URL originale : https://books.openedition.org/pufr/27760
Chapitre 3
Les artefacts communicationnels et éducatifs des entreprises agroalimentaires en milieu scolaire : entre enjeux publics et intérêts privés
p. 79-99
Texte intégral
1Tout au long du xxe siècle et plus particulièrement à partir des années 1950, les établissements scolaires français ont été la cible de diverses actions à but promotionnel réalisées par des entreprises du secteur agroalimentaire : distribution d’échantillons à l’entrée des écoles et dans les cantines, dons d’objets publicitaires, initiatives philanthropiques, sponsorisations de concours et de manifestations sportives, visites d’usines. Au cours du temps, les fabricants de produits alimentaires ont de plus en plus dissimulé le caractère marchand de leur communication en milieu scolaire en lui donnant l’apparence propre aux dispositifs pédagogiques conçus par les acteurs du monde éducatif. Les entreprises du secteur agroalimentaire ont ainsi mis gratuitement à disposition des écoles du matériel d’enseignement, telles que des livres, des logiciels, des programmes audiovisuels, des brochures éducatives, des kits et dossiers pédagogiques en mallettes ou en ligne, des posters1. Ce tournant pédagogique de la communication des entreprises agroalimentaires en milieu scolaire a culminé avec la naissance en 1990 de la Semaine du goût, manifestation annuelle organisée dans les écoles publiques françaises avec le soutien du ministère de l’Agriculture, de la Pêche, de l’Alimentation et des Affaires rurales et sous le patronage du ministère de l’Éducation nationale. Depuis deux décennies, la Semaine du goût donne lieu à des partenariats avec de nombreux acteurs économiques de l’agroalimentaire qui réalisent, au sein des écoles, des ateliers pédagogiques à destination des élèves de la maternelle au lycée.
2Dans ce chapitre je propose une réflexion sur les enchevêtrements entre les enjeux éducatifs et les enjeux marchands qui se nouent dans le cadre des actions et des artefacts communicationnels et pédagogiques des entreprises du secteur agroalimentaire dans l’environnement scolaire. J’utilise ici le mot « artefact » pour désigner des objets matériels et symboliques fabriqués intentionnellement en vue d’une fin pragmatique. Plus précisément par « artefact communicationnel et pédagogique » j’entends tout matériel (mallette, jeux, posters en format papier ou numériques) ayant des finalités à la fois promotionnelles et de formation. J’examine les enjeux liés à la production et à la mise en circulation de ces objets à partir des résultats d’un programme de recherche interdisciplinaire sur l’alimentation à l’école mené depuis 2013 à l’université de Lille Sciences humaines et sociales2. Mes considérations sur l’imbrication entre politiques de santé publique et intérêts privés reposent notamment sur l’étude de cas d’artefacts communicationnels et pédagogiques élaborés et proposés aux enseignants, aux parents et aux élèves des écoles primaires françaises par des fondations et instituts liés à de grandes multinationales de l’alimentation (institut Danone, Institut Nestlé, fondation Louis Bonduelle) et par des entreprises de restauration scolaire (Api Restauration, Elior, Scolarest, Sodexo).
3Le propos général du chapitre est de montrer en quoi les artefacts communicationnels et pédagogiques produits par les entreprises agroalimentaires suivent des logiques d’« assimilation » des politiques en matière d’éducation à l’alimentation promues par les instances gouvernementales et par d’autres institutions publiques. J’emploie ici le terme « assimilation » dans la double acception que Michel de Certeau lui reconnaît : assimiler ne signifie pas seulement « devenir semblable à » ce que l’on absorbe, mais aussi « rendre semblable à ce que l’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier3 ». Mes réflexions sont donc guidées par l’hypothèse que les acteurs du monde économique tentent de s’intégrer dans le monde de l’école ou, du moins, de rendre les contenus, les formats et les objectifs de leurs artefacts communicationnels similaires aux documents pédagogiques développés par les enseignants ou par les maisons d’édition scolaire. En même temps, tout en menant cette opération de mimétisme, les entreprises agroalimentaires rapprochent l’éducation à l’alimentation au monde économique, s’approprient les contenus, les formats et les objectifs des projets éducatifs en matière d’alimentation en les pliant à leurs propres logiques et intérêts.
4Ce chapitre s’inscrit dans le sillage des études critiques sur l’expansion des actions de marketing des entreprises alimentaires dans le contexte éducatif. Ces études se sont surtout concentrées sur les enjeux de la marchandisation de l’école et sur les effets sur la santé de la promotion et de la vente dans les écoles de boissons gazeuses et d’autres produits jugés de mauvaise qualité nutritionnelle4. De l’autre côté de l’Atlantique, la promotion dans les écoles des produits et des marques alimentaires a suscité un vif débat dans les médias et, pendant les deux dernières décennies, a retenu l’attention de la recherche critique5. Dans son célèbre pamphlet No Logo, Naomi Klein a déploré la présence sournoise, mais implacable des marques alimentaires dans l’école américaine et le travail minutieux réalisé par les spécialistes du marketing pour ouvrir une brèche dans les établissements scolaires, lieux autrefois considérés à l’abri des logiques commerciales6. L’ouverture de cette brèche serait favorisée, selon Marion LeGreco7 par les proviseurs mêmes qui introduisent dans les écoles états-uniennes des stratégies de construction et valorisation de marques imitant celles des chaînes de restauration rapide afin de favoriser la consommation d’aliments considérés comme sains. Les études critiques sur les stratégies de communication marketing des entreprises alimentaires dans les écoles ont en outre dénoncé les risques pour la santé des élèves engendrés par la promotion dans l’enceinte scolaire de produits riches en graisses saturées, en sucre et en sel. En l’occurrence, des chercheurs en sciences de l’éducation8 et en nutrition9 ont suggéré qu’il existe un lien étroit entre l’importance croissante du marketing alimentaire dans les écoles et la propagation d’habitudes alimentaires considérées comme les causes principales de la pandémie d’obésité en Amérique du Nord.
5Tout en se situant dans ce sillage critique mes réflexions se focalisent sur un autre aspect du phénomène, à savoir la manière dont en France les entreprises agroalimentaires développent des liens avec le monde de l’éducation. Je m’intéresse notamment à la façon dont les entreprises de l’agroalimentaire étendent leur discours commercial à la sphère de l’école tout en adhérant aux normes dominantes des politiques de santé publique, voire en relançant les préconisations en matière d’éducation à l’alimentation formulées par des institutions gouvernementales et d’autres institutions étatiques. Dans les pages qui suivent, je montrerai que l’essor d’initiatives à caractère communicationnel et pédagogique de la part des entreprises du secteur agroalimentaire en France au cours des dernières années peut être considéré comme emblématique d’une double tendance : d’une part, de la propension de l’État à orienter les pratiques des entreprises10 dans un cadre scolaire en mutation, d’autre part, de la disponibilité des acteurs économiques à accueillir les principes de la responsabilité sociale ou de la citoyenneté11 conscients des retombées positives notamment sur la réputation de l’entreprise. Je montrerai comment, sous la poussée de cette double tendance, les acteurs économiques de l’agroalimentaire participent aux initiatives publiques qui ont lieu dans les établissements scolaires visant à responsabiliser les élèves dans leurs pratiques alimentaires.
6Le chapitre est organisé en trois sections. La première est consacrée à une analyse des facteurs qui ont favorisé l’essor d’initiatives à caractère communicationnel et pédagogique de la part d’entreprises alimentaires en France depuis les années 1990. Je m’attacherai à explorer deux mutations majeures du monde de l’école qui ont ouvert la voie à une présence accrue d’acteurs économiques de l’agroalimentaire au sein des établissements scolaires : l’introduction des « éducations à » et le nouveau cadre juridique qui a autorisé les partenariats entre public et privé dans l’environnement éducatif. Ensuite, la deuxième section se focalisera sur la manière dont les firmes de l’agroalimentaire tirent profit de leurs collaborations avec l’école. Enfin, dans la troisième section, à partir de l’analyse de quelques cas significatifs je montrerai en quoi les entreprises agroalimentaires deviennent des opérateurs de l’action publique au sein de l’école et comment les préconisations en matière d’alimentation dictées par des instances étatiques se retrouvent reformulées dans des artefacts communicationnels et pédagogiques élaborés par les acteurs économiques de l’agroalimentaire.
L’entrée des entreprises de l’agroalimentaire dans des écoles publiques en mutation
7Au cours des dernières décennies, le processus d’interconnexion entre intérêts commerciaux et finalités pédagogiques a été encouragé par les instances publiques. Une intervention plus importante des entreprises agroalimentaires dans les écoles publiques françaises a été notamment favorisée par l’introduction des principes des « éducations à » qui rend les écoles responsables non seulement de l’enseignement de contenus disciplinaires, mais aussi de l’acquisition de connaissances et de compétences transversales devant permettre aux élèves de développer des valeurs et des attitudes responsables et réflexives concernant, entre autres, la santé et la nutrition. Selon Jean Simoneaux, Nicole Tutiaux-Guillon et Alain Legardez, l’éducation à la santé, l’éducation à la paix, l’éducation au développement durable et l’éducation à la citoyenneté ont en commun quatre caractéristiques : « Tout d’abord, elles sont thématiques et interdisciplinaires, voire a-disciplinaires, “transversales” selon la terminologie du ministère français de l’Éducation nationale. Deuxièmement, ils sont étroitement liés aux problèmes publics qui nécessitent une action éducative pour être résolus. Troisièmement, ils attachent de l’importance aux valeurs sociales, ont tendance à être normatifs et à produire des prescriptions. Quatrièmement, leur but est un changement d’attitudes et de comportements chez les élèves : l’objectif est de comprendre pour agir et agir pour se changer soi-même, changer la société, et même changer le monde12. »
8L’école publique française cherche ainsi à répondre à la nécessité de promouvoir des attitudes responsables et réflexives chez les élèves dans les différents domaines de la vie sociale. Pour ce faire, elle accorde une importance croissante à son ouverture sur le monde qui l’entoure. Dans un contexte où les collaborations public-privé se multiplient, l’introduction des approches éducatives et en particulier de l’éducation à la santé et à la nutrition est allée de pair avec une plus grande participation des acteurs économiques du secteur alimentaire dans les écoles publiques. Ce phénomène peut être lu comme une des manifestations de la tendance de l’État à engager les entreprises dans le « gouvernement des conduites des consommateurs13 » et à faire des annonceurs privés, notamment des grandes multinationales de l’alimentation, des acteurs majeurs de l’éducation à l’alimentation et de la lutte contre l’obésité.
9Au cours des deux dernières décennies, diverses entreprises agroalimentaires ont joué le rôle de promoteurs de projets éducatifs interdisciplinaires ou transdisciplinaires et d’actions visant à améliorer les habitudes alimentaires des élèves. À titre d’exemple, en 2010, l’Institut Danone a mis en place une convention avec le Centre régional de documentation pédagogique du conseil académique régional de Versailles pour créer un outil didactique sur la nutrition des adolescents destiné aux enseignants des collèges et du secondaire. Cette collaboration a mené à la publication d’un numéro spécial de la revue DocSciences « Les adolescents à la table » qui traite des problèmes nutritionnels spécifiques à l’adolescence. La présentation de ce numéro explique : « Il importe que chacun, au sortir de la scolarité obligatoire, soit capable de comprendre le fonctionnement de son corps et l’incidence de l’alimentation, qu’il puisse avoir l’opportunité de s’interroger sur le “bien-manger”, sur le goût et sa formation ici et ailleurs dans le monde, sur l’importance de l’alimentation comme lien social, sur les conduites à risque… pour cela le document fait appel à un groupe de spécialistes appartenant à des disciplines très diverses : médecins (pédiatres, nutritionnistes, psychiatres), psychologues, mais aussi géographes, sociologues14. » Dans un contexte où les acteurs économiques sont perçus comme étant à l’origine de pratiques alimentaires jugées comme malsaines du fait de la qualité des produits qu’ils proposent sur le marché, l’action publique engage les entreprises agroalimentaires dans ses initiatives de sensibilisation et prévention en les considérant, au contraire, comme une partie de la solution au problème dit de la « malbouffe ».
10Ces formes de coopération entre les entreprises agroalimentaires et les écoles publiques françaises se sont développées dans le nouveau cadre juridique qui admet les partenariats public-privé dans l’environnement éducatif et règle l’ouverture du monde de l’éducation au monde économique. Dès la fin du xixe siècle, l’école française a étendu le principe de la « neutralité » à la « neutralité commerciale » et toute forme de communication marchande a été exclue de son périmètre. Plusieurs circulaires de 1936 à 1976 ont rappelé l’« interdiction de pratiques commerciales dans les établissements publics d’enseignement ». Néanmoins, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, les actions de communication marketing en milieu scolaire sont devenues de plus en plus fréquentes et régulières. En effet, nombre de circulaires ont évoqué des infractions au règlement par certains établissements15. L’instance gouvernementale semble avoir eu du mal à faire respecter le principe de la « neutralité commerciale » et aucune sanction n’a été prévue pour la transgression du règlement.
11De fait, les pratiques de marketing scolaire se sont multipliées jusqu’à être légalisées au début du xxie siècle. Le 14e bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale du 5 avril 2001 publie un « Code de bonnes conduites des interventions des entreprises en milieu scolaire. » Dans ce texte, adressé aux rectrices et recteurs d’académie, aux inspectrices et inspecteurs d’académie, directrices et directeurs des services départementaux de l’éducation nationale et aux chefs d’établissement des écoles secondaires et primaires, le ministère constate que « les établissements scolaires du second degré, mais aussi du premier degré, nouent de plus en plus fréquemment des contacts et des échanges avec leur environnement économique, culturel et social16 ».
12Le ministère réaffirme que les établissements scolaires en tant que « lieux spécifiques de diffusion du savoir » doivent respecter le principe de la neutralité commerciale du service public de l’éducation et y soumettre leurs relations avec les entreprises. Les campagnes publicitaires menées dans les établissements scolaires continuent à l’heure actuelle d’être interdites et le ministère rappelle que « les maîtres et les élèves ne peuvent, en aucun cas, servir directement ou indirectement à quelque publicité commerciale que ce soit17 ». Le ministère précise que la distribution aux élèves par les personnels de l’établissement de publicités ou de questionnaires commerciaux permettant la visite de démarcheurs au domicile des parents d’élèves est proscrite. De même, il n’admet pas l’accès aux établissements scolaires des représentants d’entreprises qui souhaitent distribuer des documents publicitaires ou de produits ayant une finalité publicitaire.
13Néanmoins, le texte ministériel autorise certaines formes de collaboration entre les entreprises et les écoles à condition qu’elles soient au service d’objectifs pédagogiques et qui « s’inscrivent dans le cadre des programmes scolaires, soit être liées à l’éducation (culture, civisme, santé…), soit favoriser un apport technique (notamment pour la réalisation de produits multimédias), soit enfin correspondre à une action spécifique (commémoration, action locale)18 ». Sous ces conditions, les « partenariats » avec les entreprises – c’est-à-dire les actions « mises en œuvre sous la forme de soutien, de parrainage, d’actions de sensibilisation, de promotion, d’aides diverses ou de fourniture de “kits” pédagogiques19 » – sont donc admis.
14L’État reconnaît aux enseignants une liberté absolue dans le choix de l’utilisation de ces documents et leur attribue le rôle de garants chargés de vérifier la qualité pédagogique des outils produits par des entreprises privées. Le ministère de l’Éducation nationale a notamment confié aux professeurs des écoles et aux responsables des établissements la mission d’évaluer ces dispositifs et de « veiller aux messages non apparents en première lecture, susceptibles d’être contenus dans ces documents pédagogiques, qui représentent pour l’entreprise un vecteur publicitaire20 ». Les actions de partenariat sont donc autorisées à condition que le principe de neutralité soit respecté et que les artefacts pédagogiques fournis aux enseignants et aux élèves ne cachent pas une véritable opération commerciale : « Pour autant l’entreprise peut être autorisée à signaler son intervention comme partenaire dans les documents remis aux élèves. Elle pourra ainsi faire apparaître discrètement sa marque sur ces documents21. »
15La distinction entre publicité et partenariat qui sous-tend les consignes ministérielles a soulevé plusieurs perplexités. Le « Code de bonnes conduites des interventions des entreprises en milieu scolaire » autorise l’emploi de ressources pédagogiques produites par des acteurs économiques seulement si le parrainage et l’investissement des entreprises sont dictés par des finalités philanthropiques. Cependant, le ministère n’impose pas que ces actions soient anonymes. Au contraire, il autorise les entreprises à afficher leur statut de partenaire en apposant leur logo sur les outils pédagogiques mis à disposition des enseignants. Comme le remarque Angélique Rodhain, chercheuse en sciences de gestion, la distinction entre parrainage et publicité n’est, de fait, pas si nette : « Le parrainage est une méthode de communication commerciale comme une autre, enseignée dans toutes les formations en marketing. Même le Petit Larousse le définit comme une “méthode publicitaire fondée sur le financement d’une activité et destinée à rapprocher dans l’esprit du public une marque de cette activité”. Or, être associé à l’activité scolaire est justement ce qui intéresse la marque sponsor22. »
Gagner une bonne réputation, consolider la confiance (sous la houlette de l’État)
16Sous l’effet des politiques étatiques en matière de nutrition et santé, les entreprises du secteur agroalimentaire ont élargi le périmètre de leur prise de parole notamment par le biais d’instituts et de fondations qui leur sont associées. Le mobile qui pousse les entreprises alimentaires à se rapprocher du monde de l’école et à assimiler leurs artefacts communicationnels à ceux produits dans un but pédagogique n’est pas nécessairement la recherche d’un profit économique immédiat. La décision stratégique de s’investir dans des initiatives éducatives est surtout orientée par la recherche d’avantages symboliques, notamment en termes de notoriété et de réputation. Dans la littérature professionnelle en communication marketing, les actions et les artefacts communicationnels à caractère pédagogique sont présentés comme des réponses originales aux problèmes (présumés) de mise en cohérence des stratégies de communication des annonceurs tout comme des solutions innovantes pour saisir les opportunités offertes par des systèmes scolaires en mutation. D’après les spécialistes qui les préconisent, les initiatives promotionnelles au sein des établissements scolaires permettraient aussi de faire face à l’obsolescence de la publicité dans les médias et à son inadéquation à contrer les réticences, voire le rejet vis-à-vis des discours marchands traditionnels. Pour les spécialistes de la communication marketing, masquer la publicité par des ressemblances avec des contenus pédagogiques représenterait une manière de garantir plus de crédibilité aux discours de marque aux yeux d’un public d’enseignants et d’élèves, certes avisés en matière de publicité dans les médias, mais considérés démunis face à des stratégies qui cachent leur caractère marchand.
17La réalisation de projets à caractère pédagogique destinés au monde de l’école constitue un investissement surtout en termes d’image et de réputation de l’entreprise, investissement soutenu et légitimé par les instances gouvernementales au niveau national, régional et local. Cette légitimation devient visible à travers l’apposition de labels ou de logos publics sur les artefacts communicationnels à visée pédagogique conçus et réalisés par des acteurs économiques privés. Plus précisément, ces artefacts sont élaborés, soit par des agences de communication spécialisées en communication éducative ou en communication nutritionnelle, soit au sein des entreprises mêmes, parfois dans des départements « éducation » séparés des départements marketing ou relations publiques et travaillant en collaboration avec des nutritionnistes, médecins, enseignants, éditeurs. Un exemple significatif de ces pratiques de labellisation est représenté par la mallette pédagogique réalisée par la marque Bonne Maman, destinée aux grandes sections de maternelle, conçue en partenariat avec l’Institut du goût et ayant obtenu le label du ministère de l’Agriculture dans le cadre du Programme National pour l’Alimentation.
18La Semaine du goût constitue un autre exemple des opportunités que l’État offre aux acteurs économiques de l’agroalimentaire pour prendre part aux actions publiques d’éducation à l’alimentation tout en tirant des avantages symboliques. Dans le but d’éduquer les enfants à la diversité des goûts et des saveurs, d’informer sur les produits alimentaires, leurs origines, leurs méthodes de production et leur qualité, sensibiliser à l’importance d’une alimentation considérée comme équilibrée et durable, La Semaine du goût réunit un ensemble varié d’acteurs économiques. Chefs cuisiniers, boulangers, pâtissiers, producteurs, restaurateurs, commerçants, professionnels de l’alimentation et associations se rendent dans les écoles publiques de toute la France, de la maternelle au lycée, pour proposer aux élèves des Leçons de goût ou des animations de goût, séances et activités pédagogiques autour de la nutrition, du petit-déjeuner, de la consommation de céréales, de légumes et d’autres produits alimentaires. En 1990, l’initiative de créer une Journée du goût (devenue La Semaine du goût deux ans plus tard) est venue de la Collective du sucre, association industrielle des producteurs de sucre. Depuis 2003, cette manifestation a été soutenue par le ministère de l’Agriculture, de la Pêche, de l’Alimentation et des Affaires rurales et, au fil des ans, parrainée par de nombreuses entreprises agroalimentaires et organisations de lobbying telles que président professionnel (filiale du groupe Lactalis spécialisée dans la fourniture de produits laitiers à la restauration collective), PROVA (société française spécialisée dans la production de vanille, cacao, café et d’autres arômes et extraits de café doux), Nestlé Water (leader de l’eau embouteillée).
19La Semaine du goût représente ainsi une opération de marketing sous la houlette de l’État. Les organisateurs invitent les entreprises, les professionnels et les associations du secteur agroalimentaire à participer à cet événement avec la promesse d’une plus grande visibilité au niveau local et national. Les bénéfices pour les acteurs économiques sont nombreux : inclusion dans le calendrier officiel des événements, médiatisation de leurs actions, droit d’utiliser leur marque lors des activités. Les entreprises, professionnels et associations de l’alimentation sont également invités à participer à La Semaine du goût pour « accroître leur légitimité23».
20La participation à La Semaine du goût peut être ainsi interprétée comme une réponse des entreprises agroalimentaires à un sentiment généralisé de perte de contrôle sur la chaîne de production et de distribution alimentaire et comme l’une des stratégies mises en œuvre par les acteurs du marketing alimentaire pour instaurer la confiance et reconstruire ou entretenir leur réputation. Mais il s’agit également d’une stratégie de différenciation par rapport à la concurrence. Comme il a été remarqué24, ce mode de gouvernement suivi par l’État joue sur la volonté que manifestent les acteurs économiques de se positionner et de se distinguer les uns par rapport aux autres dans un champ concurrentiel ; et ce, afin de les orienter, de manière souple, vers des options que les acteurs de l’action publique considèrent comme collectivement bénéfiques. Le développement d’initiatives à caractère communicationnel et pédagogique par les entreprises du secteur agroalimentaire au sein des écoles publiques françaises peut être considéré comme un indice clair de la propension de l’État à orienter les pratiques des entreprises. Pour reprendre les mots de Sophie Dubuisson-Quellier, « l’État joue le rôle d’un chef d’orchestre imprimant un mouvement d’ensemble qui finit par engager les entreprises, parce qu’il modifie le jeu de leurs intérêts et leurs rapports de concurrence. Au cœur de cette régulation marchande complexe, misant sur des outils et des mécanismes différents, le gouvernement des conduites va lui aussi jouer sur les mécanismes du marché pour modifier les pratiques des entreprises25. » À leur tour, les acteurs économiques de l’agroalimentaire visent à tirer parti du nouveau cadre dessiné par les instances publiques. Ce faisant, elles cherchent à concilier la poursuite de leurs objectifs marchands avec l’engagement dans l’action de l’État. Les artefacts communicationnels et pédagogiques qu’elles proposent montrent bien cet effort de composer les visées de la communication marketing et la volonté de s’aligner, au moins rhétoriquement, sur les politiques de santé publique en matière d’alimentation.
Orienter les conduites, responsabiliser les élèves
21En quoi les entreprises agroalimentaires deviennent-elles des opérateurs de l’action publique au sein de l’école ? Dans quelle mesure les ressources pédagogiques proposées par les acteurs économiques de l’agroalimentaire contribuent à relancer les politiques publiques en matière de santé et d’alimentation ? Comment les préconisations en matière d’alimentation dictées par des instances étatiques se retrouvent reformulées dans des artefacts communicationnels et pédagogiques élaborés par des entreprises de restauration scolaire et par des multinationales de l’agroalimentaire ? Cette dernière section tente de fournir des éléments de réponse à ces questions à partir des résultats de l’analyse de deux corpus de documents rassemblés dans le cadre du programme de recherche interdisciplinaire sur l’alimentation à l’école réalisé depuis 2013 à l’université de Lille Sciences humaines et sociales.
22Le premier corpus rassemblé en 2013-2014 est composé des sites web des entreprises de restauration collective Api Restauration, Elior, Scolarest, Sodexo ainsi que des kits pédagogiques, newsletters26, affiches qui sont téléchargeables à partir de ces sites et qui s’adressent aux élèves, aux parents, au personnel enseignant et non enseignant des établissements scolaires tout comme aux collectivités territoriales. L’intérêt pour ces matériaux est lié au constat que, au cours des deux dernières décennies, les entreprises de restauration scolaire ont commencé à valoriser leurs prestations à travers des initiatives infopédagogiques en participant ainsi aux discours éducatifs autour de l’alimentation au sein des écoles27.
23Le deuxième corpus est composé d’artefacts communicationnels et pédagogiques proposés par des instituts et fondations associées à des multinationales de l’agroalimentaire :
Dix kits pédagogiques à destination des élèves de l’école primaire et de leurs parents créés par la Fondation Louis Bonduelle. Ces kits sont téléchargeables au format PDF sur le site Internet de la Fondation Louis Bonduelle28. À l’époque de l’enquête, ils étaient également distribués lors de la « Journée du légume », un événement hebdomadaire organisé en collaboration avec la Fondation Louis Bonduelle dans les cantines scolaires gérées par la société de restauration Elior. Comme précisé sur le site de la Fondation Louis Bonduelle, ces matériels pédagogiques ont été créés pour diffuser des connaissances sur les légumes et les légumineuses auprès des enfants. Plus précisément, ils visent à développer la capacité des enfants à reconnaître, identifier et classer les différents types de légumes et de légumineuses couramment utilisés dans la cuisine française et à indiquer leurs propriétés nutritionnelles. Ils cherchent également à aider les enfants à comprendre les transformations successives des légumes et des légumineuses en illustrant le passage du statut de plantes à celui d’ingrédients et, enfin, d’aliments. Les kits de la Fondation Louis Bonduelle proposent des jeux, des quiz, des coloriages et autres activités ludiques et pédagogiques. Les exercices ont un niveau de difficulté différent et consistent, par exemple, à associer les noms des légumes et des légumineuses aux plantes, plats, saisons de récolte, catégories botaniques, propriétés nutritionnelles correspondantes. Même si la marque Bonduelle est absente, elle est évoquée par le nom de la Fondation, dont le logo est imprimé en marge de chaque diapositive. La signature du logo « Promouvoir l’utilité publique des légumes » souligne le rôle de l’entreprise en tant qu’acteur engagé, conscient de sa responsabilité sociale, rôle que la Fondation Louis Bonduelle entend jouer dans la sphère publique.
Le kit pédagogique. Passez à table, document de 63 pages destiné aux enseignants des écoles primaires, conçu et réalisé par la Fondation Nestlé France. Disponible sur le site de la Fondation Nestlé France, ce kit est destiné aux enseignants du primaire (cycles 2 et 3) et consacré à la culture alimentaire française. Il a pour objectif « de développer et d’approfondir les connaissances de l’histoire de notre table auprès des enfants à travers cinq thèmes : l’histoire des repas ; l’art de la table ; le goût ; les recettes de cuisine ; les mots gourmands ». Ce document sur la culture alimentaire française décline chaque thème en deux parties : une fiche enseignant et une partie « ludo-éducative » sous forme de fiches d’activités pour les enfants.
À la découverte du goût, quatre dossiers pédagogiques destinés aux enseignants des écoles primaires, cycles 2 et 3 élaborés par l’Institut Danone. Ces dossiers concernent l’éducation au goût, l’expression écrite, orale et visuelle sur l’alimentation. Les objectifs de ces projets sont multiples : apprendre à identifier, décrire et goûter différentes saveurs et arômes ; imaginer, expliquer et illustrer une recette de cuisine ; reconnaître et classer les fruits et légumes. Ces objectifs d’apprentissage doivent être atteints grâce à une variété d’expériences de dégustation et d’expérimentations ainsi qu’à travers une série d’exercices ludiques.
« Bien manger c’est l’affaire de tous » : les défis communicationnels des entreprises de restauration scolaire
24Les actions des entreprises de restauration scolaire se placent au carrefour de mondes différents et parfois en conflit entre eux : ceux des élèves, des parents, des enseignants, des éducateurs, de l’administration de l’école, des collectivités territoriales. Depuis quelques années, les entreprises prestataires de service dans le secteur de la restauration scolaire réalisent des artefacts de communication qui ont pour cible l’ensemble de ces publics hétérogènes (élèves, parents, personnel enseignant et non enseignant des établissements scolaires, collectivités territoriales). Dans ces matériels en format papier et/ ou numériques, les entreprises de restauration scolaire relancent le rôle que les instances publiques leur attribuent et se présentent comme des acteurs qui participent avec l’« ensemble de la communauté » à la réalisation du bien commun. Dans leur communication, ces firmes insistent sur le fait de vouloir mettre d’accord tout le monde et encouragent tout le monde à coopérer dans l’intérêt de tous. Ce faisant non seulement elles soulignent la dimension collective de l’action dans laquelle elles s’engagent, mais prétendent aussi agir comme des médiateurs en mesure d’harmoniser les attentes des divers acteurs concernés avec l’aval des politiques publiques en matière d’alimentation. C’est, par exemple, le rôle que Scolarest attribue à son offre de services : « Bon pour le goût, bon pour la santé, bon pour la planète : découvrez le premier écorestaurant scolaire qui est 3 fois bon ! “C’est bon pour nous” accueille les enfants des écoles primaires et crée le lien entre équilibre alimentaire et équilibre de la planète. […] Il a déjà séduit enfants, personnels enseignants et familles, et a été adopté par 250 restaurants scolaires ! » La qualité et le caractère complet du concept lui ont permis de se voir attribuer le label PNA. Le Programme National pour l’Alimentation mobilise tous les acteurs de l’alimentation selon le principe que « Bien manger, c’est l’affaire de tous29. »
25Dans leurs artefacts communicationnels et pédagogiques, les entreprises de restauration scolaire construisent une image d’acteurs économiques responsables. Elles essaient de valoriser leurs prestations à travers les différentes démarches mises en place pour lutter contre les risques associés à l’alimentation. Le choix des aliments (en l’occurrence, la suppression de l’huile de palme dans l’huile de friture, la prédilection pour les produits locaux venant de circuits d’approvisionnement courts) et les initiatives contre le gaspillage sont par exemple mis en avant en tant que démarches « responsables » dont les bénéfices sont autant collectifs qu’individuels. Les entreprises de restauration collective se présentent également comme des acteurs engagés dans la promotion d’actions « responsables » et indiquent dans les documents adressés aux parents des lignes de conduite à suivre « pour revenir à une alimentation saine, sûre et authentique, sans dépenser plus » et pour protéger l’environnement dans l’intérêt de tous.
26Les entreprises prestataires de services dans le secteur de la restauration scolaire s’attribuent surtout un rôle d’acteurs engagés dans l’éducation alimentaire des élèves. Par le biais d’animations, programmes d’information, kits infopédagogiques et initiatives diverses, les entreprises de restauration collective affichent leur volonté à participer aux projets éducatifs, à intégrer la vie de l’établissement et à s’engager dans l’éducation alimentaire. Elles visent à s’imposer comme des interlocuteurs fiables, compétents en matière de nutrition et disposant d’une connaissance approfondie des attentes, des préférences et des goûts des élèves :
Notre mission consiste aussi à venir en appui de toute la chaîne éducative en matière d’information nutritionnelle : chefs d’établissement, parents, enseignants… Quant à nos équipes, au-delà de leur savoir-faire culinaire, une formation est dispensée pour mieux comprendre les enfants et adolescents et adopter les meilleures attitudes pour atteindre la qualité de service attendue par nos clients30.
27La mise en valeur des prestations des entreprises de restauration collective passe donc aussi à travers la conception et la réalisation d’initiatives pédagogiques en direction des élèves au sein des écoles. En déclarant s’appuyer sur les savoirs spécialisés et experts des nutritionnistes et des diététiciens et en s’insérant dans le sillage des lignes guide du PNNS, les artefacts communicationnels et pédagogiques produits par les entreprises de restauration collective insistent sur la nécessité d’adopter de « bonnes » pratiques alimentaires : « bien » manger, manger « mieux », manger « de tout » sont les conditions nécessaires pour ne pas mettre en danger le corps et les performances des enfants. Une alimentation saine et savoureuse est envisagée comme « un atout incomparable pour avoir toutes les cartes en main pour réussir sa scolarité31 ». « Équilibre », « variété », « modération » sont les maîtres mots des discours des acteurs économiques autour de ce qui serait des pratiques alimentaires « saines ». Et selon les principes de l’équilibre, de la variété et de la modération, tout produit peut faire partie dans un régime sain. Par conséquent, la responsabilité du choix est confiée à la capacité d’autocontrôle des élèves. Mais ce que « bien manger » veut dire précisément, les aliments à privilégier, les quantités exactes et les temps des prises alimentaires ne font pourtant pas l’objet d’une définition précise.
28Comme je l’ai montré ailleurs32, l’ensemble de ces artefacts communicationnels et pédagogiques apparaît traversé par une conception fonctionnaliste de l’acte de manger, largement inspirée de la nutrition. Les entreprises de restauration collective mettent en relief les apports nutritionnels des différents aliments qui sont mis en relief alors que les conséquences dommageables de certaines substances, ingrédients, plats, modes de consommation sont passés sous silence. Ces textes n’indiquent pas avec clarté ce qui pourrait nuire à la santé des plus jeunes et pourquoi. Les sources de risques demeurent tacitement sous-entendues dans ces documents : « mal manger », « manger n’importe quoi, à n’importe quelle heure », « mauvaise alimentation » sont certaines des formules génériques, tirées du langage quotidien, avec lesquelles les pratiques alimentaires nuisibles sont désignées. Les sources de péril semblent ainsi faire partie des évidences partagées par l’ensemble des destinataires de ces discours. La « monotonie », les « grignotages », le « fast-food », les « snacks », les « barres chocolatées », les « céréales fourrées », les « portions trop abondantes », « trop de sucres et de graisses », les « plats riches en lipides » sont parfois mentionnés comme exemples de conduites alimentaires, aliments et substances dommageables. Mais les raisons qui amènent certaines conduites, aliments et substances à nuire à l’individu et à la collectivité relèvent du non-dit.
29L’enjeu ici n’est donc pas de faire accéder les élèves à des savoirs sur le fonctionnement et sur la fonction de la nutrition. Le but n’est pas non plus de faire prendre conscience d’un problème et de chercher des explications selon une démarche scientifique. En fait, ces matériaux ont plutôt des visées prescriptives fondées sur des présupposés considérés comme allant de soi et qui ne sont pas remis en cause. Ils indiquent sous forme de slogan ce qu’il faudrait faire, les conduites à tenir et les aliments à privilégier en entrant en résonance avec les recommandations du PNNS. À l’origine du danger, il y aurait implicitement le fait de ne pas adhérer aux normes proposées, ne pas évaluer et contrôler les prises alimentaires, ne pas prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les risques comme les savoirs experts des nutritionnistes et les savoirs institutionnels le recommandent.
Gouverner les conduites à travers les artefacts produits par les fondations et instituts des multinationales de l’agroalimentaire
30Les grands groupes agroalimentaires affirment que les artefacts communicationnels et pédagogiques réalisés en association avec des fondations ou instituts s’appuient sur des savoirs spécialisés et sur le travail de scientifiques, médecins, nutritionnistes, sociologues, conseillers pédagogiques et des spécialistes de la communication nutritionnelle qui les conçoivent et les réalisent. Les contenus proposés sont présentés en outre non seulement comme issus de savoirs scientifiques et experts, mais aussi adaptés aux programmes ministériels et aux différents niveaux d’apprentissage.
31Les artefacts examinés jouent sur une stratégie de mimétisme dans les écoles et endossent les formes, les contenus et les fonctions du matériel didactique produit par l’édition scolaire. Les kits de la Fondation Louis Bonduelle proposent des jeux, des quiz et d’autres activités pédagogiques avec une mise en page claire et simple qui imite la composition graphique des polycopiés distribués en classe. Le kit Passez à table de la Fondation Nestlé France s’approprie le graphisme et les illustrations qui caractérisent les éditions pour la jeunesse : les titres multicolores calquent l’écriture à la craie sur tableau noir et les images s’inspirent de celles des albums et des livres pour enfants. Le choix des couleurs, des polices et de la mise en forme du texte des dossiers pédagogiques de l’Institut Danone renvoie à l’univers visuel des manuels scolaires.
32Ainsi la prise de parole des marques alimentaires dans l’espace public de l’école s’accompagne d’une part, d’un effort d’effacement des acteurs économiques qui les portent et, d’autre part, d’une tentative d’intégration du discours marchand dans l’environnement éducatif. Imprimés « discrètement » à la marge de chaque page – conformément au « Code de bonnes conduites des interventions des entreprises en milieu scolaire » – les logos des instituts ou fondations adossés aux multinationales de l’agroalimentaire servent à l’identification des énoncés et à imbriquer de manière subtile le discours éducatif explicitement affiché et le discours commercial qui demeure implicite et dissimulé. De cette manière, comme je l’ai relevé ailleurs33, ces dispositifs génèrent de l’ambiguïté entre les discours de ceux qui sont traditionnellement et légitimement investis d’une mission éducative et les discours de ceux qui ne le sont pas. Les médiations marchandes à l’école ne s’affichent pas comme relevant des instances traditionnellement chargées de l’éducation. Pourtant elles se prêtent à être présentées comme le résultat d’une coopération avec les enseignants. Les discours marchands cherchent un appui et un relais auprès des personnels de l’éducation, et visent à se juxtaposer aux savoirs légitimes dont ceux-ci sont porteurs, à les compléter, à créer des synergies en vertu d’un intérêt prétendument partagé.
33Ces matériaux témoignent de la volonté des multinationales de l’agroalimentaire d’« assimiler » les principes de l’action publique en matière d’éducation à l’alimentation. Ils adhèrent et se conforment aux lignes guide du PNNS et du PNA auxquelles ils font explicitement référence. Ainsi, sous la houlette des politiques publiques en matière d’alimentation, les industries de l’agroalimentaire revendiquent le caractère collectif de l’action dans laquelle elles s’engagent et, à travers leur investissement dans l’éducation alimentaire, elles visent à la promotion de valeurs qui dépassent largement les qualités attribuées à leurs produits. Elles proposent une visée intégrative et affichent une volonté de produire un champ social unifié débarrassé des tensions et aspérités, de mettre d’accord chacun et d’encourager tout le monde à coopérer dans l’intérêt de tous.
34Dans les kits proposés par les grands groupes alimentaires tout comme dans les artefacts communicationnels des entreprises de restauration scolaire, la réduction des problèmes de santé ainsi que la gestion des risques environnementaux liés à l’alimentation apparaissent passer principalement par la transformation des comportements individuels des élèves. Les enfants et les adolescents sont interpellés directement, invités à rationaliser leurs choix et habitudes alimentaires et à les conformer volontairement aux normes dictées par les savoirs des experts en nutrition et disséminées par les actions publiques.
35Le caractère responsabilisant de ces dispositifs pédagogiques se manifeste en une série de prescriptions et de proscriptions que les élèves sont censés assimiler et s’imposer à eux-mêmes et à leur manière de manger et à disséminer autour d’eux. « Je fais attention à ma consommation d’eau », « je privilégie les fruits et légumes de saison », « je respecte la biodiversité », « je trie mes déchets34 » : dans ces discours responsabilisants, la multiplication des risques et des savoirs experts mobilisés pour la gestion de ces risques va de pair avec la multiplication des impératifs que les élèves sont censés appliquer à eux-mêmes et à leurs conduites. La reconnaissance des compétences des enfants se traduit ainsi par un processus de responsabilisation qui pousse les plus jeunes à la réflexivité, à l’autosurveillance et à l’autocontrôle. On voit ici se manifester une tendance qui traverse l’ensemble des politiques publiques visant à un gouvernement des conduites : « L’objectif des démarches de responsabilisation au cœur du gouvernement des conduites n’est pas de culpabiliser les acteurs, mais plutôt de les rendre réflexifs sur les effets collectifs de leurs actions individuelles afin de légitimer le gouvernement de leur conduite. Mieux informés des externalités négatives de certains de leurs actes, les individus seraient plus à même d’adopter des conduites favorables au maintien du bien commun35. » Selon une rhétorique de l’empowerment et de la conscientisation, apprendre à gouverner ses propres comportements alimentaires, intérioriser les instructions sur quoi, combien et quand manger deviennent un volet du processus d’acquisition des « techniques de soi36 » auquel les discours des entreprises de l’agroalimentaire à la frontière entre éducation et marché participent.
Conclusion
36Au cours des dernières décennies, la promotion de marques et produits alimentaires au sein des établissements scolaires a adopté une posture de plus en plus pédagogique. Afin d’accroître leur visibilité, leur acceptabilité et leur légitimité à prendre la parole dans l’espace public de l’école, les artefacts et les actions communicationnelles des marques alimentaires dissimulent leurs visées commerciales et se présentent eux-mêmes comme des discours éducatifs, normatifs, des relais de l’orthodoxie nutritionniste visant à la normalisation des conduites alimentaires des jeunes.
37Cela s’est fait notamment à travers des artefacts communicationnels et pédagogiques complexes et hétérogènes, caractérisés par une double visée pragmatique, d’apprentissage de savoirs et de prescription et qui mélangent plusieurs registres dont celui de la vulgarisation scientifique, du divertissement, de la prescription médicale. Les kits et mallettes pédagogiques produits par les acteurs économiques ont des caractéristiques similaires à celles des artefacts issus de la communication publique et qui se présentent à leur tour comme le résultat d’un croisement de stratégies à la fois médiatiques, didactiques et marchandes37.
38Et pourtant il est évident que le contexte de l’énonciation de ces artefacts communicationnels et pédagogiques des acteurs économiques de l’agroalimentaire ne peut pas être totalement caché et que les intentions des énonciateurs ne peuvent être considérées comme désintéressées. Les acteurs économiques de l’agroalimentaire interviennent dans les écoles avec la volonté délibérée d’orienter le choix des savoirs à proposer aux élèves, de déterminer les conditions de l’apprentissage en matière d’alimentation et, finalement, de profiter de l’assimilation des modalités pédagogiques propres au milieu scolaire en termes de légitimation et de valorisation sociale.
39La prolifération de ce type de stratégies communicationnelles a lieu dans un contexte où l’État s’engage dans un processus de responsabilisation large, processus dans lequel les entreprises privées et les individus sont invités à prendre leur part. L’industrie agroalimentaire est souvent remise en cause en raison de la qualité de ses produits et des stratégies marchandes. Certaines entreprises de l’agroalimentaire sont accusées de mettre sur le marché des produits qui contribuent à accroître les apports énergétiques et d’en encourager la consommation par leurs politiques commerciales. Et pourtant, elles soutiennent les actions publiques en matière de nutrition et de lutte contre le surpoids et l’obésité, relancent les principes de l’orthodoxie nutritionniste sur lesquels l’intervention publique se fonde, ont recours à la labellisation, adaptent leurs stratégies commerciales en fonction de normes auxquelles elles adhèrent volontairement. Parallèlement, elles mettent aussi l’accent sur la responsabilité individuelle des jeunes consommateurs. En effet, dans les kits pédagogiques examinés, le changement des habitudes individuelles des enfants est présenté comme la solution aux problèmes de santé liés à l’alimentation. Interpellés directement, les élèves sont invités à faire confiance aux savoirs normatifs et universalisant de la médecine et aux prescriptions de la diététique (5 fruits et légumes, pyramide alimentaire en sont des exemples). Les entreprises visent à limiter leurs responsabilités face au problème public de l’obésité et à miser sur une responsabilisation des élèves et des familles. L’enjeu est de responsabiliser les élèves consommateurs et leurs familles et de déplacer donc, implicitement, la cause de l’obésité des industriels vers les styles de vie des consommateurs38. Les élèves et leurs familles sont ainsi encouragés à rationaliser leurs conduites alimentaires et à les conformer volontairement aux principes de l’orthodoxie nutritionniste disséminés par les actions publiques.
Notes de bas de page
1 Commission Européenne, Le marketing à l’école, rapport produit par GMV Conseil pour la direction générale Santé et Protection des consommateurs, Bruxelles, 1998 ; Rodhain Angélique, « In-School Marketing in France : The Teachers’ Perspective », International Journal of Advertising and Marketing to Children, vol. 4, no 1, 2002, p. 35-42 ; Rodhain Angélique, « En France, la publicité est interdite dans l’enceinte de l’école », in Anne Pezet, Samuel Sponem (dir.), Petit bréviaire des idées reçues en management, Paris, La Découverte, 2008, p. 268-276 ; Brée Joël, Les enfants, la consommation et le marketing, Paris, PUF, 1993 ; Brée Joël (dir.), Kids marketing, Paris, EMS, 2007 ; De Iulio Simona, « Notes pour une histoire de la publicité destinée aux enfants : théories, méthodes et pratiques en France (1900- 1970) », Managerial Thought and Practice in France, 19th-21st Century : Assessment and Future Prospective, colloque international, Oxford, Maison française d’Oxford, 9 et 10 décembre 2010 [https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02013424/document].
2 Ce programme de recherche s’est articulé en trois projets : l’alimentation scolaire : acteurs, discours et pratiques en Nord-Pas-de-Calais (2013-2014) financé par Lille métropole communauté urbaine dans le cadre du programme Bonus Qualité Recherche (BQR) ; ALIMECS : l’alimentation à l’école entre médiations, éducation et circulation des savoirs : regards interdisciplinaires sur les discours et les pratiques alimentaires dans les écoles primaires de Lille, Bruxelles et Naples (2015-2016) financés par la COMUE Lille Nord de France dans le cadre du programme bonus qualité recherche internationale ; ALICE : L’alimentation à l’école entre information, communication et éducation : Regards interdisciplinaires sur les discours et les pratiques alimentaires dans les écoles de Lille, Bruxelles, Naples et Grenade (2017-2018) financé par les commissions recherche des universités de Lille 1, Lille 2, Lille 3.
3 De Certeau Michel, L’invention du quotidien. I. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, p. 241.
4 Pour une synthèse cf. Borrelli Davide, De Iulio Simona, « L’entrelacs entre communication marchande, éducation et alimentation : un défi pour l’éducation à la publicité », Jeunes et médias, no 9, 2018, p. 125-137 ; Seurrat Aude, Marti Caroline, « Kits de marques et médiation des savoirs : prétentions communicationnelles et reconfigurations médiatiques », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 19, no 3B, 2018, p. 33-46.
5 Saltman Kenneth, Collateral Damage. Corporatizing Public Schools — A Threat to Democracy, New York, Rowman and Littlefield, 2000 ; Boyles Deron R. (dir.), Schools or Markets ? Commercialism, Privatization, and School-Business Partnership, Mahwah (New Jersey) et Londres, Lawrence Erlbaum Associates, 2005 ; VanderSchee Carolyne, « The Privatization of Food Services in Schools : Undermining Children’s Health, Social Equity, and Democratic Education », in Boyles Deron R. (dir.), Schools or Markets ? Commercialism, Privatization, and School-Business Partnership, Mahwah (New Jersey)/Londres, Lawrence Erlbaum Associates, 2005, p. 1-30, Terry-McElrath, Yvonne M., Turner L., Sandoval A., Johnston L.D., Chaloupka, F.J., « Commercialism in US Elementary and Secondary School Nutrition Environments Trends From 2007 to 2012 », JAMA Pediatrics, no 3, 2014, p. 234-242.
6 Klein Naomi, No Logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud, 2001.
7 Legreco Marianne, « Mama thinks I’m feeding you… », op. cit.
8 Molnar Alex, 2005, « School Commercialism and Adolescent Health », Adolescent Medecine Clinics, vol. 16, no 2, p. 447-461.
9 Nestle Marion, « School Food, Public Policy, and Strategies for Change », in Sarah A. Robert, Marcus B., Weavert-Hightower (dir.), School Food Politics. The Complexy Ecology of Hunger and Feeding in Schools around the World, New York, Peter Lang, 2011.
10 Dubuisson-Quellier Sophie (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
11 Capron Michel, Quairel-Lanoizelée Françoise, La responsabilité sociale d’entreprise, Paris, La Découverte, 2016.
12 Simmoneaux Jean, Tutiaux-Guillon Nicole, Legardez Alain, « Educations For... and Social Sciences, Research and Perspectives in the French-Speaking World », Journal of Social Science Education, vol. 11, no 4, 2012, p. 17-29.
13 Dubuisson-Quellier Sophie (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
14 www.reseau-canope.fr/docsciences
15 Dans une circulaire du 8 novembre 1963, le ministre de l’Éducation nationale, en rappelant l’interdiction de la publicité au sein de l’école, a écrit avoir « le regret de constater que ces instructions ne sont pas toujours suivies » (BOEN no 42 du 21 novembre 1963).
16 Ibidem.
17 Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Recherche, no 14 du 5 avril 2001, « Code de bonnes conduites des interventions des entreprises en milieu scolaire » [www.education.gouv.fr].
18 Ibidem.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Ibidem.
22 Rodhain Angélique, « En France, la publicité est interdite dans l’enceinte de l’école », in Anne Pezet, Samuel Sponem (dir.), Petit bréviaire des idées reçues en management, Paris, La Découverte, 2008, p. 275.
23 www.legout.com/inscription-professionnels
24 Dubuisson-Quellier Sophie (dir.), Gouverner les conduites, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
25 Dubuisson-Quellier Sophie, op. cit., p. 43.
26 J’ai examiné la newsletter de l’entreprise de restauration collective Scolarest De Bouche à oreille, lettre d’information diffusée depuis 2010 tous les quatre mois à destination des parents d’élèves des écoles primaires et à leurs enfants.
27 Dubuisson-Quellier Sophie, « Le prestataire, le client et le consommateur. Sociologie d’une relation marchande », Revue française de sociologie, no 4, 1999, p. 671-688.
28 www.fondation-louisbonduelle.org/kits-outils-ressources
29 www.scolarest.fr/restauration/scolaire
30 www.scolarest.fr/restauration/scolaire
31 Newsletter Scolarest De bouche à oreille, automne 2011.
32 De Iulio Simona et Kovacs Susan, « Communiquer, prévenir, éduquer : circulation de normes et de savoirs sur les risques alimentaires à l’école », Communication & Organisation, no 45, 2014, p. 99-114.
33 Berthoud Marie et De Iulio Simona, « Apprendre à manger. L’éducation alimentaire à l’école entre politiques publiques, médiations marchandes et mobilisations citoyennes », Questions de communication, no 27, 2015, p. 105-128.
34 www.scolarest.fr/restauration/scolaire
35 Dubuisson-Quellier Sophie, op. cit., p. 31-33.
36 Foucault Michel, « Technologies of the self », in Luther H. Martin, Huck Gutman, Patrick H. Hutton (eds), Technologies of the Self : A Seminar with Michel Foucault, London, Tavistock, 1988.
37 Berthoud Marie, Communication publique et alimentation. Une étude des dispositifs infocommunicationnels à destination des enfants dans les écoles primaires, Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, université de Lille Sciences humaines et sociales, 14 novembre 2017.
38 Bergeron Henri, Castel Patrick, Nouguez Étienne, « Éléments pour une sociologie de l’entrepreneur-frontière. Genèse et diffusion d’un programme de prévention de l’obésité », Revue française de sociologie, vol. 54, no 2, 2013, p. 263-302.
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