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Introduction

p. 9-28


Texte intégral

L’alimentation à l’école : une affaire publique au cœur des sociétés contemporaines

1Les écoles, de la maternelle au lycée, sont désignées aujourd’hui par les pouvoirs publics comme des lieux clés de médiation, d’apprentissage et d’appropriation individuelle et collective de connaissances et comportements alimentaires. Au sein des établissements scolaires, l’alimentation fait l’objet de dispositifs didactiques, d’ateliers d’éveil sensoriel et d’initiation au goût, de séquences pédagogiques en sciences, géographie, histoire, éducation à la santé ainsi que dans d’autres matières. Les écoles constituent également un lieu de mise en œuvre et d’apprentissage de formes de convivialité et de pratiques alimentaires diverses : partage et consommation de goûters, grignotages, participation à des repas festifs et, bien évidemment, déjeuners quotidiens à la cantine. D’après l’étude Individuelle Nationale des Consommations Alimentaires 3 (INCA 3) conduite par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, entre 2015 et 2017, de la maternelle au lycée, deux enfants sur trois en moyenne, soit plus de 7 millions d’enfants, ont mangé à la cantine au moins une fois par semaine. Un peu plus de 60 % des enfants ont fréquenté quotidiennement la cantine au déjeuner. En tenant compte du nombre de jours ouvrables des restaurants scolaires, on estime à 140 le nombre de déjeuners pris dans l’année par chaque écolier dans le cadre scolaire1.

2L’alimentation à l’école ne concerne pas seulement les élèves. Elle mobilise aussi, à titre différent, un très grand nombre d’acteurs hétérogènes qui interviennent dans et en dehors de l’enceinte des établissements de formation publics et privés : le personnel des cantines, les entreprises de restauration collective, les enseignants et les documentalistes, les animateurs, les gestionnaires des écoles, les collectivités territoriales, les parents et les familles, les institutions gouvernementales, les entreprises du secteur agroalimentaire, des associations. Les acteurs des industries médiatiques participent également à la construction de l’alimentation scolaire en tant que problème public et, de plus en plus souvent, présentent les repas à l’école comme une affaire controversée (halal, bio, accès à la cantine des enfants de chômeurs, précarité sociale). Les aliments consommés à l’école, les expériences à la cantine, les risques et les plaisirs des repas scolaires sont également au centre de contes et romans de jeunesse et d’autres produits culturels (albums, bandes dessinées, séries télévisées, films, magazines) destinés aux enfants et aux adolescents.

3L’alimentation en milieu scolaire suscite un grand nombre d’interrogations au sein des sociétés contemporaines. À la croisée entre le social (sociabilité, tensions et négociations entre normes et pratiques individuelles et collectives), le culturel (imaginaires et représentations sociales autour des repas), le politique (choix nationaux et locaux en matière de santé publique, qualité des aliments, équité sociale, accompagnement de professionnels de la santé), le gestionnaire (performance des procédés, compétitivité des acteurs, rentabilité), l’environnemental (réduction des gâchis, gestions des déchets, alimentation biologique, ressources locales, circuits courts), l’éducatif (apprendre les règles de comportement et d’hygiène, manger équilibré, initier au goût et à la diversité des produits), l’alimentation en milieu scolaire soulève ainsi nombre d’interrogations aux sociétés contemporaines.

Les implications sociétales de l’alimentation scolaire : un champ longtemps inexploré

4Les aspects nutritionnels de la restauration scolaire ont donné lieu à plusieurs recherches dans le domaine médical, plus précisément en pédiatrie, en sciences de la nutrition et en diététique. La discipline de la nutrition s’est intéressée non seulement aux enjeux biologiques et physiologiques, mais aussi aux dimensions psychosociales de l’acte de manger en milieu scolaire. Les travaux menés par la nutritionniste Marie Marquis2 au Québec, par exemple, mettent en évidence la variété des facteurs qui influencent le comportement alimentaire des élèves des écoles de Montréal. Les résultats de ses recherches montrent qu’un grand nombre d’élèves considèrent que le goût est essentiel dans le choix des aliments et que la volonté de contrôler son poids et de consommer des aliments de qualité joue un rôle important dans les habitudes alimentaires ainsi que dans les attentes et perceptions vis-à-vis de l’offre à la cantine.

5De leur côté, les professionnels de la restauration collective portent un regard réflexif et critique sur leurs propres pratiques face au large spectre de problématiques auxquelles ils sont confrontés lorsque leur activité touche à l’alimentation à l’école. Par exemple, la littérature professionnelle et la littérature grise de l’association AGORES3, qui rassemble les professionnels de la restauration publique, rendent compte des questionnements et des défis stratégiques posés aux acteurs de terrain face au « triple rôle des cantines scolaires » : nourrir, apprendre à manger, encourager la sociabilité des élèves.

6De manière assez surprenante, en revanche, bien qu’au cœur des débats publics actuels, les enjeux sociétaux de l’alimentation en milieu scolaire ont été peu étudiés par la recherche en sciences humaines et sociales. L’importance de la dimension biophysiologique de la consommation de repas à l’école a certainement contribué à faire percevoir l’alimentation à l’école comme un sujet distant des intérêts des sciences humaines et sociales. Par ailleurs, les représentations souvent caricaturales de l’expérience des repas scolaires proposées dans des films, séries, bandes dessinées et autres produits culturels ont suggéré que l’alimentation à l’école n’était pas une affaire à prendre au sérieux4. En particulier, aux yeux des chercheurs en sciences de l’éducation, les interrogations soulevées par l’apprentissage de savoirs autour des aliments et des pratiques alimentaires sont apparues trop éloignées des programmes d’enseignement et des préoccupations des enseignants5. Les collations matinales et la pause de midi ont ainsi été appréhendées comme des moments incontournables associés à des nécessités physiologiques, mais entraînant aussi une distraction et une suspension des finalités didactiques de la journée scolaire. Dans cette optique, la cantine a été envisagée comme un lieu soulevant avant tout des problèmes d’ordre logistique liés à l’organisation de ladite prise de repas des élèves.

7Les travaux d’historiens ont pourtant observé que manger à l’école est avant tout affaire d’éducation et de citoyenneté. L’étude historique des évolutions de la cantine révèle ainsi que, dès ses premières apparitions, le repas collectif en milieu scolaire a été investi de la responsabilité de faire adhérer les élèves aux valeurs d’une société. Du xiie siècle jusqu’au xviiie siècle, la consommation de repas dans les réfectoires des internats a été une occasion de dissémination de préceptes chrétiens permettant de faire « apprendre aux enfants […] à manger avec sagesse, avec modestie et de manière honnête6 ». La recherche historique a montré que les cantines scolaires sont devenues ensuite des lieux où affirmer non seulement les valeurs de la laïcité et de la solidarité, mais aussi les principes de l’hygiène et de la santé publique7. D’après l’historien Didier Nourrisson, la création des premières cantines scolaires dans les écoles maternelles en France au milieu du xixe siècle suite à des actions caritatives a été dictée par l’exigence de nourrir les enfants venant de milieux défavorisés au même titre que soutenir leur scolarisation8. Au début du xxe siècle, les responsables républicains ont multiplié les initiatives en matière de restauration scolaire, poussés non seulement par l’instauration de l’obligation scolaire, mais aussi par le combat pour la laïcité « car il s’agit d’attirer à l’école publique par tous les moyens9 ». Au cours du xxe siècle, les interventions étatiques dans les choix des établissements scolaires publics en matière d’alimentation ont été guidées par l’exigence d’assurer aux élèves un apport nutritionnel considéré comme adéquat ainsi que par la nécessité de faire respecter des principes d’hygiène et de santé publique.

8De l’autre côté de l’Atlantique, la recherche sociohistorique étatsunienne a souligné à quel point les choix en matière d’alimentation à l’école sont au cœur non seulement des politiques éducatives d’une société, mais aussi des préoccupations d’égalité et de justice sociale tout en touchant aux intérêts économiques de l’industrie agroalimentaire10. Les programmes autour des cantines scolaires aux États-Unis ont représenté un important dispositif d’aide sociale et, en même temps, sont devenus le terrain de conflits entre des intérêts d’acteurs variés. L’action publique étatsunienne en matière de repas scolaires a en effet dû répondre à la double nécessité d’écouler les surplus de l’industrie agroalimentaire et de proposer aux élèves des aliments répondant aux principes nutritionnels11.

9Dans une autre perspective disciplinaire, la recherche en géographie a montré que les choix en matière d’alimentation à l’école n’ont pas seulement des retombées sur la santé et l’éducation des enfants, mais peuvent avoir aussi des implications importantes en termes de politiques de développement durable. L’idée de servir dans les écoles des aliments produits localement apparaît très simple, mais divers travaux comparatifs ont mis en évidence les difficultés rencontrées dans sa mise en pratique12. Les raisons sont en partie à rechercher, notamment au Royaume-Uni, dans certains lieux communs liés à l’alimentation : la nourriture est une marchandise comme une autre, les coûts sont plus importants que la qualité dans le secteur public, la provenance des aliments est importante pour les restaurants exclusifs, mais pas pour les cantines scolaires.

10Au cours des dernières années, la recherche sociologique a examiné les expériences et les relations émotionnelles avec la nourriture à l’école13. En France, ce n’est que récemment que de premiers travaux ont commencé à émerger sur l’alimentation en milieu scolaire. L’étude pionnière de Sophie Dubuisson14 a mis en lumière la complexité des relations marchandes qui se nouent entre entreprises de restauration collective, municipalités, écoles, enseignants, parents et enfants. D’autres recherches se sont focalisées sur les évolutions de la restauration collective depuis une quarantaine d’années. Elles s’intéressent notamment aux différentes formes d’industrialisation capitalistique de la production alimentaire et de la restauration collective et de leurs impacts sur le métier de cuisiner. Ils montrent ainsi un moindre recours aux savoir-faire traditionnels des cuisiniers en même temps que s’ouvrent, pour des employés moins qualifiés, des possibilités de se voir reconnaître des compétences commerciales15. D’autres travaux se sont centrés majoritairement sur la cantine en collège au prisme de la structure sociale. En particulier, l’étude de Christine César a examiné les consommations et représentations sociales associées à la cantine16. Dans la continuité de ces recherches, d’autres auteurs se sont interrogés sur les choix de la fréquentation de la cantine en collèges en zone d’éducation prioritaire (ZEP), notamment là aussi au prisme de la structure sociale17 et en particulier ethnique18. La consommation alimentaire en milieu scolaire a également fait l’objet d’enquêtes qui l’ont appréhendée comme une pratique de socialisation corrélée à des variables comme l’âge, le genre, la religion, l’appartenance ethnique et socio-économique19. Par ailleurs, certains travaux se sont davantage focalisés sur l’expérience des repas à la cantine, qu’il s’agisse de comprendre les choix de ce qui est mangé ou de ce qui a trait à la cantine comme espace de jeu20. D’autres auteurs se sont attachés également à montrer comment les cantines scolaires, en tant que « haut lieu de la laïcité républicaine », sont au cœur de débats entre une revendication de « l’identité culturelle de français » et l’introduction du halal comme une atteinte à cette identité21. Ces travaux sociologiques sur la cantine scolaire participent du reste aux réflexions actuelles sur les cantines dans différentes institutions (entreprise, école, Ehpad par exemple22.)

11En dépit de la centralité de l’école comme lieu de médiation et circulation de savoirs liés aux pratiques alimentaires, les multiples enjeux sociétaux de l’alimentation scolaire restent en France encore largement inexplorés. De ce fait, il n’existe à ce jour pas d’ouvrage s’intéressant à l’alimentation scolaire alors même que cette dernière constitue depuis longtemps un enjeu fondamental de l’action publique en France.

L’éducation alimentaire de la jeunesse au cœur des politiques publiques

12Le manque d’attention accordé à l’alimentation à l’école par la recherche universitaire en France est d’autant plus surprenant si l’on considère que l’« éducation alimentaire de la jeunesse » est au centre de divers programmes ministériels, d’avis et recommandations de commissions interministérielles et arrêtés par la loi.

13De fait, l’éducation à l’alimentation constitue une des mesures phare du programme national pour la nutrition et la santé (PNNS). Lancé en 2001 par le ministère de la Santé sous l’égide du professeur Serge Hercberg et reconduit en 2006, 2011 et 2017, le PNNS a vocation à améliorer la nutrition des populations, en particulier de populations cibles telles que les jeunes. Ce programme inclut des objectifs à atteindre (réduire la consommation de sel, de sucre, diminuer le surpoids et l’obésité) plus ou moins adaptés aux différentes populations visées. Pour cela, il s’appuie sur des plans de communication visant à diffuser des repères nutritionnels qu’il publie à destination des publics et des professionnels, mais également sur des intermédiaires (professionnels sanitaires et sociaux, enseignants, etc.) désignés relais des politiques publiques nutritionnelles. Ce programme inclut également des chartes d’engagement volontaire avec les industries agroalimentaires. Pour autant, outre le fait qu’il n’existe pas un véritable consensus autour de ce programme et des choix en matière de communication au sein de la communauté des nutritionnistes et des acteurs de la santé, le PNNS n’est pas isolé. Il existe d’autres programmes de réforme de la consommation (programme national alimentation, plan obésité par exemple), la capacité des pouvoirs publics à intégrer de manière cohérente les multiples critères de ces différents programmes étant questionnée23.

14Ainsi, depuis 2010 l’éducation alimentaire de la jeunesse est aussi un axe central du programme national pour l’alimentation (PNA) qui prévoit à ce propos diverses actions comme « développer des outils pédagogiques dédiés à l’éducation à l’alimentation pour renforcer cette éducation de la maternelle au lycée » ; « poursuivre les “classes du goût” et agir en faveur de l’éveil du goût chez les jeunes » ; « promouvoir le programme scolaire “fruits et légumes à l’école” et “lait et produits laitiers à l’école” ».

15Le Conseil National de l’Alimentation (CNA), instance consultative interministérielle, qui se présente comme un « parlement de l’alimentation » réunissant des représentants de principaux acteurs de la filière alimentaire, des ministères concernés, des collectivités territoriales ainsi que des universitaires s’est à plusieurs reprises prononcé sur le « rôle primordial » de l’éducation à l’alimentation à l’école. L’importance prioritaire à accorder aux actions d’éducation alimentaire de la jeunesse a été soulignée dans plusieurs avis élaborés par le CNA. L’avis no 84 paru en septembre 2019 recommande entre autres d’insérer l’éducation à l’alimentation dans un continuum éducatif « avec des actions cohérentes et interdisciplinaires tout au long de la scolarité, pour tous les élèves, comprenant des étapes complémentaires24 ». Le CNA insiste sur l’implication de l’ensemble du personnel des écoles25 et sur la nécessité d’une approche éducative centrée sur l’« expérimentation », sur le « faire » et sur la découverte des métiers de la vie agricole et rurale. En continuité avec l’avis no 77 sur « Les enjeux de la restauration en milieu scolaire26 », le CNA encourage à envisager le restaurant scolaire « comme un lieu d’éducation à l’alimentation, grâce à la mise en place d’actions conviviales, simples et courtes ».

16Le Conseil national de l’alimentation plaide pour une éducation alimentaire ayant comme objectif l’appréhension du fait alimentaire dans sa totalité en tant qu’acte biologique, physiologique, psychologique, culturel et économique. Selon cette approche holistique, l’information nutritionnelle, l’éducation nutritionnelle, l’éducation sensorielle et au goût constituent autant de volets de l’éducation à l’alimentation. L’information nutritionnelle aurait comme objectif de renseigner sur le type et la quantité de nutriments présents dans un produit alimentaire. L’éducation nutritionnelle devrait sensibiliser aux aspects biologiques et physiologiques de l’acte de manger sans perdre de vue ses dimensions culturelles, sociales, affectives, identitaires, économiques et ce, sans tomber dans l’injonction réductrice. L’éducation sensorielle et au goût quant à elle aurait pour but d’« apprendre à “connaître son corps”, à mobiliser ses cinq sens pour profiter de toutes les qualités organoleptiques de l’aliment proposé27 ». Elle permettrait aussi « la construction d’un répertoire du goût et la mise en place d’un outil comparatif à travers notre histoire de mangeur28 ». Une attention particulière est accordée à « la verbalisation des émotions qui permet le développement d’une convivialité où chacun “ose” exprimer ses préférences29 ».

17Une visée holistique de l’éducation à l’alimentation est présente aussi dans la feuille de route 2019-2022 élaborée suite aux États généraux de l’alimentation qui se sont tenus en 2017. Dans ce cadre, les politiques publiques en matière d’alimentation sont invitées à miser sur l’éducation et plus précisément à « élaborer un parcours alimentaire pédagogique, pour permettre aux enfants et aux jeunes de connaître les aliments et leur fabrication, leurs impacts sanitaires et environnementaux et l’importance de la lutte contre le gaspillage ; mettre en place un choix dirigé de plats et de menus en restauration scolaire, dans les établissements du secondaire ; concevoir des programmes courts d’information au niveau national et régional (adaptés à la diversité des territoires et des habitudes alimentaires) mettant en avant l’équilibre, le goût, le plaisir et la santé ; impliquer les professionnels de santé (sages-femmes, médecins généralistes) dans la sensibilisation et dans l’information sur la nutrition de la population à l’alimentation saine30 ».

18De son côté, le ministère de l’Éducation nationale a intégré l’éducation à l’alimentation dans la politique éducative de santé. Comme le code de l’éducation le dispose depuis 2016, « Une information et une éducation à l’alimentation, cohérentes avec le programme national relatif à la nutrition et à la santé, et du programme national pour l’alimentation sont dispensées dans les écoles, dans le cadre des enseignements ou du projet éducatif territorial31. » Dans le cadre scolaire, la mise en œuvre de cette éducation alimentaire de la jeunesse est prévue dans les temps d’enseignement ainsi que pendant la restauration scolaire et les temps périscolaires, engageant ainsi l’ensemble des personnes chargées de l’éducation des enfants et des jeunes : enseignants, direction et gestionnaires, conseillers principaux d’éducation et personnels de la vie scolaire, personnels de restauration, collectivités territoriales et partenaires.

19De manière concertée, toutes les instances gouvernementales sont d’accord pour affirmer que l’éducation alimentaire concerne tous les âges de la scolarité, de la maternelle à l’enseignement supérieur, et toutes les filières, générales, technologiques et professionnelles. Comme on peut le lire dans un rapport élaboré conjointement par le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation en 2018, « L’éducation alimentaire de la jeunesse entre dans le cadre des éducations transversales dont les objectifs sont de rendre chaque élève apte, tout au long de sa vie, à faire vivre les valeurs de la République, à appréhender le monde dans sa diversité, à prendre des décisions éclairées et raisonnées et à avoir conscience de ses responsabilités individuelles et collectives32. » L’école est donc désignée comme l’institution chargée de « permettre à tout élève d’acquérir les savoirs et compétences indispensables pour adopter des comportements alimentaires pertinents pour sa santé et pour l’environnement, dans une démarche de responsabilisation individuelle et collective33 ». Les initiatives d’information, de communication et d’éducation menées au sein des écoles sont ainsi des outils clés pour une politique publique qui considère que la responsabilité première des choix et des comportements alimentaires incombe aux élèves.

Étudier le gouvernement nutritionnel scolaire

20Plus que sur des facteurs environnementaux, la plupart des préconisations et des actions en matière d’éducation alimentaire de la jeunesse restent axées sur des approches d’autosurveillance, centrées sur le jeune consommateur et fondées sur la responsabilisation afin de promouvoir une alimentation jugée favorable à la santé et à l’environnement. Ainsi, si l’objectif premier de l’éducation alimentaire de la jeunesse est de préserver et améliorer la santé publique et l’environnement, l’apprentissage du « bien manger » apparaît lié à des processus de normalisation sociale : inculquer des normes et des valeurs pour réguler les conduites alimentaires implique inévitablement la volonté de former certains types de sujets et de citoyens. Dans cette perspective, ce qui est en jeu dans les débats sur la nutrition à l’école et dans les choix en matière d’éducation alimentaire est « un projet moral : le type de personnes que nous sommes, ce que nous aspirons à être et le rôle que l’alimentation joue dans ce processus34 ». Cet enjeu moral fait l’objet d’une attention particulière de divers ministères qui ont développé et continuent à développer, par un ensemble d’actions au cœur de l’école, une véritable politique de gouvernement nutritionnel35, une « stratégie partagée » et une « gouvernance organisée36 » visant à éduquer les enfants (et, selon une logique de biopolitique déléguée, leur famille) à une alimentation jugée saine, c’est-à-dire en adéquation avec l’orthodoxie nutritionnelle. Par gouvernement nutritionnel scolaire nous entendons, dans la lignée des travaux de Michel Foucault, mais aussi de Dominique Memmi et Didier Fassin37 le processus par lequel se construit un système normatif et se mettent en place des dispositifs de normalisation nutritionnelle visant à changer les représentations sociales, les croyances et les attitudes des personnes jugées sources de comportements alimentaires à risque. Autrement dit, il s’agit de gouverner l’intérieur (représentations sociales et croyances), c’est-à-dire de transformer l’esprit pour mieux transformer le corps (habitudes et pratiques quotidiennes). Le gouvernement nutritionnel repose sur l’idée selon laquelle les problèmes nutritionnels sont liés à des facteurs endogènes, c’est-à-dire à des comportements individuels propres à des styles de vie qui conduiraient les individus à adopter des comportements alimentaires à risque. L’objectif est donc de socialiser les mangeurs à la figure de l’homo medicus38, c’est-à-dire un sujet « entrepreneur de lui-même », attentif à et acteur de sa santé, adoptant des comportements alimentaires jugés sains et en adéquation avec son âge et avec l’orthodoxie nutritionnelle (diversité alimentaire ; diversité et régularité des repas). Les personnes sont ainsi conviées à surveiller leur régime alimentaire, à supprimer les facteurs à risques de maladies en s’appropriant une alimentation « saine » et « équilibrée ». Dans ce contexte, l’école est désignée comme actrice de ce processus de socialisation par une diversité d’actions et de programmes. Mais elle doit compter sur une multitude d’acteurs agissant en amont et en parallèle, en dehors de l’école, qui participent à produire et à diffuser un discours spécifique autour de l’alimentation et de la sécurité alimentaire au cœur de l’école. C’est à cet enjeu crucial qu’est consacré cet ouvrage.

21Ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une série d’études interdisciplinaires sur l’alimentation à l’école, entamées à l’Université de Lille39 et impliquant des chercheurs en sciences de l’information et de la communication, en sciences de l’éducation et en sociologie. Ce projet éditorial est ainsi le produit d’un dialogue interdisciplinaire indispensable pour une analyse du phénomène qui tienne compte de sa complexité sans le réduire à un seul de ses aspects. Il présente les résultats de travaux de terrain menés dans la région Nord-Pas de Calais dans le cadre d’un projet de recherche interdisciplinaire soutenu par Lille métropole communauté urbaine et la fondation Bonduelle, ainsi que d’enquêtes réalisées à Paris et en région Île-de-France, à Strasbourg et en région Rhône-Alpes.

22Cette série d’études met en évidence des différences importantes entre les points de vue et les attentes des personnes concernées par l’alimentation en milieu scolaire. Elle met en exergue la nature controversée et problématique de la communication et de l’éducation nutritionnelle : loin de se limiter à la sensibilisation aux principes d’une nutrition « saine » et « correcte », les dispositifs d’information et communication éducative sur l’alimentation touchent à des questions idéologiques, politiques et sociales telles que le développement durable, les identités culturelles, la citoyenneté et la solidarité, l’autonomisation des apprenants et le développement de la pensée critique. De ce fait, l’intérêt de l’ouvrage est de montrer que l’alimentation scolaire ne se résume pas à ce qui se passe dans la cuisine et à la cantine, mais que, au contraire, elle prend sens dans une diversité de scènes sociales tant en dehors (instances gouvernementales nationales et locales, médias, entreprises) qu’au sein des établissements scolaires (salle de cours, cantine, cours de récréation). C’est à un voyage dans l’ensemble de ces espaces sociaux qui construisent l’espace social scolaire que nous invitons le lecteur pour comprendre combien l’alimentation scolaire, loin d’incarner le modèle idéal visé par l’orthodoxie nutritionnelle, est une construction complexe et controversée à la croisée d’interactions sociales, de rapports sociaux de classe, de sexe, d’âge, de génération, entre des acteurs divers et multiples prenant ou non leur distance avec le gouvernement nutritionnel scolaire.

Un ouvrage en cinq temps et onze voix

23Cet ouvrage collectif se propose d’offrir une contribution inédite et originale à la compréhension des pratiques qui se déploient, des dispositifs et des discours qui se construisent et circulent autour de l’alimentation à l’école. L’objectif est de rendre compte tout à la fois des discours, des représentations sociales et des normes autour de l’alimentation scolaire produites par la société, des modalités et des conditions de diffusion de ces normes et représentations sociales au cœur même de l’école et, enfin, des modalités et conditions sociales de leur appropriation par les enfants, mais également par ceux censés les diffuser (enseignants, animateurs, surveillants). L’ouvrage se compose de onze chapitres répartis en cinq parties qui s’articulent autour de deux questionnements principaux relatifs à la fabrication de représentations et de normes alimentaires relatives à l’école et à leur diffusion.

24Les deux parties (Partie 1. Gouverner et communiquer. Entre État, médias et entreprises, l’alimentation scolaire comme enjeux de confiance ; Partie 2. De la collectivité à la cantine) s’intéressent à trois espaces sociaux (les instances publiques ; les médias ; les entreprises de l’agroalimentaire) qui participent à la construction d’un discours normatif autour de l’alimentation scolaire en dehors de l’école. Ces deux parties cherchent à comprendre dans quelle mesure en dehors des établissements scolaires des acteurs sociaux multiples – institutionnels, politiques, économiques, médiatiques et culturels – participent à la production et à la circulation de normes et savoirs liés à l’alimentation à l’école. Cette question vise à comprendre comment le gouvernement nutritionnel se fabrique en amont de l’application de programmes autour de l’alimentation au cœur des établissements scolaires.

Gouverner, communiquer. Entre État, médias et entreprises, l’alimentation scolaire comme enjeux de confiance

25La première partie de l’ouvrage (Partie 1. Gouverner et communiquer. Entre État, médias et entreprises, l’alimentation scolaire comme enjeux de confiance) s’intéresse aux discours et aux dispositifs mis en place par différentes instances pour accompagner la promotion de la sécurité alimentaire à l’école. Trois instances sont ici convoquées : l’État, les médias et les entreprises.

26Tout d’abord, dans le premier chapitre (L’alimentation à l’école et le rôle des parents dans les discours publics : entre prescription et culpabilité), Mylène Costes et Aurélia Dumas ciblent les discours que les politiques publiques véhiculent à l’égard des parents dans les textes officiels, analyse qu’elles croisent avec une étude empirique menée sur l’agglomération grenobloise se composant d’entretiens semi-directifs auprès de parents d’élèves (crèche, école primaire, collège et lycée). Elles analysent, dans un premier temps, les discours véhiculés par les politiques publiques pour mobiliser les parents et restituent, dans un deuxième temps, les préoccupations que ces derniers expriment relatifs à l’alimentation scolaire.

27L’État désignant l’école comme espace de diffusion du modèle de l’homo medicus, l’enjeu est ensuite de comprendre comment cette problématique sociale est relayée notamment par les médias, qui jouent un rôle central dans la diffusion et la promotion des questions de société, mais également par les entreprises du secteur agroalimentaire et des entreprises gestionnaires de la restauration scolaire qui investissent les écoles. Ainsi, le deuxième chapitre (L’alimentation scolaire en Nord Pas-de-Calais au prisme de l’actualité télévisée régionale) s’attarde sur les discours médiatiques télévisés mis en circulation sur les cantines scolaires et sur la construction des controverses publiques autour des repas à l’école (halal, bio, accès à la cantine des enfants de chômeurs, précarité sociale). Il analyse la manière dont les médias participent à la construction de la sécurité alimentaire à l’école en tant que problème public. Pour cela, Jacques Noyer nous invite à comprendre comment le principal média audiovisuel d’un territoire donné – le Nord Pas-de-Calais – prend en compte, sur la durée, le « territoire » particulier au sein de l’institution scolaire que représente la « cantine ». Comment parle-t-il, en mots et en images, de l’alimentation scolaire et du lieu qui l’incarne ? L’enjeu ici est de mieux saisir comment les médias – et, notamment, la télévision régionale – participent à la production et à la circulation de savoirs et de normes en matière d’éducation alimentaire, de sécurité alimentaire, que ces normes s’inscrivent dans des dispositifs mis en place par les institutions gouvernementales ou qu’elles s’inscrivent dans d’autres logiques d’action – ou de promotion.

28Et c’est alors tout l’intérêt du chapitre suivant (Les artefacts communicationnels et éducatifs des entreprises agroalimentaires en milieu scolaire : entre enjeux publics et intérêts privés) que de venir éclairer d’autres logiques d’action. En effet, ce dispositif normatif institué par l’État via la production de modèles normatifs relayés par les médias doit tenir compte d’un autre acteur, fondamental : les entreprises de l’agroalimentaire ; d’autant plus fondamental que l’État entretient pour le moins un rapport ambigu avec elles. Comme le montre Simona De Iulio dans ce chapitre, l’État invite les entreprises à participer à l’éducation des enfants dans le cadre scolaire, dans un contexte où les acteurs économiques sont perçus comme étant à l’origine de pratiques alimentaires jugées comme malsaines du fait de la qualité des produits qu’ils proposent sur le marché. Il est donc pertinent de comprendre comment ces deux acteurs en coopération dépassent ce paradoxe : en quoi l’enjeu pour les entreprises de l’agroalimentaire qui communiquent au sein de l’école serait moins de vendre leurs produits que de gagner de la confiance ?

Gérer des impératifs contradictoires. De la collectivité à la cantine

29Si l’État se voit relayé par les médias et travaille en coopération avec les entreprises agroindustrielles, un autre acteur entre en scène : les collectivités territoriales dont une des missions est de répondre aux objectifs fixés par l’État. L’enjeu est de taille dans la mesure où les territoires se trouvent à la charnière d’impératifs parfois contradictoires. Cet enjeu est traité dans la deuxième partie (De la collectivité à la cantine).

30Le chapitre de Sylvie Bardou Boisnier (L’alimentation bio dans les cantines scolaires. Élément distinctif de l’action politique des collectivités locales) vise à saisir comment les acteurs publics locaux (en l’occurrence les collectivités locales), en particulier les gestionnaires des cantines scolaires, concilient objectifs de santé (demande de l’État) et impératifs de rentabilité des industriels de la restauration collective. À travers l’exemple de la mise en place de cantines bio dans trois collectivités locales de la Région Rhône-Alpes (Conseil général de la Loire, mairies de Saint-Étienne et de Roanne), l’auteur analyse les éléments de l’action politique des collectivités territoriales pour répondre à ce double défi contradictoire. Et à cet égard, l’enjeu est aussi de taille, car il concerne directement ceux qui mettent en application les normes, à savoir les personnels de restauration qui travaillent dans les cantines scolaires.

31Une des questions est de savoir quelles sont les normes qui « agissent » (et comment) dans ce contexte de travail et quels sont leurs impacts sur les personnels de restauration ? Telle est la question traitée par Élodie Sevin dans son chapitre (Les normes de travail dans les restaurants scolaires. Le cas des écoles primaires de la ville de Lille). La construction de prescriptions en amont conduit nécessairement à redéfinir les pratiques professionnelles. Pour cela, l’auteur cherche à comprendre les écarts entre le travail tel qu’il est prescrit aux travailleurs et le travail tel qu’il est réalisé et vécu par les chefs cuisiniers de la cuisine centrale de Lille qui achalande vingt-deux établissements d’école primaire. Elle analyse la façon dont ces normes sont traduites dans des prescriptions liées à des dispositifs communicationnels dans le contexte du New Management Public entendu comme une nouvelle manière de gérer les administrations publiques et les services qu’elles délivrent.

32Si l’alimentation scolaire se construit en dehors de l’école comme question sociale impliquant la fabrication de discours normatifs, il s’agit également de rendre compte du processus de diffusion des modèles normatifs issus de l’État au sein de l’institution scolaire et des pratiques tant des élèves que des encadrants (enseignants, surveillants-animateurs…). Les trois parties suivantes (Partie 3. La salle de classe. Quand les interactions élèves/enseignant travaillent le gouvernement nutritionnel ; partie 4. Pause méridienne et goûter d’étude du soir. Quand les interactions enfants/animateurs redessinent le gouvernement nutritionnel ; partie 5. La cour de récréation. Quand les interactions entre enfants gouvernent les normes nutritionnelles) portent spécifiquement sur ce qui se joue au cœur même de l’école par l’étude de trois scènes sociales : la classe, la cantine, la cour de récréation.

33Les parties 3 et 4 portent sur la salle de classe et la cantine, deux scènes sociales désignées comme des espaces de diffusion et de gouvernement nutritionnel et dans lesquels sont mis en place des dispositifs didactiques et pédagogiques utilisés, créés ou actualisés par les enseignants (polyvalents, spécialistes d’une discipline, documentalistes), des ressources à disposition des élèves (manuels, polycopiés, ouvrages documentaires, etc.), ainsi que des dispositifs auxquels recourent les personnels non enseignants (infirmières scolaires, personnels des cantines). S’y ajoutent des documents d’information qui circulent au sein de l’établissement (menus, règles d’hygiène) et qui participent à la mise en place d’une éducation à la santé relativement aux enjeux alimentaires. L’étude de ces deux espaces sociaux permet de rendre compte des enjeux de normes et de savoirs poursuivis et des spécificités contextuelles dans la mise en place et pérennisation des actions sur la sécurité alimentaire.

34La cinquième partie s’intéresse à la cour de récréation, qui représente davantage un espace à part, loin des contraintes du gouvernement nutritionnel, au sein duquel les enfants développent leur propre culture entre paires et à laquelle se confrontent les normes nutritionnelles. L’objectif est de rendre compte des conditions sociales d’appropriation par les enfants des messages de la sécurité alimentaire véhiculés dans le cadre scolaire par l’étude des trois scènes sociales.

35Au final, ces trois parties s’interrogent sur la mise en pratique du gouvernement nutritionnel au cœur même de l’espace scolaire. Émerge ainsi une seconde série de questions :

Quels normes, savoirs et dispositifs didactiques et pédagogiques sont mobilisés par les personnels enseignants et non enseignants (animateurs, surveillants) pour déterminer et promouvoir les principes de la sécurité alimentaire ? Comment l’ensemble des normes et des savoirs en matière de sécurité alimentaire circulant dans l’espace public scolaire sont-ils perçus et appropriés par les élèves ?

36Ce double questionnement a pour vocation de mieux saisir les conditions sociales de diffusion des normes nutritionnelles au cœur de l’école.

La salle de classe. Quand les interactions élèves/enseignant travaillent le gouvernement nutritionnel

37La troisième partie (La salle de classe. Quand les interactions élèves/enseignant travaillent le gouvernement nutritionnel), centrée spécifiquement sur la salle de classe, analyse la manière dont les enseignants prennent en charge des séances d’éducation à l’alimentation, conçoivent le contenu des séances, et ce en fonction de leur rapport aux élèves, selon le profil social des enseignants. Comment les enseignants se représentent-ils l’éducation nutritionnelle ? Comment l’opérationnalisent-ils dans la classe, notamment à travers le choix et l’utilisation de supports pédagogiques ? En matière d’alimentation, quelles normes, règles, savoirs tiennent-ils à ce que les élèves s’approprient ? De quelles manières font-ils en sorte que les élèves les intègrent ? Derrière ces questions émerge la nécessité d’observer les processus de diffusion des modèles normatifs au cœur même de la salle de classe. À cet égard, les deux chapitres portant sur l’étude de dispositifs pédagogiques se centrent sur les interactions sociales à l’œuvre entre les enseignants et leurs élèves. Ces travaux s’intéressent notamment à l’influence de la distance sociale entre enseignant et élève sur la représentation qu’ont les enseignants des pratiques alimentaires des élèves.

38Aurélie Maurice, dans son chapitre Quand un projet d’éducation alimentaire en collège se confronte à la distance sociale enseignants-élèves, portant sur des classes de 5e de deux collèges au recrutement social différent de la région parisienne, étudie le déroulement d’une séance d’éducation alimentaire et la manière dont se construisent les interactions entre enseignants et élèves dans deux collèges de la région parisienne. Dans la continuité, Susan Kovacs et Denise Orange dans leur chapitre L’utilisation des documents sur l’alimentation dans la pratique ordinaire d’enseignants de l’école primaire, portant sur une classe de CP et une de CE2 d’une école primaire de Lille, s’intéressent à la manière dont les types d’interactions entre enseignants et élèves conduisent à une construction de savoirs scientifiques et comment se diffusent ou non des normes et des règles qui ne sont pas vraiment raisonnées.

Pause méridienne et goûter d’étude du soir. Quand les interactions enfants/animateurs redessinent le gouvernement nutritionnel

39La quatrième partie Pause méridienne et goûter d’étude du soir. Quand les interactions enfants/animateurs redessinent le gouvernement nutritionnel porte sur l’espace de la cantine ainsi que sur la pause méridienne. Les deux chapitres traitant de l’espace de la cantine abordent également la question de la diffusion des normes nutritionnelles au prisme des interactions sociales entre les élèves et les encadrants, la pause méridienne ou le goûter d’étude en cantine étant envisagés tous les deux comme des moments d’éducation par les pouvoirs publics, dimension éducative qui se matérialise dans les activités que les élèves expérimentent. Dans cette approche, il s’agit tout autant d’analyser la réappropriation de leurs rôles prescrits par les animateurs responsables et médiateurs lors de la pause méridienne ou lors du goûter en cantine que les réactions et les formes de réappropriation par les enfants. Plusieurs questions traversent ces travaux : comment circulent les savoirs et les normes autour de l’alimentation des enfants dans le cadre des pauses méridiennes et des repas scolaires ? Dans quelle mesure ces normes et savoirs sont-ils appropriés par les acteurs en jeu ? La diversité des encadrants recrutés pour surveiller les cantines a-t-elle une influence sur le quotidien des élèves ? Ces acteurs perçoivent-ils de la même façon le rôle qui leur revient selon leur statut, leur âge, leur sexe ou leur appartenance sociale ? Dans quelle mesure l’hétérogénéité de ce groupe professionnel agit sur le rapport à l’alimentation des enfants qui sont sous leur responsabilité chaque midi ?

40Ces questions sont abordées par Marie Berthoud dans son chapitre Les pauses méridiennes dans les écoles : de la circulation des normes alimentaires aux pratiques de réappropriation. Partant d’une analyse des documents ministériels sur l’éducation à l’alimentation lors des pauses méridiennes, elle s’intéresse tout d’abord à la manière dont l’alimentation est construite par les instances publiques. Dans un second temps, elle analyse la manière dont cette éducation promue par les instances politiques se matérialise lors des pauses méridiennes, notamment dans trois écoles primaires de Lille. Elle étudie en particulier l’ensemble des activités organisées avant et après la pause méridienne, visant « à faire faire » aux enfants en ancrant l’acte de manger dans un ensemble de « pratiques » et d’activités. Il est alors pertinent de chercher à comprendre ce qui se joue ensuite dans les interactions sociales entre les enfants et les animateurs lors des repas. C’est précisément ce qui est au cœur du chapitre de Géraldine Comoretto Faire manger les enfants à la cantine : le rôle des animateurs dans l’éducation alimentaire à l’école portant sur trois écoles primaires de la région parisienne.

La cour de récréation. Quand les interactions entre enfants gouvernent les normes nutritionnelles

41Reste à comprendre, en dernier lieu, ce que les enfants font avec toutes ces normes lorsqu’ils partagent de la nourriture entre eux. Ce questionnement est au cœur de la cinquième et dernière partie de l’ouvrage (La cour de récréation. Quand les interactions entre enfants gouvernent les normes nutritionnelles). Les chapitres 10 (Collation matinale et différenciation sociale : regards adultes et pratiques enfantines à l’école primaire) et 11 (Goûters et friandises à l’école : l’alimentation périscolaire et informelle au cœur de la construction des rapports sociaux entre élèves) qui la composent s’intéressent à ce qui se passe entre les élèves pendant le goûter, les collations et les différentes consommations informelles plus ou moins tolérées par l’école et la place qui y occupent les aliments apportés (bonbons, gâteaux, etc.) par les enfants. L’intérêt de ces deux chapitres est de focaliser l’attention, non seulement sur le point de vue des enfants sur le goûter, les collations et autres consommations informelles, mais également sur les interactions sociales à l’œuvre et les rapports sociaux sous-jacents entre les enfants. Dans cette perspective qui tente de saisir l’expérience sociale des enfants confrontés pendant ces temps particuliers que sont la récréation et le goûter du soir à leurs pairs, les deux chapitres permettent de mieux saisir les décalages entre les pratiques des enfants et les discours et programmes institutionnels. Analysant les différents contenus des collations ou des consommations informelles, les deux chapitres permettent de comprendre comment les aliments participent à la structuration du groupe des enfants et de son positionnement vis-à-vis du groupe des adultes.

42C’est notamment ce à quoi s’intéresse Louis Mathiot dans son étude de la collation matinale dans une école primaire à très forte mixité sociale située dans la Communauté urbaine de Strasbourg dans le chapitre 10 (Collation matinale et différenciation sociale : regards adultes et pratiques enfantines à l’école primaire). L’importance des interactions à l’œuvre entre enfants est également au cœur du dernier chapitre (Goûters et friandises à l’école : valeurs et usages sociaux des aliments « informels ») dans lequel Christine Tichit, Géraldine Comoretto et Aurélie Maurice s’intéressent à l’expérience périscolaire du goûter et à la consommation informelle de friandises, au sens large d’aliments dont les enfants sont friands, comme les bonbons, mais aussi d’autres produits plus ou moins prévisibles, non seulement dans trois écoles élémentaires, mais également trois collèges à Paris et en région parisienne. Elles analysent notamment les transactions et conflits qui naissent autour du partage alimentaire comme support d’intégration, mais aussi des rapports de domination qui animent et structurent les relations au sein des groupes de parents.

43Que fait donc l’école à l’alimentation des enfants ? Telle est en substance la question transversale aux onze chapitres qui composent cet ouvrage collectif. Elle oblige à comprendre comment elle se pose aux pouvoirs publics comme question sociale et est retravaillée, non seulement par les médias, mais également par les industries agroalimentaires dont les relations avec les pouvoirs publics contiennent toujours un élément intéressé. Cette question nécessite alors une plongée au cœur même de l’espace scolaire. Le point de vue de l’intérieur permet de saisir comment la variété des conditions sociales et les divers types de rapports et d’interactions modèlent, transforment, déforment, voire annulent ce que l’école veut faire à l’alimentation des enfants dans la salle de classe, à la cantine et dans la cour. Au terme de ces différents chapitres, on comprendra aisément combien les pratiques alimentaires constituent tout à la fois des leviers de normalisation sociale par appropriation de certaines normes alimentaires, mais aussi des espaces de résistance, tant des enfants eux-mêmes que de certains aidants professionnels de l’école, qu’il s’agisse d’enseignants, d’animateurs ou de surveillants, prenant clairement leur distance avec les normes qu’ils sont censés diffuser.

Notes de bas de page

1 Agence française de sécurité sanitaire des aliments, Étude individuelle nationale des consommations alimentaires 3 (INCA 3), Rapport d’expertise, 2017 [www.anses.fr/en/ system/files/NUT2014SA0234Ra.pdf].

2 Blais-Bélanger Janie, Marquis Marie, « Comportements, motivations et attitudes alimentaires des jeunes de la Commission scolaire de Montréal », Canadian Journal of Dietetic Practice and Research, no 78, p. 1-7.

3 Cf. les documents disponibles sur le site de l’association [www.agores.asso.fr].

4 Morgan Kevin, Sonnino Roberta, The school food revolution. Public food and the challenge of sustainable development, Londres, Earthscan, 2008.

5 Weaver-Hightower Marcus B., « Why education researchers should take school food seriously », Educational Researcher, no 40, 2011, p. 15-21.

6 Gerbod, Paul, La restauration hors foyer en Europe : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Champion, 2000, p. 38.

7 Chachignon, Marcel, Bon appétit les enfants !, Deuil-La-Barre, Éditions de l’Union des Personnels des Restaurants Municipaux, 1993.

8 Nourrisson Didier, « Manger à l’école : une histoire morale », Food and History, no 1, 2004, p. 227-240.

9 Ibidem, p. 230.

10 Levine Susan, School Lunch Politics, The surprising history of America’s favorite welfare program, Princeton, Princeton University Press, 2008.

11 Poppendieck Janet, Free for all : fixing school food in America, Berkeley, University of California Press, 2010.

12 Morgan Kevin, Sonnino Roberta, The school food revolution. Public food and the challenge of sustainable development, Londres, Earthscan, 2008.

13 Truninger Monica, Horta Ana, Teixeira José, « Children’s food practices and school meals », International Journal of Sociology of Agriculture and Food, no 3, 2014, p. 247-252 ; Truninger Monica, Teixeira José, « Children’s engagements with food : an embodied politics of care through school meals », in Emma-Jayne Abbotts, Anna Lavis, Luci Attala (dir.), Careful Eating : Bodies, Food and Care, Londres, Ashgate, 2015, p. 194-215.

14 Dubuisson-Quellier Sophie, « Le prestataire, le client et le consommateur. Sociologie d’une relation marchande », Revue française de sociologie, no 4, 1999, p. 671-688.

15 Dondeyne Christelle, Les cuisines du capitalisme. L’industrialisation des services de restauration collective, Vulaines-sur-Seine, Éd. Le Croquant, 2016.

16 César Christine, « Collégiens et sociologues : mangeront-ils ? Inconfort du chercheur contractuel et enjeux de méthode », Innovations et Sociétés, no 2, 2002, p. 69-88 ; César Christine, « La restauration scolaire au collège : c’est bon pour qui ? », Lettre scientifique de l’Institut français pour la nutrition, no 111, 2006, p. 1-7.

17 Hermet Annick, « De la faible fréquentation de la cantine en collèges de ZEP », VEI Enjeux, no 127, 2001, p. 162-175.

18 Tichit Christine, « L’émergence de goûts de classe chez les enfants de migrants. Modèles concurrents de goûts et pratiques alimentaires », Politix, no 99, 2012, p. 51-77.

19 Tichit Christine, « Le repas et les mots pour le dire. La détermination sociale des discours enfantins sur le repas familial », in Anne Lhuissier, Thomas Depecker, Aurélie Maurice (dir.), La juste mesure. Éléments pour une sociohistoire des normes alimentaires, Tours/Rennes, PUFR/PUR, 2013, p. 215-244 ; Comoretto Géraldine, « L’échange de goûters à l’école élémentaire. Une pratique culturelle propre à l’enfance ? », in Sylvie Octobre, Régine Sirota (dir.), Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales, Actes du colloque, 2010.

20 Guetat Meriem, « Du plaisir des cantines », in Jean-Pierre Corbeau (dir.), « Nourrir de plaisir », Paris, Les Cahiers de l’OCHA, no 13, 2008, p. 40-46 ; Guetat Meriem, Guilème Dorothée, Lioré Julie, Rodier Christine, « Les adolescents et la cantine. Pratiques et représentations, spécificités régionales et institutions scolaires », Actes du colloque OCHA, Alimentations adolescentes, Paris 12 et 13 octobre 2010 ; Comoretto Géraldine, « Des usages du jeu à la cantine », Ethnologie française, 2014, no 4, p. 707-717.

21 Papi Stéphane, « Islam, laïcité et commensalité dans les cantines scolaires publiques », Hommes et migrations, no 1296, 2012, p. 126-135 ; Bergeaud-Blackler Florence, « L’école au défi de l’espace alimentaire halal », Histoire, monde et cultures religieuses, no 32, 2015, p. 103-118.

22 Comoretto Géraldine, Lhuissier Anne, Maurice Aurélie (dir.), Quand les cantines se mettent à table… Commensalité et identité sociale, Paris/Dijon, Éd. Quæ/Educagri, p. 79-102.

23 Cardon Philippe, Depecker Thomas, Plessz Marie, Sociologie de l’alimentation, Paris, Armand Colin, 2019, p. 231.

24 Conseil national de l’alimentation, Éducation à l’alimentation, Avis no 84, septembre 2019 [www.cna-alimentation.fr/v2/wp-content/uploads/2019/09/CNA-Avis-84-Éducation-à-lalimentation.pdf].

25 « L’éducation à l’alimentation en milieu scolaire est l’affaire de l’ensemble de la communauté éducative, qui la met en œuvre dans le respect des missions de chacun, du projet d’école ou d’établissement et en fonction des besoins identifiés en comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté dans le second degré », Ibidem.

26 Conseil national de l’alimentation, Les enjeux de la restauration en milieu scolaire, Avis no 84, septembre 2019 [www.cna-alimentation.fr/v2/wp-content/uploads/2019/09/CNA-Avis-84-Éducation-à-lalimentation.pdf].

27 Ibidem, p. 13.

28 Ibid.

29 Ibid.

30 https://agriculture.gouv.fr/egalim-tout-savoir-sur-la-loi-agriculture-et-alimentation

31 Issu de l’article 3 de la Loi no 2016-138 du 11 février 2016.

32 Carotti Sabine, Richard Marie-Anne, Dupuis Monique, Sultant Philippe, Éducation alimentaire de la jeunesse, Rapport interministériel, ministère de l’Éducation nationale : ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, mars 2019, p. 9.

33 Ibidem, p. 18.

34 Ibidem, p. 19.

35 Une première version du concept de « gouvernement nutritionnel » a été formulée par Cardon Philippe « Gouverner de l’intérieur. La prévention nutritionnelle comme mode gestion publique du maintien des personnes âgées à domicile », Questions de communication, 2015, no 26, p. 63-77.

36 Carotti Sabine et al., op. cit., p. 48.

37 Fassin Didier, Memmi Dominique (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éd. EHESS, 2004.

38 Peretti-Watel Patrick, Sociologie du risque, Paris, Armand Colin, 2003.

39 De Iulio Simona, Kovacs Susan, « Communiquer, prévenir, éduquer : circulation de normes et de savoirs sur les risques alimentaires à l’école », Communication & Organisation, no 45, 2014, p. 99-114 ; Berthoud Marie, De Iulio Simona, « Apprendre à manger. L’éducation alimentaire à l’école entre politiques publiques, médiations marchandes et mobilisations citoyennes », Questions de communication, no 27, 2015, p. 105-128 ; Berthoud Marie, Communication publique et alimentation. Une étude des dispositifs infocommunicationnels à destination des enfants dans les écoles primaires, Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, université de Lille Sciences humaines et sociales, 14 novembre 2017 ; Kovacs Susan, Orange Ravachol Denise, « Food and nutrition in educational discourses : norms, knowledge, polyphony », Communicazione.doc, no 16, 2017, p. 119-139.

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