1Le restaurant scolaire est un lieu où des acteurs développent par leur travail une activité de service de restauration collective à destination d’enfants ou d’adolescents. Cette activité a lieu au cours d’une plage horaire dédiée, qualifiée de « pause méridienne », et séquencée en différents temps d’activité diverse. Le temps de restauration devient alors une activité parmi d’autres. Pendant ce temps de restauration, une foultitude d’acteurs agissent en coprésence en tant qu’usagers ou en tant que parties prenantes de la production du service (par exemple personnels de restauration, animateurs, plus rarement personnels enseignants). Dans cette recherche, nous nous intéressons plus particulièrement aux personnels de restauration. Ces personnels travaillent essentiellement en cuisine où ils prennent en charge la production du repas. Mais dans une grande majorité des cas, ils prennent aussi part à la distribution des repas dans le réfectoire, soit par le biais de self-service dont ils ont en charge l’organisation, soit par le biais d’un service à table. Ils deviennent alors des « personnels en contact1 ». Notre intérêt pour l’activité de travail de ces personnels se fait à partir de deux constats.

2Le service de restauration scolaire est marqué par un phénomène de massification et de standardisation, commun au secteur tertiaire. Ce phénomène laisse peu de place à la personnalisation, l’altérité, l’adaptabilité et tend au contraire à produire un service uniformisé, normalisé et standardisé2. Cette recherche est l’occasion de repérer les arguments qui se construisent et se diffusent pour appuyer ce phénomène de massification. Elle vise également à observer les mutations du travail des personnels de restauration, voire repérer les contradictions qui apparaissent entre la massification et la réalité du travail des personnels.

3Le service de restauration scolaire se construit dans un cadre normatif complexe où se mêlent normes d’hygiène-qualité, normes nutritionnelles, et aujourd’hui des normes marchandes. La norme est ici entendue au sens de Dujarier3 comme ce qu’il est bien de faire et pourquoi il est bien de le faire. Ces normes sont associées à des prescriptions plus ou moins réglementaires qui reviennent sur ce qu’il faut faire et comment. Nous analyserons ici les prescriptions du travail des personnels de restauration par ce cadre normatif complexe. Notre hypothèse est que ces multiples normes appliquées au nom de l’impératif de « santé publique », telle qu’elle s’est définie au xx^e siècle4, ont été et sont encore à l’origine de la mutation des métiers, des identités professionnelles, et en retour des formations. Mais elles sont également à l’origine de transformations des espaces de travail, et de la conception du service de restauration et des relations aux autres acteurs (usagers ou convives, parents, enseignants et animateurs).

4Nous avons produit un travail compréhensif au plus près des personnels qui travaillent dans la restauration collective scolaire5. Pour ce faire, nous avons privilégié de porter un regard ethnographique pour observer les « travailleurs » dans leurs univers de travail6 et comprendre comment ces derniers s’ajustent et interprètent individuellement ou collectivement les prescriptions propres à leurs univers professionnels7. À partir des premiers résultats d’une investigation ethnographique menée en 2013 au sein d’une grande ville des Hauts-de-France (voir encadré méthodologique), nous revenons plus précisément dans ce chapitre sur les normes qui « agissent » dans ce contexte de travail et sur les personnels. Nous prêtons une attention particulière : (1) aux écarts entre le travail tel qu’il est prescrit aux travailleurs et le travail tel qu’il est réalisé et vécu par eux et (2) à la façon dont les normes sont traduites dans des prescriptions liées à des dispositifs communicationnels dans le contexte du (New) Public Management entendu comme une nouvelle manière de gérer les administrations publiques et les services qu’elles délivrent8.

Le poids du contexte local dans la mise au travail des personnels de restauration

5Le service de restauration collective en milieu scolaire est aujourd’hui géré intégralement par les collectivités territoriales. Les personnels des restaurants scolaires ne sont donc plus des personnels de l’éducation nationale, mais des agents des collectivités. La restauration scolaire des écoles primaires relève par exemple de la commune. Si le fonctionnement des écoles primaires est une dépense obligatoire pour les communes, la restauration scolaire quant à elle ne l’est pas, elle le devient à partir du moment où la commune a décidé de la mettre en place. Aussi, la création d’un restaurant scolaire ne constitue pas une obligation pour la commune et ne fait pas partie des charges lui incombant pour assurer le fonctionnement du service public de l’enseignement9. Dans ce cadre, la restauration scolaire fait partie parmi d’autres types de restauration (par exemple la restauration des résidences municipales de personnes âgées et parfois la restauration du personnel municipal lui-même) de ce qu’on appelle la « restauration municipale10 ». Lorsque le service de la restauration scolaire est mis en place, la commune peut éventuellement le déléguer à un tiers prestataire. La participation financière des familles est fixée par la commune en tenant compte des dépenses d’investissement et de fonctionnement, mais également sur la base du quotient familial11. Une différence de tarif entre les usagers ne peut qu’être fondée que sur des critères sociaux.

6Du côté de l’enseignement secondaire, la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales12 transfère aux départements et régions, la compétence en matière de restauration scolaire (le département pour les collèges et la région pour les lycées). Comme pour les écoles primaires, la restauration scolaire dans les collèges et lycées reste un service public facultatif au bon vouloir des collectivités compétentes pour son déploiement.

7À Lille, la restauration collective scolaire se fait selon le mode de la régie directe : la ville gère directement le service sans autres prestataires extérieurs que des fournisseurs de matières premières, retenus par voie de marchés publics. Il n’y a donc pas de délégation13 de service public à une entreprise privée. Cela incarne évidemment la volonté politique de maîtriser le service public. Le service en question est piloté par une direction « de la restauration et de l’entretien des écoles » qui fait partie de la direction générale adjointe à l’éducation, qui dépend de trois adjoints sur trois compétences : périscolaire, restauration, éducation et scolarité. La ville compte, en 2014, 47 restaurants scolaires qui servent près de 10000 repas chaque jour. Deux systèmes de production de repas sont encore en fonction au moment de l’enquête. Ceux-ci permettent de répartir les 47 restaurants scolaires en deux catégories :

• 25 restaurants où les repas servis aux enfants sont produits sur place, ils sont appelés « indépendants » par les managers, mais « traditionnels » par nos enquêtés, différence sémantique qui a bien sûr ici beaucoup de sens quant aux représentations qu’elle porte, nous aurons l’occasion d’y revenir ;

• 22 restaurants dits « en liaison froide » ou « satellites » où les repas servis n’y sont que remis en température car produits dans une cuisine centrale la veille, l’avant-veille, ou à J-3 du service.

8L’activité de service de restauration collective scolaire est donc ici multisites. Les 47 restaurants sont sectorisés et placés sous la responsabilité d’un responsable de secteur (3 secteurs fin 2013 et début 2014). Ces responsables apparaissent comme des relais permettant une descente et une remontée d’informations de ou vers la direction du service, les achats ou la diététicienne, cette dernière faisant également office de responsable qualité.

9Chaque restaurant, en fonction du nombre de convives, compte de deux à quatre personnes. Il y a systématiquement le responsable du restaurant (chef cuisine) à qui trois types de tâches sont confiées : (1) produire le repas conformément au menu que lui a adressé la diététicienne ou « remettre en température » (selon la terminologie adoptée dans l’univers professionnel) le repas livré froid et produit antérieurement en cuisine centrale ; (2) assurer l’entretien de la cuisine et du réfectoire dans le respect des normes d’hygiène-qualité ; (3) participer au service du repas aux enfants : soit en distribuant directement aux enfants déjà attablés les assiettes des entrées (souvent déjà préparées), ou en posant en bout de table les contenants du plat principal (plats de service, il incombe alors aux animateurs la responsabilité de servir chaque enfant, directement dans son assiette personnelle), soit en préparant et en supervisant le self-service dans les restaurants qui le proposent aux enfants. Pour cela, le chef peut être assisté pour la cuisine et/ou le nettoyage d’un assistant et/d’un ou plusieurs agents polyvalents (qui sont à mi-temps sur le nettoyage de l’école et du réfectoire par exemple).

10Les services centraux de la mairie n’ont aucune information de nature sociologique (type de formation, âge, sexe) statistiquement fiable, sur leurs personnels. Aussi, à partir de la liste des 47 responsables de restaurants communiquée par la ville de Lille nous pouvons conclure que ceux-ci sont majoritairement des femmes – 34 prénoms de responsables de restaurant sur les 47 ayant une connotation féminine. Cela ne semble aucunement lié à une quelconque volonté de parité homme-femme, ou de valorisation de l’emploi féminin dans des postes de chefs cuisine qui en restauration commerciale sont davantage occupés par des hommes. Ce déséquilibre est davantage lié à une promotion :

En fait, chez nous s’ils ont pendant des années… enfin ça peut être la dame d’entretien qui… est arrivée à un poste de responsable de cantine… Et voilà qui… qui n’a pas à la base les compétences premières, mais qui est devenue voilà… Donc après on fait aussi avec ce personnel quoi... (Diététicienne de la ville en poste jusqu’en 2014.)

11En effet, le directeur de service et la diététicienne de la ville évoquent des personnels pas toujours qualifiés, en situation de « travailleur précaire » (par exemple contractuel de la fonction publique, et/ou mi-temps), qui ont été promus à un poste de catégorie supérieure selon les grilles de la fonction publique territoriale et donc généralement formés sur le tas ou avec un minimum de formation.

12Rapidement nos hypothèses et questionnements ont été rattrapés par un contexte local de changements : organisationnel, technologique, institutionnel et managérial, résultat d’une décision politique de construire pour septembre 2016 une cuisine centrale alimentant tous les restaurants scolaires de la ville. La cuisine centrale est installée depuis le 2 février 2009 dans des bâtiments « préfabriqués » dans un quartier populaire de la ville. Cette cuisine devait initialement être en fonctionnement pour 5 ans le temps de la construction de la cuisine centrale définitive. Le projet a pris du retard en raison du choix du site d’installation de cette cuisine centrale. La conséquence de cette construction : les vingt-cinq restaurants où l’on cuisine encore – « indépendants » dans le jargon managérial local – passeront en « liaison froide ». La cuisine centrale a vocation aussi à alimenter les restaurants scolaires de deux villes voisines (dont l’une a pour l’occasion rompu son contrat de délégation de service public avec une entreprise régionale). Les arguments affichés par la mairie dans un document d’information-communication (Lille Magazine, n^o 56, p. 21 mars 2009) sont les suivants : « répondre aux nouvelles normes de production, garantir une qualité de service égale et constante pour tous, mieux gérer les quantités et mieux maîtriser encore la sécurité alimentaire ». Ce discours de « maîtrise » est repris par les managers dans nos entretiens. Ils évoquent, en particulier, la difficulté de maîtriser « à distance » le travail des personnels des cuisines des restaurants scolaires encore « indépendants », la cuisine centrale apparaissant alors comme la résolution de ce problème. L’un d’eux considère la cuisine centrale comme un lieu qui « facilitera les études et l’évaluation de la qualité ». Les « économies d’échelles » dans le sens d’une réduction du coût unitaire moyen de la production par l’augmentation de son volume14 sont peu évoquées dans la mesure où les économies sont surtout réalisées au niveau des commandes des matières premières déjà centralisées pour les restaurants « indépendants » et « satellites ». Les économies potentiellement réalisables par les suppressions de postes ne sont quant à elles pas du tout mentionnées. Ce choix de restructurer le service de restauration autour d’une cuisine centrale aura pour effet au moment de sa mise en fonction de nouvelles affectations de personnels des restaurants indépendants vers la cuisine centrale et une nouvelle définition des tâches et des travaux de transformation des cuisines des restaurants actuellement indépendants pour qu’ils puissent mettre en pratique la liaison froide : ils seront notamment équipés pour la réception et la mise en température des plats livrés froids.

13Même si la question de la conduite de ce changement organisationnel ne nous intéresse pas directement ici, notre recherche n’en reste pas moins une recherche située. Aussi, nous ne pouvons prétendre étudier le service de restauration collective en milieu scolaire en général, détaché de ses enjeux locaux, mais c’est bien à la lueur de ceux-ci qu’il faut lire nos résultats.

Des dispositifs normatifs multiples : nature, diffusion, appropriation, contrôle

Une prescription du travail

14Le travail des personnels de restauration collective scolaire est encadré par des dispositifs normatifs liés à des textes réglementaires (voir la synthèse du tableau 1), textes souvent communs avec le secteur de la restauration commerciale ou d’autres formes de restauration collective publique.

15Outre le code de la construction et de l’habitat (réglementation thermique, sécurité incendie, sécurité électrique, etc.), le respect du plan local d’urbanisme et la réglementation régissant les établissements recevant du public et le Code du travail, les municipalités sont soumises à des textes spécifiques à la prestation publique et à la restauration collective sociale dont fait partie la restauration collective scolaire.

16Le service de restauration collective scolaire est tout d’abord encadré au niveau de ses modalités de gestion : le choix de la mise en place d’un tel service au sein de la commune, la fixation du prix du repas, les modalités de sa réalisation (commande publique de matières premières ou délégation du service).

17Les « scandales » successifs plus ou moins médiatisés de l’industrie agroalimentaire et la dénonciation des dangers sanitaires d’une alimentation trop riche en sucre, en graisse ont conduit les pouvoirs publics à l’édiction d’un certain nombre de normes que l’on peut classer en deux catégories : les normes d’hygiène-qualité et les normes nutritionnelles15.

18Il s’agit tout d’abord de garantir la sécurité sanitaire des aliments. Les personnels sont soumis à un ensemble de textes fixant les règles spécifiques d’hygiène applicables aux denrées alimentaires et fixant les règles de contrôle16. Une partie des textes touche donc à ce que Jean-Pierre Corbeau17 appelle le répertoire culinaire puisqu’elle concerne les façons de produire, de conserver et de cuire l’aliment. En effet, ces textes mettent l’accent sur la conservation et la traçabilité des aliments, mais également sur les conditions d’hygiène des locaux. Dans ce sens, le service de restauration scolaire est soumis à deux arrêtés. L’arrêté du 29 septembre 199718 tout d’abord fixe les conditions d’hygiène applicables dans les établissements de restauration collective à caractère social. Il impose notamment la « marche en avant », la mise en place de procédures d’autocontrôle de l’ensemble du service sur les principes de la méthode Hazard Analysais Critical Control Point (HACCP19) et la formation continue des personnels à l’hygiène20. L’arrêté du 21 décembre 2009 précise quant à lui les règles sanitaires applicables aux activités de commerce de détail, d’entreposage et de transport de produits d’origine animale et denrées alimentaires en contenant.

19En pratique, respecter les normes d’hygiène-qualité imposées par ces deux arrêtés renvoie tout d’abord au nettoyage des locaux et du matériel. De nombreuses procédures de nettoyage des matériels ont été mises en place (c’est-à-dire type de produit et modalités de leur utilisation). Mais ces normes renvoient également à la conservation et la préparation des repas (c’est-à-dire durée et température de conservation ou de cuisson) en vue de garantir l’innocuité des aliments. Les chefs de cuisine rendent compte de la lourdeur de ces pratiques au quotidien « Bon il y avait déjà des règles d’hygiène à respecter bon… qui se sont amplifiées jusque maintenant. Là on est pffff au summum hein ! (rires). » (Dame de cantine, quartier de Lille Sud.)

20En marge de ces pratiques, le principe dit de la « marche en avant » a été généralisé. Expression récurrente dans l’ensemble des discours recueillis, sa signification se stabilise autour du sens suivant : un produit doit toujours, dans l’espace de la cuisine, aller de l’avant (entendre passer de pièce en pièce) et ne jamais revenir en arrière. « La marche en avant » a donc restructuré la topographie de la cuisine. Pour les cuisiniers les plus anciens dans leur poste, la mise en place du principe de la « marche avant » est synonyme de rupture dans la manière d’appréhender les aliments. Ces normes ont donc non seulement modifié les gestes et la circulation dans les espaces, mais elles ont par exemple conduit à supprimer l’utilisation de certains ingrédients. « Plus une seule coquille d’œuf ne doit rentrer dans les cuisines », nous explique le responsable de la cuisine centrale. Les légumes frais souillés de terre ou pas correctement nettoyés ne sont plus acceptés ; les « légumeries » (lieu d’épluchage et de coupe des légumes frais) ont été supprimées au profit d’achat de légumes frais déjà lavés et coupés.

Ben sur l’alimentation, on se sert beaucoup des produits de 4^e gamme maintenant. Beaucoup de 4^e gamme, beaucoup de surgelés alors que bon… quand j’ai démarré c’était beaucoup des produits frais. […]. Ben les carottes râpées c’était vraiment la carotte… entière. On épluchait, on râpait, on avait des grosses machines pour râper et éplucher les carottes, les pommes de terre. Donc tout ça c’était en frais ! On était plus nombreux aussi… Voilà… Donc après sont apparus les produits de 4^e gamme, qui ont diminué le personnel en préparation le matin. (Dame de cantine, quartier de Lille Sud.)

21On observe ici des contradictions entre les pratiques hygiénistes intégrées par les personnels de restauration et les discours récemment en circulation dans l’espace public qui font la promotion de l’utilisation des produits frais, biologiques et locaux. Les personnels ont tout à fait conscience de ces contradictions.

22L’application de ces normes est contrôlée par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), et par les services de la Direction des Services Vétérinaires (DSV), rassemblées au niveau départemental depuis le 1^er janvier 2010 dans une Direction Départementale de la Protection des Populations (DDPP) en charge de mettre en œuvre les politiques relatives à la protection et à la sécurité des consommateurs.

23Du côté de l’équilibre alimentaire, plusieurs textes de référence sont en vigueur. Dès 1997, le Conseil National de l’Alimentation (CNA) a défini deux axes d’amélioration de la restauration en milieu scolaire : la qualité nutritionnelle des aliments et la convivialité des restaurants scolaires. Depuis un texte sur les recommandations nutritionnelles a été proposé et actualisé. Entre mai 1999 et 2015, avec le concours des réflexions menées par un groupe de travail, le Groupement Permanent d’Études des Marchés des Denrées Alimentaires (GPEM/DA), puis par le Groupement d’Étude des Marchés en Restauration Collective et de Nutrition (GEMRCN), différents textes portant sur la composition des repas servis en restauration scolaire, la sécurité des aliments et les recommandations nutritionnelles ont été votés. Le 30 septembre 2011, paraît le décret d’application 2011-122721 et l’arrêté 0229 relatifs à la qualité nutritionnelle des repas en restauration scolaire reprenant les règles du GEMRCN basées sur deux axes de contrôle : les fréquences de service de types d’aliments et de plats sur vingt repas consécutifs et les grammages des portions servies selon l’âge des convives. Aussi dès le 1^er octobre 2011, ces règles deviennent obligatoires pour les restaurants scolaires de plus de 80 couverts par jour et le 1^er septembre 2012 pour tous les restaurants scolaires22.

24Ces encouragements puis obligations à proposer une alimentation équilibrée au sein des restaurants scolaires est à inscrire dans une politique nationale plus large d’éducation nutritionnelle qui s’appuie sur le programme national nutrition santé (PNNS), le Plan Obésité (PO) et le programme national de l’alimentation (PNA). Le milieu scolaire est encouragé à être un relais d’informations et un modèle de ces priorités nationales. Notons que les textes portant sur l’hygiène-qualité et la dimension nutritionnelle participent à la construction d’une image « sanitaire » de l’alimentation.

25Enfin, s’ajoutent des textes portant sur l’accueil de l’enfant. La circulaire n° 2001-118, du 25 juin 2001, indiquait déjà qu’« il convient à cet égard de prendre en compte le confort des élèves dans les restaurants scolaires. La qualité de l’environnement (aménagement des locaux, mobilier adapté, attention portée aux nuisances sonores) est essentielle dans une organisation de qualité pour les repas servis en milieu scolaire. De même, le temps accordé pour la prise alimentaire est aussi important que le contenu de l’assiette. Ce temps du repas doit être d’une demi-heure minimum et ne doit pas comporter l’attente éventuelle pour le service. » Une certification de la restauration scolaire communale est possible via l’Agence Française de NORmalisation (AFNOR) conformément à la norme NF-X50-220 d’octobre 2005 concernant la qualité de service en restauration scolaire23 ; de même, une circulaire interministérielle n^o 2003-135 du 8 septembre 2003 facilite l’accueil à l’école des enfants présentant handicap, maladie chronique ou allergie alimentaire. Elle reprend la démarche concertée du Projet d’Accueil Individualisé (PAI) et le propose comme cadre de référence à toutes les structures collectives afin de faciliter l’intégration des enfants au-delà du seul temps scolaire (restauration scolaire, établissements d’accueil de la petite enfance, centres de vacances et de loisirs). Le refus d’accueil d’un enfant dans le service de restauration scolaire sur motif de santé est considéré comme une entrave au principe d’égalité devant le service public et comme une discrimination fondée sur l’état de santé de l’enfant.

26L’ensemble de ces textes normatifs prescrit le travail dans les cuisines de la ville de Lille. C’est à présent sur les écarts entre le travail prescrit et le travail réel et vécu par les personnels de restauration que nous nous attarderons.

Une prescription opératoire du travail

27La sociologie et la psychologie du travail établissent une différence entre le travail prescrit, les dimensions officielles du travail (ce que l’on doit faire, c’est-à-dire les tâches, les manières de faire parfois soumises aux contraintes ne relevant pas toujours de prescriptions) et le travail réel, les pratiques informelles du travail (ce que l’on fait vraiment), le travail réalisé finalement (résultat du travail réel, détaché du travailleur) et le travail vécu par le travailleur24. Ce sont ici les écarts entre le travail prescrit et le travail réel et vécu qui nous intéressent et en particulier les ajustements et les compromis. Nous observons combien deux catégories de normes, liées à la nutrition et à l’hygiène-qualité, se dressent en un principe qui régit le travail au sein du restaurant scolaire, le distribue, et structure l’espace physique où il se déploie. Nous observons également les façons dont les managers transfèrent ces normes aux personnels concernés, comment localement ils laissent plus ou moins de liberté aux personnels de restauration face à ces normes ou au contraire prescrivent des conduites et mettent en place un contrôle.

28Les normes liées à la nutrition et à l’hygiène-qualité sont très présentes dans les discours des personnels de restauration comme dans ceux de leurs managers. Elles font même assez régulièrement l’objet d’articles dans le magazine Cuisine Collective, cité ici au titre de presse professionnelle de référence pour ce secteur. Les entretiens réalisés avec trois responsables de restaurant témoignent que tous ont parfaitement intégré les discours et les pratiques liées aux normes nutritionnelles et d’hygiène-qualité et leur accordent de l’importance.

29Ces travailleurs expriment la grande responsabilité qu’ils ont par rapport à ces normes qu’il faut respecter : une négligence de leur part et ils pourraient intoxiquer des enfants. Les managers sont pour leur part davantage concentrés sur l’impact négatif d’une intoxication sur l’image de la ville à travers une possible médiatisation locale à laquelle s’ajouterait le mécontentement des parents. En outre, les succès ou les échecs aux contrôles des services vétérinaires sont directement liés au respect de ces normes et sont associés par nos enquêtés-chefs cuisiniers comme manager au bon ou au mauvais travail.

30Les dispositifs infocommunicationnels liés à la prescription de ces normes sont relativement classiques. Les personnels bénéficient de formations dites « d’hygiène-qualité », réalisées par la responsable qualité (également diététicienne), au moment de l’embauche puis environ une fois tous les deux ans (sauf modification des circulaires). Ces formations, d’une durée de 2 h, visent l’acquisition d’un savoir. Elles reviennent sur les textes de loi et les actions retenues par la ville pour la mise en œuvre pratique de ces textes de loi. Beaucoup évoquent la formation entre pairs.

Oui oui. Ben j’ai beaucoup appris avec l’ancienne responsable de (nom du restaurant scolaire). C’est elle qui m’a formée aux pratiques de la restauration collective on va dire. Elle avait aussi appris comme ça… Ça faisait 30 ans qu’elle était responsable. Donc voilà…
Enquêtrice. : Qu’est-ce qu’elle vous a appris en particulier ?
Ben les quantités, comment cuire des pâtes en grosse quantité… c’est pas (rires) c’est pas évident… savoir organiser son travail dans le temps… les méthodes d’hygiène beaucoup ! (Dame de cantine, quartier de Lille Sud.) C’était beaucoup sur le tas qu’on apprend… Sur le terrain on apprend essentiellement. (Chef cuisine, quartier de Lille Sud.)

31Des documents de cadrage, consultables sur les lieux de travail, rappellent des tâches à effectuer pour respecter ces normes. Des documents de liaison et de traçabilité enfin amènent les personnels à écrire ou plutôt décrire des situations. Les personnels sont invités à remplir quotidiennement des fiches permettant une traçabilité des gestes effectués, par exemple, le relevé des températures, les horaires et la durée d’action de nettoyage, le récit d’éventuels incidents. Mais ces personnels rapportent une organisation locale des tâches liées au respect de ces normes. Ils s’organisent localement en fonction des agents polyvalents affectés et en fonction de la configuration des locaux. Nos observations révèlent que des habitudes se construisent dans le nettoyage du réfectoire et de la cuisine, tant au niveau temporel (quand le faire) qu’au niveau de l’ordre (commencer par quelle tâche). Il nous semble qu’on peut parler ici de « renormalisation de la prescription25 ». Malgré des contrôles effectués de temps à autre par les managers de terrain, ces derniers laissent les choses se faire localement jusqu’à ce que des problèmes soient identifiés par la responsable qualité, voire par les services vétérinaires au cours des visites. Enfin, les personnels évoquent l’aspect chronophage de la traduction pratique et quotidienne de ces normes au regard des tâches liées au savoir-faire culinaire.

32Au contraire des normes d’hygiène-qualité, les normes liées à la dimension nutritionnelle de l’alimentation apparaissent spontanément peu dans le discours des personnels de restauration, non « équipés » par la ville pour diffuser des messages d’éducation nutritionnelle ou alimentaire. En revanche, quand on interroge ces personnels à propos de ces normes, ils sont porteurs d’un discours laudatif à leur endroit, l’équilibre alimentaire apparaît incontestable.

33C’est davantage les choix de la ville pour faire respecter ces normes nutritionnelles, ainsi que les conséquences de ces choix, que les chefs mettent en avant dans les entretiens. En premier lieu, ils évoquent le fait que les managers de la ville leur imposent un menu26. Cela touche aux compétences culinaires attendues des chefs – la mobilisation de ces compétences est de leur point de vue centrale pour leur bien-être au travail. Ce menu est construit semestriellement par un personnel qui occupe le poste de diététicien à l’échelle de la ville. Le menu est imaginé à partir de deux cadres : l’un culturel, qui correspond à la structuration du « repas à la française » (entrée, plat, dessert) ; l’autre normatif, sur la base de règles inscrites dans la loi qui prescrivent les catégories d’aliments qui doivent revenir à une fréquence régulière et sur un grammage spécifique en fonction des classes d’âge. L’équilibre alimentaire est également considéré au regard d’autres repas (petit-déjeuner et goûter) proposés par la ville sur les temps périscolaires du matin et du soir.

34La diététicienne explique que « la ville de Lille va plus loin » en ajoutant d’autres règles qui, selon elle, apparaissent plus politiques que juridiques (« consommer bio et local » notamment27) pour établir ces menus, la diététicienne utilise un logiciel qui veille aux respects de la réglementation en vigueur et alerte en cas d’erreur de cadence. Ces menus une fois établis sont proposés trimestriellement à l’épreuve d’un collectif appelé « commission menus ». Au cours de ces commissions, chaque responsable de secteur présente le menu à un panel de chefs de restaurants indépendants et satellites choisis par les managers de terrain sur des critères d’excellence et de compétences. Ces commissions sont les arènes d’une autonomie très relative laissée aux chefs pour commenter plus que contester le menu. Les chefs sont ici invités davantage à s’exprimer sur la faisabilité logistique de la production du menu dans les conditions écologiques de leur restaurant qu’à s’exprimer sur l’aspect gustatif du menu : « on ne peut pas faire cuire en même temps ça et ça car on n’aura pas le temps ou tout simplement on n’a pas assez de fours » (une enquêtée à propos du contenu des échanges à l’occasion de la tenue des commissions). Aussi si changements il y a, ils sont dus à des problèmes microlocalisés. Nos entretiens avec des chefs ayant été membres de ladite commission et avec les managers de terrain montrent que les menus ne sont que très rarement modifiés, la diététicienne ayant intégré au fur et à mesure certaines contraintes transversales ou spécifiques à quelques restaurants. Il y a donc une centralisation de la tâche de construction des menus au niveau du management de terrain, la participation de certains chefs reste artificielle et théâtralisée au moment des « commissions menus ». Les chefs cuisine sont ainsi dépossédés de cette compétence culinaire forte : concevoir des menus équilibrés, mais aussi « goûtus ».

35Outre les menus, un document de cadrage dont nous avons eu une version provisoire de 26 pages au moment de l’enquête (voir les annexes 1 et 2) est envoyé aux chefs. Ce document produit par la direction de la restauration (sous la responsabilité de la diététicienne) à destination des chefs de restaurants concerne un aspect de l’arrêté du 30 septembre 2011 et des recommandations du GERMCN : « les grammages en restauration scolaire ». Les managers de terrain reprochent aux chefs de servir en trop grande quantité les enfants. Un document a donc été pensé par la diététicienne de la ville afin de « normer » les quantités servies selon les âges. Il y a dans cet écrit la délégation d’un pouvoir d’autorité. Les chefs auront obligation de s’y référer. La diététicienne a développé un document en deux parties : 6 pages de tableaux reprenant les recommandations du GERMCN et 19 pages, dont on peut voir un extrait en annexe 2, qui proposent sur un principe photographique une série d’assiettes dont le contenu est en adéquation avec l’âge du convive. La diététicienne s’appuie ici sur une compétence supposée des chefs : le « grammage à l’œil » au moment du service.

36Les personnels des restaurants sont également formés, comme pour les normes d’hygiène-qualité. La formation est de courte durée, systématique à l’embauche puis renouvelée tous les deux ans (ou en cas de révision des textes de loi). Enfin, au moment de l’enquête des fiches recettes étaient en cours d’élaboration à la cuisine centrale provisoire. Ces fiches seront progressivement diffusées après validation aux chefs des restaurants indépendants. L’un des managers de terrain évoque l’importance de ces fiches pour assurer un service homogène en termes de qualité gustative et nutritionnelle. Avec l’évocation de « visites » des managers de terrain dans les restaurants indépendants pour des dégustations, c’est ici la seule fois où il fut question de goût et d’imaginaire collectif.

37Enfin, les chefs interrogés évoquent des reproches de la part de certains parents par rapport aux menus et aux aliments proposés à leurs enfants. Ceux-ci sont le résultat des différences entre d’une part, les pratiques culinaires professionnelles soumises aux régimes des normes nutritionnelles et d’hygiène-qualité et d’autre part, les pratiques culinaires familiales qui s’inscrivent elles dans des systèmes de valeurs culturelles. Pour gérer ces tensions, les pouvoirs publics jouent la transparence en invitant les parents à venir déguster un repas dans le restaurant scolaire de leur enfant.

Des chefs cuisine dépossédés d’un idéal culinaire

38Les normes et leurs prescriptions attestent des transformations récentes des conditions de l’exercice du métier de cuisinier dans un restaurant collectif scolaire.

39Les normes nutritionnelles aident tout d’abord les managers à gommer la subjectivité des chefs cuisine, l’aliment semblant dépossédé de son identité culturelle et de ses caractéristiques sensibles. Elles servent également à justifier la nécessité de standardiser le service, en empêchant les chefs de la réflexion autour du menu et plus récemment à justifier le projet de cuisine centrale à grande échelle pour tous les restaurants scolaires de la ville.

40Deux types de contradictions émergent du discours des chefs rencontrés. Tout d’abord, les chefs mentionnent le fait de ne pas pouvoir satisfaire les enfants en raison des normes nutritionnelles qui vont à l’encontre des aliments préférés des enfants. Ils évoquent assez fréquemment les aliments à dominante sucrée et calorifique. Le goût des enfants pour ces aliments est précisé dans le travail d’enquête de Chiva et Fischler28 et également relayé dans l’espace public sous différentes formes ; à titre d’exemple, l’un des ouvrages fréquemment présenté par les enseignants dans les écoles maternelles, « Tchoupi rentre à l’école », consacre l’une de ses pages sur le goût des enfants pour les frites servies à la cantine29. Un compromis est alors difficile à trouver entre les impératifs de nutrition et les attentes des enfants. Ces contradictions parfois rapportées par les chefs en « commission menus » ne sont pas entendues par les managers, car « il le faut », « on n’a pas le choix », « il faut appliquer la réglementation », « c’est la loi » se défend la diététicienne. Quant aux managers, tout se passe comme si ces contradictions n’existaient pas.

41Les chefs interrogés ont parfaitement intégré ce discours d’équilibre nutritionnel comme incontestable. Aussi, au cours des entretiens que nous avons menés avec eux, ils valorisent ces discours, sans toujours les maîtriser scientifiquement. Par exemple, presque tous évoquent que si des enfants ne mangent pas « correctement », à leur domicile, le matin et le soir, pour des raisons, souvent sociales30, « au moins, à la cantine, ils mangent équilibré ! ». Pourtant, les chefs donnent souvent raison aux réactions et aux plaintes des enfants face à cette alimentation « nutritionnellement équilibrée » : « dans les menus vraiment y a trop de carottes râpées cela revient tous les trois ou quatre repas c’est trop redondant pour des enfants », « on veut nous mettre des pâtes bio dans les menus, mais ça colle et les enfants ne les mangent pas » ; parfois ils contournent certaines normes « on en rajoute un peu dans l’assiette », alors que les portions sont calibrées, parce « qu’ils se dépensent ces gamins et n’ont pas assez à manger ! ».

42Très souvent ces discours sont associés à une réalité perceptible par les chefs : le gaspillage alimentaire. Les déchets produits à l’issue du service (les restes alimentaires jetés par les enfants) sont une pression supplémentaire à celle affichée par la hiérarchie. Si les enfants ne mangent pas, c’est parce qu’ils n’apprécient pas le repas. Dans les restaurants « satellites » en liaison froide, cette quantité de déchets est imputée à la cuisine centrale « qui cuisine », mais dans les restaurants indépendants la responsabilité incombe au chef, la hiérarchie mettant directement en doute ses compétences culinaires, là où les chefs évoquent la structuration des menus.

43Ces prescriptions fortes qui pèsent sur les chefs de la cuisine centrale et des restaurants indépendants sur ce qu’ils doivent cuisiner viennent parfois en contradiction avec des habitudes personnelles familiales alimentaires. Aussi ces contradictions dues à une perméabilité des espaces privés et professionnels peuvent localement s’exprimer en pratique. Par exemple une enquêtée révèle ajouter un peu de beurre dans la purée « parce que vraiment une purée avec si peu de beurre c’est pas une purée ! ».

44Parfois, les habitus s’expriment : certains chefs ne connaissent pas toujours les matières premières qu’ils doivent cuisiner car ils ne les ont jamais utilisées ni dans la sphère personnelle ni dans la sphère professionnelle. C’est ici l’appartenance sociale des chefs dont il est question lorsqu’il s’agit de leur faire cuisiner des aliments ou des recettes a priori plus familières des classes mieux dotées, auxquelles appartiennent notamment les diététiciennes. Plusieurs exemples sont frappants sur notre terrain. Nous mentionnerons ici le cas de la cuisson de deux catégories d’aliments : le quinoa et les lentilles. La diététicienne m’explique les déconvenues que les chefs lui ont retournées : les lentilles se transforment en bouillie à cause, selon elle, d’une non-connaissance de leur mode de cuisson chez les cuisiniers. Au cours d’une formation à destination de chefs cuisine de restauration collective (pas uniquement scolaire, mais aussi hospitalière) proposée par une association régionale de valorisation des produits biologiques, nous observons les chefs dans un rôle d’apprenants. L’une des recettes qui vont leur être présentées intègre comme ingrédients le quinoa. Alors que le formateur fait circuler le paquet de quinoa parmi eux, nous observons les chefs s’attarder et lire les informations présentes sur celui-ci et formuler à voix basse ou dans un entre-soi des interrogations sur le produit « c’est quoi exactement ? » et « ça se cuisine comment ça ? ».

45Alors qu’une certaine liberté est tolérée localement dans la traduction des prescriptions d’hygiène-qualité (rotation dans le nettoyage des tables, des pièces), les managers espèrent mettre fin aux pratiques déviantes des normes nutritionnelles. Il s’agit d’homogénéiser les pratiques culinaires et les pratiques de service aux enfants notamment dans le cadre des self-services (qui concernent environ la moitié des restaurants de la ville de Lille). Le problème se pose moins dans la cuisine centrale où les deux chefs sont en permanence contrôlés par le responsable de la cuisine centrale en lien direct avec la direction en mairie.

46Le projet d’une seule cuisine centrale de production associée à des cuisines satellites en liaison froide incarne de manière surplombante cette volonté de maîtrise de la production en termes de normes nutritionnelles (respect des recettes/ingrédients et homogénéité du goût) et de normes de qualité (marche en avant irréprochable). Les normes liées à la nutrition et à l’hygiène-qualité deviennent un argument pour porter un projet politique qui va radicalement changer l’organisation du service de restauration scolaire sur le territoire de la ville avec la disparition des 25 restaurants indépendants où les compétences culinaires de production du repas étaient maintenues. Ce projet accentue la question de la mutation des métiers et des compétences requises pour les personnels de cantine dans la mesure où ceux qui ne travailleront pas dans les cuisines centrales n’auront plus à déployer leurs compétences culinaires premières. Une seule compétence de remise en température sera nécessaire du point de vue des techniques culinaires chez les chefs maintenus en cuisines satellites. Ce projet renforce l’apprentissage des gestes, l’incorporation des savoir-faire liés une cuisine d’assemblage31, où le tour de main, le coup d’œil, l’intuition, ne sont pas permis. Pourtant, le management de terrain va consister à masquer l’aspect industriel de cette cuisine d’assemblage.

47Les représentations sociales négatives autour de la cantine sont évoquées par les managers et les chefs cuisine. Elles les affectent. Mais elles sont parfois une source de motivation pour eux.

48Les entretiens avec les personnels qui sont exclus de la production des repas, révèlent que ceux-ci ont intégré ces mutations et produisent deux types de discours. L’un négatif, un discours de souffrance, qui insiste sur la perte de ce qui est au cœur du métier de cuisinier : la production du repas. Parfois la perte se situe ailleurs, du côté des interactions sociales. En effet, les questionnements autour des services sont souvent portés sur l’interaction32 entre des personnels et des usagers33. Dans le cas du service étudié, les chefs ne sont pas longuement en interaction avec les enfants. Pourtant, tous les chefs interrogés ne conçoivent leur métier qu’en ayant une interaction même brève avec les enfants. La principale raison est qu’ils éprouvent le besoin de recueillir l’avis direct des enfants sur ce qu’ils mangent (par exemple bon ou pas bon) ou souhaitent observer leurs pratiques à table (par exemple mangent ou mangent pas). Mais parfois, ces raisons s’assortissent d’une autre raison relevant davantage d’une mission sociale. Il s’agit ici non seulement de nouer un contact avec les enfants sur toute la durée de leur scolarisation primaire, mais également d’être en capacité de repérer des problèmes sociaux. Ainsi, l’une de nos chefs enquêtés évoque une attention permanente face aux changements soudains de comportements alimentaires des enfants (ceux-ci pouvant de son point de vue traduire un mal-être) : « un enfant qui est bien dans sa peau ne change pas du jour au lendemain ses habitudes alimentaires ». Loin d’être une pratique rationalisable, prescrite par la hiérarchie, cette attention est à placer du côté du sensible et du care. Cette même enquêtée prend soin d’évoquer une expérience douloureuse dans sa carrière : le jour où ayant repéré une élève qui ne se nourrissait, elle a alerté la directrice de l’école et l’enquête de celle-ci a abouti à un signalement pour maltraitance. La crainte d’être envoyée en cuisine centrale est en partie ici le résultat d’être privée définitivement de la dimension sociale de son métier.

49Un autre type de discours se veut plus positif vis-à-vis de ce projet. Il insiste sur de nouvelles tâches confiées au personnel de restauration développant par là de nouvelles compétences (ou s’appuyant sur des compétences existantes). Tout d’abord, il s’agit de convaincre les chefs que la mise en scène des aliments dans l’assiette est importante. Les managers insistent sur la très grande importance de cette mise en scène pour que les enfants mangent. Ensuite, il s’agit d’encourager les personnels à favoriser les moments d’interaction avec l’enfant, ce qui est facilité par la généralisation du self-service au niveau de l’élémentaire notamment, les élèves des écoles maternelles jugés trop petits pour se servir seuls. Il est intéressant de noter une association très explicite du self-service à des formes de marchandisation déjà connues des enfants. Aussi, on peut lire dans Lille Magazine (n^o 42, juin 2007, p. 22) que ce « système (self-service) leur (les enfants) rappelle aussi certains restaurants où ils se rendent parfois en famille ». Enfin, les personnels devront être les intermédiaires entre la collectivité, en particulier le service de la Direction de la restauration et de l’entretien des écoles et l’usager pour mieux faire remonter les insatisfactions, les dysfonctionnements ou les aspects positifs. L’enfant est considéré ici dans un rôle de consommateur-évaluateur de service. Les managers anticipent donc le changement en travaillant à la construction de nouvelles tâches pour les personnels de restaurants satellites futurs, les éloignant de leurs compétences initiales liées à leur qualification et aux tâches associées à leur métier de cuisiniers. Il s’agit alors à travers les nouvelles tâches prescrites par les managers de déplacer les chefs cuisine de la cuisine vers la salle de réfectoire, de les positionner en personnel de première ligne, en contact direct avec l’usager-convive (l’enfant) et donc de les éloigner un peu plus des tâches directement liées à leurs compétences culinaires. Il s’agit de notre point de vue de les équiper de nouveaux répertoires langagiers et de nouveaux outils inspirés en partie du marketing de l’industrie de restauration et donc liés aux normes présentes sur le marché des services de restauration observée par Sophie Dubuisson-Quellier34 qui analyse la construction d’une relation marchande entre trois types d’acteurs en interaction dans une prestation de service : les usagers consommateurs, le personnel en contact (cuisines satellites) ou le personnel producteur (cuisine centrale). Nous posons ici la question de l’alignement d’un service public de restauration collective scolaire géré par une ville, sur des normes marchandes qui ont été produites « ailleurs » par un marketing de la restauration. L’hypothèse est qu’en utilisant ces normes marchandes, les pouvoirs publics locaux donnent plus de légitimité à ce service et en améliorent l’image.

Conclusion

50Le travail empirique présenté dans ce chapitre permet d’apporter un premier éclairage sur les cadres normatifs à l’œuvre dans le travail des personnels de restauration scolaire. Nous pouvons aisément dire que l’univers professionnel auquel nous nous intéressons est saturé en règles de nature différente qui s’imposent aux travailleurs, au nom de l’impératif de santé publique. Pour s’assurer de la transmission et du respect de ces normes prescriptives, celles-ci sont traduites dans des dispositifs de formation, d’information et de communication conçus et pilotés par des managers. Ces dispositifs censés « équipés » les personnels de restauration (documents de cadrage, formations internes, documents de liaison et de traçabilité, fiches recettes, commissions menus) ne portent pas les mêmes modalités d’appropriation, de traduction pour les acteurs cibles (ici les personnels de restauration), ni les mêmes rapports de forces, ni les mêmes possibilités de contournement ou détournement. Notre recherche montre assez clairement que les normes nutritionnelles et d’hygiène-qualité ont contribué ces 30 dernières années à redéfinir le métier de « chef cuisinier ». En effet, les pratiques liées aux normes nutritionnelles et d’hygiène-qualité éloignent les chefs des compétences liées aux techniques culinaires initialement acquises à travers une qualification de type certificat d’aptitude professionnelle (CAP cuisine35) ou le plus souvent dans notre terrain « sur le tas ». Alors même que ces compétences culinaires sont requises pour occuper un emploi de chef cuisinier, une partie de ces personnels est encouragée à développer des compétences marchandes propres aux interactions personnelles de service – usagers consommateurs. L’un des managers interrogés nous signale que des modules d’enseignements sur les normes hygiène-qualité et nutritionnelles sont ajoutés aux maquettes de formation au détriment d’enseignements liés aux techniques culinaires. De son point de vue, cela conduit les jeunes diplômés à ne « plus savoir cuisiner » comme nous le confie le responsable de la cuisine centrale qui accueille et encadre de nombres apprentis. Mais en retour, il avoue que le modèle culinaire qu’il propose à ces apprentis sur le terrain (c’est-à-dire la cuisine centrale qu’il dirige) ne les forme pas davantage aux techniques culinaires car il produit bien là une cuisine industrielle et pas gastronomique.