Introduction de la troisième partie
p. 157-161
Texte intégral
1Nous venons d’essayer de lire le texte de Grimod comme un témoignage précieux sur une société subissant un brusque changement. Dans les études portant sur son Almanach des Gourmands, on aime mieux citer ses textes agréables à lire, ceux qui décrivent les scènes appétissantes de la capitale apaisée, plutôt que ses critiques sociales souvent cruelles. Pourtant, à travers le bricolage de ses remarques dispersées dans ses diverses œuvres, ce que nous avons rencontré, c’est cette critique parfois agressive, souvent proche d’une lamentation, envers la réalité sociale d’alors, plutôt qu’un cri de joie innocente. Sa critique vise surtout ceux qu’il appelle les « Midas », les nouveaux riches apparus une dizaine d’années après le déclenchement de la Révolution. Bien que la caractéristique de la nouvelle société ne soit pas limitée à l’avidité de ces personnes, ce qui est nouveau dans la société démocratique, c’est le fait que tout le monde maintenant est animé par le sens de l’émulation, produit du désir incessant d’ascension sociale, potentiellement partagé sous le principe de l’égalité. Dorénavant, c’est la généralisation du sentiment de l’émulation qui pousse l’intérêt parfois excessif pour la bonne chère. La conséquence en sera l’apogée de l’industrie gastronomique du pays.
2Pourtant, en interprétant le texte de Grimod seulement comme des notes d’un témoin du début de la culture gastronomique française postrévolutionnaire, nous ne saurons jamais le comprendre complètement. En effet, il ne se limite pas à être un observateur qui enregistre la réalité et la critique dans ses écrits. Assistant à un moment transitoire capital, à ce changement culturel drastique, il se rend compte qu’une culture très importante est menacée, voire est sur le point de se perdre. Devant l’urgence, c’est grâce à la gourmandise qu’il pense pouvoir sauver la situation. C’est à cette pensée originale de Grimod quant à la gourmandise – Grimod penseur – que sera consacrée cette troisième et dernière partie de ce parcours.
3S’il n’avait pas été un homme du xviiie siècle, cette idée n’aurait sans doute pas pu voir le jour. Chez Grimod, dont la vie se divise nettement par rapport à la Révolution en un avant et un après, apparaît toujours la sensibilité typique des élites du siècle des Lumières. En effet, à la lecture non seulement de ses propres écrits mais aussi d’autres textes contemporains, y compris des anecdotes et des correspondances, nous trouvons une autre raison qui explique pourquoi ce doit être à ce moment-là qu’il approfondit sa réflexion sur la gourmandise. L’expérience d’une certaine forme d’activité sociale, spécifique de la société de la fin de l’Ancien Régime, était indispensable : la sociabilité1 avec les hommes de lettres si chère aux Lumières. C’est autour de cette notion, fondamentale non seulement pour la pensée des Lumières mais aussi pour l’acte de manger, que son idée de la gourmandise se construit.
4Bien sûr, on ne peut pas nier qu’il existe aussi un plaisir de se régaler seul d’une bonne chère, mais ce n’est pas ce que nous considérons ici. Personne ne doute de la fonction essentielle d’un bon repas pour unir des convives. Sous l’Ancien Régime, Grimod avait la chance de jouir quotidiennement d’une excellente chère dans un milieu extrêmement riche, et il assista en plusieurs occasions à diverses sociabilités déployées autour de la table. Après la grande rupture culturelle, il est choqué par la transformation des formes du lien social et il réagit fortement aux manifestations de la sociabilité dans la nouvelle société. À première vue, une telle attitude pourrait être interprétée comme la nostalgie du bon vieux temps face à une réalité décourageante. En fait, Grimod n’était pas le seul à avoir ce sentiment de regret dans la nouvelle société du début du xixe siècle. Plusieurs auteurs qui avaient vécu au xviiie siècle notaient également que le lien social avait subi un grand changement irréversible dans le tourment révolutionnaire. Sous la Restauration surtout, on voit surgir divers discours faisant rétrospectivement l’éloge du plaisir perdu de la conversation mondaine. Ce phénomène atteste sans doute du fait qu’on commençait certainement à reconnaître une rupture définitive entre la sociabilité agréable de la vie aristocratique et celle de la nouvelle époque. Peut-être cette démarche de prise de conscience par des acteurs historiques est-elle contradictoire avec la perspective généralement répandue parmi les historiens. Il existe déjà plusieurs recherches sur ce passage historique, la plupart insistant, à la suite des travaux d’Habermas, sur la continuité entre les salons et les cercles plus démocratiques. Pourtant, le passage de « l’espace bourgeois » à « l’espace public » n’était pas si heureux, au moins pour quelques auteurs qui connaissaient le passé, même si certains d’entre eux avaient désiré l’arrivée de la nouvelle société. En revanche, on ne manque pas de regards qui font remarquer plutôt la rupture. Par exemple, un chercheur, analysant la différence de composition des cercles où l’on parle – des salons aux clubs révolutionnaire – avant et après la rupture de la perspective historique et sociologique, signale un changement définitif. Il met en lumière comment « l’agrément de la conversation » de la sociabilité de l’Ancien Régime s’est transformé en « cauchemar de la discussion » pendant la Révolution2.
5Grimod était aussi un des supporteurs passionnés de la sociabilité agréable d’autrefois, qui se faisait le gage de la République des Lettres, et il se lamente de sa disparition à cause du bavardage révolutionnaire. Et c’est à la gourmandise, en fait, qu’il va s’appliquer désormais, au lieu de la petite République des Lettres qu’il avait tant aimée. Ici, rappelons de nouveau le fait que ce n’est qu’après la Révolution qu’il s’éveille aux vrais charmes de la gourmandise et prend résolument la plume afin d’écrire sur ce thème. Il faut attendre le début du xixe siècle pour que l’Almanach soit écrit. Non seulement parce que c’était à partir de cette époque que l’industrie alimentaire commençait à se développer à une grande échelle, mais aussi parce que Grimod, en ce moment d’un nouveau départ, prend conscience de la nécessité urgente de définir clairement l’existence du « Gourmand ». Pour autant, cela ne signifie pas qu’il soit absorbé aveuglément dans la sensualité pour compenser un désespoir personnel.
6On peut expliquer la raison pour laquelle il est devenu un gourmand authentique par une enfance triste marquée par le manque d’amour d’une mère, trop égoïste et froide envers son fils handicapé. Qui plus est, ayant subi plusieurs échecs amoureux dans sa jeunesse, il devint misanthrope, pour finalement se retirer dans le monde de la gourmandise. S’il est vrai qu’il préférait se servir de « célibataire » comme nom de plume, surtout dans sa jeunesse3, en fait, il était loin d’être misanthrope et ne manquait pas d’expériences avec des filles.
7On sait qu’il a participé à plusieurs cercles littéraires avec ses amis durant sa jeunesse. Parmi ces cercles, il s’en trouve un, par exemple, où l’on discutait assidûment au sujet d’ouvrages littéraires, ou un autre, appelé en général « caveau », où l’on se réunissait autour d’une table pour chanter. En somme, il était loin de détester être avec les autres. À Lyon, après la Révolution, il se mis en ménage avec une actrice, mademoiselle Adélaïde Feuchère, avec laquelle il vivra jusqu’à la fin de sa vie ; cette union informelle précéda son éveil au monde de la gourmandise.
8Par ailleurs, comme autre motivation plus directe qui aurait poussé Grimod à écrire l’Almanach, il y a encore sa rencontre avec une autre actrice. Il semble vraisemblable qu’il soit tombé amoureux d’une femme, sa cadette de presque vingt ans, en gardant toutefois sa relation avec mademoiselle Feuchère4. Voulant attirer l’attention de cette jeune actrice, il alla jusqu’à publier une critique théâtrale dithyrambique à son égard. Néanmoins, malheureusement, cet amour n’a pas été exaucé. Pire encore, il dût finalement renoncer à publier la suite de son article car non seulement il y critiquait la situation théâtrale d’après 1789 qu’il considérait comme très dégradée, mais en plus il y suggérait un nouveau régime politique. Si l’on suit ce scénario, la naissance de ce gastronome fameux peut se raconter ainsi : après le double échec de l’amour et de la publication interdite de son nouvel ouvrage, il décide de prendre un autre chemin, la gourmandise, un domaine hédonistique auquel la censure s’intéresse peu.
9Une telle interprétation n’est pas impossible si on ne regarde le fait que dans une perspective très limitée, d’autant plus qu’il est vraisemblable qu’il voulut éviter la censure très sévère d’alors. Cependant, considérons ce gourmand célèbre dans une perspective plus large, en essayant d’interpréter le processus de sa formation autour du phénomène de la sociabilité. Si on traite son éveil gourmand comme une compensation, la considération sur son idée de la gourmandise ne saurait être dans sa biographie, au mieux, qu’un petit morceau de curiosité historique. En revanche, en essayant de l’interpréter dans le contexte de la sociabilité, nous pourrons avoir une signification plus positive. En effet, cela permet de comprendre la relation étroite et curieuse tissée entre la gourmandise et cette notion chérie des Lumières, qui est un des éléments essentiels autour de l’acte de manger. Ce que nous tenterons dans cette troisième partie, c’est de saisir l’attrait possible de la gourmandise à son maximum et de le décrire historiquement, en profitant de la matière la plus propice : la vie et l’œuvre de Grimod.
10Ainsi, notre thèse se résume de la manière suivante : Grimod essaya de recréer une sociabilité presque perdue, au moins dans son idée, autour du sujet restreint de la « gourmandise ». Pour l’examiner, nous traiterons d’abord de son idée dans un contexte limité afin de saisir sa notion rigide de « Gourmand » : quelle est son existence, selon quelles normes est-il censé devoir se conduire, comment vivrait-il dans un monde particulier où n’habiteraient que des « vrais Gourmands » ? Ensuite, nous reprendrons successivement cette idée dans un contexte plus élargi. Dans le deuxième chapitre, nous montrerons son point de vue sur la politique et la société d’avant et d’après la Révolution, en tant que fondement pour développer ensuite une idée originale. En même temps, nous insisterons surtout sur le fait qu’il jetait un coup d’œil rétrospectif sur ses relations avec ses amis pendant sa jeunesse, sous l’Ancien Régime. Dans le troisième chapitre, pour penser le mécanisme de la sociabilité idéale selon Grimod, nous comparerons les discours de ses contemporains avec le sien, en nous reportant à des recherches précédentes sur la sociabilité du xviiie siècle. Enfin, dans le quatrième chapitre, nous comprendrons que son idée de la gourmandise, tout en permettant de s’enfermer dans un monde autonome, pouvait aussi s’étendre à la société réelle entière, comme une forme de sociabilité idéale.
Notes de bas de page
1 Pour la notion de la « sociabilité », nous faisons référence aux études de Maurice Agulhon, qui a introduit cette notion dans les recherches historiques (par exemple Pénitents et Francs-Maçons de l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard, 1984 [1re éd. 1968]).
2 Shigeki Tominaga, « Kaiwa to giron : 18 seiki kohan no furansu niokeru shako no suitai [La conversation et la discussion : déclin de la sociabilité dans la seconde moitié du xviiie siècle en France] », in Risei No Shiyo. Hito ha Ikanishite Shimin to narunoka [Usage de la raison : comment devenir un citoyen ?], Tokyo, Misuzushobo, 2005.
3 Il faut se rappeler que le titre de son premier ouvrage publié en 1785 était Réflexions philosophiques sur le plaisir ; par un célibataire.
4 Voir Ned Rival, Grimod de La Reynière…, op. cit., chap. VII : « Un critique amoureux », p. 123-140.
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