Chapitre I
Les scènes alimentaires « brillantes » au début du xixe siècle
p. 101-105
Texte intégral
1La période de la publication des huit volumes de l’Almanach, de 1803 à 1812, correspond presque parfaitement à celle du Premier Empire. Bien que le gouvernement ne vise pas forcément à l’amélioration de la vie du peuple, sa politique, menée principalement pour des raisons diplomatiques, a pour résultats des finances saines, l’abaissement du taux de chômage et l’enrichissement de l’approvisionnement alimentaire1. Il est certain que, à cause du manque de l’énergie indispensable par exemple, il faudra encore attendre avant d’assister à un authentique développement de l’industrie ; il n’en reste pas moins vrai que cette époque marque le point de départ de la révolution industrielle en France2. Quant à Paris, il est évident que c’est le commerce qui y prospérait remarquablement, bien plus que l’industrie. Les métiers de bouche se multiplient et se développent brusquement. Grimod observe l’« étalage nutritif », qui décore la devanture des restaurants, des magasins de comestible ou des pâtisseries, comme un signe propre à la capitale de cette nouvelle ère. « Ces considérations générales expliquent la métamorphose qui s’est opérée dans les rues de Paris depuis douze ans, et qui en a tellement changé l’aspect, que pour un homme absent de cette capitale depuis 1789, elles offrent une ville absolument nouvelle3. »
2Le peuple est transporté dans un nouveau plaisir dans Paris, maintenant transformé en une ville de cocagne. « On chante donc maintenant à presque tous les repas un peu nombreux, et même aux déjeûners, pour peu qu’ils se prolongent jusqu’à la nuit4. » L’empereur préfère qu’ils soient passionnés de bonne chère ou de danse, plutôt qu’ils ne s’intéressent à la politique5. S’ils s’assemblaient afin de tramer une conspiration, ils seraient dénoncés et incarcérés sans merci ; mais l’autorité ne blâme plus la liberté de s’absorber dans les fêtes de satiété. La population, épuisée après une dizaine d’années de tension depuis le déclenchement de la Révolution, accepte très favorablement cette tendance.
3Entre-temps, chez Talleyrand, la table et les mets sont en train de se transformer en armes politiques6. Là, non seulement ce qu’on mange mais aussi les assiettes et les couverts de prix sont devenus des éléments indispensables – la prospérité de l’industrie de luxe, comme la porcelaine précieuse ou le verre, est un des traits propres au Premier Empire. La « pâtisserie pittoresque », que le fameux chef Antonin Carême s’efforce d’établir en s’inspirant de l’architecture, s’accorde bien à l’esprit de ce gouvernement martial qui aime la somptuosité. Même si la plupart des Parisiens n’ont pas l’occasion de pouvoir apprécier directement les œuvres de Carême, le niveau général des pâtissiers de la ville ne cesse de s’accroître. « L’art du four », c’est-à-dire la pâtisserie, est, selon Grimod, un des métiers qui a remarquablement progressé depuis la Révolution : « Il ne faut pas être doué d’une grande pénétration, pour s’apercevoir que l’art du Four n’est plus le même à Paris, qu’il y étoit il y a vingt ans, et que, depuis dix années surtout, il a fait d’immenses et d’incalculables progrès7. » On déploie de l’ingéniosité pour tout, comme l’arrangement intérieur des magasins ou des restaurants, la présentation et bien sûr la saveur des produits. Cet esprit est parfois si excessif que, selon Grimod, on va même jusqu’à inventer une pâtisserie décorative qui reproduisait une scène d’opéra8.
4Cependant, n’a-t-on pas souffert du manque de sucre (de canne) à cause du blocus continental de 1806 ? L’Almanach aussi témoigne de la hausse du prix du sucre9. Cette politique certes fit augmenter les prix des denrées d’origine coloniale comme le sucre ou le café ; en revanche, paradoxalement pour l’ennemi, cette situation contribua beaucoup au développement de l’industrie domestique10 car l’insuffisance et le manque stimulèrent l’esprit d’invention. Par exemple, Grimod admire souvent le mode de conservation11 inventé par « Monsieur Appert » : « Ces Légumes et ces Fruits ont l’avantage inappréciable de se conserver très-long-temps dans cet état ; on en a vu qui avoient été gardés plusieurs années, et qui étoient aussi délicats qu’au bout de six mois12. » Cette innovation de Nicolas Appert (1749-1841) dérive en fait d’une politique du gouvernement du Directoire qui encouragea la découverte d’un procédé technique de conservation des aliments en 1795, destiné au ravitaillement des armées, en offrant un prix de 12 000 francs13.
5En outre, le commerce effectué principalement à l’intérieur du continent amène la prospérité de grandes villes, nœuds de transports pour l’approvisionnement14. Un magasin de comestible de Paris regroupe des spécialités diverses de régions très variées. Grimod se trouve presque en extase devant l’un d’entre eux qu’il nomme « une métropole de la gourmandise15 ». De fait, c’est un lieu qui symbolise bien le paysage alimentaire de cette époque. Bien sûr, il y a d’autres boutiques et métiers qui traitent également de la nourriture comme les épiceries, par exemple. Pourtant, contrairement à « épicier », terme dérivé du mot « épice » qui désigne une « personne qui faisait le commerce des épices, des drogue etc. » avec une connotation péjorative d’« homme à l’esprit étroit dont les idées ne se haussent pas au-dessus de son commerce », l’expression « marchand de comestible », sous-entend toujours de la richesse, de la diversité ou du luxe. Selon Grimod, les articles traités par l’épicerie sont tels que « sucre, café, poivre, cannelle, girofle, thés, eaux-de-vie, huile, savon, etc.16 ». Si l’on compare cette liste à la description d’un magasin de comestible, la différence de ton est évidente : « Pâtés de Strasbourg et de Toulouse, d’Amiens, de Chartres, et de Périgueux ; Dindes aux Truffes du Périgord ; Viande fumées, Cochonnailles et Salaisons du premier choix ; Fruits de Provence et de Touraine ; articles de Reims, de Troyes, de Lyon et de Montpellier ; Huile vierge (la meilleure connue, avec goût de fruit, et qu’un de leurs amis fait fabriquer à Aix, sous ses yeux, et avec des soins particuliers) ; Fromages de tous les pays ; Marrons du Luc, plus gros que des œufs de pigeon […], etc. etc. etc. etc. etc., et quatre pages d’et cætera, se trouvent ici en abondance, à prix fixe, et d’une qualité telle que ces Messieurs n’éprouvent presque jamais de reproches [… ]17. » Alors que les articles traités par le premier sont des objets nécessaires à la vie du peuple, sans référence aux terroirs qui les produisent, l’énumération des articles du second se distingue non seulement par sa longueur, mais aussi par les noms des régions productrices.
6Il est clair qu’il s’agit d’un métier vendant des produits de luxe, de provenance lointaine. Malgré cela, le nombre de magasins s’est accru de jour en jour. « Cet état, qui étoit à peine connu à Paris il y a trente ans, s’est tellement multiplié, qu’il est peu de rues qui n’offrent aujourd’hui des Maisons de ce genre18. » La clientèle ne semble pas forcément se limiter aux riches. « Le goût de la bonne chère s’étant successivement accru et répandu dans toutes les classes, et tel qui ne vivoit autrefois que de fromage, se nourrissant aujourd’hui de truffes et d’ortolans, les marchands de comestibles se sont multipliés dans la proportion du développement de ces nouveaux appétits. On ne citoit guères autrefois dans cette partie que l’hôtel des Américains (qui a traversé glorieusement tous les orages de la Révolution, et qui même est encore aujourd’hui l’un des meilleurs entrepôts de victuailles), l’on seroit peut-être assez embarrassé s’il falloit les compter tous à présent. Sur dix boutiques nouvelles qui s’ouvrent, il y en a trois pour la parure et quatre pour la gourmandise19. » On déploie toute l’ingéniosité pour stimuler l’appétit potentiel, qui dépasse grandement le désir physiologique. Chez « M. Corcellet », un des marchands de comestible les plus renommés, on adopte vraisemblablement l’enseigne proposée par Grimod dans la deuxième année de l’Almanach : « M. Corcellet […] a fait faire, d’après une estampe fort connue, un tableau qui représente un Gourmand à table, et l’a pris pour enseigne. La vue seule de ce tableau suffit pour donner de l’appétit ; et c’est une idée fort heureuse que de l’avoir mis au dessus de la porte d’un magasin où tout abonde pour le satisfaire20. » Là, on trouve un « Gourmand » qui s’enthousiasme pour les mets sur la table (CC, pl. II, fig. 17). Ne se souciant plus des strictes manières de table, il sombre dans ces fruits exquis apportés par la Révolution.
7Ainsi l’alimentation de Paris était débordante d’activités. « De cet aperçu il résulte que l’industrie des Parisiens a dû se tourner principalement vers tout ce qui tient à la bonne-chère. Aussi n’est-il aucune ville dans le monde où les marchands et les fabricans de comestibles soient aussi multipliés. Vous y comptez cent restaurateurs pour un libraire, et mille pâtissiers pour un ingénieur en instrumens de mathématiques21. » Certes, des événements négatifs comme les défaites, la famine ou l’instabilité de la situation politique pourront se répéter. Mais le développement de l’industrie alimentaire déclenchée à cette époque ne s’arrêtera pas, assurant une prospérité de plus en plus grande de la gastronomie française. D’où, alors, cette énergie inouïe émane-elle ? C’est à travers le regard critique de Grimod sur la société que nous allons chercher une réponse.
Notes de bas de page
1 Albert Soboul, La France napoléonienne, Paris, Arthaud, 1990, p. 101-102.
2 Louis Bergeron, L’épisode napoléonien. Aspects intérieurs (1799-1815), Paris, Seuil, 1972, p. 194.
3 AG1, p. 168.
4 AG2, p. 282.
5 En ce qui concerne la politique d’encouragement du plaisir par Napoléon, voir la considération de Rebecca L. Spang autour de Pierre-Antoine-Augustin Piis, secrétaire général de la préfecture de police sous ce gouvernement. Particulièrement, ces mots prêtés à Napoléon montrent bien la situation : « Pendant qu’ils parleront de cela [l’opéra], ils ne parleront pas sur la politique et c’est ce qu’il me faut ; qu’ils s’amusent, qu’ils dansent, mais qu’ils ne mettent pas le nez dans les conseils du gouvernement ! » (Henri Welschinger, La censure sous le Premier Empire, Paris, Charavay frères, 1882, p. 215.)
6 Alors que Napoléon lui-même ne manifesta pas d’intérêt envers la haute cuisine, il comprit très bien l’efficacité diplomatique de la table, voire le fait qu’inviter à un festin somptueux démontrait directement l’autorité de l’hôte. C’est ainsi qu’il donna la disponibilité de fonds importants à Cambacérès ou à Talleyrand, en leur confiant ce rôle. Talleyrand employa plusieurs chefs qui seront fameux par la suite, y compris Antonin Carême (Jean-Marc Albert, Aux tables du pouvoir. Des banquets grecs à l’Élysée, Paris, Armand Colin, 2009, p. 169-173).
7 AG6, p. 144.
8 AG3, p. 185-189.
9 Par exemple, il explique la situation de l’année 1811 ainsi : « Le prix toujours croissant des denrées coloniales a rendu fort difficile l’exercice de certaines professions, telles, par exemple, que celles de Distillateurs, Confiseurs et Limonadiers. Les premières Maisons de ces divers genres de commerce restées fidèles à leurs bonnes habitudes, et voulant soutenir l’éclat d’un grand nom, ont continué à employer dans leurs travaux le Sucre et le Café dans toute leur pureté ; mais la plupart des autres, plus avides et moins scrupuleux, n’ont pas hésité d’employer le Miel au lieu de Sucre dans la confection des Liqueurs, des Confiseurs, des Sirops, et même des Dragées, qu’elles n’ont point cessé cependant de vendre au même prix que s’ils avoient été fabriqués avec du sucre, ce qui est tromper effrontément le Public. » (AG8, p. 202-203.)
10 Louis Bergeron, L’épisode napoléonien…, op. cit., p. 209-210.
11 Le procédé consiste en le chauffage d’une denrée (des légumes, des fruits, du consommé ou du lait) dans une bouteille plongée dans de l’eau bouillante pendant une certaine durée (Nicolas Appert, L’art de conserver, pendant plusieurs années, toutes les substances animales et végétales, Paris, Patris et Cie, 1810, p. 8 ; art. « Appertisation », in TLF ; Le Grand Larousse gastronomique.
12 AG3, p. 137.
13 Art. « Appert », in Jean Vitaux et Benoît France (dir.), Dictionnaire du gastronome, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
14 Louis Bergeron, L’épisode napoléonien…, op. cit., p. 209-212.
15 AG8, p. 215.
16 AG8, p. 282.
17 AG7, p. 239-240.
18 AG8, p. 255.
19 AG1, p. 164-165.
20 AG3, p. 96-97.
21 AG1, p. 161.
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