Des saisons pour les pauvres ? Une valorisation secondaire
p. 157-170
Texte intégral
1Faut-il nourrir les pauvres ? S’interrogeait Alain Clément1 dans un numéro d’Anthropology of food, édité par Anne-Elène Delavigne and Karen Montagne en 20082 et consacré à l’alimentation en condition de précarité dans les pays dits riches. Non, pensaient les philanthropes et autres hommes d’État jusqu’à la fin du xixe siècle, à moins que ces pauvres ne fournissent un certain travail les empêchant de se complaire dans la paresse. Oui, mais « petitement3 » explique Clément en référence à des économistes et des médecins des xviie et xviiie siècles qui pensaient « que l’aiguillon de la faim pousse les individus au travail4 ». Bien sûr, l’ampleur du secours alimentaire s’élargira avec le temps notamment grâce aux politiques d’aide sociale mises en place après la deuxième guerre mondiale5. On peut néanmoins penser que, même aujourd’hui, les institutions d’aide ne couvrent que les besoins minimaux (logement, assurances, entretien qui contient une part pour l’alimentation). Dans un contexte de baisse croissante des financements publics, il s’agit la plupart du temps pour les associations de parer au plus urgent, de « fournir de quoi se remplir l’estomac » et la question de la qualité de l’alimentation est souvent reléguée au second plan6, même si des efforts sont faits dans ce sens, notamment en matière d’approvisionnement en produits frais7. Face à toutes ces difficultés, la saisonnalité des aliments distribués n’apparaît guère comme une priorité.
2La littérature scientifique aborde davantage le problème de la qualité de l’alimentation dans l’aide alimentaire en termes de santé – notamment à travers le thème des besoins nutritionnels8 et de la nécessité de produits frais – et s’intéresse peu à la question de la saisonnalité. Une recherche menée en Australie9, fait figure d’exception en n’évoquant pas exactement la saisonnalité des produits mais au moins les souhaits des mangeuses et mangeurs précaires. Les bénéficiaires interrogés en 2018 disent faire contre mauvaise fortune bon cœur, car les mendiant-e-s ne peuvent pas choisir (« beggars cant’t be choosers10 »). Pourtant elles et ils rêveraient de pouvoir consommer des fruits et légumes frais ainsi que des viandes grillées et non pas bouillies ou tirées d’une boîte de conserve et d’éviter les repas tout prêts, la junk food et les aliments trop sucrés. De surcroît, elles et ils voudraient pouvoir bénéficier de repas structurés qui rappelleraient ceux qui leur étaient servis lorsqu’elles et ils n’étaient pas des personnes précaires. Et d’évoquer alors de « vrais » repas (proper meal) qui, « au moins le dimanche », respecteraient une structure plus ou moins conventionnelle : une pièce de viande à rôtir, des pommes de terre, un ou deux légumes et une sauce (gravy) faite à partir du jus de la viande11. En somme, la structure des repas dominicaux que Mary Douglas12 et Michael Nicod13 décrivaient comme la « bonne » façon de manger des classes ouvrières anglaises.
3Mais ce souvenir de bons repas culturellement appropriés servis dans une juste commensalité (fond food memories and a desire for inclusion14) est souvent impossible à satisfaire puisque les personnes matériellement démunies sont essentiellement nourries de restes, de surplus, ou de produits premiers prix et de conserves, ce qui, explique Pat Caplan15, les place d’emblée dans la catégorie des exclu-e-s. Ces restes sont des produits alimentaires, ayant dépassé la date de vente mais non celle de consommation, offerts par les principaux supermarchés d’une région. Il en va de même pour les produits d’hygiène au packaging défectueux ou passé de mode qui proviennent de quelques grandes entreprises actives dans le domaine. En fait, comme le soulignent Stefan Lorenz16et nos propres travaux17, les pauvres profitent donc des surplus des riches dans la mesure où l’offre trop variée ou trop abondante (mais nécessaire pour attirer la clientèle) n’est pas totalement absorbée. S’efforçant de gérer au plus près les fluctuations entre l’offre et la demande, les responsables des grands supermarchés jettent de moins en moins de nourriture (c’est coûteux de l’éliminer et mal considéré sur le plan du développement durable). Assurées de leur bonne conscience, ces personnes remettent leurs invendus à des banques alimentaires qui, elles-mêmes, livrent des associations ou des institutions. Celles-ci s’occupent alors de redistribuer la nourriture aux nécessiteux et nécessiteuses sous forme de repas pris dans des restaurants sociaux, avatar des soupes populaires18 et de colis à disposition dans certains espaces de stockage ou livrés à domicile (les espaces de stockage n’étant pas toujours facilement accessibles ni bien desservis par les transports en commun). Les épiceries solidaires, telles celles de Caritas à Genève, dans lesquelles les bénéficiaires peuvent acheter à prix réduit des aliments non recyclés, fonctionnent, quant à elles, sur d’autres fonds, car les invendus récoltés dans les grands magasins ne peuvent être revendus. Un certain nombre d’associations et d’institutions qui distribuent la nourriture aux plus démuni-e-s, achètent également, grâce à des dons monétaires, de la nourriture et des produits d’hygiène lorsque ce qu’elles reçoivent des banques alimentaires n’est pas suffisant ou ne correspond pas aux besoins de leurs bénéficiaires. C’est notamment le cas des Cartons du Cœur de Fribourg dont les usagers et usagères peuvent bénéficier deux à quatre fois par an d’un colis composé de produits dont la date de péremption dépasse trois mois après la distribution aux bénéficiaires (hors produits frais).
4À défaut de pouvoir connaître les souhaits des bénéficiaires enquêté-e-s en Suisse, nous pouvons d’ores et déjà examiner le contenu des aliments qui leur sont remis au bout d’une longue chaîne de redistribution. À partir d’une approche exploratoire qui repose sur l’étude d’ateliers de cuisine donnés par Caritas et un stage dans une banque alimentaire, puis d’une enquête en cours à Genève et à Fribourg en Suisse19, nous nous pencherons sur la saisonnalité des produits recueillis dans les banques alimentaires, préparés dans des restaurants sociaux et des hébergements d’urgence, composant les Colis du Cœur et les Cartons du Cœur, apprêtés dans les ateliers de cuisine et choisis dans les étalages des épiceries Caritas. En effet, nous nous demandons quelle place occupe la saisonnalité dans les différents dispositifs de l’aide alimentaire : comment est-elle prise en compte par les institutions comme les banques alimentaires et les associations re-distributrices, par les professionnel-le-s du travail social et les bénévoles qui préparent les repas solidaires et les cartons de produits alimentaires et comment est-elle considérée par celles et ceux qui bénéficient de cette aide ? Nous montrerons comment, loin d’être comprise uniquement au premier degré, la saisonnalité, souvent ignorée, peut également prendre des formes inattendues, être mise en scène, voire instrumentalisée pour améliorer le quotidien de celles et ceux qui reçoivent une aide alimentaire. D’une offre presque totalement désaisonnalisée dans les banques alimentaires à une promotion de fruits et légumes locaux et de saison dans les ateliers de cuisine, nous montrerons que l’expression de la saisonnalité dans l’aide alimentaire peut prendre des formes variées et subtiles en s’associant aux thématiques de la santé et de la qualité de l’alimentation ou en se faisant événementielle à travers des moments de mixité sociale et d’exceptionnalité culinaire.
Quelle place pour la saisonnalité dans les différentes formes d’aide alimentaire en Suisse ?
Une offre désaisonnalisée conforme aux pratiques de l’industrie agroalimentaire
5Les invendus recueillis dans les supermarchés partenaires sont des fruits et des légumes à la limite de leur fraîcheur (salade, légumes ou fruits partiellement abîmés) qui seront triés, débarrassés de la partie souillée et redistribués au plus vite dans la journée ou le lendemain. Cette saisonnalité est celle des banques alimentaires et reflète donc ici l’absence de saisonnalité des grandes surfaces qui vendent à peu près de tout, toute l’année, certes à des prix variables selon l’époque et selon la provenance. Certains fruits sont toutefois davantage récoltés durant l’été (la fraise) et en automne (le raisin). Ce sont des produits donnés s’ils ne sont pas trop fragiles pour être transportés. La mandarine apparaît dès novembre et est très redistribuée car facile à manipuler. La banane, fruit aujourd’hui atemporel, qui ne signale aucune saisonnalité, est aussi un produit très souvent donné comme en témoignent d’ailleurs les nombreuses recettes proposées par le célèbre chef cuisinier italien Massimo Bottura20 pour les réutiliser et les servir dans les tables sociales réfectoires (reffetorio) ouvertes à l’intention des personnes démunies. Les yaourts et fromages frais font aussi partie des produits très souvent mis à disposition, mais sans qu’ils aient un caractère saisonnier, à l’exception de la mozzarella apprêtée avec des tomates crues durant l’été. La viande n’a pas non plus de caractéristique saisonnière marquée à l’exception de la chasse. L’approvisionnement des banques alimentaires s’inscrit dans la tendance générale d’homogénéisation des pratiques de consommation liées à la standardisation des produits proposés par la grande distribution, qui demeure la source principale d’approvisionnement de la population21.
Une aide alimentaire d’appoint indépendante des saisons
6Les colis alimentaires proposent des produits alimentaires et d’hygiène comme une aide complémentaire à ceux dont le budget est serré. À Genève, ils sont composés de produits fournis par la banque alimentaire Partage ou achetés par son intermédiaire grâce à des dons. Les produits frais sont des surplus émanant chaque jour des grandes surfaces. Les produits secs sont des dons en nature récoltés lors des samedis du Partage22 et des achats complémentaires effectués sur la base de dons financiers. À Fribourg, la grande majorité des produits est commandée directement par l’association grâce à des dons financiers. Pensés comme une aide d’appoint, ces colis alimentaires, quel que soit le mode d’approvisionnement des associations qui les distribuent (banque alimentaire ou commande propre), ont, à l’exception de quelques produits frais, un contenu indépendant des saisons.
7Les Colis du Cœur distribués une fois par semaine aux personnes qui disposent d’une carte attestant de leur résidence légale à Genève se fondent essentiellement sur des produits dits secs, à l’exception du lait et des œufs (achetés par l’institution) et de quelques légumes, fruits, fromage et viande (livrés par la banque alimentaire de Genève). Comme l’indique le site de l’institution, les colis ne suffisent pas à se nourrir mais peuvent fonctionner comme un complément à ce que les personnes peuvent acheter par leurs propres moyens :
Le panier des Colis du Cœur représente l’équivalent de deux à trois repas par personne. Il s’agit d’un coup de pouce alimentaire. Le panier est composé de produits secs (pâtes, riz, tomates en conserve, légumes secs) et de produits frais (légumes, fruits) et du lait pour les enfants. Une fois par mois des produits d’entretien et d’hygiène sont offerts ainsi que des couches pour bébés (âgés entre 0 et 2 ans)23.
8Ces colis étant distribués à des personnes qui ont un logement et un moyen de cuire et cuisiner les aliments, la saisonnalité se retrouvera principalement dans la façon dont les produits sont apprêtés. Le 1er novembre 2019, les produits frais étaient au nombre de quatre, un à deux produits par membre de la famille : deux œufs par personne, un poivron, une pomme et un yaourt à la noisette (Observation aux Colis du Cœur à Genève). Le 12 novembre 2019, il y avait du fromage frais (du brie), du raisin et des bananes. Le 19 novembre 2019, du fromage fondu, des pommes de terre et des mandarines. La viande surgelée est proposée en petite quantité (le 19 novembre 2019, un hamburger congelé par personne). Des œufs ainsi que du pain sont toujours distribués, les légumes verts sont rares à l’exception des endives qui arrivent assez abîmées et qu’il faut rendre présentables. Conseillé-e-s par Fourchette verte24, une association déjà ancienne, fondée en 1993, les bénévoles s’efforcent aussi de faire varier les sources de céréales et légumineuses à chaque distribution : semoule de blé le 12 novembre 2019 et pâtes le 19 novembre 2019, accompagnées aussi de boîtes de haricots rouges, pois chiche et maïs.
9Les Cartons du Cœur sont également distribués à Fribourg deux fois par semaine à des personnes ayant un permis de résidence ou d’établissement dans le district et correspondant à des critères sociaux définis par l’association en lien avec les services sociaux. Les personnes qui en ont besoin peuvent demander à recevoir un colis alimentaire deux à quatre fois par an, ceux-ci étant envisagés comme une aide ponctuelle. Le contenu des cartons est adapté en fonction de la taille de la famille et permet de se nourrir pendant deux à trois semaines. La majorité des produits alimentaires et d’hygiène contenus dans les cartons provient d’achats effectués grâce à des dons monétaires, le reste est issu de dons en nature par des commerces d’alimentation ou des particuliers et de collectes de nourriture organisées ponctuellement par les Cartons du cœur ou par des associations locales. La composition des colis ne varie guère en fonction des saisons. Les commandes sont passées en gros et à l’avance en fonction d’une liste : des produits d’hygiène (savon, gel douche, shampooing, brosses à dents, dentifrice, lessive, produits vaisselle), des produits secs (pâtes, riz, fruits et légumes en conserve, condiments, aliments lyophilisés), des produits frais (fruits, légumes, yaourt, pain, viande, fromage), du lait, des œufs et des couches pour bébés constituent les paniers tout au long de l’année. Les produits frais contiennent toujours des pommes de terre, des carottes, des oignons, des pommes et des bananes. Les quelques autres fruits et légumes distribués varient selon la saison puisque, contrairement aux autres produits, ils sont commandés directement par la personne responsable de la distribution du jour (la plupart du temps des oranges et des choux pendant l’hiver, davantage de variété en été) qui choisit les produits en fonction de ses propres critères et en prenant en compte les prix, l’offre des commerces, etc. Le personnel étant uniquement composé de bénévoles, les responsables de la commande de produits frais changent donc régulièrement. La composition saisonnière de cette partie du panier se fait alors au gré de ces changements liés à l’organisation de l’association et à la discrétion des bénévoles.
10Les colis constitués à Genève et à Fribourg ont l’avantage de se composer de plusieurs produits frais, ce qui n’est pas le cas de la majeure partie des colis distribués en Grande-Bretagne ainsi que le montrent Pat Caplan25 et Kate Garthwaite26. Dans les deux sortes de colis qu’elles décrivent, le seul produit frais est un jus d’orange de longue conservation. La préoccupation des institutions distribuant des colis alimentaires en Suisse se lit donc principalement dans leur souci de fournir des produits frais à leurs bénéficiaires. Cependant, si le principe même des colis, conçus comme une aide d’appoint, relègue de fait la saisonnalité au second plan, on remarque que pendant les périodes de fêtes, des chocolats, gourmandises, produits d’hygiène plus luxueux comme des parfums ou même parfois des jouets pour les enfants, marquent les saisons de Noël, de Pâques ou de la rentrée scolaire.
Une saisonnalité événementielle pour sortir du quotidien, et récolter des dons
11Dans l’offre habituelle des restaurants sociaux et des lieux d’hébergement d’urgence, la question de la saisonnalité peut se déduire des produits livrés par la banque alimentaire, elle est donc davantage mise en valeur à travers les préparations culinaires (salades et légumes servis crus en été et en soupe en hiver). C’est en tout cas ce qu’avait observé J. Renevier sur le site d’un important restaurant social à Genève27. Par ailleurs, le directeur de la Soupe populaire de Lausanne (basée sur l’œuvre de Mère Sophia) se disait assez heureux de pouvoir très souvent servir une soupe réalisée à partir de légumes dits biologiques et de saison28. De manière plus ponctuelle, on remarque que la saisonnalité occupe une grande place dans les événements qui rompent avec l’habituelle monotonie de l’offre désaisonnalisée des banques alimentaires. C’est notamment le cas à Fribourg lorsque l’association De la Tuile au Tunnel qui gère le centre d’hébergement d’urgence du canton, des logements de réinsertion, un « bistrot social et culturel » et plusieurs événements associant culture, mixité sociale et aide alimentaire29, propose son repas de la Bénichon ou son festival des soupes. Depuis 2010, au mois de septembre, « La Bénichon de La Tuile au Tunnel » sert gratuitement grâce à des volontaires pendant quatre jours plus de 500 repas de manière non-discriminante (donc aussi aux personnes en situation précaire ou marginalisées puisque la participation financière est laissée libre). Il s’agit d’un repas saisonnier célébrant une fête traditionnelle fribourgeoise (la Bénichon) bénissant l’abondance des récoltes de l’été. La dimension religieuse a aujourd’hui disparu mais l’événement est resté populaire et des banquets festifs sont organisés dans tout le canton, le deuxième week-end de septembre (ou d’octobre dans les villages de montagne). Le repas servi en 2019 par l’association était composé de soupe aux choux, jambon de la borne (fumé), lard, saucisse et garniture et, en dessert, de meringue et double crème, le tout accompagné des traditionnelles cuchaules et moutarde de la Bénichon (brioche aromatisée au safran consommée avec une confiture d’épices aigre-douce faite à base de vin cuit de poire). À la période de Noël, c’est le festival des soupes qui prend place au centre de la ville de Fribourg, proposant pendant deux semaines concerts et soupes gratuites à plus de 3 000 personnes. Depuis quelques années et dans le même esprit de saisonnalité, quelques chasseurs généreux font don chaque automne de viande de chevreuil à La Tuile afin que les bénéficiaires aient « aussi le droit d’avoir accès à de la chasse fraîche sans aller manger dans un restaurant gastronomique30».
12Le bistrot le Tunnel, café-restaurant social et culturel dernier né de l’association, sert, quant à lui, toute l’année une cuisine locale et de saison à une clientèle variée au centre-ville de Fribourg. Le principe des repas suspendus permet à celles et ceux qui le demandent de bénéficier gratuitement d’un repas offert anonymement par d’autres client-e-s plus nanti-e-s. Un système de carte sur critères sociaux (la carte du tunnelier) permet également de profiter des repas à 50 % du prix, cela en toute discrétion grâce à un système de réservation par téléphone31. Pour cette association, marquer la saisonnalité dans l’aide alimentaire est aussi une manière, à travers des manifestations populaires, de faire connaître son travail et d’inciter à la mixité sociale, appuyant l’idée d’Irène Glaser32 qu’il est nécessaire d’apporter plus que de la nourriture dans les dispositifs d’aide alimentaire.
13Cette saisonnalité, qu’on peut qualifier d’événementielle, permet d’offrir des moments de commensalité qui dépassent l’exclusion sociale autour de repas se démarquant du cadre habituel de l’aide alimentaire autant par leur dispositif (lieu, public mixte) que par leur menu exceptionnel, mais elle est également l’occasion pour les associations de faire connaître leur travail, de susciter des dons au travers d’événements largement médiatisés en promouvant une vision de la prise en charge de la pauvreté par l’inclusion et la mixité sociale.
Donner de la variété en toute saison dans les épiceries solidaires
14Les épiceries solidaires (ici les épiceries Caritas de Genève) sont les seules à proposer une offre spécifiquement centrée sur les légumes et fruits frais, grâce à des fonds donnés par la Fondation « Promotion santé suisse33 ». Une rapide analyse des étalages du magasin en octobre et en janvier 2017 montre que ce sont toujours les mêmes végétaux qui se côtoient : tomates conventionnelles et petites tomates, concombre, poivrons, aubergines, courgettes, poireaux, côte de bette et céleri branche, courge, chou-fleur, chou, brocolis, navet, salades, champignons, endives, pommes de terre, oignons, ail, échalotes, épis de maïs. Et à peu près les mêmes fruits : mangue, citron vert, kiwis, pommes, poire, orange, citron jaune, pamplemousse, bananes (en grande quantité) et avocat. Un rayon à part, présente quant à lui des fruits, peut-être pensés comme particuliers puisque exposés séparément : dattes, figues séchées, prunes, kakis, noix, cacahuètes, marrons (non cuits). Ces légumes et ces fruits ne font pas l’objet de restrictions d’achat, comme c’est le cas pour d’autres produits (produits laitiers, sucre, farine, huile, sel, riz, moutarde, mayonnaise, boissons gazeuses, pâtes, tomates pelées et sauce tomate, café, confiture, cacao, chocolat et articles d’hygiène) en raison d’un approvisionnement restreint à la centrale d’achat ou de la tendance à l’achat en gros par la clientèle.
15Si l’on se base sur les étalages observés, on peut en déduire que la clientèle de l’épicerie Caritas observée dispose d’un bel approvisionnement de végétaux frais, mais que ceux-ci ne sont pas à proprement parler de saison, sauf peut-être la courge et les marrons. Les dattes et les figues séchées ne représentent pas non plus des produits qui n’apparaîtraient qu’à certains moments de fête (Noël ou Aïd-El-Fitr au moment de la fin du Ramadan) puisqu’ils sont disponibles toute l’année. L’objectif des épiceries solidaires semble être avant tout de fournir une offre de qualité à travers la variété des produits frais, cet aspect prenant le pas sur les préoccupations liées à la saisonnalité des fruits et légumes.
Promouvoir les saisons et dépasser la pauvreté
16En lien avec les épiceries Caritas, des ateliers de cuisine, soutenus par la Fondation « Promotion santé suisse » ainsi que par la Ville et le canton de Genève, sont proposés. L’atelier « Cuisine et santé » consiste en une information orale et écrite sur certains nutriments tels que le sucre, les graisses, les protéines, etc. À ce moment d’information succède un repas préparé par les participant-e-s avec l’aide d’une ou deux animatrices et dégusté ensemble. Après le repas, les animatrices aidées des autres convives lavent la vaisselle et la rangent. L’atelier « Cuisine et partage », propose, quant à lui, un « panier bio » de légumes achetés dans un lieu de production locale et apportés par le diététicien ou une animatrice. À partir du contenu de ce panier et de divers autres ingrédients disponibles en réserve, les personnes présentes doivent élaborer un menu et préparer le repas ensemble.
17Chaque atelier coûte CHF 5 (environ 4,50 euros), ce qui n’apparaît pas très cher aux participant-e-s puisque le repas est compris dans le prix. La relative facilité du paiement donne toutefois une indication sur les convives qui, si elles ou ils font bien partie de la clientèle de l’épicerie Caritas, ne s’assimilent pas pour autant à des personnes extrêmement démunies. Une habituée faisait d’ailleurs remarquer : « Pour étudier l’aide alimentaire des pauvres, il faudrait aller au Care34 », c’est-à-dire, pas ici, où nous ne sommes pas de « vrais pauvres ». La fréquentation de cet atelier ne saurait donc s’apparenter à la possibilité de consommer un repas bon marché. La participation implique un certain investissement en temps : l’atelier dure en effet 4 heures, de 18 h à 22 h. On peut donc supposer que le désir d’information, de commensalité et de sociabilité est plus important que le fait d’être nourri à bon marché, mais que des cours de cuisine dispensés par des dispositifs privés ou semi-publics se révéleraient, eux, trop chers.
18Les flyers distribués, affichés sur la porte de l’épicerie ou disponibles sur internet35 et la participation à l’événement révèlent que ces ateliers de cuisine obéissent en premier lieu à une volonté pédagogique affirmée : ils permettent de diffuser des informations diététiques récentes sur différents nutriments et proposent aussi maints produits de substitutions lorsque ceux-ci sont trop chers ou non disponibles. Une philosophie du « local », de l’achat chez la productrice ou le producteur, des circuits courts, du « bio », du « fait maison » est également portée par le diététicien et les animatrices, qui font souvent référence aux céréales et aux légumineuses qu’elles utilisaient dans leurs pays d’origines ou qu’elles apprêtent aujourd’hui.
19La saisonnalité est mise en exergue dans la recommandation de consommer des fruits et des légumes de saison achetés autant que faire se peut dans un lieu de production locale, au marché ou dans les Épiceries Caritas, même si l’achalandage de ce dernier magasin n’est pas, comme on l’a vu plus haut, vraiment de saison. Le crédo des ateliers pourrait se résumer par « Manger sain et de saison n’est pas cher ». Même si des ateliers sont consacrés à la gestion d’un budget, le texte des flyers et la forme des ateliers eux-mêmes se démarquent du lexique de la bienfaisance étudié par Thomas Depecker, Anne Lhuissier et Christian Topalov36 et se rapprochent des cours de cuisine qui sont proposés à une population non démunie. Les références au végétarisme, voire au véganisme, sont fréquentes et donnent ainsi une coloration très actuelle aux ateliers. Des cours sur l’usage des algues ou la fabrication de graines germées sont par exemple aussi proposés. Par ailleurs, le ton très détendu des conseils donnés par le diététicien laisse penser qu’il tient à instruire son audience sans pour autant essayer d’imposer ses vues en fonction d’un modèle nutritionnel unique, proche des conceptions médicales actuelles. Ses propos sur une alimentation saine « pas chère » ne s’assimilent pas non plus à des injonctions à mieux gérer son budget comme le font parfois les professionnel-le-s du travail social qu’a notamment décrit-e-s Ana Perrin-Heredia37. En somme, les ateliers essaient de proposer des cours qui ne se fondent pas seulement sur des achats et des recettes à « quatr’ sous » (l’ancienne dénomination des ateliers), mais sur les grandes tendances d’une alimentation dite saine. On notera d’ailleurs que les participant-e-s savent faire la cuisine : les multiples références à leurs propres connaissances et recettes le prouvent ; elles et ils suivent les ateliers pour y découvrir d’autres recettes ou tours de main et pour confirmer ce qu’elles et ils savent déjà, mais ne se décident peut-être pas à mettre vraiment en application, un phénomène souvent observé dans d’autres études telles que celles qu’ont par exemple menées Rachel Reckinger et Faustine Régnier38. Il semblerait en effet que les mangeuses et mangeurs aiment à entendre répéter des préceptes en matière de diététique saine réexpliquant qu’il est nécessaire de manger moins gras, moins carné et moins sucré pour rester en bonne santé et comment s’y prendre sans changer globalement son alimentation quotidienne et son budget.
En conclusion : une saisonnalité en tension, entre absence et valorisation
20La saisonnalité des produits ne semble pas être le souci principal des dispositifs d’aide alimentaire, même si on observe une certaine différence entre les associations et institutions approvisionnées principalement par les banques alimentaires qui proposent une offre désaisonnalisée, et celles qui possèdent leurs propres circuits d’approvisionnement et démontrent une interprétation variée de la saisonnalité, mais qui privilégient davantage l’offre de produits frais à l’offre de produits de saison. Aussi, pour trouver une offre saisonnière, les personnes matériellement démunies devraient posséder un jardin potager ou se rendre au marché, ce qu’elles font rarement. Si bien qu’à l’exception des Ateliers de Cuisine Caritas à Genève dont on a vu qu’ils étaient fréquentés par des personnes peu nanties mais pas tout à fait démunies matériellement ou d’événements ponctuels comme ceux organisés par La Tuile à Fribourg et son restaurant solidaire proposant, grâce à un système de don, des menus soignés à une clientèle ordinaire autant que pauvre, la saisonnalité n’est la plupart du temps pas respectée, les responsables des dispositifs d’aide faisant feu de tout bois et cuisinant ce qui leur est livré.
21Par la faiblesse de leurs moyens et par des parcours de vie qui les situent dans l’espace des classes ouvrières ou populaires, les bénéficiaires de l’aide alimentaire sont réduit-e-s au goût de la nécessité, c’est-à-dire, comme le définissait Pierre Bourdieu (1979)39, à une nourriture bon marché, consistante, nourrissante et qui valorise la force musculaire des hommes appelés à travailler comme ouvriers. On retrouve la même consistance dans ce qui est distribué aux personnes démunies, probablement parce que les pâtes, le riz et les boîtes de conserve (lentilles, tomates pelées, maïs, thon, cassoulet) sont bon marché et peu périssables. Mais l’on pourrait aussi imaginer que ces produits correspondent dans les représentations collectives à ce que les indigent-e-s sont censé-e-s mériter : une nourriture qui permet de survivre sans produit superflu, sauf à l’occasion des fêtes de fin d’année ou de Pâques où chocolat et biscuits témoignent de la bienveillance des plus nanti-e-s. En somme, ce qui fait la saisonnalité dans la nourriture des personnes démunies matériellement, c’est d’abord la volonté de certaines institutions comme les Épiceries Caritas ou les Cartons du Cœur de proposer des fruits et des légumes qui devraient améliorer la santé des bénéficiaires, mais sans toujours que les produits achetés soient nécessairement de saison. C’est ensuite un calendrier d’événements marquant, dans chaque canton étudié, un certain rapport à l’environnement (les périodes de chasse dans le canton de Fribourg et le cadeau d’un chevreuil des chasseurs locaux) et la tradition religieuse même fortement laïcisée qui laisse offrir des aliments supplémentaires à l’approche de certaines fêtes chrétiennes (comme des œufs en chocolat à Pâques) ou un assortiment spécial de « produits festifs40 » à Noël : gourmandises, articles cosmétiques de beauté et de soin, jouets pour les enfants, bons cadeaux. En somme, si les produits distribués ne sont pas toujours de saison au sens strict du terme, ils tendent néanmoins à signaler de temps à autre que les personnes matériellement démunies peuvent aussi avoir droit à un peu de luxe en période de fêtes.
22La saisonnalité qui peut paraître très accessoire et loin des priorités en situation de précarité, occupe en fait une place très subtile, entre absence et valorisation, à la fois saisonnalité naturelle par les fruits et légumes, mais aussi saisonnalité culturelle par les fêtes, mise en scène lors d’événements populaires mêlant la promotion d’une mixité sociale et la visualisation d’associations à la recherche de plus de moyens face à une demande d’aide croissante. En outre, l’importance de la saisonnalité à travers des fêtes (repas de chasse, chocolats, gourmandises à Noël) est une façon de se conformer à la contrainte de la saisonnalité, dans un milieu marqué par de fortes contingences (précarité des bénéficiaires, moyens limités des services d’aide alimentaire). Pour les associations qui distribuent des colis alimentaires et les épiceries solidaires, la tension propre aux saisons se pose de façon plus aiguë encore : devraient-elles respecter les saisons, et alors limiter la palette des produits proposés, ou offrir le plus grand choix possible à des gens en situation de pauvreté, mais sans respecter les saisons ?
Notes de bas de page
1 Clément A., « Faut-il nourrir les pauvres ? », Anthropology of food, en ligne 6 septembre 2008 (consulté le 20 octobre 2019).
2 Delavigne A.-E. et Montagne K., « De la honte d’avoir faim dans un pays riche », Anthropology of food, en ligne 6 septembre 2008 (consulté le 20 octobre 2019).
3 Clément A., 2008, op. cit., 4.
4 Ibidem.
5 Le Crom J.-P., Retiere J.-N., Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours, Rennes, PUR, 2018.
6 Thouvenot A., « Aide alimentaire : les pauvres doivent-ils être condamnés à manger les surplus de notre société de consommation ? », Sens-Dessous, 12 février 2013, p. 43-50.
7 Bapst G., « La solidarité en libre-service », Le journal de l’école de Paris du management, 80/6, 2009, p. 23-30.
8 Thouvenot A., 2013, op. cit. ; Bapst, 2009, op. cit.
9 Booth S., Begley A., Mackinthosh B., Kerr D.-A., Jancey J., Caraher M., Whelan J., Pollard C.-M., « Gratitude, resignation and the desire for dignity : lived experience of food charity recipients and their recommendations for improvement Perth, Western Australia », Public Health Nutrition, 21/15, 2018, p. 2 831-2 841, en ligne doi : 10.1017/ S1368980018001428.
10 Booth S. et al., 2018, op. cit., p. 4.
11 Ibid., p. 8.
12 Douglas M., « Les structures du culinaire », Communications 3, 1979, p. 145-170.
13 Douglas M., Nicod M., « Tacking the biscuit : the structure of British meals », New Society, 30, 1974, p. 744-747.
14 Booth S. et al., 2018, op. cit., p. 4.
15 Caplan P., « Big society or broken society ? Food banks in the UK », Anthropology Today, 32/1, 2016, p. 5-9.
16 Lorenz S., « Socio-ecological consequences of charitable food assistance in the affluent society : the German Tafel », International Journal of Sociology and Social Policy, 32, 7 août 2012, p. 386-400.
17 Ossipow L. & Cuénod B., « Banques alimentaires et “right to food” en Suisse : entre conformité et dissidence. Alimentations et dissidences », Revue des sciences sociales 61, 2019, p. 36-43.
18 Lhuissier A., Alimentation populaire et réforme sociale. Les consommations ouvrières dans le second xixe siècle, Paris, Éditions de la MSH, 2007. Lhuissier A., « Soup Kitchen. L’encadrement philanthropique à l’épreuve des budgets ouvriers (Londres, 1875-1906) », Actes de la recherche en sciences sociales, 199/4, 78, 2013, p. 78-87.
19 Ossipow L., Counilh A.-L., et Cerf Y., Indigence en pays d’opulence : une approche anthropologique de l’aide alimentaire en Suisse, HETS, Genève, 2019-2022. Recherche financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS), 10001A_185449.
20 Bottura M. & friends, Le pain est d’or, Londres, Éditions Phaidon, 2017.
21 Pouzenc M. « Les grandes surfaces alimentaires contre le territoire... tout contre », Pour, 215-216/3, 2012, p. 255-261.
22 https://samedidupartage.ch/geneve/informations/
23 https://www.colisducoeur.chconsulté le 1.10.2019
24 https://fourchetteverte.ch/#about
25 Qui a fait elle-même fait l’expérience avec son époux de vivre durant une semaine d’un colis ainsi qu’elle le raconte dans son blog, Blog 4 : Making a meal of it (090917), en ligne https://sites.gold.ac.uk/food-poverty/2017/09
26 Garthwaite K., Hunger pains. Life inside foodbank Britain, Bristol, Policy Press, 2016.
27 Renevier J., Charité et aide alimentaire. Enquête de terrain dans quatre dispositifs d’aide alimentaire d’obédience religieuse, Genève, HES-SO, HETS, 2018 [travail de master dirigé par L. Ossipow].
28 Communication Deserzens Y. et Ossipow L., « Politiques d’aide en nature. Politique de lutte contre la pauvreté (Symposium) », Lausanne, IDHEAP, Université de Lausanne, 2014 [non publié].
29 Sansonnens A., Grimard C., La Tuile. Son histoire, ses pratiques et sa place dans la communauté, Fribourg, La Tuile, 2016. Mullerner E. & Sansonnens A. « Plus qu’un toit pour la nuit », REISO, Revue d’information sociale, 2018, en ligne https://www.reiso.org/document/3495
30 La Tuile, Rapport Annuel, 2018, en ligne https://www.la-tuile.ch/www/wp-content/uploads/downloads/2019/08/WEB_laTuile_RA_2018.pdf (consulté le 09 nov. 2019).
31 https://www.le-tunnel.ch/social/ (consulté le 09 nov. 2019).
32 Glaser R.-I., More than bread : an ethnography of Soup Kitchen, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1988.
33 https://promotionsante.ch/programmes-daction-cantonaux/alimentation-et-activite-physique.html (consulté le 29 octobre 2019).
34 https://www.geneve.ch/fr/care
35 https://www.genevefamille.ch/N1197178/ateliers-cuisine-sante.html (consulté le 29 octobre 2019).
36 Depecker T., Lhuissier A., Topalov C., « Des causes et des œuvres : les lexiques de la bienfaisance à Paris en 1900 », Revue d’histoire de la protection sociale, 8, 2015, p. 18-44.
37 Perrin-Heredia A., « Le “choix” en économie : cas des consommateurs pauvres », Actes de la recherche en sciences sociales, 199/4, 2013, p. 46-67. Perrin-Heredia A., « La gestion des comptes en milieux populaires : des catégories administratives désajustées par rapport aux pratiques », CNAF Informations sociales, 182, 2016, p. 30-38.
38 Reckinger R., Régnier F., « Diet and public health campaigns : Implementation and appropriation of nutritional recommendations in France and Luxembourg », Appetite, 2017, 112, p. 249-259.
39 Bourdieu P., La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
40 https://www.croix-rouge-ge.ch/paniers-de-noel-2019
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