. Moi je sais pas !
C’est étonnant que vous ne sachiez pas.
(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de français, 19/11/10.)

36Un document à remplir est distribué aux élèves, qui contient notamment des mots-clés à définir. Le mot orgie est présent et l’enseignante le définit comme tel : « repas long, copieux et arrosé à l’excès ». Elle utilise le terme d’excès, connoté négativement, et apporte donc un jugement de valeur à cette pratique. Le banquet raconté dans La guerre des boutons, qui se rapproche d’une orgie, est à l’inverse valorisé par l’enseignante de Renoir, qui le voit comme un événement festif et joyeux. Ainsi, l’alimentation prend un sens différent selon l’enseignante et surtout selon le public. Face à des élèves aux origines géographiques diverses, l’enseignante s’attache à parler de cultures culinaires qu’elle suppose être familières à certains. Face à des élèves issus majoritairement des classes moyennes et ayant donc une proximité sociale importante avec elle, l’enseignante de Renoir n’hésite pas à valoriser des pratiques alimentaires qui doivent rester occasionnelles selon le PNNS. Son objectif n’est pas d’apprendre aux élèves à mieux manger – c’est-à-dire, si l’on suit le PNNS, plus équilibré – mais de leur montrer à quel point le partage d’une nourriture abondante peut être une source de plaisir. En tant qu’enseignante de français, M^me R. aborde la question de l’alimentation sous un angle complètement différent de celui que choisirait un personnel soignant comme l’infirmière de Malraux ou un enseignant de SVT. La formation professionnelle joue sur le rapport entretenu avec un objet comme l’alimentation, pouvant être relié à la santé et entouré d’injonctions, a fortiori ces dernières années avec le PNNS.

Une déculpabilisation des comportements alimentaires des adolescents à Renoir contre une leçon de morale les jugeant « mauvais » à Malraux

37Les deux enseignants de mathématiques de Renoir et de Malraux ont choisi de prendre en charge la séance sur l’analyse statistique d’un questionnaire fourni dans un livret du conseil général, qui a pour titre « Quel mangeur je suis ? » et qui aborde les pratiques alimentaires et sportives des élèves. Avec une même trame, les deux enseignants ne tiennent pas du tout le même discours. M. C., l’enseignant de Renoir cherche à déculpabiliser les élèves qui ont toujours faim ou qui grignotent, alors que M. B., l’enseignant de Malraux, accuse ses élèves de consommer trop de sodas et de manger « n’importe quoi ». C’est encore une fois la distance sociale séparant les élèves des enseignants qui n’est pas la même dans les deux collèges qui permet de comprendre la teneur différente des discours tenus : dans un cas, l’enseignant pense qu’il lui faut remettre les élèves dans le droit chemin, parce qu’ils mangent « mal », dans l’autre, l’enseignant pense qu’il faut dédramatiser le grignotage avec des élèves qui ne posent selon lui pas problème du point de vue de leur comportement alimentaire.

38Les deux enseignants suivent la même trame pour cet atelier : une séance a lieu en salle informatique lors de laquelle les élèves réalisent des diagrammes circulaires à partir de l’ensemble des réponses à certaines questions (par exemple sur la prise de petit-déjeuner avant l’école). La séance suivante consiste en une discussion autour des résultats de l’analyse statistique du questionnaire.

39ÀRenoir, l’enseignant demande à l’enquêtrice d’animer la séance, cette dernière lui propose tout de même d’intervenir autant qu’il le souhaite. Il choisit de s’arrêter sur le fait que les garçons ont davantage répondu qu’ils ont toujours faim, il attribue cela à une activité physique plus soutenue.

M. C. : Alors « j’ai toujours faim » chez les garçons…
Arthur : Ça m’étonne pas !
M. C. : Pourquoi ça t’étonne pas ?
Arthur : Parce qu’on est des morfales.
M. C. : D’où peut-elle venir ? J’ai toujours faim…
Fatimatou : Ils font plus d’effort physique donc ils ont faim.
M. C. : Voilà ! On a remarqué ça quand on a travaillé avec Aurélie.
(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de mathématiques, 15/02/12.)

40Au lieu de désapprouver le fait d’avoir toujours faim (et donc sans doute de manger davantage, voire de grignoter, ce qui est déconseillé par le PNNS), l’enseignant le justifie par l’activité physique, il voit donc cette sensation positivement et ne la dévalue pas devant les élèves. Bien au contraire, il déculpabilise ceux qui ont coché cette case en donnant une explication à cette faim « hors norme ».

41Quand M. C. aborde la question du grignotage, ce n’est pas pour le condamner, comme le fait clairement le PNNS29 :

M. C. : Bon vous êtes 18 dans la classe à avoir dit que vous grignotez, et quand on vous pose la question, vous ne dites pas quoi. Jamais de gâteaux ?
Fatimatou : Si ! Ça dépend des jours.
Loïc : Des boissons.
Romain : Du chocolat.
M. C. : Jamais de tartines de Nutella ?
Ylea : Si !
M. C. : Y a même pas besoin de tartine, on prend la cuillère !
(Collège Renoir, carnet d’observations, cours de mathématiques, 15/02/12)

42En s’incluant dans la pratique de la consommation de Nutella : « on prend à la cuillère », l’enseignant la dédramatise et même au contraire la valorise : il est normal pour un adolescent d’aimer manger du Nutella.

43ÀMalraux, les propos de M.B., l’enseignant de mathématiques qui réalise le même atelier d’analyse statistique du questionnaire, sont très différents de ceux tenus par M.M.

44Le professeur choisit de s’arrêter sur la consommation de sodas des élèves, qu’il juge excessive. D’après le diagramme, 41 % des élèves de la classe boivent des sodas plusieurs fois par jour, et 25 % une fois par jour. Les élèves commentent : « Plusieurs fois par jour c’est la majorité de ce qu’on boit du soda. » Le professeur martèle : « Je vous pose une question, est-ce normal ? » Un élève répond immédiatement « Non », une autre ajoute : « c’est beaucoup ». L’enseignant entre ainsi dans un discours très normatif sur ce qui est bon pour la santé et ce qui ne l’est pas. Il continue son blâme : « C’est bien ça pour vous ? », une élève répond « Non ». Le professeur d’ajouter : « Vous allez changer ? M. Bélard ? », Laurent ne comprend pas le reproche : « Quoi ? » Quentin traduit malicieusement ce que vient de dire le professeur « Est-ce que tu vas arrêter de grossir ? », Nathan ajoute : « C’est pas bon pour la santé. » Les élèves commencent à s’inquiéter : « Monsieur, on va devenir obèse ? » s’interroge Jennifer. Cette séance prend donc une tournure anxiogène pour les élèves et très moralisatrice par rapport à leurs comportements alimentaires jugés « mauvais » par le professeur, il parle de « malbouffe » et du modèle américain, pays où selon lui, presque tous les enfants sont obèses. Il utilise la peur comme moyen pour faire réagir les élèves. Or, comme l’ont relevé plusieurs auteurs, « en évoquant la seule responsabilité de l’élève (alors que beaucoup d’autres facteurs jouent), l’éducation pour la santé risque fort de provoquer un sentiment de culpabilité30 ». M. B. n’hésite pas à s’adresser à un élève en particulier, ce qui augmente l’effet culpabilisant « M. Axel, vous mangez équilibré ? » L’équilibre alimentaire devient une norme qu’il faut impérativement respecter sous peine de devenir obèse. L’enseignant utilise des termes très dévalorisants pour qualifier les pratiques alimentaires des élèves, qui cherchent alors à se justifier :

M. B. : Ça veut dire que vous mangez n’importe quoi !
Soraya : On fait pas attention c’est tout, on oublie.
(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de mathématiques, 17/06/11)
Sur le grignotage, M. B. tient un tout autre discours que M. C. :
M.B. : C’est normal qu’il y ait autant qui mangent ? [qui grignotent] Plusieurs élèves : Non !
Nathan : Non c’est pas bien.
(Collège Malraux, carnet d’observations, cours de mathématiques, 17/06/11)

45Au lieu de faire comme M.C. et de déculpabiliser les élèves en avouant des habitudes proches des leurs, M.B. déclare qu’il n’est pas normal de grignoter. Les élèves se plient à sa vision des choses et dévaluent leurs propres pratiques : « c’est pas bien ».

46M. B. choisit d’employer un discours très normatif et stigmatisant pour les élèves, puisqu’il considère que leurs pratiques alimentaires sont « mauvaises ». Peut-être est-ce le fait de voir les élèves grignoter des bonbons pendant son cours31 qui lui donne cette image négative des pratiques alimentaires de ses élèves. En effet, son cours est le théâtre de grignotages « à découvert » puisqu’il n’arrive pas à maintenir l’ordre avec cette classe. Ainsi, animer une séance d’éducation alimentaire est l’occasion pour lui d’affirmer sa domination et de dévaloriser (les pratiques de) ses élèves, avec qui il entretient un rapport conflictuel. Les élèves ne l’apprécient guère, et il semble que cela est réciproque, étant donnée la façon dont ils leur parlent parfois : « Si vous voulez, je vous dis en un mot, c’est mauvais. Le travail que vous avez fait avec mademoiselle. » Cette séance est donc finalement très éloignée de la conception actuelle de l’éducation à la santé qui considère que les élèves doivent être écoutés, et qu’il faut partir de leur propre vécu pour les amener à réfléchir sur leurs pratiques, sans les juger. On voit bien ici que M. B. n’a jamais eu de formation en éducation à la santé, et qu’il n’en connaît pas les principes de base.

47Les discours des enseignants du collège favorisé sont donc bien davantage centrés sur le plaisir de manger et la déculpabilisation de pratiques alimentaires souvent associées à l’adolescence ou à l’enfance, alors que ceux du collège plus défavorisé sont plus normatifs et sont liés à une représentation négative des comportements alimentaires des élèves et même de leur famille. Ce contraste dans les discours est lié à une distance sociale plus ou moins importante entre les enseignants, appartenant le plus souvent aux classes moyennes, et les élèves, appartenant aux classes populaires à Malraux, et pour la plupart aux classes moyennes à Renoir.

Conclusion

48Les observations réalisées montrent à quel point la prise en compte du contexte social est particulièrement féconde pour comprendre comment se déroule une action d’éducation à la santé à l’école. En comparant deux collèges différents du point de vue de leur recrutement social, nous avons pu mettre en évidence l’influence de la distance sociale entre élèves et enseignants sur la représentation qu’ont les enseignants des pratiques alimentaires des élèves et donc sur la façon dont ils considèrent que doit se dérouler une séance d’éducation alimentaire. Un discours culpabilisateur et très normatif peut être tenu à Malraux, collège dans lequel la distance sociale enseignants - élèves est la plus forte ; alors qu’à Renoir, certains enseignants valorisent le plaisir de manger et ne considèrent pas qu’il soit nécessaire d’alerter les élèves concernant les dangers de certains comportements alimentaires.

49Deux collèges différents, c’est aussi des moyens humains contrastés : pour l’un, Malraux, classé zone sensible prévention violence, une infirmière est présente à temps plein et met en place toute une kyrielle d’actions d’éducation à la santé, dont le projet « Alimentation » ; pour l’autre, Renoir, l’absence d’une infirmière entraîne une absence de projets d’éducation à la santé. C’est alors à l’enquêtrice que revient la responsabilité de mettre en place le projet « Alimentation ». Finalement, une enseignante s’en empare et le transforme comme elle l’entend. Il prend alors une forme complètement différente de sa forme originelle, pensée par le service « Nutrition » du Conseil général du département auquel appartiennent les deux collèges, alors que l’infirmière de Malraux s’en inspire fortement. Ainsi, dans les deux contextes étudiés, deux acteurs portent le projet et ont des profils très différents liés à leur profession – et donc à leur formation – et à leur place au sein du collège. De ces profils contrastés découlent deux projets « Alimentation » bien distincts et qui sont plus ou moins fidèles aux principes actuels de l’éducation à la santé.

50Ainsi, à Malraux comme à Renoir, les séances sont plus ou moins proches de l’approche éducationnelle préconisée actuellement par les acteurs d’éducation à la santé. Quand des enseignants sans formation dans le domaine de l’éducation à la santé et en particulier de l’éducation alimentaire – ce qui est le cas de la plupart des enseignants sauf ceux de SVT – cherchent à animer une séance, s’ils ne délèguent pas à l’enquêtrice, ils peuvent tenir des discours en décalage avec les principes de l’éducation à la santé ou avec les recommandations du PNNS. Dominique Berger observe en école primaire cette même incohérence entre une logique « prescriptive » et une approche « globale ». Il souligne que cette incohérence peut conduire à des « résultats contre-productifs pour les élèves comme pour les maîtres32 ». Qu’apporte aux élèves un projet « Alimentation » multiforme, tantôt normatif, tantôt ludique, ou encore basé sur l’expérience des élèves (comme le recommande l’éducation à la santé actuelle) ? Une étude fine de la réception et de la réappropriation par les élèves d’une telle action permet d’avancer dans la compréhension des processus en jeu dans les actions d’éducation à la santé à l’école33.