1L’approche développée dans ce chapitre prend appui sur un corpus de séquences de journaux télévisés et d’émissions magazines traitant de la question de la restauration scolaire et du « lieu-cantine1 », sur la période 1995- 2010 et envisage dans le contexte spécifique du Nord-Pas-de-Calais, les questions posées par l’alimentation en milieu scolaire, au prisme du travail médiatique qui est réalisé sur ce sujet.

2Dans le prolongement d’un intérêt antérieurement construit sur les rapports entre médias et territoires2, il est apparu que cette approche en termes de territorialité pouvait avoir, sur la question de l’alimentation scolaire, un intérêt à plusieurs niveaux :

• Comment le principal média audiovisuel d’un territoire donné – le Nord-Pas-de-Calais – prend-il en compte, sur la durée, le « territoire » particulier au sein de l’institution scolaire que représente la « cantine3 » ?

• Comment, régionalement, sur France 3 Nord-Pas-de-Calais parle-t-on, en mots et en images, de l’alimentation scolaire et du lieu qui l’incarne ? Plus largement, de quoi est-il question – et, donc, qu’est-ce qui est, épistémologiquement, à questionner – dès lors qu’il y a représentation médiatique de ce lieu (voire simple évocation de celui-ci) ?

• Comment les médias – et, notamment, la télévision régionale – participent à la production et à la circulation de savoirs et de normes en matière d’éducation alimentaire, de sécurité alimentaire…, que ces normes s’inscrivent dans des discours et dispositifs mis en place par les institutions gouvernementales ou qu’elles s’inscrivent dans d’autres logiques d’action – ou de promotion ?

3L’une des hypothèses mises en œuvre consistait à s’interroger sur le lien alimentation scolaire/santé (et ses dérivés thématiques – ou ce que l’on peut considérer comme tels : équilibre alimentaire, prévention des risques liés aux modes et aux pratiques alimentaires, éducation alimentaire…). Dans une région ayant la réputation de se caractériser par des pratiques contestables sur le plan de l’équilibre alimentaire – réputation repérable via des discours médiatiques récurrents sur le record qu’elle « détient » en matière de taux de personnes obèses ou en surpoids –, il était intéressant d’identifier quelle part la restauration scolaire – notamment, à partir du lieu qui la symbolise régulièrement – pouvait avoir dans le discours d’un média généraliste grand public centré sur l’actualité régionale tel que France 3. Le bornage, large, du corpus – étendu sur une décennie et demie – avait pour objectif une perspective diachronique susceptible de faire apparaître, à la fois, évolutions et constantes autour de ce type de question, dans la médiatisation que lui accorde le principal média audiovisuel à l’échelle de la région.

4Sur la base de ces axes de questionnement, la collecte de ce corpus a été opérée à partir de descripteurs tels que « cantine, restaurant/restauration scolaire, équilibre/éducation alimentaire… », complétés par « obésité, diabète… ») de façon à observer et mesurer les liens et connexions opérés (ou non) entre le lieu-cantine (comme espace d’éducation, d’apprentissage, d’expérimentation, de médiation ou de remédiation…) et la question de la santé4.

5Le corpus a été collecté à l’Institut National de l’Audiovisuel (délégation de Lille). Par strates progressives, nous avons donc resserré le corpus global collecté (347 occurrences) en un corpus d’« occurrences pertinentes5 » explicitement évocatrices de la cantine/restauration scolaire, dans les différents cadres selon lesquels cette question (au-delà du lieu spécifique qui la représente) apparaît.

6Lorsque l’on se demande donc selon quels « cadres » s’organisent l’évocation et le traitement médiatique régional d’une question globale comme celle de l’alimentation scolaire, un certain niveau de vigilance sur la nature du matériau collecté s’impose en termes de pertinence par rapport aux objectifs d’étude fixés. Nous avons donc été conduit à quelques resserrements progressifs de notre corpus de départ, l’objectif étant, à partir de la focale thématique « restauration scolaire/cantine », d’identifier quelles logiques de rayonnement de cette thématique de départ pouvait s’opérer, élaborant autant de cadres sociaux – entendus comme réseaux de signification co-élaborés d’un problème – autour desquels cette question pouvait se fixer, s’étendre, se distribuer entre de multiples acteurs et devenir un enjeu de débat régional ou, au contraire, se limiter à un certain cercle d’acteurs, suffisant pour une médiatisation ponctuelle, sans que cela entraîne pour autant d’échos particuliers (et de modes de reprise spécifiques).

7La question des « cadres », telle qu’elle a été théorisée par Goffman6, mais aussi telle qu’elle a été reconfigurée dans certains travaux en sciences de l’information et de la communication, en sociologie, en science politique, a été mobilisée comme un outil – sans doute encore à affiner – pour repérer un certain nombre de logiques d’évocation et de construction de la thématique « restauration scolaire ».

8Ces « cadres interprétatifs (frames), faits de métaphores, de symboles, de slogans, d’images récurrentes, de modèles de causalité, de grands principes dans lesquels les médias structurent la présentation des questions7 » apparaissent comme autant de trames permettant de saisir les logiques de constitution d’une question globale comme celle de l’alimentation scolaire.

9La question sociétale que semble constituer l’alimentation scolaire, à travers les composantes sociales, sanitaires, politiques (nationales, locales…), confessionnelles, écologiques… qu’elle recouvre, conduit à s’interroger sur les logiques d’interpénétration de ces différentes composantes et ce qu’elles révèlent de la nature plus ou moins publique de ces enjeux.

10En même temps que l’on peut identifier un certain nombre de réseaux de signification sociale de cette question élaborés dans (et par) sa médiatisation, force est de constater que de multiples mondes sociaux sont traversés par cette question : celui de l’éducation (et des responsabilités qui lui incombent), celui des entreprises (et de leurs stratégies), celui du monde associatif et syndical (et de ses revendications et orientations).

11Il apparaît, dès lors, crucial de déterminer les logiques d’agenda qui traversent ces questions et selon lesquelles elles sont abordées, la cantine étant fréquemment traitée comme un lieu qui, thématiquement, a tendance à se déporter régulièrement de sa fonction première (l’alimentation d’une popularisation scolarisée) vers des questions connexes : à titre d’exemples, les crises alimentaires (et les répercussions qu’elles peuvent avoir dans l’univers scolaire), les conditions de vie des populations (notamment de celles considérées comme défavorisées et ce qu’elles induisent pour les enfants issus de ces familles), les choix confessionnels de certains segments de la population (et ce que cela a comme conséquences au niveau des pratiques alimentaires, y compris dans l’espace scolaire).

12Autrement dit, autant de questions (dites) « de société », larges et globales, dont la cantine apparaît comme un point de focalisation/symbolisation, éclairant d’un jour particulier des questions politiques générales : la place de la religion (et des pratiques alimentaires qui y sont reliées, à travers le cas du halal) à l’école publique, la question des pesticides et des conséquences pour la santé (en lien avec la question du bio).

13On voit bien – ou, en tout cas, on peut pressentir – que la cantine est, symboliquement, ce lieu de cristallisation, révélateur de questions qui touchent à de nombreux aspects, au-delà de sa vocation première.

14La distribution des différentes « scènes8 » à partir desquelles l’actualité de la restauration scolaire s’élabore au fil de la période étudiée apparaît alors comme une perspective d’étude importante, permettant d’identifier les stratégies qui se jouent dans l’espace spécifique observé et la place qu’y prend le travail médiatique – qui en est la condition de visibilité première.

15Une importante polyphonie s’opère par conséquent autour de ce genre de question, l’un des enjeux centraux étant notamment de démêler l’écheveau complexe des discours qui accèdent à la médiatisation : pour proposer, suggérer ou défendre des normes (voire tenter de les imposer), pour analyser, déterminer, justifier ou condamner certaines pratiques. Autant d’opérations qui engagent un grand nombre d’acteurs, institutionnels ou pas, pour lesquels la médiatisation – et la publicisation qu’elle permet – est une composante d’un cours d’actions où se mettent en place des politiques, mais aussi où se défendent des intérêts, généraux, mais aussi particuliers. Discours, normes, pratiques, acteurs : autour de ces quatre mots-clés s’organisent quelques-unes des formes d’intervention médiatique que nous avons tentées de discerner dans le corpus de séquences télévisuelles recueillies.

Sur quelques déclencheurs de médiatisation

16La cantine est un lieu, un espace ordinaire, dont le potentiel d’événementialité médiatique peut sembler a priori limité, sauf à la considérer comme un terrain où convergent des problématiques multiples – plus ou moins sensibles pour les populations locales, et dont un média régional grand public comme France 3 est susceptible de faire état.

Fig. 1. répartition en volume/année des 110 occurrences de traitement sur la période 1995-2010.

17La distribution des volumes de reportages sur la période considérée laisse apparaître, à travers la courbe proposée ci-dessus, deux périodes dominantes à la fin de chacun des deux premiers tiers de cette période (2000 et 2005). En dehors de ces deux pics, les reportages oscillent entre 1 et 10 par an sur cette thématique de l’alimentation scolaire.

18L’année 2000 correspond au lancement du Programme National Nutrition Santé (PNNS), lors des États généraux de l’alimentation à La Défense – initiative gouvernementale dont il nous faudra déterminer les liens qu’elle peut entretenir avec l’actualité régionalement développée sur ces questions d’alimentation en contexte scolaire et les problématiques qui s’y trouvent associées. L’année 2005, en matière alimentaire, se caractérise par l’épisode de la grippe aviaire dont on peut, à titre d’hypothèse, se demander s’il n’est pas un facteur explicatif (comme d’autres phénomènes de crise alimentaire, à d’autres moments) du volume important de couverture9.

19Ces courbes, par ailleurs, ne rendent pas visible un certain nombre de constantes ou, au moins de régularités, qui rythment ce type d’actualité, chaque année, plus ou moins à la même époque :

• le lieu-cantine, tout d’abord, n’échappe pas, dans la représentation que les médias en proposent, à un certain nombre de rituels sociaux ou de moments symboliques, comme la rentrée scolaire : la cantine apparaît alors comme un de ces points d’entrée dans l’univers scolaire, l’un des espaces où la socialisation de l’enfant – ou de l’adolescent – s’effectuera. Nous sommes là au cœur des routines des journalistes qui les conduisent, avec une certaine fréquence, à proposer, début septembre, des reportages récurrents sur, à la fois, un moment et un lieu qui signifient symboliquement l’entrée dans un nouveau rythme (ou la réinscription dans celui-ci). Il s’agit là, en somme, de ce qu’il est convenu d’appeler un « marronnier », qui peut néanmoins s’organiser autour de variations diverses dans le mode de traitement qui peuvent aller, à cette occasion, du portrait d’un agent de restauration (et des valeurs qui se trouvent associées à son travail10) au reportage sur un nouvel établissement dont le restaurant est montré comme le point d’accomplissement particulier d’un projet global, au service d’un territoire et de l’éducation des populations scolarisées de la zone ;

• l’entretien, par les médias, de ces moments sociaux plus ou moins rituels, peut aussi être agencé à partir d’une événementialité suscitée et programmée par des acteurs ou des organisations dont l’objectif se revendique comme une éducation au goût et une initiation à des pratiques alimentaires responsables : nous pensons ici, naturellement, à la « Semaine du goût » (autre « marronnier », en l’occurrence, davantage institutionnalisé que le précédent), régulièrement programmée en octobre11, et qui génère des reportages fréquents où l’établissement scolaire – au-delà de la cantine elle-même, d’ailleurs – est représenté comme un lieu d’initiation au goût et de construction d’une éducation à celui-ci. Si ces initiatives sont, pour une partie d’entre elles, antérieures à la mise en place des PNNS, et – comme nous le verrons plus loin – reliées à des intérêts qui ne sont pas sans lien avec certains secteurs industriels de la production alimentaire12, on peut considérer que ce genre de reportage n’est pas sans contribuer à des formes, au moins partielles, d’éducation, par le relais de ces messages nutritionnels qu’ils constituent et par la large diffusion que le traitement médiatique en assure ;

• dans le cadre de cette actualité programmée, on pourra, par ailleurs, distinguer tout ce qui relève de la production de données scientifiques – notamment épidémiologiques – relayées par divers événements ou productions officielles de ces données et dont les médias assurent une visibilité publique en en faisant le sujet d’un reportage. C’est le cas, par exemple, d’un colloque organisé, le 2 avril 1997, à Lille Grand Palais, sur le thème de « l’alimentation des jeunes en milieu scolaire » ou de la publication de travaux scientifiques comme l’étude menée conjointement par l’Institut Pasteur et Sodexo (28/08/97) faisant état du taux d’obésité infantile croissant et « tirant la sonnette d’alarme » à propos des « comportements alimentaires des plus jeunes » ou du rapport de l’Observatoire épidémiologique, produit le 20 septembre 2006, alertant sur le doublement du taux d’obésité en Nord-Pas-de-Calais, durant la décennie écoulée. Chaque production officielle de ces données est l’occasion, pour la télévision régionale, d’enquêter au sein de cantines scolaires, d’observer les pratiques alimentaires effectives des enfants et adolescents dans ce contexte, de les interroger, mais aussi de donner la parole à des diététicien (ne) s sur des questions d’équilibre quantitatif et qualitatif, en matière d’alimentation13 ;

• il apparaît clairement, par ailleurs, et en lien avec les statistiques épidémiologiques produites – localement et nationalement – que le souhait institutionnellement exprimé (PNNS1) d’une « implication des industriels de l’agroalimentaire et de la restauration collective ainsi que des consommateurs au travers des associations de consommateurs et de leurs structures techniques » dans ces programmes nutritionnels trouve une traduction régulière dans de multiples « créations événementielles » impulsées par les différents acteurs du champ. Ces événements sont révélateurs d’une activité communicationnelle, à de multiples niveaux de la chaîne alimentaire scolaire, au service de formes d’éducation censées corriger un certain nombre de mauvaises pratiques à l’origine des constats épidémiologiques inquiétants évoqués plus haut. C’est ainsi que l’on pourra observer, dans le corpus collecté, des initiatives locales14 déclinées nationalement – comme cette « semaine de la gastronomie régionale » (reportage du 21/03/05) destinée, par-delà l’objectif de « promouvoir le terroir du Nord-Pas-de-Calais et de lutter contre l’obésité », à faire connaître et apprécier nationalement, « de Corse en Alsace », les produits du Nord15 – mais aussi des initiatives nationales déclinées régionalement. Au nombre de celles-ci, la démarche de l’association de consommateurs UFC Que choisir, décidant à l’automne 2007 d’entreprendre un « tour de France » destiné à promouvoir la conception de menus équilibrés dans les cantines, articulé avec une enquête concernant la publicité relative à certains produits « totalement déséquilibrés » dont enfants et adolescents sont friands, dans l’objectif d’un encadrement législatif renforcé de ces publicités (reportage du 19/11/07). À ces stratégies propres aux logiques spécifiques du monde associatif ou à celles de groupements de producteurs, peuvent venir s’adjoindre des initiatives conjointes, associant fréquemment des collectivités locales et des entreprises de restauration collective, comme le montre le reportage du 9 septembre 2004 où, à l’occasion de la rentrée scolaire, la ville de Wattignies et la société API Restauration entreprennent une action de sensibilisation au « réapprentissage du bien manger » pour « faire face à l’augmentation de l’obésité chez les enfants ».

20On le constate, une assez grande variété de modes d’action, d’initiatives, d’opérations engageant une grande variété d’acteurs, et de secteurs, conduisent à un traitement médiatique de la question de l’alimentation scolaire – dont nous n’avons situé, pour l’instant, que quelques-uns des modes d’émergence. Nous souhaiterions, à présent, envisager ce que nous considérons comme un temps fort de cette émergence au niveau régional et qui nous apparaît, au fil du développement régional de ces questions, comme un fil conducteur de la problématique.

Fleurbaix/Laventie : une expérimentation fondatrice

21Fleurbaix et Laventie sont deux communes du Pas-de-Calais (respectivement 2700 et 4900 habitants) dans lesquelles, à partir de 199216, ont été menées des expériences-pilotes sur les pratiques alimentaires, en contexte scolaire et extrascolaire. Initiée dans un cadre associatif (Fleurbaix-Laventie Ville Santé), l’expérimentation menée durant ces deux dernières décennies, à l’échelle limitée de ces deux communes, est à l’origine d’une stratégie désormais beaucoup plus globale qui, depuis 2004, s’est formalisée à travers la démarche EPODE (Ensemble Prévenons l’Obésité des Enfants). Cette expérimentation apparaît comme une sorte de fil rouge de la médiatisation de la question de l’alimentation scolaire dans la région – même si les objectifs scientifiques qui étaient les siens excédaient largement ce cadre : les reportages faisant état de cette démarche couvrent à peu près l’ensemble de la période (1995-2007) et la constituent progressivement comme un élément référentiel, à l’aune duquel peuvent être mesurés des résultats plus globaux.

22Menée avec les parents des enfants scolarisés dans ces deux communes, cette expérience, conduite par la communauté scientifique – et, notamment J.-M. Borys, endocrinologue et responsable scientifique17 de l’opération – visait, une décennie avant la mise en place du premier PNNS, à identifier les mécanismes générateurs de surpoids et d’obésité et à sensibiliser la population à des comportements alimentaires mieux maîtrisés en favorisant, en particulier, l’équilibrage des repas et en orientant vers des pratiques de consommation ne favorisant pas le développement du taux de cholestérol ou le déclenchement du diabète.

23Dans les premiers reportages (06/10/95 ; 31/08/98) – qui correspondent à la phase initiale de l’expérimentation – la cantine apparaît comme le lieu central de l’opération : celui où sont conduites les « leçons de nutrition » et où sont passés un certain nombre de messages contribuant à l’éducation alimentaire des populations scolarisées. Le « sujet » de 1998 est, d’ailleurs, centré sur le bilan positif de cette première phase et les résultats « encourageants » qui se font jour. Le média régional s’offre comme relais, à grande échelle, de constats scientifiques importants pour l’entretien de la santé18, mais, aussi, comme outil de mise en exergue du dynamisme scientifique régional sur ce type de question.

24Ce qui apparaît comme particulièrement saillant dans les pratiques impulsées par ce type d’opération est ce que nous souhaiterions ici définir par la notion de médiation inversée : le rôle éducatif traditionnel du parent éducateur de son enfant est, dans ce contexte, en quelque sorte, retourné en rôle assumé par un enfant en charge de l’éducation nutritionnelle de ses parents – en leur transmettant les principes d’équilibre vus dans le contexte scolaire. Faire bouger les pratiques alimentaires familiales par le biais des enfants19 éducateurs de leurs parents, à travers l’apparent paradoxe que cela peut constituer, est en effet un des enjeux forts de l’opération, sur lequel le travail médiatique ne cesse d’insister. C’est cette difficile remontée aux parents de principes nutritionnels de base, auxquels ils n’ont jamais été sensibilisés, qui justifie ce basculement des rôles. Le pari d’un reflux des apprentissages au sein de l’univers scolaire vers les familles laisse entrevoir, au bout du compte, à quel point les consciences parentales peuvent venir se nourrir des apprentissages scolaires, dans une optique rectificative susceptible de favoriser la santé globale d’une population.

25Un axe particulier sur lequel l’accent sera mis au cours de cette expérimentation est celui du petit déjeuner20, moment clé de l’éducation nutritionnelle envisagée. C’est ainsi que, du niveau microlocal initial d’expérimentation, la démarche sera progressivement étendue sous l’impulsion, notamment, de F. Hostalier, Secrétaire d’État chargée de l’éducation scolaire21, à l’époque, insistant sur la nécessaire « mise en valeur des écoles ayant déjà fait ce type d’expérimentation » et mettant en place, fin 1995, une « opération petit déjeuner à l’école ».

26De cette initiative, et des modes d’extension qu’elle connaîtra découleront des reportages assez réguliers durant toute la période de la fin des années 90 et du début des années 2000, à de multiples endroits du territoire régional : de Roubaix (09/01/98) où, sous l’égide de la municipalité, ces petits déjeuners à l’école sont conçus comme une des formes de lutte contre l’échec scolaire, à Fives (13/02/98) où le même lien entre « bien manger » et « bien étudier » est explicitement opéré ; de Boulogne-sur-Mer (04/10/99) où les parents sont conviés, en même temps que leurs enfants, à un petit déjeuner dans l’enceinte de l’école, à Lourches (19/11/00) où l’ouverture matinale de la cantine est, au-delà de la prise alimentaire, l’occasion du premier moment éducatif de la journée.

27Le rôle précurseur de « Fleurbaix Laventie Ville Santé » sera, par ailleurs, l’occasion de reportages plus tardifs, comme celui réalisé le 23 mai 2004, dans une école de Laventie prolongeant la pratique des « petits déjeuners pédagogiques » où l’accent sera mis sur les bilans particulièrement encourageants de l’expérience sur la population locale22. En 2007, alors que EPODE a déjà pris le relais de l’opération menée sur les deux villes du Pas-de-Calais, J.-M. Borys interviendra dans Voix publique23 pour souligner le rôle structurant de l’opération pionnière conduite à partir de 1992, laissant apparaître le caractère fondamental de l’information et de l’éducation nutritionnelles intergénérationnelles (mais aussi, implicitement, l’importance de la diffusion, par différents canaux, de ce type d’information). La production dans cette émission de résultats scientifiquement validés24 attestant qu’« il y a moins d’enfants obèses à Fleurbaix et Laventie (en 2007) qu’il n’y en avait en 1992 alors que partout ailleurs, en France et dans le monde entier, le nombre d’enfants obèses a doublé durant la même période » témoigne de l’importance d’un travail préventif au plus près des populations et du rôle mobilisateur complémentaire que peut avoir la « médiatisation des expertises en santé25 », par le biais des multiples supports d’information. Le suivi télévisuel de cette opération, sur la durée et à travers la mise en exergue des taux de prévalence comparée à différentes étapes du projet (1992, 2000, 2004), contribue donc à une démarche globale de sensibilisation : la « participation accrue des populations à la définition et à la mise en œuvre des actions de prévention qui les concernent26 » – et donc l’empowerment que ces actions traduisent – trouve, dans le média régional, un relais de visibilité qui participe de cette prévention, à partir des comportements et des attitudes de consommation implicitement préconisées – au vu des bénéfices, en termes de santé, qu’ils apportent.

28Étape clé de la recherche expérimentale en nutrition – dont le PNNS1 préconisera le développement à partir de 2001 –, l’expérience de Fleurbaix-Laventie aura eu, à l’échelle régionale, ce rôle fondateur d’une politique de santé attentive aux questions du surpoids en ce sens qu’elle aura contribué à faire apparaître – et reconnaître publiquement – l’importance de cette question (et des solutions qu’on peut lui apporter).

29Il apparaît, dès lors, central de se demander en quoi l’opération de publicisation que constitue la médiatisation de telle ou telle information fait partie d’un processus communicationnel où la formalisation médiatique, et les différents niveaux de formulation (ou de reformulation) du problème constituent une contribution significative à un processus de construction de cette question comme problème public27. A. Moktefi et H. Romeyer28 rappellent l’importance de la « mobilisation d’acteurs s’engageant individuellement ou collectivement dans la publicisation d’une question et (de la) capacité à capter l’attention du plus grand nombre, notamment par le relais des médias ». Les différentes formes d’engagement scientifique régional, et l’appui médiatique qui leur fut apporté nous semblent avoir été, conjointement, des éléments permettant la reconnaissance publique de la question de l’alimentation – et des pratiques alimentaires – comme problème de santé publique29. La récurrence d’un discours alarmiste désignant la région comme « la plus touchée » par l’obésité30 – avec mention régulière des catégories de population les plus directement concernées, parmi lesquelles les enfants – n’est pas sans lien avec ce qui a progressivement été identifié comme une nécessité de « formation alimentaire31 » prenant l’enfant/adolescent – et donc l’élève, dans son contexte propre – comme public à former, du point de vue de ses modes de consommation.

La cantine comme espace de médiation éducative

30Au sein de ce cadre d’analyse des pratiques alimentaires courantes, fréquemment abordées au travers du prisme problématique qu’elles constituent, se forge donc ce que A. Dupuy32 appelle une « nutritionnalisation des discours sur l’alimentation », l’acte alimentaire étant essentiellement rapporté au domaine de la santé et aux risques sanitaires encourus en cas de pratiques inappropriées. Cette approche « nutrinationnalisante » de la question nous semble particulièrement transparaître de la couverture télévisuelle assurée par France 3 de cette question. Nombreux sont, en effet, les reportages qui à l’occasion de diverses initiatives locales – entrant, souvent, dans le cadre d’opérations plus globales d’éducation à la santé33 – présentent l’alimentation sous le registre de l’enseignement et des apprentissages, au même titre que d’autres « disciplines ». D’un restaurant scolaire à un autre, « apprendre à manger » – avec les diverses variantes repérables, qui vont du « bien manger » au « manger sainement » en passant par « apprendre à choisir » – devient, à partir de la fin des années 90, et tout au long des années 2000, un leitmotiv du travail normatif qui se met en place au sein des établissements scolaires : il s’agit aussi d’apprendre en dehors du temps scolaire stricto sensu et, donc, d’aborder ce qui se passe à la cantine comme un moment éducatif parmi d’autres. Dès lors, « avoir une culture de l’alimentation dès le plus jeune âge » (04/01/01) apparaît comme une façon de contrer – et de faire contrer – certaines des dérives du secteur de l’agroalimentaire, en initiant les jeunes consommateurs à des pratiques alimentaires réfléchies et maîtrisées. Sous ses allures d’entreprise paradoxale, « apprendre à devenir consommateur34 » ne va, en effet, pas de soi et, avec constance, les reportages de France 3 entreprennent, par différents biais, d’éclairer les différentes facettes de cet apprentissage : sensibilisation à la variété dans les modes de consommation, éducation à des prises alimentaires régulières et rythmées dans la journée, initiation à des saveurs inconnues, formation de nouveaux goûts par la technique du choix contraint, apprentissage d’une consommation durable, etc.

31On précisera, sur l’avant-dernier point, que l’un des enjeux de l’éducation alimentaire consiste à rendre possible la découverte de ce que l’enfant, en principe, refuse par méconnaissance, ce que divers reportages (02/04/97 ; 13/10/03 ; 05/11/03) mettent en exergue : éduquer est alors faire identifier qu’il existe différentes « familles » d’aliments, toutes utiles et nécessaires à une alimentation saine, et « imposer » à l’enfant un choix – contraint, par conséquent – à l’intérieur d’une catégorie à laquelle il n’est pas habitué. Cette forme d’orientation du choix participe d’une volonté d’ouverture et de découverte qui, en orientant l’enfant vers des produits qui lui sont inconnus – ou qu’il pense ne pas aimer –, permet de contourner sa pente naturelle vers des aliments connus et appréciés (et pas toujours favorables à la santé). Cette lutte contre la « néophobie alimentaire », incluse dans une éducation au goût, apparaît comme un point particulièrement sensible de l’éducation en milieu scolaire des jeunes consommateurs, venant compenser un déficit d’apprentissage et d’éducation au sein des familles sur ces questions. Le présupposé d’un déficit familial d’éducation alimentaire est, en effet, une constante de ce discours qui, de fait, déplace la responsabilité vers le milieu scolaire, par le biais de l’éducation nutritionnelle qu’il peut dispenser.

32Un grand nombre de reportages, de fait, insistent sur la nécessité d’un équilibre alimentaire régulièrement entretenu, reposant sur une identification correcte des vertus de chaque catégorie d’aliments à laquelle la médiatisation participe en véhiculant, à partir du discours de la diététique – porté par de nombreux acteurs : médecins, nutritionnistes, diététiciens (ne) s… –, les caractéristiques essentielles de chacune d’entre elles35. C’est ainsi que, du primaire à l’université, une variété de modes d’action et de sensibilisation à ces questions est relayée par la télévision régionale. Des activités ludo-pédagogiques conduites au restaurant scolaire36 jusqu’aux démarches de sensibilisation entreprises auprès des publics étudiants dans les restaurants universitaires, ces différentes opérations de promotion de l’équilibre alimentaire apparaissent comme sujets de séquences orientées vers la prise de conscience des enjeux liés à la diversité alimentaire et à la connaissance des apports de chaque type d’aliment. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, une « Semaine de l’équilibre alimentaire » existe – plutôt orientée vers le public étudiant, avec l’appui du CROUS et des organisations de prévention sociale étudiante. Couvrir ce genre de manifestation37, c’est contribuer à faire apparaître la question de l’équilibre alimentaire comme une question d’intérêt général, nécessitant l’apprentissage – et la mise en œuvre effective – d’un certain nombre de principes nutritionnels. Conjointement, cela tend à souligner, implicitement, que la question des déséquilibres nutritionnels dans les pratiques alimentaires courantes – telles que le « snacking » des populations adolescentes ou la fréquentation assidue des enseignes de fast-food38 – est un problème d’ordre public, suffisamment large dans les populations impliquées et suffisamment grave dans les conséquences induites, pour nécessiter ce type de mobilisation collective. Au demeurant, comme en rend compte l’un des intervenants d’un de ces reportages en milieu universitaire (12/03/02), il s’agit aussi de lutter contre certaines idées reçues associant un peu trop rapidement équilibre alimentaire et régime – et légitimant, du même coup, par la non-nécessité pour soi d’un quelconque « régime », l’abandon de tout principe d’attention à l’équilibre des repas.

33Cette question, on le voit, relève de représentations sociales mettant en jeu le critère de « ce qui est bon », pour soi et pour sa santé, la convergence du plaisir gustatif et du bienfait sanitaire n’allant pas de soi, ce que le travail médiatique tend aussi à illustrer, dans ce genre de reportage.

34Peut-on, alors, parler de rôle prescriptif des médias lorsqu’ils accomplissent ce type de travail ? Ce serait sans doute excessif même si, à l’occasion, le téléspectateur est renvoyé – en particulier au sein de « Chroniques conso » – à certaines publications de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA), clairement orientées vers le conseil et la prescription. Il nous semble plus juste de considérer que la médiatisation ainsi opérée de ces questions nutritionnelles s’intègre aux logiques d’incitation à des changements comportementaux vers lesquels ces actions de terrain orientent. Le média, dans l’accompagnement communicationnel qu’il accomplit, redouble et amplifie la médiation éducative s’exerçant au sein de l’espace scolaire. En ce sens, il contribue à « faire passer » un certain nombre de messages diététiques destinés à faire des élèves des consommateurs compétents, assurant ainsi cette « migration des flux qui débordent de l’univers scientifique (vers) les horizons de l’expérience pratique39 ». L’espace scolaire – et, particulièrement, la cantine40, à travers l’ensemble des actions éducatives qui s’y déroulent – devient un lieu de construction de « compétences » liées aux pratiques alimentaires : au-delà des savoirs qui s’y transmettent, le restaurant scolaire apparaît fréquemment comme un lieu de découvertes et d’expérimentations où la prise de conscience de principes nutritionnels est favorisée, orientant vers une correction (ou une remédiation) des pratiques inadéquates41. Ces compétences peuvent être considérées comme la résultante de ce travail normatif auquel le média contribue par le traitement d’actions de sensibilisation aux principes de l’équilibre alimentaire – transitant, explicitement ou implicitement, par la célèbre formule « cinq fruits et légumes par jour » du PNNS. C’est, ainsi, la question de la responsabilité individuelle de l’enfant/adolescent qui est mise en lumière et, au final, la forme de pouvoir qu’il aurait sur lui-même de contrôler son devenir. Pouvoir qui, d’ailleurs, peut prendre, dans certains cas, une forme plus collective par le biais d’une participation des élèves aux commissions chargées d’élaborer les menus, voire même de sélectionner les fournisseurs. Autant de démarches partenariales témoignant du fait que la responsabilisation fait partie intégrante de l’action éducative à laquelle, par le relais qu’elle en assure, la télévision régionale prend part.

Une actualité du goût

35Il y a lieu, cependant, de se demander si cette action éducative se limite à ces dimensions d’apprentissage des principes régissant l’équilibre alimentaire. La cantine ne serait-elle pas le lieu de construction de repères qui – excédant la dimension sanitaire, tout en y contribuant – participe de la construction du goût ? J.-J. Boutaud rappelle que « le goût relève d’une éducation42 » et s’inscrit, par conséquent, dans un apprentissage de longue durée auquel l’univers scolaire contribue. Un passage en revue des périodes au cours desquelles s’opère la médiatisation de l’alimentation scolaire amène à considérer que le mois d’octobre, de façon régulière43, est propice au traitement de ces questions touchant à l’alimentation et au « plaisir de manger ». Notre évocation, plus haut, des déclencheurs événementiels conduit à identifier le travail de certains promoteurs44 de ces événements visant à donner une visibilité particulière à une sorte d’actualité du goût. Cette visibilité est la résultante, en partie, du travail de mobilisation médiatique pour couvrir ce genre d’actualité communicationnellement programmée. On peut alors observer, derrière les déclinaisons thématiques selon lesquelles s’organise, chaque année, cette thématique, une constante, d’ordre culturel, orientée vers les apprentissages des saveurs.

36Si la dimension culturelle attachée à l’identification et à l’appréciation des saveurs est importante, il faut néanmoins ne pas négliger les logiques institutionnelles dont certaines opérations comme la « Semaine du goût » – qui est à l’origine de cette couverture régulière en octobre – sont l’émanation. Initiée par la Collective du sucre45, cette démarche, éducative, n’est pas sans lien avec des aspects promotionnels et commerciaux liés au secteur industriel à l’origine de ces actions. Cela conduit à des « leçons de goût », fréquemment orientées vers l’apprentissage des quatre saveurs de base et faisant intervenir, au-delà du secteur d’origine, de nombreux secteurs des industries agroalimentaires.

37La couverture télévisuelle de ces questions est donc dépendante d’un agenda institutionnel entretenant des formes de régularité (et de saisonnalité, en quelque sorte) et, en même temps, d’une année sur l’autre, la variété thématique nécessaire pour capter l’attention des médias. C’est ainsi que l’on verra se succéder, au fil des années, des propositions de thématisation de cette « Semaine » davantage orientées vers certains secteurs : boulangerie, boucherie, charcuterie, fromage, agriculture biologique… Une variété des lieux accompagne d’ailleurs ces thématiques successives : crèche, école primaire, collège, lycée professionnel (au sein de la section cuisine), institut de jeunes aveugles…

38Si, comme en rendent compte les reportages, découvrir de nouvelles saveurs, c’est aussi accroître sa compétence lexicale pour les caractériser, la présence des caméras tend à renforcer ce processus explicatif et justificatif où l’élève, questionné par l’enseignant ou le journaliste, s’attache à expliciter ses sensations.

39Ces ateliers expérimentaux entrent, par ailleurs, dans une logique de promotion des territoires – et des terroirs. Cela passe, en contexte scolaire, par la connaissance – appliquée, et donc transitant par l’expérience du goût – de ce qui fait la spécificité de telle ou telle région. En l’occurrence, on assiste à plusieurs reprises, dans le cadre de cette Semaine du goût, à la valorisation de productions locales – ainsi que de recettes qui les mettent en œuvre – et, en particulier, des fromages de la région.

40La télévision régionale trouve là l’occasion de contribuer à la sensibilisation au patrimoine local par le biais d’un type de produit emblématique de la culture régionale. Éducation sensorielle et éducation aux traditions culinaires locales viennent alors se conjuguer dans une approche combinant certains enjeux des stratégies institutionnelles régionales46 et ce que l’on peut considérer comme une forme d’éducation gastronomique des adultes de demain. À travers la couverture de ce genre de démarche, le média contribue à une forme de patrimonialisation culinaire – renforcée par le discours de quelques chefs cuisiniers qui, en « encadrant leur création47 », renforcent la dimension symbolique du produit qui en est à l’origine.

41« Articuler les apprentissages cognitifs de la nutrition sur les dimensions sociales et culturelles de l’alimentation48 », comme le rappelle A. Dupuy constitue, selon nous, une trame essentielle de ces nombreuses actions éducatives. Rendre compte de ces initiatives en même temps que laisser transparaître « les émotions et les affects49 » de ceux qui y participent nous semble constituer une facette essentielle de cette trame, autant liée à la nécessité de « bien » consommer qu’aux diverses formes du plaisir qu’on peut y trouver.

Sécurité alimentaire : cadrages régionaux d’une actualité nationale

42Si la gestion du risque individuel que peuvent représenter de mauvaises habitudes alimentaires est au cœur des démarches d’éducation et de prévention médiatisées dont nous venons de faire état, l’information concernant des risques collectifs, structurés en crise à certains moments-clés de l’actualité, parcourt une partie significative du corpus observé.

43L’événementialité médiatique régionale en matière alimentaire ne saurait, en effet, se limiter à cette actualité plus ou moins programmée – et incluse dans des stratégies communicationnelles diverses. En parallèle – et, parfois, en contrepoint – de cette question de l’équilibre alimentaire, celle de la sécurité alimentaire entre en ligne de compte dans le traitement médiatique. Elle pourra prendre la forme d’une actualité classiquement conjoncturelle, en référence à un certain nombre d’intoxications alimentaires qui, au-delà des problèmes de santé que cela entraîne pour les jeunes victimes, posent le problème de la qualité des produits, de leur mode de transformation, du choix des fournisseurs et des différents circuits d’approvisionnement. Sous ces angles de prise observables dans le traitement médiatique, la problématique des normes est souvent sous-jacente ainsi que celle des modes de contrôle et de vigilance pour éviter de tels risques50.

44Plus globalement, il apparaît que c’est en quelque sorte dans l’ombre portée d’une actualité nationale que ce type de question est traité : qu’il s’agisse des OGM à la fin des années 90 ou de la « vache folle » au début des années 2000, c’est bien le spectre des risques alimentaires majeurs qui s’immisce sur le terrain de l’école et des modes de restauration qu’elle propose : dans ce contexte de « peur au ventre » (pour reprendre le titre d’un ouvrage récent de Patrick Denoux51, en psychologie sociale), la couverture médiatique régionale apparaît un peu comme la caisse de résonance locale des angoisses qui traversent – sur l’ensemble du territoire – la population sur ce sujet.

45Le pic de l’année 2000 qui apparaît sur la courbe que nous avons tracée s’explique, en grande partie, par la récurrence de reportages faisant état de démarches de retrait de la viande de bœuf dans les restaurants scolaires de certaines villes de la région (Béthune, Dunkerque, Lille, Lomme52…). On retrouvera, quoique de façon plus modérée, un mouvement du même type lors de la crise de la grippe aviaire en 2005.

46Il est souvent fait référence, dans ces reportages, au fait que le retrait des produits incriminés se fait « sous la pression des parents d’élèves ». La mise en évidence de cette inquiétude – parfois qualifiée de « légitime » – trouve une forme de visibilité accentuée par l’espace de parole accordé à cette anxiété diffuse. L’argument est, d’ailleurs, souvent, de prolonger en dehors de l’espace familial la vigilance entretenue à l’égard d’un produit – en s’abstenant de le consommer – et à la traduire en pression auprès du maire pour qu’il mette en œuvre un principe de précaution strict, là où la gestion individuelle du risque n’est plus possible.

47La teneur régulièrement polémique53 de ces reportages – où la tendance à la psychose est soulignée, où les stratégies de réassurance de la population mises en œuvre par les maires sont questionnées et renvoyées aux effets de panique qu’ils contribuent paradoxalement à entretenir – montre conjointement les évidentes ambiguïtés des stratégies institutionnelles activant le principe de précaution, mais aussi les difficultés particulières du travail de couverture médiatique dans ce genre de circonstances – en termes d’effets potentiels induits.

48La question du risque et de la gestion de celui-ci – ainsi que de ses conséquences – n’est donc jamais très loin de la thématique alimentaire au sein du monde scolaire. Celle de la traçabilité va généralement de pair avec ce type de problématique et suscitera, elle aussi, une mobilisation médiatique entretenue dans le prolongement de ces crises pour rendre compte d’une rigueur accrue dans les procédures de contrôle (notamment, à l’égard des fournisseurs sous-missionnés par les collectivités gérant la restauration scolaire).

49Une des « réponses » à ce contexte anxiogène va consister à reconstruire la fiabilité de la qualité des produits servant de base à la confection des repas, en jouant sur le raccourcissement des circuits entre producteurs et consommateurs-élèves : cela va s’opérer par un écho particulier donné aux produits bio, cultivés localement, dans une logique de proximité à laquelle un média comme France 3 est sensible et qui occasionne des reportages réguliers à la fin des années 2000. C’est notamment le cas en 2007-2008 où, dans le contexte de la tenue du Grenelle de l’Environnement, il est fait référence, à plusieurs reprises (03/10/07 ; 04/10/07 ; 26/10/07 ; 20/11/08) au développement de l’usage de produits biologiques en restauration scolaire : la responsable (Caroline Pelletier) d’A Pro Bio, pôle de ressources en promotion et développement de la filière bio du Nord-Pas-de-Calais, sera invitée sur le plateau de Voix publique pour développer les enjeux du développement durable et la façon dont la restauration scolaire peut s’en emparer, au bénéfice du développement de la santé des populations scolarisées et d’un secteur de production en croissance importante. Promotion des « circuits courts » et, par conséquent, des ressources locales (souvent associées à des démarches sociales de retour à l’emploi) et valorisation du durable et du sain se rejoignent ici pour configurer la cantine comme un lieu où éthique, responsabilité et solidarité se conjuguent.

50Symptôme en creux d’une anxiété sociale liée à l’alimentation, trouvant des points de focalisation ponctuels à travers certains produits, le monde scolaire est soumis aux logiques de justification qui parcourent toute la société et qui conduisent à resserrer les modes de contrôle sur de nombreuses procédures – et à le faire savoir, par médias interposés, pour canaliser les inquiétudes et manifester les formes de maîtrise de ce processus.

La cantine comme espace-symptôme

51Au-delà des peurs dont nous venons de constater qu’elles trouvent un point d’ancrage particulier dans l’univers scolaire et, notamment, au sein du réfectoire vu comme un espace de prise de risque spécifique pour certains parents, la cantine apparaît comme un lieu révélateur d’un certain nombre de tensions sociales dont on voudrait, ici, souligner certaines caractéristiques. Si l’on peut sembler s’éloigner ici de la question de l’alimentation scolaire stricto sensu, c’est pour montrer comment le lieu-cantine est ce que l’on pourrait appeler un espace-symptôme, porteur, en creux, de significations sociales dont il est un révélateur particulier :

52• un révélateur, tout d’abord, de phénomènes globaux, souvent rangés sous l’appellatif totalisant de « violence scolaire », dont la cantine peut être un lieu d’expression particulier, traduisant une socialité mise à mal dans l’espace symbolique de la convivialité54 ;

53• un révélateur social, ensuite, des conditions de vie de certaines familles pour lesquelles le paiement de la cantine est une charge impossible à assumer. Des reportages récurrents sur ces défauts de paiement sont l’occasion de pointer la cantine comme un symptôme des difficultés sociales de familles en grande précarité, problème reliable, au demeurant, à la question de la diminution des fonds d’aide sociale.

54C’est à l’occasion de la médiatisation de dispositions politiques départementales – comme celle du Conseil général du Nord décidant, pour juguler la désaffection de la cantine (« recoupant essentiellement la carte du chômage et de la précarité ») par les élèves du département, de prendre à sa charge une partie du ticket de cantine selon les revenus des familles (29/09/97) – que la cantine apparaît comme espace reflétant des difficultés sociales de la population. C’est aussi à l’occasion de mesures plus globales adoptées par le gouvernement – comme la proposition, par S. Royal, de révision d’attribution des bourses, en en réservant une part directement destinée aux établissements scolaires, de façon à favoriser le taux de fréquentation de la cantine par les élèves de familles modestes, ce qu’un responsable d’établissement (collège de Fives, 13/02/98) vient justifier en termes d’aide à la gestion financière de ces fonds et de juste destination de ceux-ci aux enfants, en leur permettant la prise d’au moins un repas complet par jour – que le caractère symptomatique de cet espace « se révèle » également. Sans parler du traitement de cas spécifiques comme celui d’un élève de La Bassée « puni pour les difficultés financières de ses parents » (30/06/10) et qui esquisse, au travers de la question du coût des repas et de la difficile gestion tant par les familles que par les établissements de ce coût, le panorama transversal d’une région particulièrement marquée par de graves difficultés sociales.

55Le débat sur la gratuité de la cantine, de 1997 (12/09) à 2007 (12/01 et 12/03), apparaît, de fait, aux deux extrémités du corpus. Reliées régulièrement aux problèmes scolaires consécutifs à des carences alimentaires, les initiatives de gratuité mises en place, comme celle de Pont-à-Marcq en mars 2007, sont l’objet de vifs débats politiques locaux – liés à la faiblesse des budgets communaux et aux partages de responsabilités quant à la gestion sociale de ces questions – dont la télévision régionale se fait l’écho. Mais, sans doute contribue-t-elle, aussi, à la structuration de tels débats comme on peut l’observer en janvier 2007 où, à la suite d’une initiative de ce type en région parisienne, les enjeux spécifiques de ce genre de décision et les limites qu’elles peuvent rencontrer, notamment dans les communes aux ressources faibles du Nord-Pas-de-Calais, sont l’objet d’une enquête effectuée à Liévin et qui conduit le maire (J.-P. Kucheida) à pointer l’impossibilité financière d’une telle mesure pour sa commune.

56Il faut sans doute signaler, de ce point de vue, que parallèlement à la question de l’équilibre alimentaire pour l’enfant, celle de l’équilibre budgétaire pour l’institution est une composante, elle aussi, récurrente qui permet de saisir le problème des « impayés de cantine » sous l’angle non moins légitime des logiques organisationnelles et des moyens contraints selon lesquels la gestion de ce type de service s’effectue. Il n’en ressort pas moins qu’en filigrane de ces explicitations institutionnellement justifiées, c’est la détresse des familles – et a fortiori des enfants – que le téléspectateur va avoir tendance à d’abord voir (et sans doute retenir).

57La cantine, comme quasi-instrument de mesure des difficultés sociales et financières de certaines familles, est donc régulièrement prise dans cette symbolique métonymique où se révèlent les conditions de vie toujours plus difficiles de certains parents et les conséquences induites pour leurs enfants. Le soulignement régulier, dans ces reportages, du fait que le repas pris à la cantine est, bien souvent, le seul repas complet pris par l’enfant sur la journée, en constitue une forme d’accentuation spécifique que l’observation transversale sur corpus permet, seule, de révéler.

De la scène alimentaire aux scènes sociales

58Plus largement, si l’on reste sur la dimension politique de la question, il est clair que la cantine s’inscrit, dans le traitement événementiel qu’en propose France 3, comme un carrefour particulièrement signifiant des politiques publiques mises en œuvre, des évolutions qui les caractérisent et des réactions qu’elles induisent. Le lieu en question, comme espace de service au public, est pris dans le débat sur les transferts de compétences – et donc sur les transferts de charges qui ont, dans la décennie écoulée, animé les débats politiques nationaux et régionaux. Il n’est donc pas étonnant que la cantine, quand on s’intéresse à sa médiatisation régionale, soit souvent associée à des actions de protestation contre des suppressions de postes et traitée par rapport à la formulation de revendications dont certains mouvements de grève sont le support d’expression. Les enjeux des évolutions statutaires au sein de la fonction publique et les politiques successives de redistribution des responsabilités de gestion des personnels travaillant dans le monde de la restauration scolaire « alimente » régulièrement le débat autour de ce lieu spécifique.

59C’est ainsi que les dispositions de la loi du 13 août 2004, relative au transfert des personnels techniques, ouvriers et de service aux régions et aux départements55, sont à plusieurs occasions (17/10/05 ; 29/08/06) illustrées à travers le cas spécifique des cantines et de la gestion de leur personnel : la tension sur la question des moyens, les risques d’alourdissement de l’imposition locale, la charge de travail accrue des agents – et les différentes formes de souffrance sociale qu’elle engendre – sont autant d’axes mis en valeur par les reportages quant à la portée de ces nouvelles règles régissant ces personnels. Comme si, en somme, la cantine signifiait, au-delà d’elle-même et de sa fonction propre, un certain nombre de tensions et de difficultés traversant globalement la société. La question des suppressions de postes (06/04/04), les difficultés induites par la mise en œuvre complexe, à la rentrée 2008, de la « réforme Darcos » de nouveaux rythmes scolaires et leur impact sur l’organisation des pauses méridiennes et des prises de repas (29/08/08 ; 29/08/08) sont autant de façons de figurer la cantine comme un espace symptomatique de « dysfonctionnements » – ou, du moins, de ce qui est fréquemment pointé et dénoncé comme tel. Qu’il s’agisse de figurer un certain nombre d’incohérences fonctionnelles – comme, dans la réforme Raffarin, la suppression du lundi de Pentecôte comme jour férié induisant dans un même lieu une école ouverte et une cantine fermée (18/05/05) – ou de montrer comment, à l’occasion de suppressions de postes de professeurs des écoles, la cantine est réquisitionnée par les parents en espace de lutte pour s’élever collectivement contre la décision qui leur est imposée (13/06/05), le restaurant scolaire est cet espace pluriel porteur de significations et de messages multiples. Il reste, comme dans ce dernier cas à l’école Jean Macé d’Halluin, l’espace de convivialité qu’il est par définition – et où se partagent des moments de vie, autour d’un repas – et devient, en même temps, le lieu d’une occupation symbolique où s’organise la solidarité de parents autour de la défense d’un intérêt commun.

60Mais il peut être, tout autant, à d’autres occasions, l’espace promotionnel privilégié de responsables municipaux construisant par ce biais l’image d’un espace scolaire – et d’une ville – structuré par des pratiques innovantes, comme l’illustre ce reportage (13/01/03) présentant la mise en place, à Denain, d’un portefeuille électronique permettant de mieux gérer le flux de demi-pensionnaires – tout en promouvant, implicitement, la démarche d’innovation technologique d’une entreprise locale – ou celui réalisé à Lille (26/08/03) faisant état du « guichet unique » mis en place par la municipalité et intégrant le service de restauration scolaire au sein d’une logique transversale de facilitation de démarches administratives multiples réalisables dans un même lieu (la mairie de quartier) et justifiant le slogan municipal déclinant Lille sous le double registre de « ville pratique, ville à vivre ».

Conclusion

61De fait, la cantine apparaît, dans le traitement télévisuel régional, comme un espace signifiant particulièrement composite, mêlant des logiques représentationnelles multiples où, certes, les questions liées à l’alimentation et à la nutrition sont importantes et récurrentes, mais où circulent les « imaginaires socio-discursifs » dont parle Charaudeau56 comme autant de systèmes de valeurs et de représentations guidant les modes d’intervention des différents acteurs de ce processus. Le monde de l’éducation croise l’univers des pratiques et des comportements familiaux et vient régulièrement les questionner ; les facteurs liés à la santé – et à l’entretien de celle-ci – rejoignent les questions des diverses formes de normativité qui parcourent le discours sur l’alimentation dans l’espace scolaire ; les soubresauts de l’actualité nationale en matière de crises alimentaires rejaillissent au niveau régional en reportages relatifs aux mesures prises localement dans ce contexte anxiogène, à la fois entretenu par la médiatisation57 et générateur des mesures adoptées tout autant que des contestations diverses qu’elles produisent ; le politique, dans ses logiques de réaménagement et de rééquilibrage des échelons locaux et nationaux, en termes de responsabilités dévolues à chacun, compose, comme en surplomb de l’ensemble, des points de tension complémentaire qui, du microlocal au régional et au national, signifient, via la cantine, des visions du social – et de l’attention aux familles et aux populations scolarisées – assez nettement différenciées en même temps qu’elles révèlent des conceptions organisationnelles divergentes quant à l’exercice de l’activité de restauration collective et aux enjeux statutaires auxquels elle est reliée. La conjonction de ces différents cadres autorise donc à penser la cantine comme un prisme où convergent un certain nombre de questions aiguës qui traversent nos sociétés, questions sur lesquelles un média comme France 3 est fondé à attirer le regard d’un téléspectateur régional vis-à-vis duquel – en perspective du travail informatif effectué – une posture de médiation éducative est régulièrement adoptée.