Introduction de la deuxième partie
p. 97-100
Texte intégral
1L’histoire de l’alimentation de la France, en fait souvent celle des seules élites, suit la plupart du temps un plan assez établi. On commence par le Moyen Âge, caractérisé par la consommation fréquente des épices, hautement appréciées et par conséquent très chères. Vient ensuite la Renaissance, pendant laquelle l’art de la table commence à se civiliser sous l’influence de la culture alimentaire italienne, comme on le voit typiquement dans l’usage petit à petit répandu de la fourchette. Au Grand Siècle, le goût s’aiguise de plus en plus sous une monarchie triomphante, qui manifeste son pouvoir absolu jusque dans l’espace du manger à l’exemple du rite du « Grand Couvert ». Puis la Régence recherche toujours davantage le plaisir plus sensuel des saveurs dans une atmosphère intime, alors que le règne de Louis XV fait preuve d’une curiosité inouïe pour les techniques culinaires faisant d’incessants progrès, que la minutie des gravures de l’Encyclopédie traduit bien. La Révolution française est ensuite créditée d’avoir réalisé la démocratisation des plaisirs de la bonne chère en provoquant brusquement la multiplication du nombre de restaurants en prélude à l’apothéose gastronomique du xixe siècle. Au cours de ce brillant siècle s’achève alors la systématisation des méthodes culinaires, ce qui permet à la haute cuisine française d’acquérir une renommée mondiale qui se maintiendra jusqu’à nos jours. Dans de nombreux livres portant sur l’histoire de l’alimentation, aujourd’hui appréciés non seulement des spécialistes mais aussi du grand public, une telle façon de raconter la belle et grande histoire de la cuisine française est généralement partagée1. Il semble que ce scénario veuille aboutir quasi religieusement au milieu du xixe siècle, l’âge d’or de l’histoire de la table des Français ; un acmé souvent expliqué par trois éléments principaux : la naissance ainsi que la multiplication des restaurants, des chefs glorieux, dont Antonin Carême et ses disciples, et la naissance de la littérature gastronomique sous la plume de deux héros/hérauts, Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière. Brillantes, les scènes alimentaires du début du xixe siècle décrites dans un tel contexte le sont incontestablement. Certes, il y a indéniablement de nombreux progrès à admirer. À Paris, on trouve partout des scènes littéralement éblouissantes – les restaurants sont ainsi vantés non seulement pour la bonne chère qu’ils proposent mais aussi pour le luxe de l’apparat de leur salle à manger. Les dessins des pittoresques pièces montées de Carême traduisent bien visuellement l’atmosphère de cette époque2. L’apparence n’est pas seule à être enrichie durant cette période. Le changement du mode de service qu’on commence à pressentir, de celui à la française à celui à la russe, apporte également de l’innovation au goût. En outre, les noms, parfois bizarres, des plats créent une ambiance poétique, pour élever encore un peu plus la distinction.
2Le texte de Grimod a été cité à divers titres dans un tel contexte qui glorifie un apogée de l’histoire de l’alimentation en ce début du xixe siècle. De fait, si les écrits de Grimod ne sont lus que dans le seul contexte de l’histoire de l’alimentation, il est très difficile de nier l’aspect pleinement positif et heureux de cette époque, comme si l’on vivait dans une sorte d’utopie. Pourtant, il n’y a pas que des éléments positifs à saisir dans son texte. Si Grimod est un des précurseurs de la littérature gastronomique, il est aussi un « observateur », un témoin de la réalité, même inacceptable, de son époque. Avant tout, il faut se rappeler que, bien avant de commencer à écrire sur la gourmandise, il voulait se charger du rôle d’observateur critique et objectif des abus sociaux – peut-être sur le modèle de son cher ami respecté Louis-Sébastien Mercier. Ainsi, dans ses Réflexions philosophiques sur le plaisir (1783), sa première œuvre, une considération banale sur la morale des femmes, les jeunes ou les célibataires, il écrit :
Nous n’avons prétendu que recueillir les nombreuses observations qu’une étude constante nous a mis à portée de faire dans les différens cercles où le hasard nous a conduits, & les présenter dans un seul Ouvrage.3
3 C’est de vingt ans avant la publication de l’Almanach des Gourmands que date ce premier ouvrage témoignant de cet esprit de critique sociale qui sera toujours bien vivant chez Grimod. Après la Terreur, il s’attaque assez frontalement à la corruption de la nouvelle société au moyen de la critique théâtrale, jusqu’à être victime d’une censure sévère de la part des autorités4. En fait, c’est à cette époque qu’il passe de la critique théâtrale à la critique gastronomique, tout en gardant son attitude critique envers la société. Et dans ses Almanachs, il continue d’essayer de lire la psychologie cachée derrière les faits apparents, en l’occurrence ici ceux de la table. Dans une mosaïque de ses fragments de critique sociale, qui n’a pas suffisamment été pris en compte dans les études sur l’œuvre de Grimod, on trouvera certainement une sorte de passion, très forte, des contemporains voulant survivre à la nouvelle époque. En contraste avec la noble cause des révolutionnaires, cette passion n’est qu’un prosaïque désir matériel.
4Dans les deuxième et troisième chapitres, nous examinerons ces aspects pour ainsi dire négatifs de la gourmandise du Paris du début du xixe siècle. Après avoir évoqué brièvement les liens entre la Révolution et la « naissance » des restaurants dans les travaux des historiens, le deuxième chapitre sera consacré à une analyse de l’appétit dans cette nouvelle ère marquée par l’augmentation du nombre de restaurants. Ensuite, nous nous demanderons quelle était la nature de cet appétit, une passion qu’on rencontre à partir de l’arrivée de la nouvelle société démocratisée, et aussi quel système social a pu faciliter son hypertrophie inouïe. Puis, nous nous interrogerons sur les valeurs particulières de l’acte de bien manger sous le regard des autres, ou bien encore, du corps gros, résultat d’un tel acte quotidiennement répété. Dans le troisième chapitre, enfin, parmi les aspects nouveaux de l’acte de gourmandise dans la société post-révolutionnaire, nous considérerons surtout les manières de table, ces us et coutumes qu’on ne peut pas toujours expliquer par le seul appétit. Chargées autrefois d’un rôle déterminant en tant qu’une des normes sociales définissant la noblesse, les bonnes manières de table devaient subir une transformation de leur valeur après la Révolution. Là, nous trouverons un nouveau type de norme qui triomphe : la consommation. Enfin, comme exemple concret et familier de la nouvelle relation entre ces deux normes sociales, manières de table et consommation, nous prendrons le cas du vin. On comprendra, finalement, que la culture gastronomique française de cette époque, qui ne semble que trop brillante à première vue, n’est en fait que le fruit d’une rivalité sociale liée au désir d’ascension – une conséquence inévitable de l’arrivée de la société démocratique. Une telle lecture de l’histoire de la gourmandise, en général racontée d’une manière savoureuse, pourrait apparaître malintentionnée. En fait, l’examen de cette perspective est indispensable. Même si l’aspiration pour la gourmandise raffinée se faisait déjà sentir au xviiie siècle, il a fallu attendre le début du xixe pour assister à l’éclosion de l’industrie alimentaire, puisque c’est la mise en marche d’une forte passion des mangeurs contemporains qui en fut le moteur.
Notes de bas de page
1 Le sujet concerne, presque toujours, exclusivement les couches supérieures de la société ; une exception notable est fournie par les travaux de Madeleine Ferrières, par exemple (Nourriture canailles, Paris, Seuil, 2007).
2 Florent Quellier, « Le Pâtissier pittoresque. L’influence du pittoresque dans la cuisine d’apparat française (seconde moitié du xviiie-début du xixe siècle) », in Jean-Pierre Lethuillier et Odile Parsis (dir.), Le Pittoresque. Métamorphoses d’une quête dans l’Europe moderne et contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 263-277.
3 Réflexions philosophiques sur le plaisir…, op. cit., p. 22.
4 Par exemple, en février 1798, on interdit la publication de sa critique théâtrale, Le Censeur dramatique, ou Journal des principaux théâtres de Paris et des départements par une Société de Gens-de-Lettres, Paris, Bureau du Censeur dramatique, 4. t., 1797-1798 (Ned Rival, Grimod de La Reynière…, op. cit., p. 149-150). Il avait écrit cette œuvre en réalité pour attirer l’attention sur une certaine actrice qu’il aimait, en même temps qu’il y critiquait les mœurs corrompues de la nouvelle société. Bien qu’il n’y eut qu’une critique indirecte de la Révolution, cette œuvre fut sévèrement censurée.
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