La renaissance du vignoble de Tokaj : la preuve par le paysage
p. 21-34
Texte intégral
1L’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2002 de la « Région viticole historique de Tokaj » au titre de « paysage culturel » a, en quelque sorte, parachevé la renaissance du vignoble de Tokaj après les profonds bouleversements qu’il a connu tout au long du xxe siècle. À la crise phylloxérique succèdent la partition de la Hongrie consécutive au traité de Trianon puis la collectivisation des structures de production assortie de la nationalisation des grands domaines de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. Le vin de Tokaj, le célèbre Tokaji Aszú1 disparaît des marchés internationaux et tombe dans l’oubli tandis que, localement, la modification des structures de production mène à la déstructuration des modes et lieux de production. C’est une suite de ruptures dont le paysage porte les stigmates, qui ne trouve sa fin qu’avec la privatisation des années 1990 et la dynamique de reconstruction, tant matérielle que symbolique, qui s’enclenche alors sous l’impulsion des cadres locaux désireux de renouer avec l’âge d’or et d’investisseurs internationaux soucieux de redonner aux vins de Tokaj leur place sur l’échiquier international. D’autres générations d’investisseurs, hongrois, les suivront et contribueront à leur tour à restaurer l’image de Tokaj. Ce sont les modalités de cette dynamique de renouveau que nous voulons décrire ici, saisies à travers les évolutions du paysage constatées tout au long de vingt années d’enquêtes et d’observations sur le terrain.
Un paysage malmené par l’histoire
2Situé à l’extrême nord-est de la Hongrie, le vignoble de Tokaj est implanté sur les pentes de l’ancien massif volcanique de Zemplén (entre 100 et 300 m d’altitude en moyenne), entre plaine et forêt, au contact de zones humides (les rivières Bodrog et Tisza et leur confluence) qui favorisent la botrytisation des raisins, indispensables à l’élaboration de l’Aszú, ce grand vin liquoreux qui a fait la réputation du vignoble depuis le xviiie siècle.
3L’aire d’appellation telle qu’elle existe aujourd’hui sur vingt-sept communes a été délimitée dès 1737 par décret royal. C’est l’âge d’or de Tokaj2 qui va durer jusqu’à la fin du xixe siècle (Zelenak, 2001). Puis, c’est une succession de ruptures et de traumatismes qui affectent aussi bien le territoire que la société locale et qui vont conduire à l’effacement total du vignoble et de ses vins de la scène internationale pendant près d’un siècle.
4La première de ces grandes ruptures est la crise phylloxérique, qui débute en 1886. Près de 90 % du vignoble sont détruits, les superficies tombent à 860 ha en 1895 (pour un maximum enregistré de 7 800 ha en 1884).
5À peine replanté3 et réorganisé, notamment avec la création d’une organisation professionnelle chargée d’organiser la profession et le marché, le vignoble subit de plein fouet les conséquences de l’amputation de la Hongrie des deux tiers de son territoire consécutive au traité de Trianon en 1920. La région de Tokaj se trouve en effet en « première ligne » et devient frontalière, cédant en outre trois communes de l’aire d’appellation à la Slovaquie4. Ce qui a pour effet de déstabiliser non seulement les structures de production mais aussi l’organisation administrative et commerciale du vignoble5.
6Puis, ici peut-être plus qu’ailleurs, les conséquences de la seconde guerre mondiale vont peser très lourdement sur le développement de la région, d’abord avec la fuite des négociants juifs, établis depuis la fin du xixe siècle et qui participaient pour une part importante à l’économie vinicole, ensuite avec l’intégration de la Hongrie dans le bloc de l’Est dont elle devient un pays satellite.
7La collectivisation des terres qui débute en 1948 induit une déstructuration, non seulement des moyens mais aussi des lieux de la production. Les anciens grands domaines privés, ceux-là mêmes qui alimentaient le marché international, sont nationalisés et regroupés au sein d’une ferme d’État entre 1952 et 1953. Ce sont ainsi 1 300 ha (sur les 7 000 plantés alors) qui sont soumis à des normes de production nouvelles. Il s’agit alors de produire en masse pour alimenter le marché soviétique, devenu le principal débouché.
8Cela a des répercussions directes sur le paysage. Les hauts de coteaux et les terrasses sont abandonnés au profit des bas de versants plus facilement mécanisables. On replante sur de grandes parcelles pour faciliter l’introduction des nouveaux engins. Si de très nombreuses petites propriétés (inférieures à 1 ha) subsistent parallèlement6, elles sont souvent progressivement abandonnées car elles n’offrent pas une rentabilité suffisante, ce qui a pour conséquence un enfrichement progressif des coteaux. Enfin, les demeures aristocratiques ou des négociants, qui ont été confisquées ou dont les propriétaires ont disparu durant la guerre, sont réaffectées à d’autres usages, sociaux en particulier, ou simplement laissées à l’abandon.
9Aussi, à la fin des années 1980, lorsque survient la chute du mur de Berlin, le vignoble offre une image quelque peu dégradée : le Borkombinat, entreprise d’État créée en 1971, qui détient le monopole de la vinification et de la commercialisation des vins de Tokaj, coupé de ses débouchés à l’Est est en quasi faillite, les surfaces en production sont tombées à moins de 5 000 ha et les vins de Tokaj ont presque totalement disparu des marchés internationaux (fig. 1).
Recréer les paysages de l’âge d’or
10Malgré tout, quarante ans de collectivisation n’ont pas suffi à gommer des mémoires locales l’histoire prestigieuse de Tokaj. La reconquête va être engagée immédiatement après 1989 avec la transition économique qui est initiée par le gouvernement hongrois. Dès 1990, la (re)privatisation et la restructuration du vignoble vont être engagées à la fois sur des bases économiques et historiques. Cette dynamique est accompagnée, voire suscitée, par un petit groupe de personnes bien décidées à redonner au vignoble et au vin de Tokaj leur place sur l’échiquier international, des professionnels de la vitiviniculture, d’anciens propriétaires rentrés dans leurs droits ainsi que quelques élus locaux.
11Le premier jalon de cette reconquête est posé avec le démantèlement du Borkombinat. Mission va être donnée à son dernier directeur de « liquider » l’entreprise d’État. Il va véritablement être l’artisan de ce qui sera à la fois un retour aux sources et la renaissance du vignoble en réorganisant les structures de production. Mais autant, voire plus, que sur des critères de rentabilité et de productivité, c’est sur des bases historiques qu’il va s’appuyer pour remettre en place les structures nécessaires à l’élaboration de vins de qualité et restaurer le prestige international de l’appellation.
12C’est un ouvrage célèbre, l’Album de Tokaj-Hegyalja (fig. 2), qui va servir de base à cette refondation. Édité en 1867 par la Société vinicole de Tokaj-Hegyalja qui regroupait les grands propriétaires de l’époque, la publication, en quatre langues, est destinée à faire connaître la région dans toute l’Europe à un moment où la révolution de 1846 avait entraîné la fermeture de ses débouchés traditionnels : « On se propose en cet ouvrage de faire connaître la contrée de Tokaj-Hegyalja non pas seulement dans son ensemble, mais aussi dans ses différentes parties, telles que ses villes, ses chaînes de montagnes, ses rivières et ses autres beautés de détail ; on en exposera les particularités sous les rapports géographique, géologique, agricole, botanique et chimique. » (Avant-propos, p. 3) Cette monographie est en outre agrémentée d’une carte où sont distingués les principaux terroirs et d’une série de vingt-deux gravures paysagères, largement commentées par les auteurs, qui illustrent les hauts lieux de la région.
13L’Album et ses gravures sont d’ailleurs encore aujourd’hui des bases de référence quasi uniques que l’on retrouve de façon systématique dans les hôtels, restaurants et autres commerces et caves particulières de la région car, plus que de simples illustrations décoratives, ils sont l’image de ce qui est perçu ici comme l’âge d’or de Tokaj auquel tous veulent s’identifier.
14Dès 1989 les nouvelles structures issues du démantèlement du Borkombinat sont mises en place (Brochot et Plet, 1999).
15Sur les 1 300 ha qui composent alors la ferme d’État :
- 100 sont conservés par l’État qui recrée une société de vinification et de commercialisation, la Kereskedőház (littéralement la « Maison de négoce »), notamment pour permettre aux petits propriétaires de vendre leur raisin ;
- 800 sont redistribués sous la forme de « bons de privatisation7 » aux employés du Borkombinat et aux anciens propriétaires spoliés ou à leurs descendants, qui vont s’attacher à recréer les domaines de leurs familles, si ce n’est à l’identique, du moins dans des contours proches ;
- enfin cinq grandes unités sont redessinées sur 400 ha, à l’emplacement même des anciens domaines emblématiques, dont certains figurent dans l’Album de Tokaj-Hegyalja, en en reprenant les noms (de parcelles ou de lieux-dits) et les contours : Pajzos et Megyer, au nord de l’appellation, sont des terroirs ayant appartenu à l’illustre famille des princes Rákóczi, qui a véritablement ancré et développé la vitiviniculture dans la région à partir du milieu du xvie siècle8 ; Hétszőlő, ancien domaine royal et impérial sur les pentes du mont Tokaj à l’entrée de la ville ; Disznókő, tout aussi emblématique car il a toujours été la porte d’entrée du vignoble sur la route de Budapest à Cracovie et figure en tant que tel dans l’Album ; Oremus enfin, qui reprend le nom de la parcelle où dit-on tout a commencé, la légende voulant que ce soient des raisins issus de cette parcelle qui aient servi à élaborer le premier vin Aszú en 1630.
16Tous ces domaines sont repris par des sociétés étrangères. Quatre sont françaises, filiales de compagnies d’assurance (GAN, AXA ou GMF), déjà largement implantées dans de grands vignobles, notamment du Bordelais ou du Douro (Portugal) ; la cinquième est espagnole, filiale du groupe Vega Sicilia.
17Dans le même temps, d’autres investisseurs étrangers – anglais, américains, japonais notamment – viennent s’implanter en reprenant des coopératives et en créant des joint ventures avec des viticulteurs locaux. Parmi ces pionniers de la première heure, mentionnons la Royal Tokaj Company, fondée à Mád en 19899 et la CANA, coopérative agricole française qui reprend la coopérative de Bodrogkéreszetúr à la suite d’un appel d’offres de ses membres.
18Dans les années qui suivent, ce sont des bénéficiaires de bons de privatisation, membres de la diaspora hongroise, en particulier aux États-Unis, en Allemagne et en Suisse, ou des descendants directs de quelques-uns des grands propriétaires spoliés qui reviennent et créent eux aussi des domaines sur des superficies relativement importantes eu égard à la tradition du vignoble10.
19Ainsi, tout au long des années 1990, installations, reprises et créations se succèdent, entraînant une reconfiguration extrêmement rapide et parfois spectaculaire du paysage qu’illustrent parfaitement les deux plus grandes et emblématiques réalisations.
20Avec le domaine Disznókő (fig. 3), coteau classé en première catégorie depuis 1732 et qui est déjà présent sous ce nom sur la carte qui accompagne l’Album de Tokaj-Hegyalja de 1867, c’est une logique de reconstitution à l’identique qui va guider les opérations jusqu’à reproduire sur le terrain l’aspect révélé par la gravure figurant dans l’Album. C’est d’ailleurs cette image qui sera ensuite utilisée sur les supports de communication de la nouvelle société, comme une façon de se fondre dans l’histoire tout en affirmant le retour au plus haut niveau du domaine. De 1992 à 1996, les travaux se succèdent : les bâtiments ordinaires du Borkombinat sont rasés pour laisser la place à des constructions (chais, entrepôt, cuviers) certes imposantes, mais pour lesquelles on aura soin de respecter les codes architecturaux de la région. C’est là un choix affirmé par les investisseurs et leurs conseillers locaux qui s’attacheront les services d’un des plus grands architectes hongrois11.
21Autre domaine tout aussi emblématique, Hétszőlő (fig. 4), recréé sur les terres ayant appartenu à la couronne austro-hongroise jusqu’au début du xxe siècle. C’est là aussi une mise en continuité historique qui est engagée dès 1992 : situé à l’entrée de la ville de Tokaj, le château du domaine et ses jardins, quasiment abandonnés, sont entièrement restaurés ; le coteau historique, au pied du mont Tokaj, véritable emblème de la région, est lui totalement reterrassé et replanté et de nouveaux chais sont construits à sa base, là encore en respectant le style traditionnel de la région ; c’est d’ailleurs ce coteau, déjà représenté dans l’Album de Tokaj-Hegyalja, qui sera choisi pour illustrer le patrimoine mondial sur les panneaux routiers que l’on retrouve à toutes les entrées du vignoble.
22Ce sont ici les deux exemples les plus illustratifs des opérations de « remise à niveau » menées par les investisseurs. Mais peu à peu, et à tous les niveaux, c’est le même schéma qui est reproduit. Partout, les coteaux abandonnés sont défrichés et replantés. Les modes de conduite de la vigne changent, on passe des vignes hautes de l’époque socialiste aux vignes basses et palissées (fig. 5).
23Partout, les bâtiments historiques et les anciennes demeures aristocratiques ou de notables sont restaurés et réhabilités. Partout enfin, des bâtiments nouveaux voient le jour, souvent des chais monumentaux, mais où l’on retrouve invariablement le style architectural caractéristique de la région (qui constitue d’ailleurs avec le mont Tokaj et les vignes l’un des trois symboles figurant dans le logo du patrimoine mondial) (fig. 6).
24En l’espace d’une dizaine d’années seulement, c’est un paysage « recréé » qui est donné à voir, et c’est bien à la renaissance du vignoble de Tokaj que l’on assiste (Cros-Karpati, 2003). C’est d’ailleurs le nom qui est donné à l’Union des Grands crus de Tokaj, fondée en 1995 par celui même qui a organisé la liquidation du Borkombinat. L’association Tokaj Renaissance reprend en effet la forme12 et la suite en quelque sorte de la Société vinicole de Tokaj-Hegyalja qui avait édité l’Album de Tokaj-Hegyalja, ouvrage qu’elle va d’ailleurs rééditer en 2001.
25Le message est clair : on reprend les choses là où on les avait laissées. Le vignoble et les vins de Tokaj ont retrouvé leur place parmi l’élite mondiale. La parenthèse socialiste est définitivement refermée. Et c’est bien ce qui apparaîtra en 2002 dans le dossier de candidature pour l’inscription à l’UNESCO où c’est cette image du passé reconquis qui va être mise en avant et où les traces de la période socialiste sont totalement passées sous silence (Republic of Hungary, 2002).
Restructuration et « magyarisation »
26La période qui débute autour de 2000 va prolonger cette phase de reconquête, mais sur d’autres bases et, surtout, avec des acteurs nouveaux.
27D’abord avec l’installation d’investisseurs majoritairement hongrois, qui construisent ex nihilo des grands domaines (60-80 ha) dotés de bâtiments d’exploitation intégrés et ultramodernes. Ce sont souvent des industriels, des hommes d’affaires ou hommes politiques, sans liens ni avec la vitiviniculture ni avec la région, mais qui voient dans la possession d’un domaine à Tokaj une possibilité d’investissement rentable, d’autant plus que l’inscription au patrimoine mondial en 2002 et l’afflux des subventions européennes à partir de 2004 ont encore renforcé l’attractivité de la région.
28Parallèlement à ce groupe de nouveaux venus, on assiste à la constitution de ce qu’on peut appeler une « classe moyenne » de viticulteurs, des familles du cru qui développent l’exploitation familiale, à partir de rachats de lopins de vigne pour arriver à constituer des propriétés de taille économique.
29Ces mouvements s’accompagnent d’une restructuration foncière importante matérialisée par la réduction du nombre total des exploitations ( – 17,6 %) et l’augmentation importante des superficies (+ 75 %) dans la période 1999-2011, la superficie totale en production se stabilisant autour de 6 000 ha. Dans le même temps, on assiste à une concentration des exploitations avec la très forte rétraction des petits lopins inférieurs à 1 ha au profit de propriétés de taille intermédiaire (de 5 à 30 ha), conduisant à un doublement de la taille moyenne des exploitations.
30Ces évolutions se traduisent là encore très nettement dans le paysage (Brochot, 2012). Les petits lopins de vigne et leur petite cabane, si typiques du paysage historique de Tokaj, disparaissent peu à peu. On crée des nouvelles parcelles, souvent très grandes et d’un seul tenant en remontant sur les coteaux boisés ou sur les terrasses abandonnées. Les nouveaux domaines se parent de constructions imposantes rivalisant dans le luxe et l’ostentatoire (fig. 7).
31Il n’est plus question de renvoyer à l’histoire et au terroir et de se fondre dans le paysage historique, mais d’apposer (ou d’imposer) sa marque dans le vignoble, y compris en adoptant des noms de domaine peut-être plus conformes à une certaine idée du marketing international ou plus simplement en reprenant le nom du propriétaire, en lieu et place du nom de la parcelle d’antan. Il s’agit de s’insérer dans le circuit global en en adoptant les codes et en reproduisant un modèle plus ou moins standardisé de type « winery ». Derrière cette différence de représentation et de diffusion de l’image de soi transparaît également la nette différence de statuts et de projets de ces nouveaux propriétaires. Ce ne sont plus des « héritiers » de la vigne ou des savoir-faire locaux, mais des acteurs privés venus d’ailleurs, qui trouvent ainsi à afficher leur réussite sociale13.
32Et c’est peut-être une tendance qui est en train de se raffermir depuis les années 2010 avec ce que l’on pourrait qualifier de « globalisation » du vignoble, assortie comme partout ailleurs d’une certaine banalisation des paysages avec, là aussi, des nouveaux venus qui s’affranchissent encore plus du terroir et de l’histoire, à l’image de ce nouveau domaine installé en 2012 qui produit uniquement des vins effervescents14 et dont les bâtiments n’ont plus rien de l’architecture régionale (fig. 8). Pour eux, le vignoble de Tokaj devient une zone de production comme une autre et un champ d’investissement complètement déchargé de son poids symbolique.
Conclusion
33Cette évolution constatée dans le vignoble de Tokaj amène à poser la question de la cohabitation, ou de la concurrence, qui s’est installée entre deux types paysagers qui découlent de deux modèles de développement des territoires viticoles. D’une part, un modèle « patrimonial », qui se réfère à l’histoire et la culture régionale pour se construire. D’autre part, un modèle « globalisé », sans lien au lieu, qui reprend les codes imposés par la norme internationale du moment.
34Elle amène aussi à poser la question de la validité et de l’efficacité du statut de patrimoine mondial dès lors qu’elle entre en contradiction avec les principes de préservation de l’authenticité et de l’intégrité des paysages culturels prônés par l’UNESCO. Il s’avère en effet que le Bureau du patrimoine mondial du site de Tokaj15, censé assurer la mise en œuvre des dispositions énoncées dans le plan de gestion16, se révèle impuissant face à des acteurs économiques de surcroît influents au niveau national. Très petite structure de deux personnes, elle ne dispose que de peu de moyens, financiers comme juridiques, pour parvenir à une mise en cohérence des projets locaux avec les objectifs affichés pour l’UNESCO ; d’autant qu’il n’existe actuellement aucune réglementation en matière de respect des styles architecturaux régionaux. Néanmoins, un groupe de travail composé majoritairement d’architectes a été mis en place avec pour mission d’élaborer un recueil de normes et recommandations en la matière. Ses conclusions constitueront donc un premier pas vers la formalisation d’outils et méthodes appropriés pour la préservation des spécificités régionales.
35Mais la route semble encore longue en l’absence d’une réelle volonté politique et, pour l’heure, il apparaît que si le vignoble de Tokaj a pu s’appuyer sur son histoire pour renaître et restaurer son image et sa place sur le marché international, c’est aujourd’hui le marché global qui lui impose de prendre quelques distances avec une histoire qui jusqu’à présent s’incarnait dans ses paysages.
Notes de bas de page
1 Aszú signifie « vin passerillé ».
2 Par « Tokaj », nous désignons ici la région viticole. Pour désigner la ville éponyme, nous parlerons de la « ville de Tokaj ».
3 En partie seulement car le vignoble n’aura pas encore atteint les deux tiers des superficies plantées avant le phylloxéra.
4 Les communes d’Újhely, Szőlőske et Kistoronya, ainsi qu’une partie de la ville de Sátoraljaújhely et ses vignobles (178 ha), sont rattachés à la Slovaquie. Elles peuvent encore aujourd’hui se prévaloir de l’appellation Tokaj.
5 Aujourd’hui encore, des propriétaires qui souhaitent faire valoir leurs droits sur des parcelles situées dans la partie nord de l’appellation doivent s’adresser à Košice en Slovaquie, ex-Kassa, où se trouvent toujours une partie des archives.
6 En 1990, on estime à 10000-12 000 le nombre de ces très petites unités dont la majorité est constituée de « jardins de vigne », lopins de quelques ares consacrés à un production domestique.
7 Seuls l’Église et les paysans qui s’engageaient à cultiver eux-mêmes leur terre pendant cinq ans ont pu récupérer directement leurs biens. Pour les autres, l’État a distribué des « bons de privatisation » dont le montant correspondait à la valeur estimée de leur bien, et qui pouvaient ultérieurement être vendus ou transformés en action d’entreprises.
8 Venus de Transylvanie, les princes Rákóczi ont développé la vitiviniculture de Tokaj jusqu’à posséder les deux tiers du vignoble au tournant du xviiie siècle ; leurs biens furent confisqués en 1711 et redistribués aux fidèles de la couronne d’Autriche à la suite de la défaite de Ferenc IIRákóczi dans la guerre de libération qu’il mena contre les Habsbourg.
9 Cette société nouvelle associe une soixantaine de viticulteurs locaux et des investisseurs hollandais et britanniques parmi lesquels le célèbre critique Hugh Johnson.
10 La superficie des « grands » domaines dépassait rarement 30 ha, en majorité constitués de nombreuses petites parcelles éparses.
11 Dezső Ekler, élève d’Imre Makovecz, connu pour ses réalisations d’inspiration historique et symbolique et déjà auteur de plusieurs projets dans la région.
12 L’association Tokaj Renaissance regroupe les domaines les plus importants, à la fois par leur superficie (ouverte aux domaines de plus de 5 ha) et leur poids économique.
13 En Hongrie, le seul nom de Tokaj jouit d’un prestige incomparable et fait figure d’emblème identitaire national (il est évoqué dans l’hymne national). Ainsi que le déclarait récemment le ministre du Développement rural, « Tokaj, c’est toute la Hongrie dans une bouteille ».
14 Cependant, plusieurs domaines y compris parmi les plus grands ont commencé à introduire des vins effervescents dans leur gamme afin de diversifier leur offre dans le contexte actuel de désaffection des consommateurs pour les vins liquoreux, de surcroît pénalisés par leurs prix de vente. D’une façon générale, la tendance est au développement de l’offre en vins blancs secs, plus conformes aux nouveaux modes de consommation et… moins chers.
15 Mis en place dans le cadre de la loi spécifique sur le patrimoine mondial votée par le gouvernement hongrois en 2011 (loi LXXVII). Chaque site du patrimoine mondial hongrois en est doté.
16 Chaque dossier de candidature est obligatoirement accompagné d’un plan de gestion où sont énoncées toutes les mesures règlementaires destinées à garantir auprès de l’UNESCO la préservation de l’authenticité et de l’intégrité du bien inscrit.
Auteur
CNRS, UMR 7533 LADYSS
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